La Nouvelle Équipe/Lettre-préface

Éditions de la mère éducatrice (p. 7-11).



LETTRE-PRÉFACE


à Jacques Ganuchaud.


Je vous dois bien, cher jeune ami, la dédicace de ce livre, car c’est vous qui m’en avez suggéré l’idée. Que de fois, en effet, en conclusion de nos causeries, lorsque je vous avais retracé les heures vécues au moment de la mobilisation, et les événements des quatre terribles années, que de fois vous m’avez dit : Vous devriez écrire vos mémoires de guerre.

Si ce ne sont pas encore là « mes Mémoires de guerre », ce sont du moins ces mémoires qui m’ont permis d’écrire ce roman. Un roman ! c’en est à peine un, en vérité. Chaque page est un morceau de vie, et la réalité y est sans cesse présente. C’est un roman par la forme ; mais c’est de l’histoire, de la douloureuse histoire, où vous trouverez côte à côte la souffrance de ce qui fut et l’espoir de ce que nous voulons.

On a beaucoup écrit déjà sur la guerre. La vie des combattants a fait l’objet de bien des livres, dans lesquels ils nous ont été présentés, tantôt comme des héros et tantôt comme des martyrs. Mais presque toujours on a oublié la page préliminaire, les heures d’affolement où les hommes, arrachés à leurs amours, à leur travail, à leurs luttes, à la vie saine qui est celle de tous les jours et qui n’a pas d’histoire parce qu’elle est simplement humaine, quittaient les habituels vêtements qui étaient la marque de leur individualité pour prendre cet uniforme, qui dit assez bien, par son nom même, ce qu’il signifie : la disparition de l’individu dans la grande masse, inerte et sans pensée, qui n’a plus d’autre rôle à jouer que l’obéissance aveugle à la lourde discipline par qui l’esprit, depuis des millénaires, est bafoué.

Mais, avant de redevenir un numéro dans cette masse, quel drame s’est joué dans le cœur du futur combattant ? Quelles angoisses, quelles luttes, ont tourmenté ces consciences qui allaient abdiquer ?

On parle souvent de l’élan des mobilisés partant pour « la guerre du droit ». Cela fait bien en littérature. Mais la vérité c’est que personne ne songeait à s’analyser. On partait parce qu’il fallait partir, parce que c’était le devoir — ce devoir dont on avait reçu les premiers principes à l’aube même de la vie, sur les genoux maternels et les bancs de l’école, — on partait parce qu’il fallait se défendre, parce que ce jour là était prévu et d’avance accepté, et que, depuis qu’on avait terminé le service militaire, on savait bien qu’il faudrait partir quand sonneraient les tambours de la mobilisation. On partait bien aussi à regret, mais pouvait-on ne pas partir ? Cette supposition redoublait l’affolement des esprits. Et l’on est parti. Les jeunes chantaient, certes, et même aussi ceux qui laissaient derrière eux des devoirs sacrés. Mais quoi, puisqu’on partait, n’était-il pas mieux de s’en aller en braves, le front haut et le sourire aux lèvres ? N’était-on pas du pays de Cambronne ? et n’était-il pas crâne de lancer le mot de défi au destin, même quand on était désespéré.

Mais on n’était pas toujours dans les rues, ni sur les places publiques. Et j’ai vu, moi, des hommes de trente-cinq ans pleurer. Ce n’étaient pas des lâches. Ils ne pleuraient pas sur eux, ni même sur les leurs qu’ils laissaient dans l’angoisse et l’incertitude. Ils pleuraient sur la besogne qu’ils allaient accomplir : « il va donc me falloir tuer des hommes, Madeleine, me cria l’un d’eux, des hommes qui ne m’ont rien fait, des hommes à qui je n’en veux point »…

Ce cri-là m’est resté dans les oreilles. Ce cri là condamne la guerre, et absoud le crime de ceux qui ne voulaient pas être des criminels.

Voilà comment on est parti.

Mais alors, pourquoi est-on parti ? C’est ce que j’essaie de dire dans la première partie de ce livre. Ces premiers jours de la mobilisation, je les raconte comme je les ai vécus. Je peins Paris comme je l’ai vu. Mes personnages ont à peine des masques. On peut les reconnaître. Et chacun peut se reconnaître aussi dans cette foule tourmentée, fiévreuse, bouleversée, surexcitée par le départ des hommes, exaltée par des siècles de fanatisme.

Vous, mon cher ami, vous étiez un enfant, comme ce Pierre Bournef, comme ce Jean Tissier, dont j’appelle les images sur les ruines du passé. Vous n’avez pas connu ces heures-là. Vous n’avez pas vu la conscience en déroute s’incliner devant les idoles consacrées par les siècles. Certes, des « anciens » ont pu vous dire leurs impressions, leurs doutes, leurs révoltes, mais pour comprendre ces jours de fièvre et de tourmente, il faut les avoir vécus.

Je les ai traversés. J’étais dans la mêlée qui se bousculait dans les rues de Paris. Mais j’avais, sur ceux qui allaient devenir des combattants, le grand avantage de n’avoir pas à m’affoler pour moi-même, et cela me permettait de dominer cette mêlée, d’essayer de la comprendre et d’y voir clair.

C’est pour cela que vous ne trouverez pas, sous ma plume, un seul mot d’accusation contre ceux qui partaient. Car j’ai compris qu’ils ne pouvaient pas ne pas partir. Tous, tous, et ceux-là même qui étaient éclairés et humains, les bons, les justes, tous partaient convaincus que c’était leur devoir. Ils obéissaient à leur croyance, comment auraient-ils pu résister ? Mais la lutte fut grande, chez quelques-uns, entre cette croyance et la voix profonde d’une conscience supérieure.

Mais si, devant cette déroute, je n’ai ressenti qu’une pitié infinie pour tous les pauvres hommes, je me suis juré de travailler toujours, et inlassablement, à ruiner cette croyance néfaste qui condamne l’humanité à se détruire elle-même.

Les hommes ne seront pas sauvés par un miracle. Il y faut leur volonté. C’est encore ce que j’essaie de dire dans ces pages. L’image de ce jeune instituteur de vingt ans — qui n’est pas, hélas ! un personnage fictif, mais une douloureuse et réelle figure de victime — cette image est un symbole, et ce n’est pas par fantaisie que je l’ai ici évoquée. Ce n’est pas même par un sentiment de réparation à l’égard d’un de nos martyrs. Mais c’est parce que cette image est l’évocation même de la conscience aux prises avec toutes les puissances consacrées par la tradition.

Pourtant, la raison profonde qui guide l’humanité n’est pas la douleur. Le secret instinct de nos âmes, c’est la sympathie, le grand désir de nos poitrines, c’est la joie. Nous y allons, hélas ! par les voies de la souffrance parce que nous sommes imparfaits, mais nous y allons. Seulement, la route « sera semée de victimes » comme le dit la sage Henriette.

Qu’importe ! il faut aller vers la lumière.

Vous, mon cher ami, vous qui avez la jeunesse, vous verrez des horizons que nous n’atteindrons pas. C’est vous, vous et ceux qui vous ressemblent, qui la réaliserez, cette « Nouvelle Équipe » où s’enrôleront les volontaires du bon travail humain.

Puisse la leçon du passé vous servir. Puissent les fautes commises, puisse la dure rançon que depuis quinze ans les hommes paient à la plus monstrueuse de leurs folies, vous être salutaires. Je ne puis que vous crier courage.

Nous sommes quelques-uns qui vous avons frayé le chemin ; mais c’est vous qui devrez faire l’effort de la libération. C’est vous qui devez arracher du champ humain cet odieux « mannequin habillé par la peur », briser cet « épouvantail » fabriqué par l’homme et devant lequel il s’affole.

Ce jour-là viendra si vous le voulez. Et nous, alors, au fond de nos tombeaux, nous nous réveillerons peut-être en entendant les hommes nouveaux chanter cette « joie, divine étincelle » qu’Alexandre Didier appelle sur la séculaire détresse du monde, comme un bienfaisant soleil sur la nuit des abîmes.

Octobre 1930.

Madeleine VERNET.