La Nouvelle Équipe/Deuxième partie

Éditions de la mère éducatrice (p. 115-228).


Deuxième Partie

UN PRÉCURSEUR


I


Cet après-midi de dimanche, on attendait Pierre Bournef, dans le modeste appartement occupé par la famille de Jean Tissier, condisciple de Pierre au Lycée Louis-le-Grand. L’amitié qui unissait les deux jeunes gens datait de plusieurs années déjà. Ils s’étaient liés alors qu’ils étaient en classe de seconde, tous deux préparant le même baccalauréat. Tous les deux, en cette année 1923, se destinaient à concourir pour l’École Normale Supérieure, dont ils pensaient affronter les examens l’année suivante. Jean Tissier se destinait à la philosophie ; Pierre Bournef, lui, préparait l’histoire, qu’il avait choisie autant par culte filial que par goût personnel.

Maurice Bournef était revenu de la guerre gravement atteint. Blessé, gazé, il avait été fait prisonnier presque mourant. Lorsqu’il était rentré en France, en décembre 1918, il avait un poumon perdu et l’autre malade. Malgré les soins éclairés des meilleurs médecins, malgré le dévouement incessant de Jeanne, son état s’était aggravé d’année en année et au moment où nous reprenons ce récit, ses amis ne pouvaient point douter qu’il fût irrévocablement condamné.

À cette heure où nous le retrouvons, Pierre Bournef était dans sa dix-huitième année. L’enfant né sous le double signe de Mars et du Lion n’avait rien de l’allure martiale que le pronostic de son grand-père semblait lui avoir promis. C’était un grand garçon, un peu trop mince pour sa taille élevée. Le visage aux traits fins et doux, n’accusait, dès l’abord, aucun caractère. Il fallait, pour y découvrir la pensée, que la confiance lui eut permis de se livrer. C’était presque un taciturne. Il n’avait ni la fougue, ni les travers de la jeunesse. Une gravité précoce lui donnait une apparence de maturité disproportionnée à son âge. Il était trop sérieux.

Tout cela s’expliquait par les événements qui avaient bouleversé sa famille. La guerre avait passé sur son adolescence. Près d’une mère douloureusement atteinte il avait subi le contre-coup de toutes les souffrances maternelles, mais la force d’âme de Jeanne s’était aussi communiquée à lui, le revêtant lentement des qualités essentielles de sa mère : la tendresse et le courage. Ce courage, jusqu’à présent, n’avait eu que de rares occasions de se manifester en dehors de la persévérance apportée aux études ; mais on le découvrait, à certaines heures, et plus particulièrement dans l’attitude qu’il prenait avec son père, qu’il adorait, et près duquel il conservait toujours une gaieté qui paraissait ne pas être forcée. Peut-être, après tout, cette gaieté aurait-elle été la forme normale de son caractère si sa nature s’était librement développée. Cette jeunesse, qui avait traversé les années de guerre à l’âge où le caractère prend le pli qu’il conservera, se ressentait du déséquilibre général. Suivant les milieux elle était trop austère ou trop relâchée, trop inquiète ou trop indifférente.

C’était la première fois, ce beau dimanche de mars, que Pierre était reçu chez son camarade Jean Tissier, malgré l’étroite amitié qui les avait rapprochés. Jean n’avait encore jamais pu le prier de venir, bien qu’il en eût le désir depuis longtemps, mais son père, dur pour ses enfants, accueillait souvent mal leurs requêtes. Il n’était pas d’humeur hospitalière. D’autre part, la famille Tissier très éprouvée par la guerre, ne s’était relevée que difficilement, au prix d’une économie rigoureuse et du renoncement au plaisir. Mme Tissier en avait souffert pour ses enfants ; mais leurs études n’avaient été possible que grâce à cette économie et à ce renoncement. Là aussi, la guerre avait forgé les caractères.

Jean, cependant, avait osé parler de Pierre à son père. Il avait obtenu l’autorisation de le recevoir, et le jeune Bournef avait accepté l’invitation avec sa simplicité coutumière.

Au coup de sonnette du jeune homme, ce fut Jean lui-même qui vint ouvrir, et qui introduisit le visiteur dans une petite salle à manger modeste, mais claire et meublée avec goût, où les parents de Jean l’attendaient.

— Mon père, ma mère, je vous présente mon ami Pierre Bournef.

Pierre s’inclina, serra les mains tendues.

— Je suis heureux de vous connaître, dit-il. Depuis si longtemps votre fils est mon meilleur ami.

Ce fut le père de Jean qui répondit. C’était un homme prématurément vieilli, et que, dès l’abord, on devinait aigri.

— Je suis heureux aussi de vous recevoir, Monsieur Bournef. Votre visite est un honneur pour les humbles gens que nous sommes.

Malgré lui, il y avait de l’agressivité dans son accent. Sa femme, de nature intuitive et fine, y voulut remédier.

— Notre Jean nous a si souvent parlé de vous, Monsieur Bournef, que vous n’êtes pas un étranger pour nous. Sans vous avoir vu, il y a déjà longtemps que nous vous connaissons…

Puis, avec un regard tendre à l’égard de son fils.

— Et que nous vous aimons aussi, puisque notre Jean vous aime.

Il n’en fallait pas plus à Pierre pour comprendre que la mère était, dans cette maison, la médiatrice entre le père et les enfants.

Jean reprit :

— Je ne te présente pas ma sœur, elle travaille. Tu la connaîtras dans un moment. Si tu le veux bien, nous allons passer chez moi, nous causerons un peu en attendant le goûter.

— Et moi, Monsieur Bournef, dit le père de Jean, je vais prendre congé de vous. Je suis très contrarié de ne pouvoir rester ici jusqu’au goûter, mais j’ai pris un rendez-vous auquel je ne peux absolument pas manquer.

— Je vous en prie, cher Monsieur, ne vous mettez pas en peine pour moi.

— D’ailleurs, croyez-moi, ma compagnie n’a rien d’agréable. Je suis un ours. Ma présence vous ferait prendre en grippe toute l’humanité.

— J’espère que vous exagérez, Monsieur, répondit Pierre, souriant, mais gêné.

Passant son bras sous celui de son ami, Jean l’entraîna. Au moment d’ouvrir la porte de sa chambre, il se tourna vers sa mère.

— Si tu veux bien, Maman, nous prendrons le thé chez moi, ce sera plus intime.

La mère sourit et fit un signe affirmatif.

— Allez dit-elle. C’est pour votre plaisir que vous êtes ici. Quand veux-tu que je prépare le thé ?

– Mais, dans une heure, Hélène aura terminé je pense, et sera libre de se joindre à nous.

Par l’adresse et l’ingéniosité maternelles, la chambre de Jean était transformée, chaque jour, en cabinet de travail. À l’exception de la bibliothèque, le mobilier en était pauvre et ancien, mais les meubles étaient bien entretenus, le parquet était ciré, les murs décorés de quelques bonnes gravures et estampes. Des fleurs printanières égayaient la cheminée et la table de travail.

— Mais c’est charmant, chez toi, déclara Pierre.

— Oh ! mon cher, c’est simple. Cette vieille bibliothèque de chêne massif date de mon grand-père. C’est une relique de famille.

— Cela ne l’empêche pas d’être fort belle, dit Pierre en s’approchant du meuble.

— C’est d’ailleurs tout ce qu’il y a de bien ici. Si l’ensemble te paraît agréable, tout le mérite en revient à ma mère.

— Elle est sympathique, ta mère, Jean.

— Elle est notre providence. Si elle n’était au milieu de nous, la vie avec mon père serait impossible. Tu viens de le voir, lui ; que penses-tu de lui ?

— Rien encore, dit Pierre, gêné. Je l’ai trop peu vu.

— Je ne souhaite pas, d’ailleurs, que tu le connaisses beaucoup. Il est rude et dur. Je sais bien qu’il a ses raisons pour être aigri ; mais sa dureté a mis entre lui et moi une distance de pensée et de sentiment qui, à certaines heures, nous rend presque étrangers l’un à l’autre.

— C’est dommage, fit Pierre, songeant aux liens visibles de tendresse qui unissaient les siens.

Charles Tissier, le père de Jean, avait été, dans sa jeunesse, monteur électricien. De famille ouvrière, il s’était à peu près fait tout seul, comme notre vieille connaissance, Jacques Bourdeau. Il avait un frère, son aîné de deux ans, ajusteur-mécanicien, comme lui adroit et intelligent. Tous deux, d’esprit indépendant, avaient résolu de se libérer du patronat, et, quelques années avant la guerre, ils avaient loué un petit atelier, l’avaient aménagé, et avaient commencé, pour leur compte, une entreprise de serrurerie et d’électricité.

Les débuts avaient été difficiles ; d’autant plus difficiles que tous deux étaient mariés, avaient des enfants. Mais, courageux, actifs, ils avaient vaincu les difficultés du début, et leur petite entreprise commençait à leur donner d’heureux résultats quand la guerre survint. Il fallut alors fermer l’atelier, partir, comme les autres.

Mais la guerre leur réservait des destins différents. En 1915, Charles, blessé en Champagne, était fait prisonnier. Son aîné, Gaston, également blessé vers la même époque, avait été, lui, envoyé dans un hôpital du Centre.

La convalescence venue, Gaston réfléchit. Il ne tenait pas du tout à reprendre l’épouvantable vie du front. Il pensa alors au petit atelier, fermé depuis dix-huit mois, et qui pouvait devenir, pour lui, la planche de salut.

C’était le moment où l’on produisait sans relâche. Des munitions !… des munitions !… Tel était le refrain de l’heure. La métallurgie devenait la reine de l’arrière, comme l’armée était la souveraine du front. Les ouvriers métallurgistes, surtout ceux de la réserve, étaient renvoyés aux usines. Les femmes elles-mêmes étaient embauchées aux étaux et aux tours. Toute l’activité du moment était aux enclumes et aux hauts fourneaux, quand elle n’était pas à la destruction et au carnage.

Gaston Tissier, convalescent, écrivit au Ministre, lui parla de son atelier fermé, lequel disait-il, pourrait apporter sa contribution à la défense nationale. Il fut éloquent, débordant de patriotisme, le patriotisme pouvant fort bien, selon les circonstances, vous éloigner du front, tout autant que vous y conduire.

Le résultat fut que notre héros fut mis en sursis et rendu à son atelier. Il eut tout de suite des commandes. On lui donna même des métallurgistes mobilisés comme ouvriers, d’abord deux, puis quatre, puis six. On lui avança des capitaux pour agrandir son atelier, qu’il put acheter, devenant ainsi propriétaire. Bientôt, manquant de place, il fit l’acquisition d’un terrain voisin, y installa des baraquements et occupa un nombre respectable d’ouvriers. Il était désormais sur le chemin de la fortune.

Tout cela s’était fait sans difficulté. La femme de Charles, fille de cultivateurs des environs de Niort, s’était installée chez ses parents, dès le premier hiver de la guerre, avec ses deux enfants. Quand son beau-frère vint la voir, lui exposa son désir de se servir de l’atelier pour se libérer du front, elle trouva son idée excellente. Elle ne fit aucune objection, ne demanda aucune garantie. L’atelier, d’ailleurs avait été loué au nom de l’aîné, pour éviter les complications de bail et d’impositions. Les deux frères, très unis, n’avaient point jugé devoir passer d’acte d’association. Ils travaillaient en commun, et partageaient le fruit de leur travail. Leur parfaite entente les dispensait de toute précaution légale.

Mais en acquérant l’atelier, Gaston devenait du même coup propriétaire de tout l’agencement, outillage et machines, aussi bien de ce qui avait été acquis autrefois en commun, que du matériel nouveau qu’il avait dû acheter pour s’agrandir. Quand Charles revint, il se trouva dépossédé sans recours.

Il revint, d’ailleurs, dans un état physique si précaire, qu’il dut rester chez ses beaux-parents durant quelques mois, refaire sa santé, attendre.

En mai 1919, il se décida à écrire à son frère, pour lui demander comment il comptait s’entendre avec lui, parlant de reprendre « leur association » et commettant l’imprudence de dire « notre affaire ».

L’autre sentit le danger. Son frère se croyait donc autant propriétaire que lui ? Non, mais, il exagérait… C’était lui qui avait acheté l’ancien atelier et l’avait fait agrandir ; c’était lui qui avait acheté le terrain avoisinant et y avait mis des baraquements. C’était lui qui, du petit atelier avait fait une usine. Tout cela était à lui, bien à lui ; c’était le fruit de son travail.

Pour ne pas se compromettre dans une correspondance, il vint voir son frère, lui causa sérieusement, et parla net et ferme. L’entreprise était à lui ; il entendait ne pas être dépossédé. Certes, il ne refusait pas d’employer son frère ; il lui offrait la meilleure place chez lui, il l’intéressait aux bénéfices, mais celui-ci devait bien comprendre qu’il ne pouvait être question de partage.

— Pourtant, objecta Charles, autrefois c’était à nous deux l’atelier. Les outils et les premières machines nous les avons achetés ensemble ; le petit moteur, le premier, c’est moi qui l’ai monté.

— Sans doute, mon vieux, dit l’aîné, et c’est parce que je tiens compte de cela que je veux bien t’aider à te faire une situation. Mais, comprends bien que de ce premier outillage dont tu parles, il ne reste plus rien, ou presque. J’ai maintenant un matériel perfectionné, des moteurs puissants, tout un agencement auprès duquel l’autre était de la pacotille.

— Pacotille, si tu veux ; mais c’est toujours lui qui t’a mis le pied à l’étrier.

— Et mon travail, tu l’oublies ? Quand je suis revenu dans l’atelier fermé, ce n’était pas tout rose. Il a fallu tout recommencer. J’en ai eu du souci. Et j’ai passé des bouts de nuit, je t’assure. Ce que j’ai gagné m’appartient bien, et je n’en dois rendre compte à personne.

— C’est ton dernier mot ?

L’autre était ennuyé.

— Mais voyons, c’est à toi de comprendre. Tu n’as pas eu de chance, je l’admets ; pourtant ce n’est pas une raison pour être injuste. Et puisque je t’offre de te donner un emploi où tu pourras, j’en suis sûr, te faire une bonne situation…

Charles, que la colère gagnait, répliqua net :

— Non. Je n’accepte pas ton aumône.

— Comme tu voudras, fit l’aîné, piqué. Si la jalousie t’empêche de comprendre tes intérêts, tant pis pour toi.

— La jalousie, comme tu dis, et autre chose aussi peut-être, mais je ne rentrerai pas, comme employé, chez un frère qui profite de mon malheur pour me voler.

Les deux frères se quittèrent, brouillés à mort.

Laissant sa femme et ses enfants chez ses beaux-parents. Charles revint seul à Paris, y chercha du travail. Il eut la chance de trouver un excellent emploi dans une usine d’Arcueil, et, en septembre suivant, il réinstallait sa famille rue Daguerre, dans le petit appartement qu’ils y occupaient en 1914 et où nous les retrouvons.

Gaston, lui, avait poursuivi sa course à la fortune… Il faisait à présent l’automobile et ses usines étaient prospères. Il continuait d’ailleurs, à fabriquer également du matériel de guerre. Il s’était fait d’utiles relations dans le monde politique et se flattait de marier un jour sa fille à quelque ministrable bien en cour.

— Il faut être de son époque, disait-il…

Pierre Bournef déjà connaissait une partie de cette histoire. Il l’apprit entièrement ce jour-là, Jean désirant apporter des excuses à la réception peu cordiale de son père.

— Tu comprends à présent, dit-il en terminant, pourquoi mon père a pris ce caractère aigri. L’injustice qu’il a subie l’a blessé si vivement qu’il n’a jamais su la dominer.

— Quelle situation a-t-il, à présent ?

— Il est sous-directeur de l’usine d’Arcueil depuis l’automne. Ce n’est pas mauvais. Mais nous sommes quatre, et la vie est parfois difficile. Depuis trois ans et demi que nous avons repris l’existence commune, ici, nous avons eu de mauvaises heures, je t’assure.

Jean Tissier, aîné de Pierre d’une dizaine de mois, n’avait pas le fin visage de son ami. C’était un grand et robuste garçon qui conservait nettement l’empreinte de ses origines paysannes. Son masque était un peu rude, sévère, sans douceur. Le front était volontaire, barré d’un pli qui parfois se creusait farouchement ; le regard exprimait la résolution et la fermeté. Mais ce visage rude n’était pas sans beauté. Une intelligence réfléchie y combattait la survivance du caractère ancestral, et lorsqu’il souriait une lumière soudaine éclairait ses traits, y mettait quelque chose de tendre, qui disparaissait d’ailleurs avec le sourire. Tel qu’il était, il inspirait la sympathie et la confiance ; et ceux qui le connaissaient savaient qu’il était bon.

Il avait commencé ses études au lycée de Niort. En octobre 1919, il entrait à Louis-le-Grand, en seconde, où il faisait la connaissance de Pierre, et leur amitié avait pris là ses racines.

— Si tu permets, dit-il à Pierre, je vais te présenter ma sœur.

— Mais certainement.

Il sortit, laissant Pierre seul, et revint bientôt accompagné d’une charmante jeune fille blonde, aux larges yeux bleus pleins de lumière.

— Ma sœur Hélène, mon cher Bournef.

Pierre s’inclina, pendant que la jeune fille, souriante, lui tendait la main.

— Si vous le voulez bien, Monsieur Bournef, dit-elle, je vous proposerai tout de suite de nous considérer vous et moi, comme des amis. Ce sera moins gênant. Cela nous évitera les politesses conventionnelles ; et ce sera d’ailleurs presque vrai, car nous nous connaissons de longue date, si j’en crois mon frère.

Pierre souriait, amusé. Il regardait cette fraîche enfant, si simple et si naturelle, si peu semblable aux jeunes filles qu’il rencontrait parfois dans leurs relations mondaines.

— Mademoiselle Hélène, dit-il, si Jean vous a causé de moi autant qu’il m’a causé de vous, il est certain que nous nous connaissons et que nous pouvons nous considérer comme des amis.

Mme Tissier, entrant en ce moment, chargée d’un plateau, mit fin aux formalités, toujours un peu ennuyeuses, de présentation.

Hélène Tissier avait seize ans depuis janvier. Elle préparait le concours de l’École normale d’institutrices de la Seine.

— Les études secondaires ne vous ont pas tentées, lui demanda Pierre, pendant que Jean aidait sa mère à disposer le plateau sur sa table.

Un nuage passa sur le beau front d’Hélène.

— Ce n’est pas tout à fait cela, Monsieur Pierre, dit-elle, devenue soudain sérieuse. J’ai passé le concours des bourses il y a quatre ans, à Niort. J’avais été reçue. Mais nous sommes alors venus à Paris, et la bourse qui m’avait été accordée là-bas ne m’a pas suivie ici. Alors, mes parents étant dans l’impossibilité de payer le lycée, je me suis résignée aux études primaires. J’ai été admise à Sophie-Germain, et j’espère bien être reçue à l’école normale en juillet.

— Mais vous eussiez préféré le Lycée ?

— Je le crois. Quoique cela, Monsieur Pierre, il ne faut pas me considérer comme une martyre. J’aime l’étude, et, quand on l’aime, il y a toujours moyen de s’arranger. Si je réussis, je préparerai peut-être Fontenay. Ainsi, j’aborderai tout de même des études supérieures, et mes parents n’auront pas eu à en supporter les charges.

Elle disait tout cela avec tant de bonne humeur, malgré la tristesse qui avait assombri son regard, que Pierre se sentit ému. Il comprenait soudain le rôle des nécessités matérielles dans l’existence d’une famille comme celle-ci.

— Je vous souhaite de réussir, Mademoiselle Hélène, vous le méritez bien.

Elle sourit.

— Et puis, voyez-vous, ajouta-t-elle en baissant la voix, il faut que Jean puisse se réaliser. S’il devait cesser ses études, ce serait trop dur pour lui.

— Mais il sera reçu à Normale, soyez-en certaine, et les études y sont gratuites.

— Sans doute ; mais c’est long quand même, et si mes parents devaient faire un double effort, ils ne le pourraient pas. Jean pourrait se trouver dans l’obligation de faire autre chose. Et, croyez-moi, ce serait pour lui une blessure trop vive.

Cependant, Mme Tissier avait servi le thé, et prenait place elle aussi parmi les jeunes gens. La conversation, pendant un moment, roula sur des banalités.

— Mademoiselle, demanda Pierre tout à coup, ne faites-vous pas du violon ?

Elle rougit.

— Jean m’a dit, continua le jeune homme…

Elle l’interrompit.

— Il est bien bavard, ce Jean, dit-elle, mais puisqu’il vous l’a dit, j’avoue.

— Si tu jouais quelque chose ? proposa Jean.

— Mais voyons, tu vas faire croire que je suis une artiste.

— Tu es musicienne, c’est mieux.

— Mademoiselle Hélène, ne vous faites pas prier, puisque vous avez dit que nous sommes à présent des amis.

— J’obéis, dit-elle. C’est peut-être la meilleure façon de vous punir.

Elle quitta la pièce, revint bientôt avec son violon et de la musique. Simplement, car toute sa personne était simple et ses manières l’étaient également, elle commença une berceuse de Schubert, puis joua une romance de Schumann.

Son frère avait dit vrai, elle était musicienne. Trop jeune encore pour avoir le brio d’une artiste, elle avait un jeu naturel, très personnel déjà, où son goût et sa sensibilité se manifestaient.

Pierre la considérait, surpris par la fraîcheur de sentiment qui se révélait chez elle. Depuis qu’il était entré dans cette famille, il lui semblait avoir découvert une foule de choses qu’il ignorait auparavant.

Et, comme la jeune fille posait son violon sur une table.

— Mademoiselle Hélène, demanda-t-il, vous serait-il agréable de connaître ma sœur Henriette ?

— Mais je crois que oui, Monsieur Pierre ; elle est mon aînée, n’est-ce pas ?

— Elle aura vingt ans à la fin de mai.

— Je serai une petite fille auprès d’elle. Mais je ne demande pas mieux que de la connaître.

— Eh bien, je prierai ma mère de vous inviter, vous et Jean, à venir passer un dimanche chez nous. Voici le printemps, et Ville-d’Avray c’est presque la campagne. Nous ratifierons avec ma sœur notre pacte d’amitié.

La jeune fille eut un sourire de joie.

— J’espère que vous n’y mettrez pas d’opposition, Madame, ajouta Pierre en se tournant vers la mère de Jean.

— Oh, Monsieur Bournef, le bonheur de mes enfants m’est trop cher pour que je m’y oppose. Mais vous demanderez à votre mère d’adresser sa requête à mon mari, n’est-ce pas ? Il est devenu si susceptible, à présent, ajouta-t-elle en matière d’excuse.

Elle soupira. Et ce soupir exprimait tant de douleurs inavouées que Pierre en fut tout ému. Il devinait les blessures secrètes de la mère, et la jeune fille lui devenait soudain plus chère. Il lui semblait qu’il y aurait une juste réparation à son égard dans l’amitié des siens qu’il voulait lui conquérir, et il rentra chez lui, ce soir-là, méditatif et songeur. Cette famille Tissier avait été, elle aussi, bouleversée par la guerre. De quelque côté qu’il se tournât, il trouvait des ruines sur son chemin.


II


Les ruines de la guerre, la maison de Ville-d’Avray les connaissait. Pour sa part, elle en abritait quelques-unes, et l’espérance qui l’habitait jadis avait fait place au deuil et à la douleur.

Nous l’avons dit, Maurice Bournef était condamné. Après un mieux assez sensible, qui avait rendu quelque espoir à Jeanne, des hémoptysies étaient survenues et depuis lors le blessé allait vers la mort. Il le savait, mais feignait de conserver un espoir de guérison pour donner le change aux siens.

Jeanne, de son côté, apportait la même vaillance à cacher la certitude qu’elle avait de la condamnation de l’homme qu’elle aimait. Elle le soignait avec le dévouement du désespoir, sachant qu’elle ne pouvait que retarder l’heure fatale, mais obstinée à prolonger une vie qui lui était aussi précieuse que la sienne.

Maurice n’avait pas pu reprendre ses cours. Pour remédier aux difficultés matérielles, Jeanne donnait des leçons de langue et de littérature. Elle avait certes une petite fortune personnelle, étant fille unique, et, de plus, sa mère lui apportait une aide discrète et appréciable. Mais là aussi, comme chez les Tissier, il y avait l’existence de quatre personnes à assurer ; et l’état de Maurice réclamait souvent des soins coûteux. D’autre part, elle n’avait pas voulu que les deux enfants fussent privés de la culture intellectuelle que jadis ils avaient désirée pour eux. Elle n’avait pas voulu qu’ils fussent gênés, dans leurs études, par des soucis matériels, par le sentiment d’imposer aux leurs des sacrifices trop pénibles. Elle avait donc songé à tirer parti des études qu’elle avait faites dans sa jeunesse, et elle avait facilement trouvé des élèves parmi leurs relations et les collègues de Maurice. Grâce à cet appoint supplémentaire, on avait toujours vécu dans l’aisance, et les deux jeunes gens n’avaient jamais soupçonné l’existence, près d’eux, de difficultés budgétaires. Henriette, à cette heure, préparait le dernier certificat d’une licence de lettres. Pierre, nous l’avons dit, préparait le concours de Normale Supérieure, suprême espoir de Maurice, dont l’unique désir était de ne pas partir sans avoir vu le succès de son fils. Une année encore à attendre. Vivrait-il jusque-là ?

Près de cette famille si douloureusement atteinte, nous retrouvons en ce printemps de 1923, le ménage du peintre Julien Lenormand. Lui aussi payait son rude tribut à la guerre : Julien Lenormand était aveugle. Ironie tragique et cruellement amère, le peintre de la lumière était pour toujours dans la nuit. Il avait connu des heures de désespoir atroce, il avait appelé la mort comme une délivrance. Il vivait pourtant, rattaché à la vie par la présence de sa femme, qui était près de lui comme l’ange de la douleur et de l’amour ; rattaché aussi par une petite créature de douceur, née quelques mois après son départ, et à laquelle il avait donné le nom d’Éliane-Renée, dans son désir de la voir ressembler à sa mère. La dernière fois qu’il l’avait vue, la petite fille avait deux ans et demi et rappelait déjà beaucoup le visage maternel.

— Elle te ressemble, n’est-ce pas ? disait-il à Éliane, chaque fois qu’il caressait la fillette.

— Oui, mon ami, répondait invariablement la jeune femme.

C’était vrai. Mais la petite fille avait cependant pris à son père l’inestimable trésor qu’il avait perdu. Elle avait ses yeux, ses beaux yeux d’ambre, lumineux et caressants, ses yeux de passion pour toujours éteints. Lorsqu’il arrivait à Éliane de le dire à son mari, l’artiste tombait dans une rêverie pénible, si bien que la jeune femme n’osait jamais parler de cette ressemblance qui était cependant pour elle comme un rayon dans la brume sans fin de sa vie.

Depuis la fin de la guerre, le ménage du peintre aveugle s’était fixé près des Bournef. C’était Jeanne qui en avait eu la pensée. La solitude d’Éliane, aux prises avec toutes les difficultés matérielles, lui était apparue effrayante, et elle avait proposé à son mari cette cohabitation. La villa de Ville-d’Avray la permettait sans gêner personne, une grande chambre étant inoccupée qui pouvait être mise à la disposition d’Éliane et de Julien. Comme on le pense, Maurice n’avait pu qu’approuver l’offre généreuse de sa femme, que les deux intéressés avaient acceptée avec empressement. Pendant les mois d’été, ils allaient cependant passer quelque temps à Triel, près du vieux Bournef, que la guerre avait horriblement vieilli. Sa femme était morte en 1915, peu de temps après avoir appris la mort de Léon. Les deuils et revers successifs qui avaient frappé ses trois enfants avaient rendu l’ancien instituteur taciturne et solitaire. Il se confinait dans ses occupations agricoles, sortait peu, se refusait même à lire les journaux.

— Pourquoi faire, disait-il, pour y trouver tous les jours des raisons de révolte ? Les journaux nous ont menés à la guerre, et à présent ils veulent nous persuader que c’était bien et que nous devons applaudir leur sinistre plaisanterie. Il n’y en a pas un qui soit sincère. Ils sont tous prêts, moyennant finance, à nous duper encore.

Cette rancœur continuelle rendait sa société pénible. C’était ce qui avait décidé Jeanne à faire à Éliane la proposition de se fixer à Ville-d’Avray, car elle comprenait l’impossibilité morale qu’il y avait, pour la jeune femme, à rester près de son père. Malgré la tristesse entrée dans sa vie avec l’infirmité de son mari, Éliane n’en avait pas moins besoin d’activité, de vie affective, d’occupations intéressantes. Elle trouvait tout cela près de Maurice et de Jeanne, et l’atmosphère d’affection qui l’entourait lui rendait l’existence plus supportable.

Entre ces deux ménages, si durement éprouvés, passait parfois une silhouette de sombre désolation : celle de Louise Bournef. La veuve de Léon, murée à jamais dans son deuil, ne vivait que parce que son fils était là et qu’il était sa raison de vivre. Elle avait voué à la guerre, à tout ce qui en était l’image ou le témoignage, une haine implacable. Elle ne pouvait pas supporter la présence du général Delmas, et la crainte de le rencontrer l’empêchait souvent de venir à Ville-d’Avray. Elle avait renvoyé au Ministre la Croix de Guerre qu’on avait cru devoir lui adresser après la mort de Léon. Elle avait refusé la pension des veuves de guerre, « cet affront à la douleur des épouses » disait-elle, ne pouvant comprendre que les femmes eussent accepté cette rançon offerte à leur deuil.

— Je n’ai pas donné mon mari, avait-elle dit pour expliquer son refus, on me l’a pris, on me l’a arraché. En acceptant cette pension, il me semblerait donner mon consentement rétrospectif à son départ, et mon pardon à ses meurtriers.

Ce refus était cependant de sa part un geste héroïque, car elle n’était pas riche. Mais elle avait été institutrice avant son mariage. Elle redemanda un poste et l’obtint assez facilement. Sur sa demande elle fut nommée à Versailles, où Roger était boursier au Lycée. À cette heure, le jeune homme lui aussi préparait le concours de Normale, mais il se destinait aux sciences vers lesquelles il se sentait particulièrement attiré.

Quand elle était certaine de ne pas trouver le général, Louise venait passer le dimanche près de son beau-frère, qu’elle aimait profondément, et dont la présence lui était à la fois pénible et bonne. Roger et Pierre, presque du même âge, étaient liés par une bonne camaraderie, mais il n’y avait pas entre eux la sympathie affectueuse qui rapprochait Pierre de Jean Tissier. Leurs aspirations intellectuelles étaient différentes. Ils se rencontraient cependant dans la pensée qui grandissait en eux d’être un jour des travailleurs de paix.

— Je vengerai mon père, disait quelquefois Roger à sa mère, mais sois tranquille, maman, je le vengerai de la seule façon qui soit digne de lui.

Dans cette villa de Ville-d’Avray, on pouvait encore quelquefois trouver Jacques Bourdeau que la guerre avait frappé, lui aussi, mais d’une autre manière. Sa femme était morte, au début de 1918, épuisée par un surmenage trop prolongé. Malgré son travail et ses qualités d’ordre, les petites économies du ménage avaient fondu. En 1916, elle avait envoyé ses deux plus jeunes enfants, avec sa mère, chez le cousin de la Creuse dont la vieille femme avait parlé à Jeanne Bournef, et, restée seule à Paris avec son aîné, elle s’était décidée à entrer dans une usine de métallurgie de Saint-Denis. C’était la branche la plus productive. Mais c’était, pour les femmes, un travail mortel. Épuisement du système nerveux, anémie, maladies du cœur et des organes féminins en étaient les conséquences ordinaires. La femme de Jacques Bourdeau n’y résista pas. En mars 1918 elle succombait, tuée par une phtisie galopante. Quand le charpentier en fer revint, ayant lui-même été blessé à la face, c’était des ruines qu’il trouvait également à son foyer. Il avait laissé dans la Creuse sa fillette et le plus petit, et s’était attaché à sauver son fils de l’existence d’atelier qui guettait les écoliers de la treizième année. Il y avait alors, pour la métallurgie, une prédilection marquée dans les familles ouvrières. Presque tous les parents y poussaient leurs enfants, les mères surtout y portaient toute leur ambition.

— Voyez-vous, avait dit l’une d’elles, on ne sait point ce que sera l’avenir. Alors, si le garçon est dans la métallurgie, cela le préserverait peut-être d’aller au front si une guerre revenait.

C’était là une opinion générale. Chacun pensait à soi, sans songer à la force qu’il apportait ainsi à la plus redoutable alliée de la guerre.

Jacques Bourdeau, lui, avait échappé à cet état d’esprit. Son fils était entré à l’école Estienne, y avait fait de bonnes études et s’y préparait à la lithographie. Toujours bien accueilli chez les Bournef, il aimait y venir avec son Robert, dont il était fier, et que Jeanne guidait maternellement dans sa formation littéraire.

Le charpentier en fer avait rapporté de la guerre un découragement profond. Le désir de faire à son fils une existence intéressante l’avait heureusement sauvé du pessimisme et de l’inaction. Il était retourné vers l’action syndicale, y portant son farouche mépris pour les anciens chefs auxquels il reprochait toujours leurs défaillances. En 1920, il s’était laissé prendre aux théories communistes ; puis il s’en était assez vite dégagé, trop libertaire d’esprit pour se soumettre aux dictatures de pensée. Mais il ne se satisfaisait point du syndicalisme étriqué et sans élan qui était devenu celui de la C. G. T. d’après-guerre. Il ne cessait point de protester contre cette C. G. T. qui donnait son appui au gouvernement nationaliste où tous les fauteurs de la guerre s’entre glorifiaient d’une victoire si cruellement achetée. Les fêtes organisées à Paris en l’honneur du soldat inconnu l’avaient indigné, et lorsqu’il en avait lu le compte rendu dans la presse, sa colère avait éclaté.

— On ne peut pas mieux se moquer du peuple, avait-il dit ; mais il faut avouer que le peuple n’a pas volé cette injure là, puisqu’il prend si bien la chose…

Telle était, en ce mois de mai 1923, la situation dans laquelle nous retrouvons nos anciens personnages. Et nous les trouvons tous rassemblés, ce dimanche après-midi, dans le jardin de la villa, autour du fauteuil de Maurice Bournef, à qui le printemps a rendu quelques forces passagères.

Hélène et Jean Tissier sont là ; Pierre a obtenu sans difficulté, de sa mère, une invitation pour ses jeunes amis, et Maurice, mis au courant des épreuves qui avaient atteint cette famille spoliée, avait applaudi son fils, d’y vouloir apporter un adoucissement par une manifestation de sympathie.

— Certainement, avait-il dit, il faut les accueillir, ces deux enfants. Que notre amitié les réconforte et leur fasse oublier l’aridité de leur foyer. Ils sont eux aussi des victimes de la guerre ; mais qui n’en est pas victime ? Je prétends que ce Gaston Tissier, devenu voleur par ambition démesurée, est aussi une victime, et je le plains.

— En le méprisant, papa ?

— Mon fils, prends garde de juger trop vite. La guerre a passé sur nous, et ses ravages sont aussi divers qu’ils sont immenses. Elle n’a pas seulement attenté à la vie, elle a porté atteinte à la conscience. Elle a éveillé des cupidités malsaines, et par les ambitions qu’elle a fait naître, elle a ruiné toute loi morale au cœur des hommes. Témoin ce frère qui, pour devenir un enrichi comme les autres, n’a pas craint de dépouiller son frère malheureux. Mais le plus triste, c’est qu’il s’est cru en droit de le faire, peut-être. C’est tellement élastique, le droit, et cela peut recouvrir parfois tant de turpitudes…

Il se tut, puis ajouta avec mélancolie.

— Le droit… c’est en son nom qu’on nous a fait accepter la guerre… et nous sommes morts, et nous mourons tous les jours, pour qu’on puisse dire que nous avons sauvé l’honneur et la justice. Voici maintenant les résultats.

Jeanne en mettant un baiser sur le front du malade, l’avait fait taire. Elle redoutait toujours les accès de mélancolie qui ne lui valaient rien.

— Songeons à nos enfants, Maurice, avait-elle coutume de dire pour apaiser ses rancœurs.

Pour permettre aux amis de son fils un séjour plus long, Jeanne les avait invités à déjeuner, et avait convié, en même temps, Jacques Bourdeau et son fils.

— Ce sera un déjeuner d’anciens combattants avait dit Maurice en matière de plaisanterie.

Avant qu’on se mît à table, Jeanne voulut présenter à Jean et Hélène, son beau-frère et sa belle-sœur. Les deux jeunes gens connaissaient, par Pierre, la triste histoire du peintre aveugle, mais lorsqu’ils le virent s’avancer, appuyé sur le bras d’Éliane, ils furent tous les deux envahis par une émotion qu’ils ne purent surmonter. Fortement impressionné, Jean ne sut pas trouver une parole, mais l’étreinte de sa main fut si éloquente que Julien Lenormand la comprit. Quant à Hélène, elle, elle ne pouvait détacher son regard de ce visage où toute lumière était éteinte à jamais.

C’était bien un déjeuner d’anciens combattants, en effet ; plus, même, un déjeuner de mutilés. Jean se sentait invinciblement attiré tantôt vers l’aveugle servi par Éliane, tantôt par Maurice, qu’on sentait si las dans son fauteuil où il s’efforçait, pourtant, de paraître à l’aise. Parfois, Jean rencontrait le visage de Jacques Bourdeau où la blessure de la face avait laissé un sillon sanglant qui coupait la joue d’une cicatrice s’allongeant de la lèvre supérieure jusqu’à l’oreille. Comme Pierre, il songeait aux ruines sans nombre semées par la guerre, et le spectacle qu’il avait sous les yeux renforçait en lui la promesse qu’il avait faite à son ami d’être un jour à ses côtés pour travailler à l’œuvre de Paix.

Quand le repas prit fin, Jeanne appela près d’elle les jeunes gens.

— Mes enfants, dit-elle, vous ferez un peu de musique, si vous voulez, ou vous irez faire une promenade jusqu’aux étangs. Mon mari va prendre un peu de repos dans sa chambre, et nous nous retrouverons au jardin à quatre heures.

— Si nous sortions, proposa Pierre, Henriette et Hélène achèveront de faire connaissance pendant la promenade, et nous causerons un peu avec Robert Bourdeau.

Sans tarder on mit à exécution la proposition de Pierre.

Comme ils allaient partir, l’attention de Jean fut attirée par le spectacle de l’aveugle jouant avec sa fille. La fillette se dérobait en riant, et le père la cherchait à tâtons. L’ayant enfin trouvée, il la serrait dans ses bras et baisait avec passion sa chevelure d’or sombre.

Spontanément, Jean serra la main de son ami.

— Vois-tu Pierre, il ne faut plus que ces choses puissent se renouveler jamais.

Pierre répondit à l’étreinte :

— C’est nous que cela regarde, Jean ; et tu sais bien que pour ma part, je suis décidé à me consacrer à cette tâche.

Les deux jeunes gens se regardèrent. Ils n’ajoutèrent pas un mot aux phrases prononcées ; mais ils sentaient qu’ils venaient de s’engager l’un envers l’autre, et que quelque chose de plus fort que leur amitié les unissait désormais.


III


Lorsqu’ils rentrèrent de promenade, les jeunes gens trouvèrent près de Maurice, dans le jardin, un nouveau visiteur.

— Le colonel Converset, dit tout bas Pierre à Jean Tissier.

— Le Colonel pacifiste ?

— Justement, viens, je vais te présenter. Sa conversation t’intéressera certainement.

Maurice Bournef avait connu le colonel Converset en 1914, au mois d’octobre, après la Marne. Ils avaient été compagnons de combat jusqu’au jour où Maurice avait été blessé. Ils s’étaient rapidement liés, la guerre ayant déterminé chez eux les mêmes pensées, la même révolte. Fait prisonnier en juillet 1915, le colonel Converset avait, par un singulier hasard, retrouvé Maurice en Allemagne quand celui-ci, prisonnier à son tour, après un séjour à l’hôpital avait été envoyé dans un camp de convalescence où le Colonel, malade lui-même, était hospitalisé. Le lien intellectuel s’était renoué entre eux, rendu plus vif et plus amical par l’infortune et l’exil. Rentrés en France, cette amitié avait persisté, cimentée par une commune condamnation de la guerre.

Jean Converset était un de ces officiers républicains qui, au moment de l’affaire Dreyfus, sauvèrent la réputation morale de l’armée en se faisant les défenseurs de la vérité. Il approchait de la retraite quand la guerre était survenue. D’esprit pacifique il n’en était pas moins parti avec la conviction d’être dans le droit et d’obéir aux lois de justice en défendant son pays attaqué. L’agression de l’Allemagne lui était apparue, de même qu’à tous ceux qui de bonne foi acceptèrent les raisons gouvernementales, comme une manifestation des forces d’impérialisme qu’il fallait abattre pour assurer la paix du monde.

Mais après la Marne, la conduite de la guerre lui démontra, peu à peu, les raisons cachées qui la faisaient durer et se prolonger. Lorsque, prisonnier, il entendit des soldats allemands lui affirmer, avec la plus grande sincérité, qu’eux aussi étaient partis pour la défense de leur pays, attaqué par leurs voisins de l’Est et de l’Ouest, il commença à comprendre le rôle du mensonge dans la guerre.

Des femmes allemandes lui racontèrent leurs angoisses, les scènes de désolation et les protestations qui avaient accueilli, dans les foyers allemands, la mobilisation de 1914, lui prouvant que des deux côtés de la frontière, la guerre avait apporté les mêmes bouleversements, les mêmes douleurs.

Lorsque, en novembre 1916, il sut que la France repoussait les avances de paix de l’Allemagne, offrant de restituer l’Alsace-Lorraine et de restaurer la Belgique, il tomba en de douloureuses méditations. L’opinion qu’il s’était déjà faite, sur les buts inavoués de la guerre, se fortifia. Une tâche lui apparut urgente et impérieuse, pour ceux qui survivraient au désastre : celle d’établir la lumière, toute la lumière, sur la catastrophe sans exemple qui s’était abattue sur la civilisation moderne.

Dès son retour en France, il tint la promesse qu’il s’était faite. Il donna à quelques feuilles pacifistes des articles où il exposait l’évolution de ses idées sur la guerre. En 1921, il publiait une petite étude Ceux qui font la Guerre et ceux qui la font faire, dans laquelle il opposait les intérêts, cachés sous des raisons patriotiques, au désir de paix des peuples. Il concluait en préconisant l’organisation des forces de paix pour prévenir le retour possible des guerres. En même temps il donnait sa collaboration à de petites revues où il traitait des questions les plus diverses se rattachant à la guerre : responsabilités, armements, Société des Nations, arbitrage, objection de conscience. En cette année 1923, vivement intéressé par les révélations des archives diplomatiques russes, il poursuivait, au travers les fameux « Livres noirs » une documentation qu’il comptait utiliser pour la propagande pacifiste.

C’était de ce sujet qu’il s’entretenait avec Maurice Bournef au moment du retour de Pierre et de ses amis.

— Cher Monsieur Converset, je vous présente mon ami, Jean Tissier, et sa sœur, Hélène.

Aimablement, le colonel pacifiste — comme l’avait appelé Jean — serra les mains des jeunes gens et les accueillit par quelques mots sympathiques. C’était un homme charmant, dont le visage respirait la bonté. Une sérénité profonde émanait de sa physionomie où la douceur du regard corrigeait le pli mélancolique des lèvres.

Les nouveaux venus avaient pris place autour du colonel, de Maurice, de Jacques Bourdeau.

— Nous ne vous dérangeons pas, surtout, dit Pierre, en se tournant vers son père.

— Mais pas du tout ; notre ami Converset nous communiquait justement les derniers documents dont il a pris connaissance.

— Eh bien, nous écoutons aussi, répondit le jeune homme. Cela nous intéresse autant que vous.

— Plus que nous encore, mon cher enfant, car vous êtes ceux qui, demain, tiendront dans leurs mains les destinées politiques et sociales de notre pays. Si nous découvrons trop tard comment on nous trompa, comment on nous emmena dans une prétendue guerre du droit et de l’honneur, qu’au moins le fruit de nos découvertes vous permette de sauver l’avenir et d’éviter les années d’horreur que nous avons vécues.

Le colonel pacifiste se tut un moment, le front assombri par cette évocation qu’il venait de faire. Puis, ramené à la réalité par l’attitude interrogative de ses compagnons, il reprit sa conversation précédente au point où il l’avait laissée.

— Cette correspondance diplomatique d’Iswolsky et de Sazonof n’a pas été sérieusement contestée. Elle ne saurait l’être, l’authenticité en est certaine. Il va de soi qu’on peut prétendre qu’Iswolsky ait menti dans telle ou telle lettre, mais ce qu’on ne peut pas dire, c’est qu’il ne l’ait pas écrite dans une fin diplomatique donnée.

— Et de cette correspondance, dites-vous, cher ami, il apparaît que Poincaré a de lourdes responsabilités dans le dénouement de 1914.

— Des responsabilités accablantes.

— Nous ne nous trompions donc pas, Léon et moi, quand nous soupçonnions son voyage en Russie, en juillet 14, d’être intéressé à des fins bellicistes.

— Hélas ! Personne ne savait en France, comme le savait Poincaré, à quel degré notre pays était engagé dans le conflit Austro-Serbe. Personne ne savait comme lui à quelle aventure sanglante nous courions.

— Quand on pense, interrompit Jacques Bourdeau, que des criminels comme cet homme-là, et tous ses complices, sont encore les maîtres du gouvernement.

— La guerre a assuré leur puissance, c’était fatal, car ils sont maintenus au pouvoir par tous ceux qui, pendant quatre ans, se sont taillés la part du lion.

Cependant Jeanne et Henriette avaient préparé le goûter. Éliane et Julien, à leur tour étaient venus prendre place parmi les causeurs. La conversation se trouva, pour un moment, détournée de son cours.

— À propos, dit tout à coup le colonel, je veux vous communiquer le contenu d’une lettre que j’ai reçue, ces jours derniers, de cette vieille amie de l’Isère dont je vous ai parlé, Marie Guerrier, si bizarrement mal nommée, car jamais personne plus pacifique ne fut au monde, et jamais la paix ne compta plus zélée propagandiste.

Henriette interrompit gaiement le causeur :

— Colonel, voulez-vous une tartine ? demanda-t-elle.

— Chère enfant, j’ai bien envie de répondre non, pour vous punir de me donner un titre militaire, comme si ce jardin charmant était une vulgaire cour de caserne.

— C’était pour vous taquiner, mais je ne le ferai plus, je vous assure.

— J’en prends note, et en récompense, j’accepte la tartine.

— Vous disiez donc, cher ami, questionna Maurice.

— Que j’ai reçu une lettre de ma vieille amie. Elle me parle d’un jeune instituteur de l’Isère, qu’elle a connu il y a près de deux ans, et auquel elle s’est si vivement attachée qu’il lui a donné le nom de Grand’-Maman.

— Il est sans famille, sans doute ?

— Pas précisément. Son père est mort alors qu’il était tout enfant ; mais il a encore sa mère. C’est une paysanne un peu fruste. Malgré l’affection qu’il a pour elle, le jeune homme se trouve moralement isolé. C’est ce qui explique son attachement à ma vieille amie.

— Et alors ?

— Alors, Marie Guerrier me soumet un cas de conscience bien embarrassant. Désireuse de mettre quelque chose d’intéressant dans la vie de son jeune protégé, elle lui a offert, l’an dernier, le voyage de Lugano pour y suivre le cours de vacances organisé par la Ligue Internationale des femmes pour la Paix. Le jeune instituteur en est revenu enthousiasmé. Déjà conquis aux questions du pacifisme, les conférences qu’il a suivies à Lugano ont été pour lui, déclare-t-il, une source de lumière, et il est résolu à se refuser à l’obligation militaire.

— J’aime cet instituteur, Monsieur Converset, déclara Pierre ; dites-moi vite son nom.

— Il s’appelle Émile Pagnanon.

— Merci, je le retiendrai.

— Mais pardon, je ne vois pas le cas de conscience qui vous embarrasse, reprit Maurice.

— Voilà. La décision de ce jeune homme épouvante ma vieille amie. Elle s’attribue une responsabilité dans sa décision par le fait qu’elle lui a permis d’aller à Lugano, où ses idées ont trouvé une affirmation plus nette.

— Bah, cette affirmation lui fut venue d’ailleurs, si le jeune homme était déjà acquis à la cause de la résistance à la guerre.

— Sans doute. Mais le scrupule de mon amie est tout à son honneur. Elle redoute pour son protégé les conséquences de pareille détermination. Elle entrevoit le conseil de guerre, la prison, Biribi. Et elle me demande d’intervenir auprès du jeune homme pour le faire revenir sur sa décision.

— Vous, mais comment ?

— Quand je vais me rendre en Savoie, en juillet, elle me propose de me venir voir avec lui.

— C’est un guet-apens, alors, interrompit Pierre.

— Presque. Mais je n’ai pas encore répondu. Pour moi aussi c’est un cas de conscience.

— Sérieusement, songez-vous à intervenir près de ce jeune homme, demanda Jeanne.

— Mais, c’est là qu’est le cas de conscience, précisément. Moralement, je l’approuve.

— Moi aussi, Monsieur Converset, déclara Pierre. Et personne n’a le droit d’empêcher ce jeune homme de mettre sa conduite en accord avec sa conscience.

— C’est bien un peu ce que je me dis, répondit pensivement le colonel ; mais c’est une si rude bataille à affronter, à son âge.

— Qu’importe, il faut qu’elle soit livrée.

— Mais s’il succombe, pourtant ?

— Toutes les causes ont eu des martyrs. La guerre a tué, rien qu’en France, un million sept cent mille hommes et depuis quatre ans elle continue journellement son œuvre. Nous avons accepté, nous acceptons cela. Et nous n’accepterions pas l’offre généreuse de quelques jeunes hommes à la paix du monde.

Pendant que Pierre parlait, Jeanne suivait sur son front la fermeté de sa pensée. Une révélation se faisait en elle. Il lui semblait que son fils s’exprimait pour son propre compte.

— Ce jeune instituteur a une mère, fit observer le colonel, c’est aussi un point à considérer. Ma vieille amie me dit que cette mère sera tout à fait incapable de comprendre le geste de son fils.

— Je la plains, reprit Pierre. Une mère devrait comprendre cela. Les mères ont été déchirées par la guerre. Ne devraient-elles pas être le plus ferme soutien de ceux qui, comme ce jeune instituteur, sont décidés à lutter contre la barbarie dont elles ont souffert ?

Puis, se tournant vers sa mère :

— Maman, qu’en penses-tu, toi ?

Jeanne comprit, soutint le regard de son fils, et répondit avec tendresse.

— Je pense que tu as raison, mon enfant.

Les yeux du jeune homme se posèrent sur elle, doux comme une caresse.

— C’est que tu es vraiment une mère, toi, dit-il d’une voix soudain devenue grave.

— En définitive, demanda Maurice, qu’avez-vous décidé, cher ami ?

— Ma foi, rien du tout. Je verrai ce Pagnanon. Je causerai avec lui. Je me rendrai compte de sa force morale, de la valeur de sa détermination. Au fond, je pense comme Pierre ; seulement, nous n’avons pas le droit, peut-être, de conseiller le martyre aux jeunes gens de vingt ans.

L’aveugle s’était levé. Il étendit le bras dans la direction des causeurs. Puis, solennel et effrayant, avec sa force morte, privée de la vie du regard, il parla.

— Leur a-t-on demandé leur avis, aux jeunes de vingt ans, en 1914, pour les envoyer à la mort certaine ? Quelqu’un s’est-il fait un cas de conscience, à ce moment-là, de ne leur point conseiller un martyre sans grandeur ? Que dis-je, leur conseiller ? Ce ne fut pas un conseil, ce fut un ordre. La société, les pères, les mères, les envoyaient au massacre. Ah, ceux qui ont oublié sont à plaindre ; mais il en est quelques-uns qui n’oublient pas, et je remercie Jeanne de sa réponse. Laissez donc les jeunes décider eux-mêmes. Pour ma part si je rencontre ce Pagnanon, je lui dirai qu’il a raison et que c’est lui qui est dans la vérité.

Julien Lenormand s’assit. L’émotion causée par ses paroles était telle que le silence s’établit pendant un moment sur la petite assistance.

Ce fut Henriette qui résuma la pensée de tous :

— La guerre est finie pour l’ancienne génération, dit-elle. Mais à nous, qui sommes la nouvelle, elle pose aujourd’hui son problème. Nous nous devons de l’examiner et de le résoudre.

Puis, posant sa main sur l’épaule de son frère.

— Pour ma part, je serai avec Pierre et avec ceux qui, comme lui, sont décidés à entreprendre cette lutte. J’ai bien compris l’oncle Julien. Je comprends Émile Pagnanon. La paix vaut bien qu’on souffre volontairement pour elle, et cette souffrance-là ne sera pas stérile, au moins.

Hélène Tissier s’était rapprochée de la jeune fille. Elle éleva vers elle son clair regard si frais et si limpide.

— Vous accepterez bien mon aide, n’est-ce pas ? dit-elle. Si les femmes d’hier se sont trompées, celles que nous serons demain comprendront peut-être mieux leur devoir.


IV


Juillet avait ramené les vacances. Le médecin ayant conseillé à Maurice un stage de montagne, en petite altitude, l’ami Converset s’était offert pour rechercher une location aux environs de Saint-Gervais, où lui-même, depuis deux ans, allait se reposer. Il était parti dès le début du mois et avait eu la chance de trouver entre St-Gervais et Mégève, un grand chalet confortable, où les deux familles, celle de Maurice Bournef et celle de Julien Lenormand, pouvaient facilement s’installer.

C’est là que nous les retrouverons. Henriette et Pierre, un peu fatigués par le surmenage habituel des études, étaient heureux de prendre, chaque matin, le chemin de la montagne, et rapportaient au déjeuner un appétit de bon augure. Maurice, lui, se contentait de courtes promenades en compagnie de Jeanne, toujours chargée d’un pliant et d’une couverture pour permettre à son cher malade autant d’arrêts qu’il était nécessaire.

Quant à Julien Lenormand qui ne craignait point la marche, avec laquelle il trompait l’emprisonnement de sa vie par une apparence d’activité, il entraînait Éliane en de longues excursions qui souvent fatiguaient la jeune femme, sans que l’aveugle en eût le moindre doute. En ces occasions on laissait la petite Éliane-Renée sous la garde de la tante Jeanne que la fillette aimait, d’ailleurs, à l’égal d’une seconde maman.

Une invitée était encore attendue pour le début d’août. C’était Hélène Tissier, qui était devenue rapidement l’amie d’Henriette. Hélène et son frère allaient généralement passer leurs vacances chez leurs grands-parents de la campagne Niortaise. Mais, cette année-là, Jean, qui avait fait des études d’allemand, avait pu s’arranger pour passer ses vacances en Allemagne, dans une famille où il devait donner des leçons de français en échange de l’hospitalité qui lui serait offerte. C’était un arrangement pratique pour lui et pour sa famille, mais qui avait l’inconvénient de laisser Hélène seule pendant deux mois. C’est alors qu’Henriette avait eu l’ingénieuse pensée de proposer à sa famille d’appeler Hélène près d’eux. On avait d’abord soumis le projet à Mme Tissier ; mais il avait encore fallu employer des moyens diplomatiques pour faire accepter l’invitation par le père d’Hélène, toujours ombrageux et susceptible. On avait cependant triomphé de ses scrupules et de ses objections, et il était convenu qu’Hélène viendrait rejoindre ses nouveaux amis aussitôt après le départ de Jean pour l’Allemagne.

Pierre était particulièrement heureux de cette combinaison. Depuis qu’il avait rencontré Hélène quelque chose de frais et de jeune était entré en lui. Près d’elle il se sentait emporté vers une vie plus active, il s’extériorisait davantage. La jeune fille, d’ailleurs, lui témoignait une réciprocité de sympathie qu’elle ne songeait pas à dissimuler aux siens, et la perspective de communes vacances l’avait charmée autant par la pensée de connaître davantage le jeune homme, que par le plaisir qu’elle trouvait en la compagnie d’Henriette.

Pierre Bournef avait encore un autre désir. Il voulait rencontrer le jeune instituteur de l’Isère dont leur ami Converset avait parlé. Pierre, nous l’avons dit, avait une grande maturité de pensée. Les problèmes de la paix et de la guerre, souvent discutés autour de lui, le préoccupaient, et la question des objecteurs de conscience l’intéressait particulièrement.

Ce fut seulement vers la mi-août, une dizaine de jours après l’arrivée d’Hélène Tissier, qu’eut lieu la rencontre des Bournef et d’Émile Pagnanon. Le colonel, qui avait fait la connaissance du jeune instituteur chez sa vieille amie, avait invité le jeune homme à venir passer quelques jours chez lui. Libre de son temps, Pagnanon avait accepté, heureux de pouvoir causer des questions qui l’intéressaient avec cet homme sympathique.

Le colonel habitait à trois kilomètres du châlet des Bournef. C’était une promenade pour lui, encore très alerte, et le lendemain de l’arrivée d’Émile Pagnanon, il emmenait le jeune homme chez ses amis.

— Mon cher Bournef je vous présente le jeune ami de ma vieille amie…

Les phrases banales de présentation échangées, le jeune instituteur s’était tout de suite senti à l’aise. C’était un garçon de taille moyenne, aux épaules un peu trapues de montagnard, mais souple de corps et d’allures. Dans un visage jeune, dont l’expression ordinaire était la douceur, il avait de beaux yeux bruns limpides, au regard droit. Les lèvres, un peu fortes, donnaient à sa physionomie une expression légèrement sensuelle, au reste tempérée par l’intelligence du front et la caresse des yeux. De l’ensemble de sa personne émanait une fraîcheur qui le rendait tout de suite sympathique.

Très vite, on lui parla de ses vacances de l’année précédente. Alors, empoigné par tout ce qui, depuis un an, prenait sa pensée, il parla de Lugano et des deux heureuses semaines qu’il y avait passées. Il avait rencontré là beaucoup de jeunes pacifistes, pour la plupart affiliés à la Ligue des Résistants à la Guerre, et il s’était lié particulièrement avec deux d’entre eux, Harold Bing et Halvard Lange. Il raconta les différentes péripéties de son séjour, excursions en commun, soirées musicales, conférences sur les questions internationales, sur la Société des Nations, sur l’organisation de la Paix. Sa voix était chaude, passionnée, vibrante, colorée par un léger accent qui donnait aux syllabes une sonorité italienne. On devinait en lui une nature un peu religieuse et mystique, mais les pensées étaient exprimées avec fermeté, et l’ardeur des convictions n’excluait point la raison. Il plut à ses hôtes, et, lorsqu’il les quitta, il convint d’une promenade en montagne pour le lendemain avec les trois jeunes gens.

— La montagne, ce ne sera pas une nouveauté pour vous, lui dit Henriette.

— Mais je ne m’en lasse jamais, Mademoiselle. Ce sont mes vieilles amies, les montagnes, je suis leur petit enfant, moi, voyez-vous.

Pendant plusieurs jours, ils se revirent quotidiennement, soit pour des excursions, soit en d’amicales réunions au chalet des Bournef. Maintenant, le jeune homme parlait sans timidité de ses idées, de la résolution qu’il avait prise de se refuser à la préparation militaire.

— Savez-vous, lui dit un jour Maurice, que la lutte à laquelle vous vous préparez sera rude et qu’elle risque de vous briser.

— Elle ne me brisera pas, Monsieur Bournef. J’ai bien réfléchi, croyez-le, et je connais et j’accepte les conséquences de ma décision. Je ne veux pas être soldat. Accepter le service militaire, c’est tacitement accepter la guerre, puisqu’il en est la préparation.

— Pourquoi n’essaieriez-vous pas de vivre en Suisse, questionna Jeanne. Vous pourriez y continuer votre action pacifiste, tandis qu’en France, vous risquez d’être emprisonné pendant des années et de perdre ainsi toute possibilité de travailler pour la paix.

— Mais, Madame, mon emprisonnement sera encore de l’action pacifiste, et comment pourrai-je mieux travailler pour la paix qu’en me refusant à la guerre ? Voyez-vous, les mots sont des mots ; mais les actes seuls ont une signification. La guerre n’est forte que du consentement que chacun de nous lui donne.

Jeanne soupira. Tout cela, elle l’avait pensé tant de fois. Elle se souvenait des premiers jours d’août 1914 ; de toux ceux qui partaient dans l’affolement du fanatisme et de la terreur. Ne l’avait-elle pas dit alors que la guerre n’était possible que par l’abdication des consciences ?

Maurice aussi le savait bien. Mais il songeait à la lutte inégale de ce jeune homme isolé avec une institution qui avait pour elle la force et l’autorité de la discipline acceptée par tous. Il ne s’illusionnait pas, le vaincu serait le malheureux enfant dont il admirait pourtant la résolution et le courage.

— La question est bien complexe, dit-il.

— Non, Monsieur Bournef, elle est simple. Il faut résister ou se soumettre. Et vous savez bien ce que la soumission signifie.

— Vous avez raison, Monsieur Pagnanon, interrompit l’aveugle. Puisqu’il faut, de toute façon, accepter une souffrance, choisissons du moins celle qui pourra être utile. J’ai bien le droit de vous approuver, moi, peut-être. Ma vie a été mutilée au profit de la plus stupide et de la plus cruelle des erreurs, je peux bien accepter que la vôtre le soit pour servir la vérité.

— Ce qui seul serait juste, dit pensivement Jeanne, ce serait que la vie ne soit jamais mutilée.

Pierre se tourna vers sa mère, comprenant la secrète angoisse de son âme.

— Ma pauvre maman, dit-il, un temps viendra sans doute où les hommes comprendront la simple grandeur de la vie. Il faut que la vieille loi d’airain disparaisse. Il faut que l’humanité naisse à de nouvelles conceptions morales, mais tu sais bien que toute naissance coûte de la douleur et des larmes.

Hélas, elle savait bien, elle, la mère, que son enfant disait vrai. Mais elle n’acceptait pas plus l’immolation consentie que le sacrifice imposé. Il était dans sa nature même de vouloir la vie magnifiée et rayonnante.

Le lendemain de ce jour les jeunes gens étaient partis, dès le matin, pour entreprendre l’ascension d’un pic assez élevé du voisinage, ascension projetée depuis l’avant-veille.

Hélène Tissier, qui séjournait en montagne cette année là pour la première fois, n’était pas encore rompue à la fatigue de ces excursions. On n’avait guère fait que la moitié de la montée, qu’elle déclara ne plus pouvoir continuer.

— Allez sans moi, dit-elle. Je vous attendrai sagement, et vous me prendrez au retour.

Pierre, cependant, ne voulut pas accepter.

— Je vais vous tenir compagnie, dit-il ; et quand vous serez assez reposée, nous marcherons un peu. Puis, s’adressant à sa sœur.

— Mais que cela ne t’empêche pas de monter, toi, puisque tu te sens de taille à finir l’ascension.

— J’avoue déclara Henriette, que je serais ennuyée d’y renoncer.

— N’y renoncez donc pas, chère Henriette, dit Hélène. J’éprouve déjà de suffisants remords du sacrifice de monsieur Pierre.

— Ce n’est pas un sacrifice, déclara gaiement le jeune homme. Mais ce qui me navre absolument c’est que vous vous obstiniez à m’appeler Monsieur, au lieu de m’appeler simplement Pierre, comme vous dites Henriette à ma sœur. Il était pourtant convenu, il me semble, qu’on était des amis ?

— Mais nous sommes des amis, voyons.

— Des amis, quand on se traite cérémonieusement de Monsieur et de Mademoiselle, vous voulez rire ? Notez bien que pour ma part je ne demande qu’à supprimer Mademoiselle, mais je ne pourrai logiquement le faire que lorsque vous aurez supprimé Monsieur.

Tous les quatre se mirent à rire.

— Allons, dit enfin Henriette, continuons notre route, Monsieur Pagnanon. Laissons-les s’expliquer. Ils nous diront au retour si l’accord s’est fait au sujet des suppressions que Pierre réclame.

Ceux qui ont fait de l’ascension en montagne savent que la dernière partie en est plus particulièrement difficile. Il semble que jamais on n’atteindra le sommet qui paraît grandir à mesure qu’on avance.

— Vous êtes dans votre élément, vous, Monsieur Pagnanon, dit Henriette. Vous êtes autant à l’aise que sur une grande route.

— Songez, Mademoiselle, que je connais la montagne depuis ma plus petite enfance. Mon père était guide et je l’ai accompagné de bonne heure.

— Vous avez gardé le souvenir de votre père ?

— Oh, très bien. Je le vois nettement dans ma mémoire. C’était un homme fort et doux. Sa mort a été un grand malheur pour nous. Ma mère s’est trouvée subitement sans ressources.

— Comment donc a-t-elle pu, par la suite, vous permettre d’étudier ?

— C’est toute une histoire. Mais je dois d’avoir pu faire mes études à la bienveillance de l’instituteur qui me prépara au certificat.

Les deux jeunes gens avaient enfin touché le terme de la montée. À leurs pieds, se déroulait le panorama des petits sommets et des vallées. En face d’eux le massif du Mont-Blanc s’irradiait sous le soleil. Un moment ils s’immobilisèrent dans le silence de la contemplation ; puis Henriette chercha un endroit possible où s’étendre un peu.

— Nous redescendrons dans un moment, dit-elle, mais j’ai absolument besoin de me reposer.

— Tenez, venez ici, nous serons tout à fait bien.

Le jeune homme avait étendu par terre son manteau d’excursion. Tous deux y prirent place.

— Monsieur Pagnanon, dit la jeune fille, parlez-moi donc de votre enfance.

En ces quelques jours de vie commune, Émile et Henriette s’étaient beaucoup rapprochés. Le jeune instituteur se sentait attiré vers cette jeune fille de son âge, un peu grave, mais qu’il sentait tendre. Volontiers, il s’attardait avec elle. Heureux de cette solitude que les circonstances lui avaient ménagées, il se laissa aller à la douceur de conter sa vie, toute sa vie, un peu isolée et rude. Il dit son enfance pauvre, heureuse cependant jusqu’à la mort du père. Puis la détresse où les plongeait cette mort, survenue presque subitement. Il dit les rudes travaux que dut accepter sa mère pour faire vivre ses deux enfants, car il avait un frère plus jeune que lui de trois ans. Il raconta comment il allait, avec ce petit frère, récolter les fruits et les herbes de la montagne, et ramasser le bois mort dans les forêts de sapins.

— Et voyez-vous, Mademoiselle Henriette, malgré notre grande pauvreté, qui était presque de la misère, nous étions toujours propres et bien tenus. Ma pauvre maman prenait sur ses nuits pour raccommoder nos vêtements, mais elle était trop fière pour accepter de nous voir aller sales ou déchirés.

— Vous avez une bonne maman, Monsieur Pagnanon.

Le front du jeune homme s’assombrit.

— Bonne, oui Mademoiselle Henriette, et courageuse, et dévouée. Et pourtant, voyez-vous, aujourd’hui elle ne me comprend pas ; elle me considère comme un enfant dénaturé et ingrat.

Il soupira. Puis il reprit le récit de son enfance. L’instituteur de leur petit village s’était intéressé à lui. Le certificat d’études passé, il avait décidé la mère à le lui confier, et l’avait préparé au concours de l’École Normale de Grenoble. Mais, à mesure que les années s’écoulaient, il sentait l’éloignement de sa mère. Cependant elle avait conservé l’espoir de venir se fixer près de lui lorsqu’il serait nommé dans un petit poste de campagne. En ces derniers mois, il s’était décidé à lui dire quelques mots de l’orientation nouvelle de ses pensées ; il avait parlé de sa résolution de ne pas accepter l’obligation militaire. La mère alors s’était fâchée. Elle voyait là un témoignage d’ingratitude. Elle avait peiné, elle s’était sacrifiée. N’était-il pas juste que son fils le reconnaisse en lui accordant enfin un peu de repos et de bien-être ?

— C’est pour moi la pensée la plus pénible, conclut-il. J’aperçois combien nos devoirs s’entre-choquent et sont quelquefois contraires les uns aux autres. Assurer la vieillesse de ma mère serait mon devoir, évidemment ; mais l’autre devoir n’est-il pas aussi grand qui consiste à travailler pour la paix et la fraternité des hommes.

— Pauvre Monsieur Émile, dit doucement Henriette, je vous comprends bien, allez. Fille d’un père que la guerre tue un peu chaque jour, ayant journellement sous les yeux le spectacle des douleurs causées par la guerre, je ne puis qu’applaudir les tentatives généreuses de ceux qui se dressent contre la barbarie du militarisme. Mais vos scrupules à l’égard de votre mère sont aussi légitimes, et je les approuve également. Pourtant, j’estime que ce sont les mères qui doivent comprendre. La mienne, je le sens, a d’avance accepté le geste de Pierre, s’il décide un jour de faire ce que vous-même avez choisi.

— Votre frère est bien heureux d’avoir une telle maman.

— Oui. Pourtant, elle, ma mère, elle souffre. Elle ne me l’a point dit. Nous ne parlons jamais de cela. Mais je sens sa douleur.

— Les pauvres mères, soupira le jeune homme.

Un long moment, tous deux se turent. Puis, Henriette dit :

— Il serait peut-être temps de redescendre.

Son compagnon parut s’éveiller d’une sombre rêverie.

— C’est vrai, dit-il. Votre frère et votre amie doivent nous attendre. Pourtant, puisque le hasard nous a permis aujourd’hui cette heure d’intimité, je veux vous dire, Mademoiselle Henriette, combien vous m’avez fait du bien. J’ai senti tout de suite que vous me compreniez, que vous ne me blâmiez pas, et même que vous approuviez la détermination que j’ai prise. Je ne rencontre autour de moi que désapprobation. On qualifie mes pensées de folie, d’extravagance, pour le moins on dit que je manque de jugement, de raison. Chaque jour je me heurte à l’incompréhension ; je suis obligé de me justifier, de recommencer toujours les mêmes plaidoiries à l’égard de mes convictions. Si vous saviez combien c’est pénible, et douloureux à la longue. Parfois ma tête est fatiguée, je suis obsédé par tous ces raisonnements, par ces exhortations à la sagesse, par le duel entre les divers devoirs que je sens autour de moi, et je me demande avec effroi si en effet ce n’est pas moi qui suis fou et si ce ne sont pas mes contradicteurs qui ont raison.

Henriette prit dans la sienne la main de l’instituteur, la garda.

— Non, Monsieur Émile, c’est vous qui êtes dans la vérité.

Une joie passionnée éclaira les yeux limpides du jeune homme. Il porta à ses lèvres la main de la jeune fille.

— Merci, dit-il enfin, Mademoiselle Henriette, vous avez prononcé les mots dont j’avais besoin. Désormais, entre mes contradicteurs et moi, il y aura toujours votre image et ces mots que vous venez de dire.

Ils s’étaient levés. Avant de s’engager dans la descente, elle demanda :

— C’est en octobre prochain que vous serez appelé par la Conscription ?

— Non. J’ai droit à une année de sursis, je l’ai demandée.

Elle le regarda, surprise. Il n’attendit pas la question pour répondre.

— Voyez-vous, je n’aurai vingt-et-un ans qu’au mois de décembre. Je veux être majeur devant la loi pour accomplir ce geste. D’abord, ma mère sera moralement dégagée de toute responsabilité, et on devra la laisser en dehors des poursuites dont je serai l’objet.

— Je comprends, dit-elle.

Tous les deux, à présent, redescendaient la pente aride du sommet, opération difficile et plus périlleuse que la montée. Ils ne dirent plus rien. Ils sentaient d’ailleurs qu’ils n’avaient plus rien à dire, et qu’une conversation banale ne se pouvait plus après l’échange qu’ils venaient de faire de leurs pensées les plus intimes.

Le séjour d’Émile Pagnanon se prolongea encore quelques jours. Il se décida pourtant à partir, remerciant l’aimable Colonel de son hospitalité. Le jour de son départ, il vint prendre congé des Bournef.

— Si vous veniez à Paris, lui dit Jeanne, ne manquez pas de venir nous voir. Et si vous avez des ennuis, n’hésitez pas à recourir à nous ; nous avons peut-être dans nos relations des personnes qui pourraient vous être utiles.

Le jeune homme était ému. Il remercia Jeanne, serra silencieusement les mains de Maurice et de l’aveugle. Quant aux trois jeunes gens ils avaient décidé de l’accompagner jusqu’à la station du petit chemin de fer qui devait lui faire rejoindre la ligne de l’Isère.

— Nous ne nous disons pas adieu, n’est-ce pas ? lui dit Pierre en le quittant. Nous nous retrouverons, c’est certain.

— Je l’espère, répondit-il.

Henriette ne dit rien. Mais il put lire dans ses yeux qu’elle non plus ne lui disait pas adieu. Et la jeune fille comprit qu’il emportait son image comme un viatique et comme une espérance.


V


De part et d’autres les études étaient reprises. Jeanne avait recommencé ses leçons, et Maurice, que la belle saison avait un peu réconforté et revivifié, se reprenait à l’espoir de rester quelques années encore près des siens. Il s’intéressait plus activement au travail de son ami Converset qui se passionnait autour des recherches sur les responsabilités de la guerre.

C’était le moment où L’Humanité commençait la publication de la correspondance de Raffalowitch, et tous ceux qui s’étaient émus des révélations des « Livres Noirs » commentaient avec ardeur cette nouvelle affaire. Peu à peu les origines du drame sanglant s’éclairaient d’une lumière nouvelle, et la personnalité de Raymond Poincaré devenait le centre de toutes les polémiques qui s’élevaient autour de la guerre.

— Cependant, expliquait à Maurice Bournef, le colonel pacifiste, les racines de la guerre de 14 sont lointaines. On les trouve au travers des documents diplomatiques concernant l’affaire d’Agadir et les lettres de l’Ambassadeur de Russie à cette époque sont très suggestives. Laisser la France libre au Maroc, applaudir l’accord franco-allemand, à condition que la France, en échange, laisse toute liberté à la Russie en Turquie, et la soutienne dans sa politique des Balkans. Soutenir la politique russe dans les Balkans, c’est ce que notre grande alliée nous réclamera jusqu’à cette ténébreuse affaire de Serajevo, qui nous précipitera dans la catastrophe préparée par trois années de subordinations, d’hypocrisie et de mensonge.

— Mon pauvre ami, et c’est pour cela que nous sommes partis, la conscience déchirée, nous demandant où était le devoir.

— Oui, nous avons vu seulement, alors, la dernière partie du dernier acte, habilement présentée pour nous faire perdre tout jugement. La mobilisation allemande, l’attitude de Guillaume, la déclaration de guerre, l’agression contre la Belgique, tout cela nous a masqué le reste. D’ailleurs, avouons-le, que savions-nous des engagements pris par notre diplomatie ? Ce que la presse voulait bien en dire. Et quand on sait comment elle nous a trompés…

— C’est la condamnation de la diplomatie secrète et des alliances. Mon frère et moi en dénoncions déjà le péril en 1912.

— Oui, les voies de la diplomatie secrète mènent toutes et toujours au même point, qui est le carrefour sanglant où s’égorgent les peuples sans savoir pourquoi. Mais la raison d’être de cette monstrueuse institution est précisément de masquer aux intéressés ce point d’arrivée.

— Et dire que cette puissance occulte et formidable n’est pas supprimée, qu’elle a repris, depuis la guerre, ses combinaisons ténébreuses, et que nos enfants la trouveront peut-être embusquée sur leur chemin.

Maurice Bournef, à cette évocation, eut dans le regard un éclair de révolte.

— Ah, tenez, mon cher ami, devant cette menace j’en arrive à conclure que c’est le jeune instituteur de l’Isère qui seul a raison. Qu’importent les combinaisons louches des ambassades, et les mensonges d’une presse vendue, si les consciences se refusent à cimenter leurs pactes. Si la diplomatie prépare la guerre, c’est le peuple qui la fait.

— Vous avez raison. Mais le peuple ignore qu’il n’est que le pantin dont tous ces joueurs intéressés tirent la ficelle.

Maurice était songeur.

— Dites-moi, Converset, pourquoi ne feriez-vous pas un livre là-dessus ? Ces deux énormes livres noirs qui donc ira les lire ? Mais si vous réunissiez les pièces les plus probantes, que vous les publiiez dans une étude pas trop longue et accessible au public moyen, ne croyez-vous pas que ce serait là une bonne œuvre ?

— Je le crois, et j’y songe, surtout depuis ces documents Raffalowitch.

— Ah, mon cher ami, comme je voudrais avoir mon activité d’autrefois pour vous aider dans cette tâche. Hélas, je ne suis plus qu’un malade condamné, dont l’unique devoir est de se garder, aussi longtemps que le mal le permettra, à la tendresse de ceux que mon départ plongera dans la douleur.

— Allons, allons, ne parlez pas de cela. Vous êtes si admirablement soigné.

— Ah, je crois que leur amour me prolonge plus encore que tous les soins…

Depuis son retour à Paris, Henriette avait reçu deux ou trois lettres d’Émile Pagnanon, lettres auxquelles elle avait répondu. C’était un échange de pensées, auquel s’ajoutaient de part et d’autres quelques nouvelles sur les occupations reprises.

Au début de décembre, après un assez long silence du jeune homme, une nouvelle lettre vint bouleverser la jeune fille, qui en donna sur le champ connaissance aux siens.

Voici ce que disait cette lettre :


« Chère Mademoiselle Henriette,

« Ma lettre d’aujourd’hui va bien vous surprendre. Imaginez-vous que je viens de donner ma démission et qu’elle est acceptée. J’entends d’ici votre exclamation, et je comprends que vous soyez impatiente de connaître cette histoire. La voici, vous jugerez vous-même comment les événements m’ont emporté.

« Au début de novembre, nous avions une conférence pédagogique. Je me rendis à Grenoble pour y assister. Elle avait pour sujet l’Instruction Civique des enfants. L’inspecteur nous fit un cours de patriotisme, et, j’ose dire, de militarisme. Il dit que nous devions préparer nos écoliers à leur devoir de français, qui consiste uniquement sans doute, selon lui, à être soldat et à bien manier un fusil, car il ne nous parla guère d’autre chose. L’école doit préparer les vertus héroïques. Pour cela, nous devons exalter nos héros nationaux, les grands capitaines, les volontaires de l’an II, et l’infatigable ardeur de nos braves poilus de la grande guerre. Il nous conseilla la préparation militaire scolaire par des marches, de l’exercice. Enfin, il nous avoua qu’il n’était pas adversaire des jeux guerriers, qui préparent les enfants à ne pas redouter les coups et à ne pas craindre d’en donner, et il nous conseilla d’encourager nos élèves à jouer à la petite guerre.

« Je vous avoue que j’avais de la peine à me croire éveillé. Je m’imaginais faire un rêve. Mais il me fallait bien me convaincre que c’était pure réalité. Parfois, la révolte faisait bondir ma poitrine, et mes tempes étaient en feu. Pourtant je n’osais rien dire.

« Cette séance s’étant prolongée plus que de coutume, je partis de Grenoble trop tard pour avoir ma correspondance et je dus faire une douzaine de kilomètres à pied pour rentrer chez moi. La marche me fit du bien. Je me calmai, raisonnai, méditai. Mais à mesure que je redevenais moi-même, je sentais que je ne pouvais pas donner mon consentement aux paroles entendues ni souscrire aux desiderata de notre inspecteur.

« Le lendemain je fis ma classe comme de coutume. Pendant les récréations, je regardais mes petits s’amuser innocemment, et une question se posait sans cesse à ma conscience : « Pourrais-tu leur conseiller des jeux qui les conduiraient à la violence et à la haine ? » Je sentais que ce n’était pas possible, que jamais, jamais, je ne pourrais être cet initiateur à la guerre dont la veille on nous avait tracé les devoirs.

« Alors, le soir, quand je fus seul dans ma chambre, j’écrivis à mon inspecteur. Ce fut une très longue lettre. Je lui disais que je n’avais pas pu lui répondre la veille, tant j’avais été surpris, bouleversé même, par sa conférence. Mais que depuis, j’avais réfléchi, et que je venais lui dire, loyalement, ce que je pensais.

« Je ne vous retrace pas ma lettre. Mais vous la devinez. Le résultat fut que je fus convoqué à l’inspection il y a quinze jours. Je m’y rendis. Cette fois j’osai parler. Je fus même très éloquent. Je déclarai qu’il était odieux d’orienter vers la haine les consciences enfantines. Entraîné par mon ardeur, je découvris toutes mes convictions, et je prévins mon inspecteur que j’étais fermement résolu à refuser le service militaire. Il me dit : « Vous ne ferez pas cela. Vous, un instituteur, payé par l’État pour donner à vos enfants une instruction honnête, pour leur enseigner leurs devoirs envers la loi et la nation, vous ne donnerez pas un pareil exemple de rébellion contre les lois de votre pays. Je lui répondis : « J’en suis navré, Monsieur l’Inspecteur ; mais j’accomplirai cet acte, je vous le jure. Avant d’obéir à l’État je dois obéir à ma conscience ».

« L’inspecteur, alors, entreprit de me raisonner, de me ramener, disait-il, à la sagesse. Mais je ne capitulai pas, et il comprit que rien ne me ferait changer. Il se fâcha, s’anima, puis me dit : « Alors, si cette décision est chez vous irrévocable, la loyauté vous oblige à donner votre démission, afin que le scandale de votre rébellion ne rejaillisse pas sur l’école tout entière ? »

« Je lui dis : « M. l’inspecteur, est-ce vraiment votre pensée ? » « Toute ma pensée », répondit-il. « C’est bien, lui dis-je, M. L’Inspecteur, j’ai l’honneur de vous remettre ma démission. »

« Il ne fit aucune objection, mais me pria de lui confirmer ma démission par lettre, en rentrant chez moi, et en spécifiant les motifs qui la déterminaient. C’est ce que je fis dès le lendemain. L’affaire a suivi son cours, et est à présent terminée. Ma démission est acceptée sans difficulté. Je continuerai mes fonctions jusqu’aux vacances de Noël, et à partir de cette date, je ne serai plus instituteur. Je le regrette, car j’aimais cette tâche qui me semblait belle entre toutes. Il me semble que les instituteurs pourraient faire tant de choses pour la paix du monde. Mais si leur rôle doit consister à perpétuer et servir les erreurs qui ont toujours déchiré l’humanité, je me retire.

« Allons, le sort en est jeté. Je suis maintenant entré dans la voie que j’ai moi-même choisie. Je sais bien que le monde va me condamner, et que je ne rencontrerai que des blâmes autour de moi. Mais, au milieu de la réprobation de tous, Mademoiselle Henriette, j’entendrai toujours votre voix me dire : « Monsieur Émile, c’est vous qui êtes dans la vérité ». Et cela me donnera la force d’affronter toutes les sentences et toutes les condamnations.

« Que vais-je faire à présent ? Je ne le sais pas encore. J’ai voulu vous raconter tout cela sans tarder. Dans quelques jours je vous écrirai pour vous dire ce que j’aurai résolu… »

Lorsque Henriette eut terminé la lecture de cette lettre, Maurice et Jeanne se regardèrent silencieux. Puis Jeanne dit enfin :

— Le brave enfant. Quel exemple il donne à ceux qui déclarent penser comme lui, mais qui n’osent faire le geste de la libération.

Maurice soupira.

— Ma pauvre amie, dit-il, j’ai bien peur que l’exemple reste ignoré et incompris, et que le pauvre garçon ne soit destiné à faire une victime.

— Alors, il n’y aurait rien à faire ?

— Je ne dis pas cela. Ce Pagnanon est admirable, mais c’est un isolé, et je répète ce que j’ai dit déjà : la lutte est trop inégale et d’avance c’est un vaincu.

— Maurice, les bons devront-ils donc être toujours des vaincus ? Souviens-toi de la mobilisation de 14. Lenoir, Lorget, Bourdeau, nous disaient « nous sommes des vaincus ». Un vaincu aussi était ce terrassier rencontré par ton frère rue Grange-aux-Belles. Et Louis Mathias à son tour nous répétait : « Nous sommes des vaincus ». La vérité ne triomphera donc jamais ? et toi, Maurice, toi, vas-tu aussi condamner celui qui ose la proclamer ?

— Chère Jeanne, tu sais que je ne condamne pas. J’admire ce jeune homme, je le répète. Sa conduite est un réconfort, une joie morale. Mais je ne peux pas oublier vers quelles souffrances il va désormais orienter sa vie.

Ce fut Henriette qui répondit.

— Père, nous devons accepter ses souffrances, puisqu’il les a lui-même voulues. Rendons-les lui supportables par notre affection, mais n’affaiblissons pas son courage.

La jeune fille avait dit cela avec un tel élan que Jeanne la regarda, surprise. Puis elle dit simplement :

— Henriette a raison. Notre conscience ne peut pas refuser son approbation à cette conscience si haute et si belle.

Quelques jours plus tard une nouvelle lettre d’Émile demandait aux Bournef s’ils consentiraient à le recevoir vers la fin du mois. Il voulait, disait-il, leur confier les décisions qu’il avait prises. La sympathie qu’ils lui avaient témoignée l’incitait à cette démarche et à cette confidence.

— Mais certainement nous l’accueillerons, déclara Jeanne. Et même, nous allons lui offrir l’hospitalité pour le temps de son séjour à Paris. Il ne faut pas oublier que le voilà privé de son gagne-pain, maintenant.

Pierre, qui était présent, applaudit à cette idée.

— Tu as toujours de bonnes pensées, toi, ma chère maman.

Il réfléchit un moment, puis dit encore :

— Il sera très facile d’accueillir Pagnanon près de nous. On pourra lui dresser un lit dans ma chambre. Il prendra ses repas avec nous. Notre foyer le réconfortera un peu dans cette crise morale qui s’abat sur lui.

Le jeune instituteur arriva le lendemain de Noël. Pierre et Henriette étaient allés l’attendre à la gare de Lyon, et déjà, dans le trajet de Paris à Ville-d’Avray, il leur avait refait le récit des événements qui avaient motivé sa démission. Ce récit, il dut le recommencer lorsque, après un repas sommaire, il se retrouva entre Maurice et Jeanne.

— Il me semble, dit Maurice, quand le jeune homme eut terminé, que tout ceci n’est pas bien régulier. Vous devez dix ans de services à l’État.

— C’est ce que j’ai fait remarquer à mon inspecteur, quand il m’a invité à démissionner. Mais il m’a dit que le mobile de mon acte serait considéré comme un cas de force majeure, et me délierait de mon obligation.

— Oui, je comprends. Il faut éviter tout scandale. Un instituteur objecteur de conscience, ce serait une catastrophe pour l’Administration.

— À votre place je n’aurais pas démissionné, dit Pierre.

— Je ne pouvais pas agir différemment, après ce que j’avais dit à mon inspecteur.

Jeanne à son tour demanda :

— Et votre mère, Monsieur Pagnanon, comment a-t-elle accepté cela ?

Des larmes montèrent aux yeux du jeune homme.

— Ah, Madame, vous touchez au point douloureux de cette affaire. Ma mère, hélas ! ma mère me condamne et ne veut plus me revoir, ni entendre parler de moi.

Émus par l’expression douloureuse du visage de leur hôte, les assistants gardèrent le silence. Henriette, enfin, s’approcha de lui, prit sa main et la serra.

— Pauvre Monsieur Émile, c’est le commencement du calvaire.

— Et la montée sera dure, ajouta pensivement Maurice.

Mais déjà le jeune homme s’était reconquis. Les yeux brillants, un peu fiévreux, il répondit :

— Ne croyez pas, Monsieur Bournef, que je n’aie pas tout prévu. Puisque vous parlez du calvaire, je répondrai que le Christ n’a été arrêté ni par les larmes de sa mère, ni par les prières de ses amis. Je ferai comme lui, et j’irai, s’il le faut, jusqu’à la croix.

Jeanne sentit la nécessité d’aborder un autre sujet.

— Laissons cela, dit-elle. Nous respectons trop la conscience de notre jeune ami pour ne pas nous incliner devant la décision qu’il a prise. Mais en attendant l’heure où cette décision devra être mise à exécution, qu’il nous permette de nous occuper de sa situation présente.

Puis, s’adressant à Émile :

— Voyons, mon enfant, que comptez-vous faire ? Vous désiriez nous demander conseil, avez-vous dit dans votre dernière lettre, parlez-nous donc comme à de vieux amis. Si notre amitié est récente, notre estime pour vous lui confère autant de force que l’ancienneté. Usez donc de nous si nous pouvons vous aider.

— Chère Madame, je n’en attendais pas moins de vous. Je suis venu, en effet, pour vous soumettre la décision que j’ai prise, et vous prier de me donner votre avis.

— Nous vous écoutons, dit Maurice.

Après avoir adressé à Henriette un regard passionné, Émile Pagnanon prit la parole, encouragé par l’attitude bienveillante de Jeanne et par la sympathie admirative de Pierre. Il avait appris que le centre Français des Quakers organisait un service de secours pour les régions dévastées du nord de la France, qui étaient restées, à peu de chose près, dans l’état lamentable où les avaient laissées les troupes allemandes en se retirant. D’après les récits de témoins, c’était un spectacle déchirant. L’Allemagne avait bien offert, en 1920, des matériaux et de la main-d’œuvre pour aider à la reconstruction des villages anéantis, mais les entrepreneurs et ingénieurs français étaient intervenus, au nom de la main-d’œuvre et de l’industrie nationales qui devaient, disaient-ils, bénéficier logiquement de ces entreprises, et les offres allemandes avaient été repoussées. Des spéculations, alors, s’étaient établies sur ces misères. L’affaire des cimetières de guerre était, parmi bien d’autres, un scandale sans précédent. Quelques grandes villes, cependant, se relevaient de leurs ruines ; mais les villages étaient à l’abandon. De pauvres gens étaient revenus vers leurs anciennes demeures, et en attendant qu’on voulût bien faire droit à leurs requêtes, ils s’étaient édifiés de sommaires abris parmi les débris. Les terres de culture étaient en friche, ensevelies sous les décombres laissés par l’invasion.

C’est alors que le centre Quaker français avait entrepris de réunir une équipe de sauveteurs volontaires pour porter secours aux populations des départements dévastés. Il ne faisait appel qu’aux bonnes volontés françaises, afin qu’il ne fût pas dit que des étrangers venaient porter préjudice aux travailleurs français. Les volontaires seraient concentrés sur un point donné, signalé comme étant plus particulièrement abandonné que les autres, et travailleraient sous la direction de chefs compétents. L’appel se terminait en formulant l’espoir que cette première équipe serait un exemple, et susciterait de nouveaux dévouements.

Le jeune instituteur, au courant de cet appel, avait songé à y répondre et à consacrer, à ce travail de reconstruction, les quelques mois libres qu’il avait devant lui. Il en parlait avec ardeur et enthousiasme. Il voyait, disait-il, dans cette croisade humanitaire, non seulement une œuvre de fraternité sociale, mais surtout une œuvre de pacification morale. Les malheureuses populations du nord, spoliées de toutes façons, manifestaient sans cesse des sentiments de haine à l’égard des allemands, cause initiale, à leur avis, de tous leurs malheurs.

— Et voyez-vous, conclut-il, l’action que tente en ce moment le Centre Quaker me paraît propre à jeter l’apaisement sur toutes ces colères.

— C’est aussi ma pensée, dit Henriette.

— Alors, demanda Jeanne, vous voulez vous faire inscrire pour cette équipe de volontaires ?

— C’est mon désir, en effet. J’en ai fait part au secrétaire du Centre, en lui annonçant ma prochaine visite. Mais je tenais à prendre votre avis avant d’aller le voir.

Maurice, qui jusque là avait gardé le silence, parla à son tour.

— Monsieur Pagnanon, cette décision que vous avez prise vous honore grandement. Nous ne pouvons que vous en estimer davantage. Pour ma part, je crois que vous ne pouvez pas mieux employer ces mois qui vous restent avant de mettre à exécution votre noble projet. J’estime même que vous pourrez le mûrir plus profondément pendant ce sacerdoce fraternel. Je pense enfin qu’il sera très utile que vous ayez donné cette preuve de courage quand viendra pour vous l’heure de la résistance aux lois militaires. On ne pourra pas dire, alors, que vous vous dérobez par lâcheté à la conscription, et ce sera pour vous une grande force morale.

— Je partage absolument la pensée de mon mari, dit Jeanne.

Le jeune homme était rayonnant.

— Ah, mes chers amis, s’écria-t-il, que vous me faites du bien. Je trouve enfin des cœurs qui me comprennent.

— Et qui vous soutiendront dans l’épreuve, ajouta Henriette.

Pierre dit à son tour :

— Je vous envie Pagnanon. Je voudrais me joindre à vous.

— Votre heure viendra, cher Pierre. Généreux comme vous l’êtes, vous serez un jour, vous aussi, un pionnier de la paix.

— Oui, dit Henriette, les temps approchent où les jeunes affirmeront leur volonté de paix dans le monde.

Maurice enveloppa sa fille d’un long regard reconnaissant. Il aimait cette âme à la fois sensible et résolue, dans laquelle il avait souvent retrouvé la fermeté de ses convictions anciennes unie à l’élévation de pensée et de sentiment de Jeanne. Dans ses heures de désespérance, l’image des deux jeunes êtres qu’il laisserait derrière lui apaisait sa pensée et lui rendait sa confiance dans les destins de l’humanité.

Comme un écho, il répéta :

— La paix est dans la volonté des hommes.

Cependant, Jeanne s’adressait de nouveau à Émile Pagnanon.

— Vous irez donc demain voir le secrétaire de ce comité ?

— C’est mon intention. Mais je voulais vous adresser une prière, chère Madame.

— Dites ?

— Je voulais vous demander de m’accompagner près de lui. Je suis un peu sauvage, moi, je crains d’être maladroit, de ne pas savoir me présenter.

— Un ours des montagnes, dit Henriette en souriant.

— Justement.

— Eh bien, comptez sur moi, répondit Jeanne, j’irai avec vous.


VI


Dans le courant de l’après-midi du lendemain, Jeanne Bournef et le jeune instituteur de l’Isère se présentèrent au centre français des Quakers, avenue Victoria à Paris. Le Secrétaire, René Soreau, les accueillit fort aimablement. Mais une déception attendait Pagnanon, le projet d’une équipe de volontaires pour le nord était abandonné.

— Songez, expliquait Soreau, que nous avons tout juste enregistré quatre adhésions, y compris la vôtre. Dans ces conditions, il est impossible d’entreprendre quelque chose.

— Quatre adhésions seulement, interrompit Jeanne. J’aurais cru, quand même, qu’une aussi noble tâche aurait tenté plus de consciences.

— Que voulez-vous, chacun pense à soi. Se donner gratuitement, quand il y a tant d’occasions de gain, cela semble de la folie.

Le visage d’Émile s’était assombri. Un pli violent creusait son front.

— Êtes-vous sûr qu’il n’y ait plus rien à attendre ?

— Mais voyons, quatre adhésions, depuis six semaines que l’appel est lancé.

— Peut-être n’a-t-il pas été suffisamment connu ?

— Non. Nos feuilles d’appel ont été répandues dans tous les milieux. Il faut se soumettre à l’évidence. L’heure n’est pas venue encore où des tentatives comme celles-là peuvent être comprises. Le mieux est d’y renoncer pour maintenant.

Mais le jeune homme ne se résignait pas. La déconvenue pour lui était si grande qu’il se laissait presque aller à la colère. Il se calma pourtant, et prit congé de René Soreau, qui l’engagea à revenir le voir.

— Nous pourrions peut-être envisager avec vous l’utilisation de votre liberté, dit-il.

Henriette n’eut pas besoin de poser de questions lorsqu’elle vit revenir sa mère accompagnée de leur hôte. Le visage d’Émile exprimait la consternation.

Ce fut Jeanne qui fit le récit de leur entrevue avec René Soreau.

— Ce qui m’indigne le plus, s’écria le jeune instituteur, lorsqu’elle eut terminé, c’est la facilité avec laquelle il semble accepter cette défaite.

Maurice voulut l’apaiser.

— Mon pauvre ami, dit-il, que voulez-vous qu’il fasse en cette circonstance. Il est bien obligé d’accepter les événements.

— Mais pourquoi décourager les quatre qui ont répondu ?

— Parce qu’on ne peut, pratiquement, rien tenter dans ces conditions. Voyez-vous une équipe de quatre volontaires en face de cette formidable besogne à accomplir ?

— Il fallait essayer quand même. Nous nous serions présentés tous les quatre dans l’un des villages qu’il s’agissait de relever. Nous eussions bien trouvé, sur place, quelques braves gens pour se joindre à nous. Ainsi, peut-être, l’élan aurait été donné et d’autres seraient venus. Nous aurions été les travailleurs de la première heure. Il n’en faut pas plus, quelquefois, pour réveiller des consciences et susciter des énergies. Toutes les œuvres de foi ont été tentées par un seul ou par un petit groupe. Il eût été si beau de donner cet exemple au monde : quatre apôtres de la réconciliation des hommes apportant humblement leur aide fraternelle à leurs frères en détresse.

Il parlait, avec une conviction si sincère, les yeux brillants, la voix vibrante, que tous l’admiraient. Ce fut encore Henriette qui conclut :

— Oui, c’eût été beau. Et vraiment la chose méritait la peine d’être tentée.

La semaine toute entière s’écoula. Émile Pagnanon sortait toutes les après-midi, tantôt seul, tantôt en compagnie de Pierre. Deux ou trois fois il sortit également le soir, pour entendre quelques conférences. Il restait soucieux, le regard perdu dans une contemplation intérieure. Henriette seule réussissait à rendre à ses traits leur ancienne confiance.

— Vous êtes mon étoile, lui dit-il un jour qu’ils étaient seuls. Je suis sensible, croyez-le, à la sympathie que me témoignent les vôtres ; mais vous seule me comprenez vraiment.

Le jour de l’an passa. Le 4 janvier le jeune instituteur décida de se rendre à une importante réunion organisée à la maison des Syndicats, rue de la Grange-aux-Belles. Les principaux chefs du Communisme y devaient exposer leurs théories, et soutenir la contradiction de leurs adversaires.

Il était minuit et demi quand le jeune homme rentra à la maison des Bournef, à Ville-d’Avray. Jeanne ne s’était pas couchée pour l’attendre, et ce fut elle qui lui ouvrit. Elle fut frappée, dès le premier regard, par le bouleversement de ses traits.

— Mon Dieu, Monsieur Émile, que s’est-il donc passé ? s’écria-t-elle.

— Des choses affreuses, Madame, répondit le jeune homme en serrant fiévreusement la main de Jeanne.

Elle le fit entrer dans le cabinet de travail, l’obligea à s’installer dans un fauteuil, s’assit près de lui.

— Voyons, mon enfant, dit-elle, racontez-moi ce qui vous bouleverse ainsi.

— Les scènes que j’ai vues, chère Madame. Jamais je n’aurais cru cela possible. Ah, voyez-vous, cette guerre qui a passé sur nous a réveillé tous les instincts de violence de la vieille bête humaine, et maintenant les hommes ne savent plus mettre un frein à leurs passions.

Il se tut. Comprenant qu’il avait besoin de se ressaisir, Jeanne respecta son silence. Enfin, un peu calmé, il entreprit le récit des événements auxquels il avait fait allusion.

La réunion de la Maison des Syndicats s’était révélée, dès les débuts, houleuse et menaçante. Le premier orateur avait eu beaucoup de peine à se faire entendre. Quand son contradicteur lui succéda, il fut assailli et dut abandonner la tribune. Un autre alors se présenta qui souleva un tonnerre d’applaudissements en même temps que des sifflets et des vociférations. Ce fut une mêlée indescriptible. De la tribune un coup de revolver partit et dans la salle un homme s’affaissa. Alors la mêlée devint bataille. Les assistants, surexcités, s’étaient divisés en deux camps s’invectivant et s’injuriant. Tout à coup, l’un d’eux se saisissant d’une lourde barre de fer restée dans un coin de la salle, l’éleva comme une massue au-dessus de la tête de son adversaire, et la laissa retomber. L’homme tomba, le visage en sang. Au même moment, un autre coup de revolver retentit. Puis la police envahit la salle, dispersa les assistants.

Jeanne écoutait, terrifiée, elle aussi.

— Dans quel temps vivons-nous, murmura-t-elle. Ces haines politiques prennent des proportions effrayantes.

Poursuivant son récit, Émile Pagnanon ajoutait que, dès le premier coup de revolver, il avait voulu intervenir. Il était monté sur sa chaise, avait tenté quelques paroles d’apaisement. Mais immédiatement, il avait été renversé, bousculé, frappé.

— Mon Dieu, dit Jeanne, l’interrompant, vous êtes blessé peut-être, vous eussiez dû me le dire tout de suite.

— Rassurez-vous, Madame, pour ce qui me concerne, ce n’est pas grave. Quelques contusions à l’épaule, peut-être, et les reins un peu douloureux. Il n’y paraîtra plus dans deux jours.

— N’importe, il faut faire un peu de réaction. Je vous ferai un grog, et vous me montrerez tout à l’heure cette épaule. Il y a peut-être lieu de la soigner.

Le lendemain matin, le jeune homme ne put se lever, en proie à une violente courbature. Constatant qu’il faisait de la température, Jeanne l’obligea à garder le lit toute la journée.

Elle avait fait le récit des événements de la veille à son mari et à ses enfants, et Pierre était allé en hâte chercher des journaux. Le drame de la rue de la Grange-aux-Belles y était rapidement relaté, l’heure tardive n’ayant pas permis un compte rendu détaillé. Mais on annonçait la mort d’un des blessés et l’on disait que les deux autres étaient dans un état très grave, presque désespéré. On notait encore quelques coups et blessures sans gravité.

Pendant que Pierre lisait les feuilles d’information, Jeanne et Maurice se regardaient, les yeux humides, communiant dans une même douleur.

— Mon Dieu, dit enfin Jeanne, il serait bien nécessaire qu’il y eût de nombreux apôtres de la réconciliation humaine.

Maurice soupira. Puis, avec un cri de souffrance :

— Ah, depuis le meurtre de notre cher Jaurès, que de crimes le fanatisme a fait commettre, au nom des dogmes les plus divers.

Après une seconde nuit de repos, Émile Pagnanon put se lever. L’état fiévreux était dissipé. Mais il restait accablé, triste et taciturne. Le jour suivant, après le repas de midi, il voulut sortir, se déclarant pleinement remis.

— Un peu de marche au grand air me fera du bien, dit-il.

Il rentra à la tombée de la nuit. Henriette vint vers lui, anxieuse.

— Vous êtes resté longtemps dehors, dit-elle, n’allez-vous pas avoir pris froid ?

— Ne suis-je plus l’enfant des montagnes, Mademoiselle Henriette ? suis-je devenu si sensible et si délicat ?

Elle dit, doucement :

— Sans doute, Monsieur Émile, vous êtes robuste et vaillant ; mais après les événements de ces trois jours, il serait admissible que vous ayez conservé un peu de fatigue.

Il lui prit la main.

— Je n’ai conservé que de la douleur morale. Le corps ne vaut pas la peine qu’on s’inquiète de lui.

Puis, plus grave, il ajouta :

— Mademoiselle Henriette je voudrais me confier à vous, vous dire ce que j’ai pensé depuis deux jours, et la décision que j’ai prise enfin cet après-midi.

— À moi seule, Monsieur Émile ?

— À vous seule, je parlerai ensuite à vos parents.

Troublée, ne sachant comment interpréter les paroles du jeune homme, Henriette le regardait sans répondre.

— Mademoiselle Henriette, dit-il, accordez-moi la même confiance que celle que vous m’avez témoignée dans les Alpes, quand je vous ai fait le récit de ma vie et que je vous ai livré ma pensée.

Elle n’hésita plus.

— Venez dans le cabinet de travail, dit-elle. À cette heure nous n’y serons pas dérangés.

Lorsqu’ils furent assis l’un près de l’autre, elle dans un fauteuil, lui sur une chaise basse, elle lui dit :

— Et maintenant, imaginons que nous avons en face de nous le massif du Mont-Blanc, et parlez-moi comme vous l’avez fait là-bas.

Une douceur tendre passa dans le regard du jeune homme. Puis, d’une voix basse et émue, où vibrait un peu de passion.

— Mademoiselle Henriette, depuis ce jour dont vous parlez, votre image est restée pour moi inséparable de mon devoir. Vous m’avez dit : « C’est vous qui êtes dans la vérité » et il me semble que si je renonçais à cette vérité, je renoncerais à votre estime et à votre amitié.

Il se tut un moment, puis il dit, plus bas encore.

— Et j’aimerais mieux perdre la vie que perdre votre amitié. J’ai trouvé chez vous ce qu’on rencontre rarement chez les jeunes filles : une fermeté d’esprit qui est le plus souvent l’apanage de l’homme, une noblesse de cœur, une générosité, qui font de vous la digne fille de votre mère ; et pourtant, à toutes ces qualités de force, vous joignez une fraîcheur de sentiment qui réconforte. Vous êtes vraiment la femme nouvelle promise à l’avenir. Aujourd’hui, vous êtes presque une exception.

— Ne croyez pas cela, Monsieur Émile. Nous sommes peut-être une minorité, je vous l’accorde, mais je sais d’autres jeunes filles qui possèdent ces qualités que vous dites trouver en moi. La sœur de Jean Tissier, cette charmante Hélène qui était avec nous cet été dans les Alpes, sera, elle aussi, de ces femmes d’avenir que vous évoquez. Bien qu’elle soit plus jeune que moi, j’ai déjà eu l’occasion d’admirer sa force morale et le tranquille courage avec lequel elle a su accueillir les épreuves que sa famille a dû affronter. Oui, il y a en ce moment une jeune génération qui se prépare à jouer un rôle dans les destinées du monde, une génération où les femmes et les hommes ne seront plus séparés par les vieilles barrières du passé, mais lutteront ensemble, la main dans la main, avec confiance et dignité.

— Peut-être dites-vous vrai, Mademoiselle Henriette, mais trop de femmes sont encore restées frivoles, seulement préoccupées de leur personne, et incapables de s’élever vers les graves questions auxquelles nul ne devrait se dérober. Pour les hommes qui ont conscience de leur devoir social et de leur devoir humain, il est pénible, croyez-moi, de rencontrer de telles femmes sur leur chemin ; pénible, douloureux même, d’être liés à elle par l’affection.

Émue par l’accent du jeune homme, Henriette lui prit doucement la main.

— Vous pensez à votre mère, dit-elle ; mais votre mère ne peut pas être mise en cause. J’ai seulement voulu parler des femmes de ma génération.

— C’était d’elles seulement que je parlais aussi. Si je souffre à la pensée de tout ce qui me sépare aujourd’hui de ma mère, je comprends trop bien les raisons qui en sont cause pour récriminer. L’esprit suit son chemin, lui aussi. Je ne puis pas demander à ma mère, qui est presqu’une ignorante, de s’élever jusqu’aux pensées qui sont devenues les miennes. Je peux lui conserver toute ma tendresse malgré l’incompréhension qui nous sépare, car cette incompréhension n’est pas réciproque ; si ma mère ne me comprend pas, il n’en est pas de même pour moi. Et c’est précisément parce que je peux la comprendre que ma tendresse pour elle n’est pas diminuée. Il ne peut pas en être de même à l’égard d’une affection qui demande une mutuelle compréhension.

Le jeune instituteur se tut. Malgré lui, une amertume soudaine avait nuancé sa dernière phrase. Henriette l’avait sentie, et ne savait plus que dire.

Ce fut lui qui rompit le silence.

— Tenez, Mademoiselle Henriette, je ne veux pas que vous ignoriez quoi que ce soit de ma vie. Je veux achever, aujourd’hui, ma confidence des Alpes. Vous comprendrez mieux ainsi l’admiration que j’ai pour vous.

La jeune fille, d’instinct, avait compris qu’il allait être question d’une femme. Elle ne se trompait pas. Le jeune homme avait eu, là-bas, une jeune amie de son âge qui, comme lui, se destinait à l’enseignement. Rose-Marie était élève de l’École Normale de jeunes filles, lorsqu’il l’avait connue. Une grande amitié, des goûts communs, les avaient rapprochés. À dix-huit ans, ils s’étaient fiancés, et il était reçu presque comme un fils, chez les parents de la jeune fille. Mais Rose-Marie n’avait pas suivi l’évolution spirituelle du jeune homme et rapidement des heurts, des froissements, s’étaient fait sentir. Lorsqu’il était revenu de Lugano, elle s’était montrée hostile à l’orientation qu’avait prise sa pensée ; elle condamna ses idées, blâma, ridiculisa même ses projets de résistance à la conscription. Après des discussions pénibles, douloureuses pour lui, il dut rompre. Jamais, depuis cette rupture, il n’avait revu celle qui avait été sa fiancée et vers qui son premier et juvénile amour était monté.

Lorsqu’il eut terminé son récit, un long silence plana. Henriette, vaguement, se sentait triste.

— Mademoiselle Henriette, dit-il enfin, je vous devais cette dernière confidence. Elle vous expliquera mieux le bien que vous m’avez fait. J’ai trouvé en vous l’âme féminine que j’ai souffert de ne pas trouver en Rose-Marie. L’homme a besoin d’être compris, approuvé, soutenu, par une femme. C’est un besoin aussi naturel que celui qui pousse le petit enfant vers sa mère. Vous avez réalisé pour moi cette femme nécessaire à tout homme pour éclairer sa route. Rose-Marie n’avait été qu’une illusion ; vous êtes, vous, la vérité de ma vie.

Puis, comme la jeune fille se taisait toujours, le jeune homme poursuivit.

— Peut-être ne devrais-je pas vous parler ainsi, peut-être trouvez-vous que cela manque de correction. Mais c’est sans doute la dernière fois qu’il m’est donné de vous ouvrir mon cœur et ma pensée. Dans quelques jours je vous aurai quittée, et l’avenir qui m’attend ne me permet pas d’espérer. Du moins je veux que vous sachiez que vous resterez le guide moral de mes actions et que toujours j’entendrai votre voix me dire, comme là-haut dans les Alpes : « Monsieur Émile, vous êtes dans la vérité. »

La voix du jeune homme avait pris une intonation douloureuse. Henriette soupira. Elle avait été attirée vers lui par la beauté de son caractère, par l’élévation de sa conscience, et comme toujours, en pareil cas, son cœur avait suivi sa pensée. Mais elle se demandait, à cette heure, si l’affection spontanée qu’elle lui avait accordée répondait bien à l’admiration passionnée du jeune homme. Jusqu’à présent elle n’avait point songé à l’amour, bien qu’elle eût dépassé la vingtième année. Le milieu familial avait mûri sa pensée, l’avait orientée vers la gravité et le sérieux. La grande tendresse qu’elle éprouvait pour les siens avait toujours suffi à alimenter son cœur. Et il ne lui semblait point qu’elle donnait à Émile Pagnanon une affection différente de celle qui l’unissait à ses parents et à son frère. La confession qu’il venait de lui faire la trouvait dans l’incertitude, bien qu’elle la troublât un peu. Mais quelle femme n’est pas troublée par la présence de l’amour, même lorsqu’elle ne le partage pas ?

Lui, maintenant, respectait son silence. Il avait l’intuition de ce qui se passait en elle. L’absence d’élan de sa part avait été significatif à ses yeux. Il n’était pas aimé comme il aimait lui-même. Mais si cette certitude lui était cruelle, elle n’altérait en rien sa sérénité d’âme. Ne valait-il pas mieux, d’ailleurs, qu’il en fut ainsi. Il l’avait dit, il n’avait rien à espérer de l’avenir.

Henriette, pourtant, comprit la nécessité de parler.

— Monsieur Émile, dit-elle, je ne puis vous dire à quel point vous m’avez émue. Je voudrais vous donner l’assurance de mon affection pour vous, et je me sens bien maladroite à l’exprimer. Mais croyez bien que ce ne sera pas seulement une image que vous emporterez avec ma pensée, ce sera aussi ma présence amie. Dans votre œuvre de paix et de réconciliation humaine, je serai entièrement avec vous.

Ces paroles ramenèrent le jeune homme vers ses récents projets. C’était pour les soumettre à la jeune fille qu’il lui avait demandé cet entretien.

Gravement, posément, il les lui exposa. Le drame dont il avait été témoin, trois jours auparavant, à la Maison des Syndicats, l’avait bouleversé. Jamais il n’avait aussi bien compris les sentiments de violence qui s’étaient emparés des hommes. Tout cela, c’était le fruit de la guerre. Elle n’avait pas seulement blessé les corps, elle avait aussi blessé les âmes. On ne fait pas une loi, pendant quatre ans, de la brutalité, de la cruauté, de l’horreur, sans qu’il en reste une formidable empreinte sur l’esprit humain. Les hommes avaient perdu le sens de la vie. La négation de toute raison avait été telle que la raison avait sombré dans la tourmente, et l’humanité privée de la raison c’est comme le navigateur privé de sa boussole, tous les deux vont à la dérive. Il fallait ramener l’humanité à la raison. Mais par quels moyens. Comment retrouver l’équilibre moral du monde ?

— Mademoiselle Henriette, il n’y a de salut que dans l’amour. J’y ai bien réfléchi. C’est dans l’amour que la raison puise ses meilleures racines. La haine a déséquilibré les hommes, parce que les hommes ne sont pas faits pour la haine. La raison de vivre de l’humanité, c’est l’amour. Ramenons les hommes à l’amour, nous les ramènerons à la raison en les ramenant à la vie.

Il s’était levé, et avait dit cette dernière phrase avec une ferveur passionnée. Henriette l’admira. Elle comprit qu’il était plus grand que sa souffrance, et que son idéal dominait ses sentiments. Au fond, il n’avait besoin de personne. Il était de ces pèlerins qui portent en eux le Dieu de leur foi, et qui ne sont jamais seuls étant sans cesse avec lui.

Émile, maintenant, marchait à travers la pièce. Il revint s’asseoir sur la petite chaise, près de la jeune fille.

— Il faut à présent que je vous dise la détermination que j’ai prise. Je sens d’avance que vous la comprendrez.

— Je comprends déjà les mobiles qui vous l’ont fait prendre. Et je sens qu’elle ne peut que vous honorer.

— Je n’ambitionne point d’honneurs. Je veux servir cette vérité que j’ai découverte. Je veux être un témoignage vivant de la loi d’amour. Je veux aller vers les hommes malheureux et les servir humblement, dans leur malheur, pour apaiser en eux les colères et les désirs de vengeance.

— Mais comment ?

— En m’associant à leur peine, à leur misère, en partageant leur dure et pénible vie. Ils comprendront peut-être ainsi ce que peut l’amour, puisqu’aucune autre raison que l’amour ne m’aura poussée vers eux.

La jeune fille avait pris une attitude interrogative.

— Mademoiselle Henriette je partirai après-demain pour les régions dévastées.

— Vous, Monsieur Émile, tout seul ! mais, que pourrez-vous faire ?

— Ce que j’aurais fait avec l’équipe des Volontaires. Ce que René Soreau n’a pas cru devoir essayer avec quatre bonnes volontés, je vais le tenter tout seul.

Henriette était à la fois émerveillée et effrayée. Lui, sans paraître nullement troublé, continuait à exposer son plan. Il s’arrêterait dans l’un de ces pauvres villages en ruines, il offrirait son travail et son aide. Et lorsqu’il ne serait plus utile là, il irait plus loin. Sur son chemin, il parlerait de fraternité, de concorde, de pardon. Il savait bien que ce ne serait qu’un exemple, un pauvre exemple isolé, une petite voix dans la tempête ; mais n’importe, il irait ainsi, parce que sa conscience le lui ordonnait, et parce qu’il fallait bien que la tâche de rédemption soit entreprise. Ne suffit-il pas, quelquefois, d’une humble parole jetée au vent pour remuer les âmes ? et les actes d’amour ne portent-ils pas en eux une puissance de vie ?

— Vous voulez être un nouveau Christ, dit Henriette. Je vous admire, mais je tremble pour vous.

— Il ne faut pas trembler, Mademoiselle Henriette. Voyez-vous, en accomplissant cette tâche d’apaisement, j’aurai le sentiment de faire contrepoids à cet esprit de violence et de haine dont j’ai vu, l’autre soir, les horribles ravages. Depuis trois jours le visage ensanglanté du malheureux s’affaissant sous ce coup de massue n’a pas quitté ma pensée. Il sera sans cesse devant mes yeux dans cet apostolat que je choisis, et chaque fois qu’il me sera donné de ramener un peu de bonté dans les cœurs, il me semblera effacer un peu du sang qui le souille.

Henriette, à son tour, avait quitté son siège. Elle s’approcha du jeune homme, toujours assis sur la petite chaise, et posa sa main sur son épaule.

— Cher Émile, dit-elle avec douceur, vous êtes à mes yeux un être sublime. Mais, je le crains, on ne vous comprendra pas. Je me demande même comment mes parents vont accueillir votre décision. Ils sont bons pourtant. Quand allez-vous leur parler ?

— Mais, ce soir même, car ma décision est irrévocable, je partirai après-demain.

— Permettez-moi de vous poser une question assez délicate : Avez-vous quelques ressources devant vous ?

— J’ai mon dernier mois de traitement intact. Il va me servir à faire, demain, l’acquisition d’un sac de scoutisme pour emporter mon linge, et d’un complet de travail en velours. Le peu qui me restera suffira à parer au voyage et aux premières nécessités.

— Mais de quoi vivrez-vous ?

— Je trouverai bien la nourriture et l’abri en échange des services que je rendrai.

— Votre foi est admirable, mais si pourtant vous étiez mal accueilli.

— Mademoiselle Henriette, je ne me pose pas cette question. Ceux qui s’embarrassent des détails n’entreprendront jamais rien. Allez dans le monde, a dit le Christ aux apôtres, et portez-y ma parole. Il ne s’est pas inquiété des moyens dont ils pourraient disposer, ni de savoir s’ils seraient toujours bien accueillis. Il savait bien que ceux qui ont la foi trouvent toujours, à l’heure voulue, le pain quotidien.

— Vous croyez au miracle ?

— Je crois à la bonté.

— Pourtant vous venez de dire, il y a un instant, que le monde sombrait sous la montée de la violence.

— Je l’ai dit, et c’est la douloureuse vérité. Mais la bonté n’est pas morte. Elle est toujours au cœur des hommes. Seulement elle est endormie. Il faut la réveiller, lui rendre la lumière. Que voulez-vous, on l’a ensevelie sous tant de mauvais égoïsme ; l’amour du gain, des honneurs, du pouvoir, a pris une telle force qu’il a envahi l’esprit humain comme la mauvaise graine prend possession d’un champ. Mais coupez l’ivraie et grattez le sol, vous retrouverez la bonne semence.

— Je vous admire, dit encore Henriette.

— Ne m’admirez pas, je suis seulement un homme. Je sais bien qu’on dira de moi que je suis fou. Mais y aurait-il quelque mérite à l’effort, si l’on était sûr, d’avance, qu’il sera couronné de succès. Et puis, rien n’est jamais complètement perdu. Tout porte fruit, et pas un verre d’eau n’aura été donné en vain…

Le surlendemain, comme il l’avait annoncé, Émile Pagnanon quittait Paris pour les régions dévastées. Maurice et Jeanne s’étaient bien émus de sa détermination ; ils lui avaient présenté toutes les objections qu’en leur conscience ils croyaient devoir faire. Mais devant l’inébranlable assurance de sa foi, ils n’avaient pu que s’incliner.

Quand il leur avait fait ses adieux, Maurice lui avait dit en lui serrant la main :

— Allez, jeune apôtre de la réconciliation, allez porter votre cœur plein d’amour sur ces chemins sanglants où l’humanité affolée a semé la haine et la mort. On ne vous comprendra peut-être pas dans le présent ; mais votre geste portera des fruits dans l’avenir.

Jeanne l’avait attiré dans ses bras et l’avait maternellement embrassé.

— Cher enfant, dit-elle, c’est la bénédiction d’une mère que je vous donne. Souvenez-vous qu’ici vous laissez une famille qui comprend votre pensée. Nous ne voulons pas vous affaiblir ; mais si, pourtant, vous ne trouviez pas l’accueil que vous espérez, n’hésitez pas à revenir près de nous.

Henriette et Pierre accompagnèrent leur ami à la gare du Nord. Ils avaient le cœur serré en songeant aux épreuves qui l’attendaient. Mais lui n’y songeait pas. Il était presque gai. Sac au dos, bien sanglé dans un complet de velours à culottes courtes, chaussé de gros souliers, il avait l’air d’un globe-trotter partant à l’aventure. Pourtant il était ému. Avant de monter en wagon, il étreignit ses deux jeunes amis, mit un baiser sur le front d’Henriette, promit d’écrire dès le lendemain. Puis, quand le train s’ébranla, il leur dit encore adieu par la portière, les yeux brillants de douleur et de foi, un grand sourire tendre éclairant ses lèvres.


VII


Cependant, le colonel Converset, poursuivant l’œuvre de documentation dont il avait entretenu son ami, Maurice Bournef, avait préparé ce livre de vulgarisation destiné à faire connaître les pièces essentielles de cette diplomatie franco-russe qui avait contribué à nous mener à la guerre.

Un dimanche de la fin de février, il se présentait à Ville-d’Avray, désireux de soumettre à Maurice le manuscrit de son livre. Le général Delmas était précisément venu, ce même dimanche, passer la journée avec ses enfants.

Depuis la fin de la guerre, le général venait beaucoup moins souvent qu’autrefois chez sa fille. Il ne s’y sentait plus à l’aise. L’état de Maurice, qu’on savait condamné, la douleur muette de Jeanne, la présence de l’aveugle et d’Éliane, tous ces témoignages éloquents de l’horreur de la guerre le gênaient. Lui n’avait pas changé. Assurément, il était affecté de la cruelle épreuve qui atteignait sa fille. Il avait déploré la mutilation de l’artiste, comme il avait sincèrement regretté la mort de Léon Bournef. Mais tout cela n’atteignait pas ses convictions. La guerre ne se fait pas sans victimes, et lui, patriote, occupant dans l’armée un poste d’honneur, se devait de s’élever au-dessus de ces dures nécessités. Que la guerre eût frappé les siens, sa famille, ses amis, lui semblait être, au contraire, une raison de rehausser son patriotisme. Son amour pour son pays n’était-il pas agrandi de tous ces sacrifices exigés par l’honneur et la grandeur de la Nation ? Au-dessus des deuils il fallait élever la victoire, les provinces reconquises, la vieille injure de 1870 effacée. La France était redevenue la nation glorieuse d’autrefois, et ceux qui étaient morts pour elle étaient, par delà la tombe, auréolés de cette gloire.

Il était cependant gêné pour prononcer de tels jugements chez son gendre. Lorsqu’il lui arrivait de se laisser aller à dire son opinion, il se heurtait à une froideur de la part de Maurice, aux regards de reproche de sa fille, à l’attitude désapprobative de sa femme. Blessé dans sa dignité, il jugeait inutile toute justification ; mais se promettait tout bas d’espacer encore ses visites. D’ailleurs, l’éducation de son petit-fils ne le satisfaisait point. Il comprenait que cette éducation s’orientait vers les tendances de Maurice devenues celles de Jeanne, et pour lesquelles il sentait chez sa femme une secrète sympathie. Chose singulière, à mesure qu’il se désintéressait de Pierre, il se rapprochait d’Henriette, dont le caractère sérieux lui plaisait. Avec elle il consentait à discuter, non point qu’il capitulât devant elle, mais parce que la douceur de la jeune fille lui permettait d’exhaler toutes ses rancœurs. Elle, douée d’une finesse extrême, comprenait que laisser son grand-père s’exprimer à son gré avec elle épargnait aux siens des discussions douloureuses. Elle écoutait donc les tirades du général, y opposait doucement ses raisonnements, justifiait sa mère, défendait les convictions de son père, tout cela avec bienveillance, avec déférence même, s’efforçant toujours de rester sur le ton de l’affection et du respect.

— Tu es la seule qui me comprenne, lui disait par fois le général Delmas.

Ce dimanche là, quand le colonel Converset arriva, toute la famille était réunie dans le Cabinet de travail, pièce habituellement consacrée aux réceptions et aux réunions intimes. À l’entrée du Colonel, le général fronça le sourcil. Il n’aimait point ce « militaire pacifiste » comme il l’appelait. Déjà, à diverses reprises, il avait exprimé sa désapprobation pour l’attitude prise, depuis la fin de la guerre, par un général de l’armée du Nord, le général Percin, que la guerre avait rendu pacifiste et internationaliste, et qui avouait ouvertement et publiquement sa transformation morale.

— Je considère, disait le père de Jeanne, que l’attitude de Percin est une trahison. En admettant même qu’il eût modifié ses opinions, il se devait de les taire. Il ne se rend pas compte qu’en désavouant la guerre comme il le fait, il désavoue son pays.

Maurice, un jour, lui avait répondu :

— On ne désavoue pas son pays parce qu’on reconnaît les fautes qu’il a commises. C’est par la connaissance des erreurs qu’on arrive à la vérité. La chose est vraie pour les peuples comme pour les individus.

— Sans doute ; mais il n’en est pas également moins vrai que des écrits et des discours comme ceux de Percin sont de nature à affaiblir le patriotisme des Français. Qu’une guerre survienne demain, tous ces doutes qu’il a jetés dans les consciences n’auront-ils pas pour résultat d’amener un désarroi néfaste à la défense nationale.

— Mais le but que poursuit Percin n’est-il pas précisément d’obliger les consciences à réfléchir, et par cela même d’empêcher le retour possible d’une guerre.

Le général avait haussé les épaules.

— On n’empêchera pas plus la guerre qu’on empêchera les tremblements de terre et les tempêtes. Ce sont des calamités qui dépassent le pouvoir humain.

Cet après-midi de février, le beau-père de Maurice avait eu justement l’occasion de parler du général propagandiste à propos d’une conférence toute récente. La discussion s’était poursuivie sur ce thème, et n’était pas terminée encore quand Converset entra.

Les salutations échangées de part et d’autre, la conversation reprit son cours.

— Nous discutions précisément, dit Maurice, du dernier discours du général Percin. Il nous serait agréable, cher ami, de savoir ce que vous en pensez.

Le colonel Converset était un admirateur de Percin. Une fois de plus il tint à l’affirmer, en déclarant qu’il partageait ses idées. Cependant, pour ne pas aggraver une situation délicate, il restait très modéré dans ses appréciations.

— N’importe, dit Maurice, vous approuvez son attitude générale ?

— Certes, oui. Que voulez-vous, le problème de la paix et de la guerre a cela d’excellent qu’il est absolu. Il ne peut pas y avoir de demi-mesures. La paix, c’est toute la paix ; la guerre, c’est toute la guerre. Il faut se prononcer. Percin en est arrivé aux conclusions radicales. Il veut toute la paix, il lui faut donc condamner toute la guerre.

— Mais il discrédite l’armée, intervint le beau-père de Maurice.

— Il n’a pas à la discréditer. Il en souligne les tares ; il montre les fautes et les faiblesses des états-majors ; il dévoile les questions d’intérêt particulier qu’on masque sous les beaux discours patriotiques ; il ne dit que des vérités puisque ses adversaires doivent se contenter de le maudire, sans pouvoir l’accuser de mensonge. Si l’armée se trouve discréditée par ses arguments, le discrédit s’établit de lui-même. Il suffit pour chacun de réfléchir.

Le général Delmas n’entendait pas être battu sur des questions qui étaient à ses yeux d’une importance capitale.

— On ne doit pas toucher à l’armée. Elle est la force d’un pays. C’est elle qui affirme, dans le monde, sa valeur et son indépendance. Que des officiers aient été incapables, qu’ils se soient laissé aller à des sentiments de jalousie ou d’intérêt, qu’ils n’aient pas su dominer leurs passions, leur orgueil, tout cela est possible. Ce sont des hommes, après tout, ils peuvent aussi bien que d’autres avoir leurs faiblesses et se tromper.

— Pardon, intervint sévèrement Maurice, des officiers supérieurs se doivent d’être sans faiblesses. Ils se doivent de se dominer. Ils n’ont pas le droit de se tromper. C’est tout un peuple qu’ils entraînent derrière eux à la mort et à la ruine.

— Je vous l’accorde, mon gendre. Si je défends l’armée, croyez que je n’absous pas ces officiers indignes de la mission supérieure qui leur est confiée. Mais ce n’est pas une raison pour dévoiler publiquement ces fautes et ces erreurs, comme le fait Percin. Il faut que le peuple conserve à l’armée toute sa confiance. Il ne doit pas la juger.

— Vous oubliez, fit Converset, que ce sont les peuples qui font la guerre, et que, partant de cela, ils sont en droit de connaître et de juger ceux qui la leur font faire.

Julien Lenormand, à son tour, parla :

— Et puisqu’il est entendu que les officiers et les états-majors sont susceptibles de se tromper et d’entraîner les peuples dans l’horreur, puisque nous voulons bien admettre qu’il n’y a pas de chefs infaillibles, il ne peut plus être question de faire confiance à l’armée. Il faut qu’elle disparaisse.

Le général eut un rire nerveux.

— Et par quoi la remplacerez-vous, s’il vous plaît ?

— Par rien du tout. Ce sera le plus sûr moyen d’avoir la paix.

— Voilà au moins du radicalisme. Mais la défense nationale, comment l’assurerez-vous ?

L’aveugle s’échauffait :

— La défense nationale, Monsieur, voulez-vous me dire ce que c’est ? Je suis parti, moi, pour la défense nationale. J’avais alors deux yeux, deux yeux qui me permettaient de vivre et par surcroît de faire bénéficier mon pays de mon travail. Aujourd’hui je suis mort à la vie, je suis un inutile pour moi et pour tous. Mes deux beaux-frères, Léon et Maurice, partis comme moi pour la défense nationale sont dans mon cas. Le bilan n’est-il pas satisfaisant : un million sept cent mille hommes tués, plusieurs millions infirmes et mutilés, voilà au moins une belle défense. Ajoutez-y les onze départements dévastés, tout ce qui a été anéanti de richesses d’art et de travail, et dites-moi s’il n’eût pas mieux valu ne rien défendre du tout ?

Le général était blême.

— Se laisser envahir alors ? la France province allemande ?

L’artiste mutilé fit un grand geste.

— Et puis après ? Au-dessus de la France, il y a l’humanité. Mes deux yeux travailleraient encore à l’embellir ; les travaux de mes beaux-frères l’enrichiraient encore ; et tous ceux qui sont morts, les humbles, ceux qui n’avaient que leur pauvre et obscur bonheur de travailleurs, seraient encore à leurs métiers ou à leurs champs. Qu’y aurait-il de changé pour eux ? des chefs politiques, peut-être, et encore…

Le général suffoquait. Qu’on osât évoquer la possibilité de pareille chose, c’était à ses yeux plus qu’une abomination, c’était de la folie. Mais comme il allait parler ses yeux tombèrent sur le masque douloureux de l’artiste aveugle, sur ce visage plus tragique que jamais dans la nuit qui l’enveloppait. Sa colère tomba, net.

— Monsieur Lenormand, dit-il brusquement, je préfère ne pas vous répondre. Je m’incline devant le désastre qui a frappé votre vie si riche de promesses. Je ne peux pas, vous le comprenez bien, accepter vos arguments ; mais j’essaie de comprendre votre révolte et votre désespoir.

Henriette se pencha vers le général, lui mit un baiser sur le front.

— Merci, grand-père, dit-elle tout bas.

Cette caresse acheva de calmer le père de Jeanne. Tous à présent se taisaient. Les paroles de l’aveugle avaient trouvé un écho dans les cœurs.

Le colonel voulut ramener la conversation sur un terrain moins absolu.

— Remarquez, Général, dit-il, que si nous cherchons le moyen de délivrer l’humanité du fléau de la guerre, nous ne sommes pas partisans de l’asservissement des peuples. Nous voulons que la liberté et l’indépendance soient assurées à tous les groupes humains, quelle que soit leur importance.

— Il y aura toujours des conflits. Les peuples sont comme les états-majors, ils ne sont ni parfaits ni infaillibles.

— Bien sûr. Mais il pourrait y avoir des moyens moins brutaux que la guerre pour résoudre ces conflits. Si l’armée n’était plus là, il faudrait trouver autre chose, et on trouverait c’est certain.

— Oui, l’arbitrage !

— Hé, sans doute, l’arbitrage. Et puis, une politique extérieure sans mystère, ni traités particuliers. Plus de diplomatie secrète. Que les peuples puissent juger librement leurs gouvernements.

— C’est un beau rêve, Colonel.

— C’est un rêve, en tous cas, dont nous voulons essayer de faire une réalité.

Maurice se tourna vers le Colonel.

— Et à ce propos, cher ami, où en êtes-vous dans votre travail ?

— J’ai terminé. Je vous apportais précisément le manuscrit de l’ouvrage.

— Comptez-vous l’éditer bientôt ?

— Je pense qu’il sera remis cette semaine à l’imprimeur.

— Bravo ! et ce sera un livre important ?

— Deux cents pages environ. C’est suffisant pour qu’il ne soit ni fastidieux, ni fatigant. J’ai réuni les meilleures pièces propres à prouver le rôle de notre diplomatie secrète dans la préparation de la guerre.

— Le rôle de Poincaré y est-il mis en évidence ?

— Il est impossible qu’il ne le soit pas. Notez que je n’ai pas à commenter. C’est inutile. Il suffit de mettre, sous les yeux du lecteur, les pièces diplomatiques elles-mêmes.

— C’est parfait.

Tout en causant, le Colonel feuilletait le manuscrit qu’il avait apporté.

Vous comprenez que c’est le meilleur système, et qui ne peut être accusé de partialité. De 1911 à 1914, la culpabilité de la France et de la Russie saute aux yeux. Il est évident que cette culpabilité n’efface pas les autres, celle de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Serbie. Mais devant de telles preuves, il ne peut plus être question d’une culpabilité unique, et dès à présent nous pouvons dire que la révision du traité de Versailles s’impose.

Le général Delmas qui jusque là avait écouté en silence, crut devoir intervenir.

— Je ne suis pas de votre avis, Colonel. J’estime la chose jugée. Qu’il y ait des responsabilités secondaires, je veux bien l’admettre. Mais la culpabilité de l’Allemagne est indiscutable. On ne peut nier que le Kaiser et sa Maison Militaire désiraient la guerre.

— C’est possible, Général. Mais on ne part pas en guerre comme on part en voyage. Il est de l’intérêt de tous les gouvernements, quels qu’ils soient, de persuader à leurs peuples qu’ils étaient attachés au maintien de la paix, et que les fautes d’agression n’ont pas été commises par eux. Le Kaiser subissait la loi commune. Il était obligé de prendre une attitude modérée. La faute de notre gouvernement fut d’attiser ses griefs et de lui fournir des motifs. Puisqu’on connaissait son esprit militariste, il eût fallu, au contraire éviter tout ce qui pouvait l’exciter.

— Mais enfin cette agression contre la Belgique, au mépris des traités…

— Je vous arrête. Cette agression était prévue dès 1912.

— Oh ! prévue…

— Écoutez, plutôt, ce passage d’un rapport de Sazonof au Tsar, rapport daté du 4 août 1912.

Le Colonel avait tiré une feuille de son manuscrit. Il lut :

« Les relations entre la France et l’Angleterre ont été, entre M. Poincaré et moi, l’objet d’un échange d’idées d’une franchise particulière.

« Après avoir fait remarquer que, dernièrement, ces relations, sous l’influence de la politique agressive de l’Allemagne envers la France, avaient pris un caractère d’intimité toute particulière, le premier ministre français me confia que, quoiqu’il n’existât entre la France et l’Angleterre aucun traité écrit, les états-majors des armées de terre et de mer des deux États étaient néanmoins en étroit contact, et s’informaient sans cesse réciproquement, avec une entière franchise, de tout ce qui pouvait les intéresser. Cet échange continu d’idées a eu pour résultat la conclusion entre les gouvernements français et anglais, d’une convention verbale en vertu de laquelle l’Angleterre s’est déclarée prête à porter secours à la France, par les forces de terre et de mer, dans le cas d’une attaque de la part de l’Allemagne. Sur terre, l’Angleterre a promis de seconder la France par l’envoi d’un détachement de 100.000 hommes à la frontière belge, pour repousser l’irruption de l’armée allemande à travers la Belgique, irruption à laquelle s’attend l’état-major français.

« M. Poincaré m’a instamment prié de garder le secret le plus absolu de cette information et de ne point donner lieu aux Anglais eux-mêmes de supposer qu’elle nous avait été communiquée. »

Le Colonel se tut. Maurice l’avait écouté avidement, les yeux brillants.

— Ainsi, dit-il, cette agression était prévue deux ans avant son accomplissement. Quand je songe que c’est cette agression qui a chassé les derniers doutes des consciences.

Le général Delmas s’était levé de son siège, et nerveusement marchait dans la pièce.

— Et qu’importe qu’elle eût été prévue. L’Allemagne a donné raison aux prévisions en attaquant. Cela ne la disculpe pas. Elle ignorait les conventions de la France et de l’Angleterre.

— Tout prouve qu’elle ne les ignorait pas, au contraire. Nous avons eu la preuve que l’Allemagne a toujours su exactement ce qui se passait en Russie. Il aurait donc fallu se taire, mais il fallait bien encourager l’impérialisme russe, en disant que l’Angleterre marcherait avec nous.

Maurice reprit :

— Et cette intervention de l’Angleterre, qu’on croyait spontanée, quelle comédie que tout cela. Mais on comprend bien, à présent, pourquoi l’attaque allemande était si fiévreusement attendue à Paris le 2 août 1914. Et c’est pour servir de pareilles combinaisons que nous avons trahi notre foi internationaliste.

— Mon pauvre ami, dit Jeanne, quelle terrible leçon.

— Terrible, oui ; mais n’importe, il faut qu’elle porte ses fruits. Il faut qu’on sache… il faut qu’on sache…

— On saura, continua Converset. Espérons que la mise au jour des archives russes obligera les autres nations à révéler les vérités qu’elles détiennent encore. Oui, il faut qu’on sache que cette guerre était attendue et préparée, et que Poincaré lui a apporté un concours, non pas aveugle ou maladroit, mais prémédité et voulu. Il faut qu’on sache que la question Bulgaro-Serbe était prévue, que la question Austro-Serbe était prévue. Et qu’elles n’étaient pas seulement prévues, mais sournoisement soulevées et envenimées. Il faut qu’on sache qu’entre les deux partenaires, le français et le russe, l’agression allemande était reconnue comme une nécessité pour faire accepter la guerre aux deux peuples. Ainsi s’explique la nécessité de fournir à l’Allemagne des motifs d’agression.

— Colonel, permettez, ces suppositions sont un peu téméraires.

— Téméraires ! Je suis fâché de vous contredire, Général, mais voici ce que dit, à ce sujet, le même message de Sazonof au Tsar :

« M. Poincaré considéra comme son devoir de souligner sur ce point que l’opinion publique en France ne permettrait pas au gouvernement de la République de se décider à une action militaire pour des questions purement balkaniques, si l’Allemagne n’y prenait point part, et si elle ne provoquait pas, de sa propre initiative, l’application du Casus foederis. Dans ce dernier cas nous pourrions certainement compter sur la France pour l’accomplissement exact et entier de ses obligations envers nous.

« De mon côté, je déclarai au ministre français que, tout en étant toujours prêts à nous ranger au côté de la France dans le cas des circonstances prévues par notre alliance, nous ne pourrions non plus justifier devant l’opinion publique russe le fait de prendre une part active dans les opérations militaires provoquées par les questions coloniales extra-européennes, tant que les intérêts vitaux de la France ne seraient pas touchés. »

Le Colonel replia son manuscrit.

— Les voyez-vous, à présent, les deux compères. Passe-moi le séné et je te donnerai la rhubarbe, dit la légende populaire. Hélas ! ils ont été servis. Oui, tout cela s’éclaire à présent. Rappelons-nous notre incrédulité, en 1914, à l’égard des possibilités de guerre. Nous disions : il n’est pas possible qu’on se batte pour le conflit austro-serbe. Nous disions encore : les intérêts russes, dans les Balkans, cela ne nous intéresse pas. Poincaré le savait bien, qu’on ne nous ferait pas accepter la guerre avec ces arguments-là. Il savait bien que, pour faire marcher le peuple de France, il fallait lui parler du militarisme allemand et de l’Alsace-Lorraine à reconquérir. De son côté, le ministre du Tsar savait qu’il serait difficile d’arguer des intérêts de la France au Maroc pour faire accepter la guerre au peuple russe. Il fallait mettre l’Allemagne dans la partie. Ce n’était pas difficile, étant donné qu’on connaissait l’esprit belliqueux du Kaiser. Il suffisait de lui échauffer les oreilles. Tout fut mis en œuvre pour cela. La loi de trois ans, la campagne de presse pour laquelle les fonds secrets russes versèrent une première fois 100.000, une seconde fois encore 100.000 francs. Le ton martial de notre presse devint alors une provocation permanente pour l’étranger, en même temps qu’une excitation des sentiments patriotiques des Français. Et voilà, mon cher général, comment on croit partir pour défendre son pays menacé, alors qu’on est tout simplement poussé, en aveugle, dans des combinaisons louches et intéressées dont les buts sont inavouables.

Le général ne répondit pas. Maurice eut un rire douloureux.

— Oui, dit-il, le livret était assez bien machiné. Le malheur c’est qu’il fallait des millions d’acteurs, et que le rideau devait se baisser sur des flots de sang. Jeanne eut un cri :

— On exécute des criminels bien moins coupables que ces bandits-là.

À son tour, l’aveugle reprit la parole :

— La voilà donc, la défense nationale ? En vérité je ne croyais pas si bien dire. Mais si l’armée n’existait pas, ces tragédies-là ne seraient pas possibles. Quand les diplomates posent les enjeux, ils savent trop bien qu’il y a derrière eux des canons et des mitrailleuses pour marquer les points.

Le général ne releva pas l’attaque. Il se sentait trop seul.

— Je vais partir, dit-il, brusquement.

— Moi aussi, déclara Converset. Voulez-vous, mon cher ami, que je vous laisse mon manuscrit pour deux ou trois jours ? Vous l’examinerez à votre aise.

— Non, répondit Maurice. J’en sais assez par ce que vous m’avez dit. Je ne veux pas retarder d’un seul jour l’impression de ce livre utile et nécessaire. Quand pensez-vous qu’il paraîtra ?

— En avril certainement.

— Cher ami, je saluerai son avènement, soyez-en sûr, avec joie. Vous avez eu là une heureuse inspiration.

Déjà le Colonel serrait les mains tendues.

— À propos, demanda-t-il, avez-vous toujours de bonnes nouvelles de votre jeune missionnaire ?

Jeanne, du regard, chercha son père. Il causait au fond de la pièce, avec Henriette. Rassurée, elle répondit :

— Ses lettres commencent à devenir plus rares. Bien qu’il dise conserver sa foi, on y sent percer, malgré lui, du découragement et de la fatigue. Il n’est pas compris. On refuse ses services, on le repousse. On l’a même menacé. Il ne l’avoue pas ; mais c’est un échec.

— Il fallait le prévoir. L’idée était généreuse, le geste était héroïque ; mais c’était trop en dehors de notre temps. Que voulez-vous, pour être compris il faut rester dans la note générale.

— Oui, c’était bien aussi notre pensée, à Maurice et à moi. Mais il eût été impossible de l’empêcher de partir.

— Je comprends. D’ailleurs notez bien que l’expérience valait d’être tentée. Rien n’est jamais perdu. L’essentiel c’est que notre jeune homme ne souffre pas trop de cette déconvenue. S’il en est au point que vous dites, il devrait revenir.

– Nous le lui conseillons. Il résiste encore mais nous ne doutons pas qu’il finisse par se rendre à l’évidence et à la logique.

— Je le souhaite, quoique avec ces natures où le mysticisme et la passion se heurtent il faille toujours s’attendre à des décisions déconcertantes.

— Il y avait cependant beaucoup de raison en lui. Son ardeur généreuse ne lui a jamais masqué la difficulté de l’entreprise.

— C’est vrai. Allons, nous le reverrons bientôt. Vous savez que si je peux l’aider, je le ferai de grand cœur. Faites lui mes amitiés dans votre prochaine lettre.


VIII


C’était vrai. L’instituteur de l’Isère commençait à connaître le découragement. Le soir même du jour où il avait quitté ses deux amis, sur le quai de la gare du Nord, il était arrivé à Creil. L’heure tardive ne lui permettant aucune recherche, il avait accepté l’offre d’un batelier de l’Oise, et passé la nuit dans sa péniche. Le lendemain il s’était présenté chez le maire qui n’avait rien compris à son offre. Continuant sa route, il était arrivé à Verberie. Il y avait offert ses services qu’on avait pris en plaisanterie. Un maçon cependant, intéressé par sa conversation, l’avait amené chez lui, lui avait offert à souper. Il avait passé la nuit sous son toit, et, au matin, se remettait en route. Partout des scènes identiques se renouvelaient. Les mairies repoussaient ses offres, les gendarmes lui demandaient ses papiers. Chemin faisant il causait aux uns et aux autres, aux ouvriers, aux paysans, aux femmes, aux commerçants. Il s’attarda en de longues discussions avec des curés et des pasteurs, avec des notabilités diverses : maires, conseillers, juges de paix. Le plus souvent il récoltait de l’hostilité, quelquefois de la sympathie. Il arriva que de pauvres gens, déblayant leurs terres ou défrichant, accueillirent ses services. Ces jours-là, la confiance lui revenait, mais la route reprise, les épreuves recommençaient. Mal nourri, souvent mal couché, il commençait à sentir la fatigue physique, et la lassitude de l’esprit s’annonçait.

Cette lassitude transparaissait dans ses lettres, bien qu’elle ne fût pas avouée. Aux enthousiasmes, à la confiance des premiers jours, avait succédé la tristesse de l’incompréhension générale. Les premières épreuves avaient attisé son courage, exalté son désir de sacrifice, et ses lettres avaient alors quelque peu effrayé ses amis de Ville-d’Avray. Mais à la fin, l’épreuve devenait pesante. Elle était trop souvent renouvelée. Dans un gros bourg de l’Aisne, un boucher avait couru derrière lui, le couteau à la main, en disant qu’il était fou. Le boucher avait été désarmé. Mais cette agression avait fortement impressionné le jeune apôtre.

« Je suis triste, avait-il écrit, non à cause de moi et de ce qui eût pu m’advenir, mais à cause de cette mentalité de violence qu’on retrouve partout. »

Sa dernière lettre, datée du 21 février, était envoyée du Pas-de-Calais, où il avait séjourné dans une famille durement éprouvée par la guerre, et pour laquelle il avait fait des démarches près des autorités locales et du chef-lieu. Lorsqu’il pouvait se donner à une œuvre de bonté et de justice, sa joie était telle qu’elle lui rendait confiance. Ainsi dans le Nord, il avait pu signaler au Comité de Secours aux Enfants des détresses enfantines navrantes. Le Comité, immédiatement, avait agi. Le brave garçon en avait été si heureux, qu’il avait, sur le champ, envoyé à ses amis une lettre passionnée.

« Je vous l’ai bien dit, concluait-il, que la bonté reste vivante au cœur des hommes. Il faut lui fournir des occasions de se manifester. Ce ne sont pas les occasions qui manquent, mais on ne les connaît pas. On est souvent égoïste par ignorance. Quel est l’individu qui resterait près de son feu, s’il savait exactement qu’à tel endroit un pauvre homme grelotte de froid, et que, dans telle mansarde, une mère épuisée voit avec épouvante la mort guetter son enfant ? Mais on ne sait pas. On sait, bien sûr, que le malheur du monde est grand. Mais cela fait un bloc, et c’est si gros qu’on est découragé d’avance et qu’on se dit : Je ne pourrai rien. Il faudrait savoir que ce bloc est fait de mille misères séparées, et qu’à mesure qu’on en supprime une, le bloc se trouve diminué. »

Cette lettre avait fait dire à Jeanne :

— Il raisonne bien et juste. Et au fond c’est toujours la même pensée qui l’anime.

Maurice avait ajouté :

— Et quelle inlassable indulgence à l’égard de ceux qui ne le comprennent pas. C’est un véritable apôtre des premiers âges.

Après sa lettre du 21 février, on resta toute une semaine sans nouvelles.

— Cela ne vaut rien, fit remarquer Henriette. Lorsqu’il est content il écrit tout de suite.

Une lettre d’Arras, du 4 mars, faisait un bref récit d’ennuis de tout ordre, puis une autre, du 8 mars, expédiée d’Avion, disait qu’il s’était occupé sans succès d’une méprise judiciaire dont un pauvre diable avait été victime. Il n’avait pu se faire entendre, et s’était fait traiter de fou par dessus le marché.

« Je remarque, disait-il, que c’est là un système fréquemment employé. Que quelqu’un exprime une vérité, réclame justice, signale une erreur, on le traite tout de suite de fou. Cela dispense d’examen, et rassure ceux qui pourraient être troublés dans leur repos. L’ignorance n’est pas seule à faire du mal, la paresse l’aide grandement. »

À la fin de cette lettre, il faisait une description de la route :

« Aujourd’hui, j’ai marché avec un beau soleil. J’ai traversé de beaux pays, des vallons boisés, peu boisés il est vrai, car tout a été rasé par les obus et la scie. Mais la nature a pardonné. De jeunes pousses sont nées sur les souches meurtries, et on ne saurait plus que la guerre a passé par là, s’il n’y avait partout des trous d’obus, des bidons abandonnés, des grenades, les lignes encore visibles des tranchées… »

Le lendemain, nouvelle lettre :

« J’ai voulu voir Notre-Dame-de-Lorette en passant. Cent mille morts et plus sont tombés sur ce coin de terre, dans ces bois, au creux des vallons silencieux, car le silence est maintenant complet sur cette terre de mort désertée par les oiseaux. Partout des arbres déchiquetés, troncs arrachés, têtes décapitées. Mais la nature, là aussi, a pardonné. Le taillis jeune et frais a poussé autour des aînés morts et des grands blessés. Les jeunes pousses s’élancent vers les troncs décharnés comme autant de bras ouverts ; bientôt elles les entoureront, les dépasseront, et les berceront, aidées par le vent qui doucement fera chanter les branches. La mort, alors, ne sera plus. Elle ne sera plus si l’homme ne revient pas, avec de lourds canons, troubler le silence des bois paisibles. »

« Le gazon vert tapisse maintenant les creux des trous d’obus, et les enfants y viennent chercher des nids pour jouer et dormir. Petits enfants, vous ne savez pas comment se sont faits ces nids là. Puissiez-vous ne jamais le savoir… »

— Il est poète, ce garçon-là, dit Maurice à la lecture de cette lettre.

Mais huit jours encore passèrent sans nouvelles, après quoi une lettre, datée du 16, arriva de Péronne. Le jeune homme y annonçait son désir de retour, avouant franchement sa lassitude :

« Je ne regrette pas cette tentative, disait-il ; mais je suis obligé de reconnaître qu’il est difficile d’aider les hommes malgré eux. Il faut la volonté des hommes pour réaliser l’harmonie du monde… »

Jeanne s’empressa de répondre à cette lettre :

« Revenez vite, disait-elle, l’épreuve a été suffisante. Vous êtes un grand cœur, et nous vous aimons. Venez vous reposer près de nous… »

Quelques jours après, par quelques lignes brèves expédiées d’Albert, Émile Pagnanon annonçait qu’il reprenait la direction de Paris, toujours à pied, désireux de rendre service encore, s’il en trouvait l’occasion. Il ajoutait une description navrante de la campagne qu’il traversait :

« Les combats ici furent terribles. L’arme blanche y a fait des amoncellements de cadavres.

« Partout les traces de cette lutte se rencontrent. Boîtes à grenades, douilles d’obus, cartouches, bidons, quarts, vieilles bottes, tout cela entassé ou dispersé au long des routes. Des fils de fer barbelés sont roulés en paquets ; les emplacements des tranchées sont visibles. Partout des champs non encore cultivés et couverts de ferraille.

« Des paysans défrichent, labourent ; parfois le soc heurte un obus. Hier on a mis à jour un squelette d’Allemand enveloppé encore de son uniforme.

« Quelle tristesse que tout cela. Je ne puis vous dire toutes les pensées qui m’assaillent au milieu de ces témoignages de l’ignorance humaine. Le monde se guérira-t-il jamais de la haine ?… »

— Remarquez cette dernière phrase, fit observer Maurice. Ce n’est déjà plus la belle confiance de jadis. Il y a du doute et du désespoir dans cette phrase : « Le monde se guérira-t-il jamais de la haine ? »

— Le pauvre enfant, dit Jeanne. D’autres auraient douté et désespéré à moins.

— Oh ! je ne blâme point, mon amie. Ce jeune homme est une belle âme. Mais nous aurons, j’en suis sûr, à le remonter.

Cependant mars prit fin, sans amener d’autres nouvelles. De jour en jour on attendait l’arrivée du voyageur, mais une visiteuse inattendue arriva avant lui. Pierre tomba gravement malade dans les premiers jours d’avril. L’anxiété et l’attention de tous se reportèrent sur lui, et pendant un moment, Pagnanon fut non pas oublié, mais laissé au second plan.

Un matin pourtant, il se présenta. Ce fut Henriette qui le reçut. À son aspect elle poussa un cri de douleur. Maigre, le teint jaune, le visage envahi par une barbe sauvage, les vêtements sales et en désordre, le malheureux ressemblait à l’un de ces chemineux de grand chemin que les gens des campagnes voient passer avec défiance. L’expression sauvagement douloureuse du regard augmentait encore cette ressemblance.

Au cri de la jeune fille, il répondit par un sourire de mélancolie :

— Je vous fais peur, n’est-ce pas ? Excusez-moi de me présenter ainsi. Mais je n’ai plus rien ; pas de linge, ni de vêtement de rechange. Et depuis deux jours je n’ai pas mangé.

— Mon Dieu ! fit Henriette, incapable de dire autre chose.

Elle se ressaisit cependant, le fit entrer, lui prépara à déjeuner. Puis elle alla chercher sa mère.

Jeanne partagea la stupéfaction de sa fille. Elle devinait que la dernière étape avait été la plus dure. Mais elle jugea inutile de poser des questions. Il fallait d’abord porter remède à l’état physique, à la fatigue. Le jeune homme dévorait, littéralement, la nourriture qu’on avait placée devant lui.

— Le malheureux, murmurait Jeanne, ce qu’il a dû souffrir de la faim.

— Maman, il faudrait lui trouver des vêtements et du linge.

— Je vais m’en occuper tout de suite. Il pourra se laver et se changer. Mais je pense qu’il serait urgent aussi de lui donner un bon lit. Il doit avoir accumulé autant de besoin de dormir qu’il a accumulé de besoin de manger.

Ce fut seulement deux jours plus tard que l’ancien instituteur de l’Isère put faire à ses amis le récit de ses dernières semaines. Un peu reposé, plus calme, plus tranquille, il parla. S’il n’avait plus donné de nouvelles, c’est qu’il n’en avait plus eu le courage. Le plus souvent repoussé, il lui arrivait souvent de traverser les villages sans s’arrêter, et de rester une journée entière sans manger. Il couchait au hasard, dans une grange, sous un hangar. Il dormit même sur un lit de feuilles sèches dans les bois. À la fin, n’y tenant plus, il avait marché sans relâche pendant deux jours et deux nuits, désireux d’arriver coûte que coûte au seul gîte qui lui restât.

Lorsqu’il eut terminé son récit, Jeanne et Maurice impressionnés, ne lui posèrent aucune question sur ses projets. Ils comprenaient que la souffrance était trop vive en lui pour permettre des combinaisons d’avenir. Il lui fallait du repos.

Ce fut Jeanne qui résuma leur pensée.

— Mon pauvre enfant, dit-elle, vous êtes passé par une rude épreuve. Le fait que vous l’ayez volontairement choisie n’en diminue ni la grandeur ni la beauté. Mais à présent, vous nous permettrez bien de disposer de vous pour quelques semaines. Il faut absolument que vous retrouviez votre force morale d’autrefois. Restez près de nous autant que cela vous sera nécessaire. Vous prendrez une décision quand vous serez bien reposé.

— J’étais certain de votre amitié, Madame, répondit doucement le jeune homme. J’accepte votre offre, car je sens à quel point ce repos m’est nécessaire. Mais croyez bien que cette épreuve, si rude qu’elle ait été n’a point amoindri mes convictions. Elle m’a appris seulement que la tâche était plus grande encore que je ne le supposais. Et c’est une raison de plus pour lui rester fidèle.

Désireuse d’éviter à son fils une émotion qui l’eût fatigué, Jeanne avait prié Pagnanon de ne pas entretenir Pierre de ses dernières aventures. Au reste, Pierre, à peine convalescent, et très faible encore, devait éviter toute conversation et tout bruit. Sa guérison promettait d’être lente, et il devait partir pour les Pyrénées dès que le voyage lui serait possible. L’espoir d’être reçu à Normale cette année-là devait être abandonné.


IX


Jean Tissier, rentrant chez lui à la fin de l’après-midi, trouva sur sa table une enveloppe pneumatique. Reconnaissant l’écriture d’Henriette Bournef, il tressaillit :

— Y aurait-il quelque complication ? murmura-t-il Rapidement il lut :

« Cher Jean, disait la lettre, je crois pouvoir recourir à vous dans une circonstance assez délicate, devant laquelle je me trouve seule, maman étant en ce moment absorbée par ses deux malades.

« Il s’agit d’Émile Pagnanon. Vous savez que, parti de chez nous le 1er mai, au matin, il n’est pas revenu. Nous l’avons attendu en vain, depuis une semaine, espérant le voir apparaître d’un moment à l’autre. Ce matin, nous avons reçu une lettre du Commissariat du Xe arrondissement convoquant mon père et ma mère. Il n’est pas fait mention de l’objet de cette convocation ; mais nous supposons qu’il s’agit de lui. Maman n’a parlé de cette affaire ni à papa, ni à Pierre. Mais elle ne peut pas s’absenter en ce moment. Mon père ne va pas bien ; cette maladie de Pierre l’a tourmenté, et il est à la merci des moindres choses. Pour enlever tout nouveau souci à maman j’ai pris sur moi de m’occuper de cette démarche. Mais je suis ennuyée d’avoir à me rendre seule au commissariat. J’ai pensé que vous voudriez peut-être bien m’y accompagner. Si je ne me suis pas trompée, répondez-moi de suite, et fixez-moi un rendez-vous. »

Jean Tissier prit une détermination rapide. Il avait le temps de se rendre à Ville-d’Avray dans la soirée. Il prévint sa mère qu’on ne l’attendit pas pour dîner et partit.

Henriette ne fut nullement surprise de le voir arriver. Elle connaissait son dévouement. Tant que Pierre avait été en danger il était venu tous les soirs prendre de ses nouvelles. Il s’était montré très inquiet, à sa dernière visite qui remontait au dimanche, du mauvais état de santé de Maurice. Il était profondément attaché à cette famille Bournef.

– Vous avez bien fait de m’appeler, dit-il. Mais voyez-vous il est tout à fait inutile que vous vous dérangiez, à moins que vous n’y teniez particulièrement. Ces gens de police ne sont guère aimables. Confiez-moi la convocation, j’irai seul et je verrai bien ce qu’il en est. S’il est indispensable que l’un des vôtres se dérange, nous aviserons.

— Vous avez raison, répondit Henriette. Et si vous le voulez bien, nous ne parlerons pas de votre visite, ce soir.

— C’est ce qu’il y a de mieux. Je reviendrai demain vous faire le récit de cette entrevue.

Comme l’avait dit Henriette, le jeune instituteur s’était rendu à Paris le matin du 1er mai. Les deux femmes avaient essayé de le retenir, des manifestations ayant été prévues et des forces de police mobilisées. Mais il avait absolument voulu partir. Il n’était pas rentré le soir, ni le lendemain. Jeanne et Henriette avaient vainement fouillé les journaux d’information, elles n’avaient point trouvé son nom parmi les arrestations que les bagarres du Ier mai avaient motivées.

Le 1er mai, cette année-là, coïncidait avec les débuts de la période électorale. Il avait donné lieu à de vives polémiques. Le bloc national était chaudement combattu par les partis de gauche réunis en cartel, et la fièvre politique s’était emparée des esprits. Mais Émile Pagnanon ne s’occupait guère de politique. Il paraissait invraisemblable qu’il se fût mêlé à quelque manifestation.

— Attendons, avait dit Henriette. Il va certainement rentrer.

Cependant, une semaine s’était écoulée et il n’était pas revenu. Jean Tissier allait-il rapporter de ses nouvelles ?

Comme il l’avait promis, l’ami de Pierre vint rendre compte de sa démarche. Il avait d’abord été assez mal accueilli par le commissaire.

— J’ai convoqué M. Maurice Bournef, ou à défaut sa femme, avait fait observer ce magistrat.

— M. Maurice Bournef, blessé de guerre, est incapable de se déranger. Sa femme soigne actuellement son fils, Pierre, mon ami. C’est elle qui m’a prié de faire cette démarche en son nom.

Le Commissaire s’était radouci.

— Vous connaissez cette famille ? Est-elle honorable ?

Un peu rudement, Jean avait présenté les Bournef. Ce commissaire lui paraissait s’occuper de choses qui ne le regardaient pas.

— C’est bon ! c’est bon ! Enfin ces temps derniers cette famille Bournef avait un pensionnaire ?

— Un pensionnaire !

— Oui, un instituteur démissionnaire de l’Isère.

— Émile Pagnanon.

— Parfaitement. Vous le connaissez ?

— Je l’ai rencontré chez mes amis.

— Que faisait-il chez eux ?

— Il faisait un séjour de vacances.

— Comment ces Bournef l’avaient-ils connu ?

— Ils l’avaient rencontré chez des amis communs, dans les Alpes, aux vacances dernières.

— Savez-vous s’ils sont en relations avec la famille de ce Pagnanon.

— Certainement non.

— Très bien monsieur. Je vous remercie. C’est tout ce que nous voulions savoir. Vous pouvez vous retirer.

Mais cela ne faisait pas le compte de Tissier. Lui aussi voulait savoir quelque chose.

— Monsieur le Commissaire, demanda-t-il, puisque vous savez où est Émile Pagnanon, voudriez-vous me donner de ses nouvelles. Mes amis sont inquiets à son sujet.

— Ah ! vraiment. Et bien, rassurez-les. Ce garçon est très bien.

— Mais encore ?

— Il est très bien, je vous le répète. Il ne lui est arrivé aucun mal.

— Dites-nous au moins où il est, Monsieur le Com missaire. A-t-il été arrêté ?

— Je n’ai rien à vous dire. Nous ne devons d’explications qu’aux familles. Et puisque les Bournef ne sont pas de sa famille…

— Mais il est leur ami, il était leur hôte. Il est tout naturel qu’ils désirent savoir ce qu’il est devenu.

— Je vous ai dit de les rassurer. Où il est, il est très bien. C’est le seul renseignement que je puisse vous donner.

Jean Tissier n’avait pas obtenu autre chose.

— Il est clair que Pagnanon a été arrêté, conclut-il ; mais dans quelles conditions ? Quelle accusation pèse sur lui ? Nous ne saurons rien. Il faudrait que sa famille intervienne.

— Sa famille ! fit Jeanne ; mais quelle famille ? Sa mère se désintéresse de lui. Il a je crois une tante, à Grenoble, la sœur de sa mère. Mais il me semble lui avoir entendu dire qu’elle aussi le repoussait.

— Maman, dit Henriette, il faudrait prévenir notre ami Converset. Il pourrait écrire à cette amie de l’Isère qui l’a mis en relations avec Émile.

— Tu as raison. C’est le seul moyen de savoir quelque chose. Je vais écrire au Colonel ce soir même.

Jean prenait congé. Il était préférable qu’il ne s’attardât pas, puisqu’il fallait taire sa visite.

En serrant la main d’Henriette il lui dit :

— Et disposez de moi autant qu’il sera nécessaire, n’est-ce pas ? Ce n’est pas à vous à vous occuper de cette affaire.

— Et pourquoi ?

— Parce que vous êtes une femme, donc.

Henriette sourit :

— C’est-à-dire une incapable, n’est-ce pas ?

— Je ne dis pas cela. Mais c’est nous qui sommes taillés pour la lutte.

Il était évident que ce grand garçon robuste, aux épaules solides, semblait bâti pour combattre et pour vaincre.

— Croyez-vous donc qu’une femme n’ait jamais à lutter ?

— Je ne dis pas cela. Mais il y a lutte et lutte. Vos luttes à vous sont plutôt du domaine moral. Vous luttez pour ou contre le sentiment. Vous luttez pour des œuvres de bonté, d’apaisement. Mais quand il s’agit d’affronter les institutions sociales, c’est différent. Il faut se heurter aux hommes. Ce n’est pas votre rôle.

— Vous croyez ?

— Non, votre rôle à vous, c’est la douceur. Si vous la perdiez, que deviendrait le monde ?

Jeanne accompagna le jeune homme jusqu’à la grille du jardin.

— Je vais écrire à Converset tout de suite, dit-elle, et je vous tiendrai au courant. S’il y a lieu, je réclamerai vos services.

Ce ne fut pas le colonel qui répondit, mais sa femme. Sa lettre était désespérée. Son mari, qui avait traîné un peu de bronchite tout l’hiver, faisait en ce moment de la pneumonie, et le docteur qui le soignait venait de constater de la tuberculose. Il déclarait son malade perdu.

— Mon Dieu, dit Jeanne, quelle épreuve encore, et comment annoncer cela à Maurice ?

— J’irai prendre des nouvelles, répondit Henriette, et je dirai à papa que notre ami est souffrant, sans l’alarmer.

— Mais s’il est vrai qu’il soit perdu ?

— Ma pauvre maman, attendons.

Il n’était que trop vrai que le malheureux Converset était perdu. Cependant, pour essayer de prolonger ses jours, les médecins l’envoyèrent dans le Midi, conseillant le séjour des Pyrénées Orientales, dans la région où Pierre devait passer l’été. Par quelques lignes tremblées, ce fut lui-même qui l’annonça à Maurice, avant de partir. Pour éviter toute secousse à son ami, il exprimait sa conviction d’une guérison rapide sous le ciel Pyrénéen et Méditerranéen.

— Sais-tu, dit Maurice à Jeanne, dès que tu seras en vacances, nous irons nous aussi rejoindre Pierre.

— C’est bien ma pensée, mon ami ; si toutefois le docteur est d’accord avec nous.

— Naturellement… Ce cher Converset, vois-tu, s’est fatigué cet hiver avec son livre. Il lui a donné bien du travail.

— Oui. Et il ne faut pas oublier que la guerre l’a durement éprouvé. Il était malade des bronches quand il a été fait prisonnier. On se croit guéri ; mais avec ces organes-là on n’est jamais sûr de rien.

Maurice eut un soupir.

— Mais si, ma pauvre amie, on est bien sûr d’une chose. Seulement on ne l’avoue pas.

Jeanne pâlit. Mais par un effort de volonté, elle domina sa souffrance.

— Chère Jeanne, reprit doucement le malade, il y a des vérités qu’il faut savoir regarder en face. Et tu sais bien que le jour approche où nous devrons nous dire adieu.

— Maurice !

— Je n’ai jamais voulu t’en parler. Mais il faut cependant que nous n’essayions plus de nous tromper mutuellement. Je décline. Je le vois bien. Et je ne veux pas partir sans vous confier mes dernières pensées, à toi et à nos enfants.

— Maurice ! Maurice ! ne dis pas cela.

Jeanne s’était laissée tomber sur une chaise, près du fauteuil de son mari. Il prit sa main et la baisa.

— Nous n’en parlerons plus, dit-il. Mais ces paroles étaient nécessaires.

Évidemment, le travail qu’il s’était imposé avec son livre, avait contribué à l’état du Colonel. Mais le mal était lointain. Il datait des tranchées de la guerre. Très malade, Converset avait refusé le congé qui lui était offert parce que de simples soldats, aussi malades que lui, s’étaient vu refuser le congé qu’ils avaient sollicité. Il n’avait pas voulu que son titre de chef devînt une faveur dans un cas où la justice exigeait l’égalité. Il était resté à son poste de commandement. Il était presque mourant lorsqu’il avait été fait prisonnier. On dit généralement que la guerre suscite des vertus. C’est une erreur. Elle permet aux caractères de se manifester, tout simplement, comme toutes les catastrophes et les événements extraordinaires. Mais les bons restent bons, et les mauvais restent mauvais. Seulement, les circonstances aidant, il arrive que les bons poussent le bien jusqu’au plus haut degré du sublime, et que les mauvais descendent jusqu’aux profondeurs du pire.

Converset n’avait été, en l’occurrence, que le chef juste et humain qu’il était à l’ordinaire. Mais la situation dans laquelle il se trouvait avait fait de son acte un geste magnifique. Tant d’embusqués bien portants étaient en sécurité à l’arrière.

— Mon Colonel, lui avait dit un des soldats malades, allez-vous-en. À quoi cela sert-il que vous restiez ?

— À faire croire à la justice, avait répondu le chef ; et c’est bien quelque chose.

Bien entendu, cet acte de courage n’avait pas été de ceux qu’on décore. Mais à défaut de l’histoire, que ces lignes l’enregistrent et le portent à la connaissance des consciences droites.

Le livre de Jean Converset : « Trois ans de Diplomatie Secrète », avait fait son apparition à la mi-avril. Selon toute probabilité, c’était la dernière contribution du colonel pacifiste à l’œuvre qu’il avait voulu servir.


X


Mai s’écoula sans qu’on pût obtenir aucune nouvelle de Pagnanon. Sa vieille amie de l’Isère, à qui Jeanne s’était adressée, n’avait été informée de rien. Mais elle avait promis de tenter une démarche près de sa mère.

Henriette avait le pressentiment d’un déni de justice à l’égard de son malheureux ami ; mais elle ne pouvait confier ses angoisses qu’à Jean, car on avait inventé une fable pour faire accepter à Pierre l’absence du jeune homme. Maurice lui, était maintenant au courant de la situation.

Vers la fin de mai, le docteur déclara Pierre en état de faire le voyage et conseilla son départ. Mais une difficulté se présentait. Jeanne ne voulait pas quitter Maurice, et n’acceptait pas l’idée de laisser son fils partir seul. Jean Tissier, alors, s’offrit pour accompagner son ami.

— Mais vos études ! objecta Jeanne.

— Bah ! c’est l’affaire de trois jours.

— Et le concours, Jean, dit Pierre à son tour.

— Ne te tourmente pas. Je passerai le concours.

— Oh ! tu es bien sûr d’être reçu, toi…

L’avant-veille du départ, Henriette pria Jean de lui accorder quelques instants d’entretien.

— Cher Jean, lui dit-elle, je vais vous paraître égoïste, mais je voudrais vous demander de m’accorder deux jours supplémentaires aux trois que va vous prendre Pierre.

Puis, répondant à l’interrogation du jeune homme.

— Voudriez-vous, en quittant mon frère, faire un crochet jusqu’à Grenoble, et tâcher de vous informer près de la famille d’Émile, et s’il le faut près des autorités. Nous ne pouvons pas l’abandonner ainsi.

— C’est bien ma pensée.

— J’ai compté sur vous, Jean, et je constate que j’ai eu raison. Vous voudrez bien me permettre de vous offrir mes économies pour ce déplacement. Je sais bien que vous ne pouvez faire supporter ces dépenses à votre famille.

— J’accepte, chère Henriette. Entre vous et moi c’est un pacte fraternel. Je vous promets de tout faire pour vous apporter des éclaircissements, et je reste à votre disposition pour toutes démarches ultérieures. Je me dois de le faire, pour vous d’abord qui le demandez à mon amitié, pour Pierre ensuite qui, en d’autres conditions, eût voulu tout tenter pour sauver ce pauvre garçon.

Jean fut absent six jours. Pendant son absence, Jeanne reçut une lettre de Marie Guerrier l’informant que, dans les premiers jours de juin, Émile Pagnanon avait été transféré à la maison d’aliénés de Perray-Vaucluse.

— Mon Dieu, s’écria-t-elle, comment cela s’est-il fait.

— C’était à redouter, dit Maurice. Je gagerais qu’il a été arrêté le 1er mai. Il a dû faire connaître ses opinions. On l’a pris pour un fou.

En rentrant, Jean confirma les appréhensions de Maurice. À Grenoble il avait vainement tenté de voir la tante d’Émile. Mais le hasard lui avait fait rencontrer un jeune professeur qui possédait quelques relations à la préfecture. On y avait été avisé que le nommé Émile Pagnanon, ancien instituteur, originaire de l’Isère, avait été arrêté le 1er mai, à Paris, au cours d’une bagarre. Après une détention d’un mois, on avait constaté chez lui des symptômes d’aliénation mentale, et on l’avait dirigé vers un établissement de fous de la Seine-et-Oise, en attendant les formalités de son transfert dans un établissement de l’Isère.

Lorsque Jean eut terminé son récit, tous se regardèrent consternés.

— C’est grave, dit enfin Maurice. Si l’on n’agit pas rapidement pour le tirer de là, le malheureux est perdu.

— Mais que faire, dit Jeanne ?

— Il faut voir un avocat, conseilla Jean.

— Vous avez raison, approuva Maurice. Il faudrait aviser de l’affaire notre ami Bourdeau, qui pourrait voir immédiatement l’avocat-conseil de la Bourse du Travail.

— Je vais lui écrire tout de suite, déclara Jeanne.

Henriette à son tour proposa d’essayer une visite au jeune homme.

— Si tu allais le voir, maman ; cela lui rendrait courage.

— Mais me recevra-t-on ?

— Écrivez au directeur de l’asile, dit Jean. Il est possible qu’il vous autorise à y aller.

Quelques jours plus tard le directeur de l’asile du Perray annonçait que les membres de la famille étaient seuls autorisés à voir les malades. Il ajoutait que le jeune Pagnanon était dans un état satisfaisant, très calme, qu’il dormait bien et mangeait bien.

— Parbleu ! dit Maurice. Voilà un bulletin qu’il faut conserver.

La semaine suivante, Jacques Bourdeau se présenta accompagné de l’avocat-conseil qui avait bien voulu faire une enquête.

— Nous sommes en présence d’un cas assez compliqué expliqua-t-il. Émile Pagnanon a été arrêté le 1er mai. Au cours d’une bagarre, il a reconnu être l’auteur d’un bris de glace pour lequel un agent venait d’arrêter une femme qui protestait. Il a été envoyé au dépôt et interrogé trois jours après. Mis en cellule, il a subi un nouvel interrogatoire au bout de quinze jours. Le juge d’instruction ayant trouvé de l’incohérence dans ses propos avait alors réclamé une visite médicale qui concluait à l’aliénation mentale. Tel est le récit consigné au dossier de l’affaire. Je n’ai rien pu savoir d’autre.

— Que pensez-vous exactement ? questionna Maurice.

— Oh ! il est facile de reconstituer l’affaire. Surexcité, ou déprimé, par les quinze jours de cellule, le jeune homme a dû faire des réponses inconsidérées. Il a certainement parlé de ses idées. Il a peut-être déclaré qu’il refuserait le service militaire ainsi qu’il l’avait, en novembre, déclaré à son inspecteur. Tout cela est possible et même probable. On a conclu à la folie, c’est plus discret que la correctionnelle.

— C’est grave ? questionna Henriette.

— Oui. Parce que nous n’avons presque pas de recours. J’ai lu la déclaration du médecin légiste. Délire mystique, conclut-il, cas à surveiller étroitement.

— Mais le Directeur de l’Asile du Perray dit que son état est bon, qu’il est calme.

— Il faudrait tenter de le voir. En tous cas, je dois vous dire que la famille seule a qualité pour intervenir.

Mis au courant, Jean Tissier eut une inspiration.

— Écoutez, dit-il, je me présenterai dimanche à la visite, je demanderai le directeur et lui dirai que je suis un camarade d’Émile. Il y a beaucoup de chances pour qu’il me le laisse voir.

Mais la malchance était de la partie. Quand Jean se présenta, le dimanche, à l’asile du Perray, on lui apprit qu’Émile Pagnanon avait été transféré, l’avant veille, à l’asile de Saint-Robert, dans l’Isère.

— J’ai bien peur qu’il soit perdu, dit Maurice avec découragement.

— J’ai pu causer avec le directeur, expliquait le jeune homme. Il m’a dit que la folie d’Émile n’était pas grave, que c’était un malade très doux et très raisonnable. Il s’exprime d’une façon très sensée. La seule marque de dérangement qu’il donne c’est quand il parle d’une mission qu’il a accomplie dans le Nord, et d’une autre mission qui lui reste à accomplir.

— Nous y voilà, interrompit Maurice.

— Je n’ai fait aucune remarque susceptible de donner des doutes. J’ai demandé au Directeur s’il croyait la guérison possible. Il m’a répondu affirmativement, tout en faisant des réserves. Le délire mystique, m’a-t-il dit, est toujours un cas grave, même chez les meilleurs sujets.

— Je vous déclare qu’il est perdu, affirma Maurice.

— Mais pourquoi, papa ?

— Parce que ces affaires là sont presque impossibles à tirer au clair. Ma parole, j’aimerais mieux la prison, et même Biribi. On pourrait, au moyen de la presse, faire connaître le cas, soulever une campagne qui obligerait à une enquête.

— Et pourquoi ne le peut-on pas ?

— Parce qu’on répondra toujours par la conclusion des médecins : la folie. Un fou n’est pas un condamné, c’est un malade. On le soigne, on vous en donne la preuve, qu’avez-vous à réclamer ?

— Pourtant, intervint Jeanne, la folie peut toujours être contestée. On peut exiger une contre-enquête, un nouvel examen médical.

— Sans doute, mais souviens-toi des paroles de l’avocat, il y a quelques jours, la famille seule a qualité pour intervenir. Un fou redevient un mineur. En l’occurence, c’est la mère d’Émile qui devient tutrice légale. Pour qu’il y ait enquête et nouvel examen médical, c’est elle qui doit agir en saisissant la justice.

— Papa tu es décourageant.

— Il y a aussi la Ligue des Droits de l’Homme, fit remarquer Jean.

— La Ligue ! oui, elle pourrait être saisie de l’affaire.

— Je m’en charge, j’y ai quelques amis.

— Vous pouvez le faire, mais ce sera long. La Ligue ne tentera rien ouvertement sans avoir fait une enquête discrète qui risque de traîner.

— Et si on s’adressait aux députés de l’Isère, proposa Jeanne à son tour.

— On le peut également. Il faut tout tenter. Mais je le répète encore, toutes ces interventions prendront du temps. C’est là qu’est le danger.

— Quel danger ?

— Mais voyons, pendant ce temps, le malheureux garçon est avec les fous, soumis au régime des fous, traité comme tel. Cela seul suffit à le détraquer, à lui faire perdre l’équilibre. Et c’est d’autant plus facile que c’est un être impressionnable, comme toutes les natures religieuses. C’est aussi un passionné.

— Oh ! papa, il raisonnait très bien.

— Sans doute, ma fille. Mais ce n’en était pas moins un passionné. Assurément, dans la vie normale la passion et la raison s’équilibraient ; mais il faut se représenter ce que peut devenir un individu sain, traité de fou et vivant au milieu des fous.

— C’est effrayant.

— Oui. Et c’est pourquoi chaque jour qui passe aggrave la situation. Si les enquêtes et les démarches, puis l’action judiciaire, demandent des mois, il y a de fortes chances pour qu’au moment où vous aurez gain de cause le malheureux soit devenu véritablement fou.

— Il n’y a donc aucun moyen de le sauver ?

— Je répète qu’il faut tout tenter, tout mettre en œuvre. Mais l’action la plus rapide serait l’intervention de la mère. Malheureusement, avec ce que nous savons d’elle, il ne faut pas trop y compter.

— Enfin, protesta Jeanne, elle aime son fils, cette femme.

— Elle l’aime ! mais il y a des manières d’aimer qui sont pires que l’indifférence ou l’inimitié.

Maurice Bournef voyait juste. Malgré les interventions d’amis sages et patients, la mère d’Émile resta inébranlable. Puisque son fils était malade et qu’il était dans un établissement où il recevait les soins que nécessitait son état, on devait l’y laisser, déclara-t-elle. Elle ajouta encore que la folie ne pouvait pas être mise en doute « après tout ce qu’il avait fait ». Elle accusa les militants du pacifisme de l’avoir rendu fou « avec toutes leurs histoires ». En dernier lieu elle conclut qu’il était bien heureux qu’il fût enfermé parce qu’ainsi il échappait à tous ceux « qui lui avaient monté la tête ». Et pour mettre fin à toutes discussions et pour rendre impossible toutes tentatives directes elle mit le veto sur les visites à l’asile. Nul autre que les personnes mentionnées par elle ne fut admis à voir l’enfermé. Ainsi la muraille qui encerclait le malheureux se fit plus haute et plus impénétrable. C’était la mise au secret ; c’était l’application de la torture ; et c’était d’autant plus odieux que cela se faisait au nom de la justice et de l’humanité.

Jean Tissier, cependant, avait écrit aux quelques propagandistes que Pagnanon avait connus, avec lesquels il était en relations. Il avait soumis le cas à l’un de ses amis dont le père militait dans la Ligue des Droits de l’Homme. Jeanne de son côté, avait tenté quelques démarches près de deux députés de l’Isère. Des enquêtes étaient promises, mais tout cela serait long, et Maurice avait eu raison dans ses prévisions et dans ses craintes. Le malheureux Pagnanon était fort probablement perdu.


XI


Les chaleurs de l’été avaient été néfastes à Maurice Bournef. Vers la fin de juillet, de nouvelles hémoptysies étaient survenues. La température, humide et lourde, lui était défavorable. Il perdait ses dernières forces et le sentait bien.

Jeanne voulait le faire partir, l’emmener dans les Pyrénées. Le docteur, qui redoutait le voyage, s’y opposa. Maurice fut de son avis. Il avait compris. Il savait que toute intervention était à présent inutile.

— Docteur, demanda Jeanne, dites-moi la vérité ?

— Hélas ! Madame, c’est la fin. Avec de grands soins, je le mènerai jusqu’à la fin de septembre, jusqu’à la mi-octobre peut-être ; mais il ne passera pas l’hiver.

Le malade, maintenant, gardait tout à fait la chambre. Il ne se levait, dans les meilleurs jours, que pour s’allonger sur sa chaise longue, près du balcon. Jeanne et Henriette, n’ayant plus ni cours ni leçons, ne le quittaient pas. Parfois, cependant, désireux d’être seul avec sa femme, il obligeait sa fille à sortir.

— Tu as besoin de marcher, disait-il. Sois raisonnable et va te promener un peu.

Quelquefois il la priait de descendre lui faire un peu de musique. Le piano était au-dessous de sa chambre, avec les fenêtres ouvertes il entendait très bien.

Un jour il lui dit :

— Pourquoi ne joues-tu jamais l’Adieu de Schubert. Tu sais bien pourtant que je l’aime.

Elle le baisa au front, surmontant sa douleur.

— Je te le jouerai demain, cher papa.

Le mois d’août s’écoulait. Parfois plongé dans ses rêveries, Maurice sortait de son mutisme pour dire :

— Dix ans !… il y a dix ans à présent !

Jeanne comprenait. Il revivait les débuts de la guerre.

Un après-midi qu’il était seul avec elle, il lui demanda :

— Te souviens-tu de la naissance de Pierre ?

Elle inclina la tête :

— Sous le signe de Mars et du Lion… ajouta-t-il.

Puis, les yeux perdus dans le feuillage du jardin :

— Ce n’était pas une erreur. L’enfant a grandi sous le signe. Son enfance, sa jeunesse, en ont porté les empreintes.

— Henriette aussi, mon ami.

— Oui. Comme toute la jeunesse actuelle. Mais sur les fils le signe pèse plus lourdement.

— Que veux-tu dire ?

— La guerre les guette encore.

— Maurice !

— Elle les guette toujours… elle les guettera tant que l’armée existera.

— Mon pauvre ami, ne te fatigue pas à penser à ces choses.

— Je ne peux pas n’y pas songer.

Le cœur serré, Jeanne ne répondit pas. Le malade reprit :

— Dis-moi, amie, tu as toujours cette lettre ?

Elle le regarda.

— Cette lettre, tu sais, que j’avais laissée pour Pierre, quand je suis reparti pour le front, en septembre 15, après ma convalescence.

Elle secoua la tête affirmativement. L’émotion lui serrait la gorge. Elle lisait si bien dans la pensée de Maurice.

— Cette lettre, Jeanne ; il faudra la lui donner. Plus que jamais j’y tiens.

— Tais-toi Maurice, tu te fatigues. Tu sais bien que je ne peux pas avoir oublié une seule de tes recommandations.

Il renversa la tête, respira longuement, ferma les yeux. Elle eut peur, se pencha sur lui. Lentement, il rouvrit les paupières, l’enveloppa d’un long regard tendre.

— Chère Jeanne, dit-il lentement, je sais bien que tu es avec moi…, je sais bien que je serai encore avec toi quand je ne serai plus là… Nous ne pouvons pas être séparés.

Il se tut un moment.

— C’est pour cela que je m’en irai avec tranquillité. Tu seras là, tu leur diras… à Pierre surtout.

Jeanne joignit les mains.

— Oui, Maurice, je lui dirai… Mais tais-toi, repose-toi.

Il sourit.

— Cela ne me fatigue pas, vois-tu, au contraire… Cette lettre, il faudra que Pierre la lise. Il sera un homme il comprendra… Tout ce que je dis dans cette lettre, je l’ai tant de fois pensé depuis.

Doucement, Jeanne baisa le front douloureux. Et tous deux, silencieux, frissonnèrent désespérément sous la main implacable qu’ils sentaient peser sur eux…


Éliane et Julien étaient partis, depuis la fin juillet, près du vieux Bournef, emmenant la petite fille. Éliane avait pensé qu’il était plus sage d’enlever à son frère la présence de Julien, et qu’il valait mieux enlever à Julien la présence de l’agonie de Maurice.

Mais une pensée tourmentait Jeanne : l’absence de Pierre. Elle ne savait quel parti prendre. Devait-elle le rappeler ? Le jeune homme allait tout à fait bien, disait-il. Cependant elle n’avait pas osé lui dire la vérité sur l’état de son père. D’un autre côté, quel prétexte donner à Maurice pour rappeler Pierre.

Ce fut Maurice qui le lui fournit.

— Puisque Pierre est complètement rétabli, lui dit-il, ne crois-tu pas qu’il pourrait rentrer à la fin du mois. Ce n’est pas très gai pour Henriette, cette solitude.

Elle comprit.

— Tu as raison, mon ami. Je vais lui parler de cela.

Le soir même, elle écrivit à Pierre. Mais que de ménagements elle devait prendre.

Jean Tissier, cette année-là, n’avait point pris de vacances. Malgré l’assurance de Pierre, il n’avait pas réussi le concours de Normale. La maladie de son ami, les dérangements que lui avait causés l’affaire Pagnanon, tout cela avait mis du désarroi dans son travail.

Comme Jeanne lui en avait exprimé ses regrets :

— Bah ! avait-il répondu en riant, c’est parce que je voulais attendre Pierre.

Mais cet échec n’avait pas arrangé la situation familiale du jeune homme. Son père s’était fâché.

— Une année de perdue ! avait-il dit. Cela ne te touche guère sans doute.

Jean avait donc cherché une occupation pour les mois d’été. Il avait trouvé un cours dans un collège pour la préparation à la deuxième session du baccalauréat. Hélène, de son côté, faisait une classe de vacances. On parerait ainsi aux difficultés économiques.

Quand le retour de Pierre fut fixé, Jeanne pria leur jeune ami d’aller l’attendre à la gare.

— Et je vais vous charger d’une mission délicate, cher enfant. Il faut que vous disiez à Pierre dans quel état il va trouver son père. Je n’ai pu lui dire toute la vérité, vous le comprenez bien. Pourtant, il ne peut pas arriver ici sans la connaître.

— Comptez sur moi, chère Madame.

Jean était à présent un familier de la maison. Il y venait presque tous les jours. Parfois Hélène l’accompagnait. Parfois encore il proposait une promenade à Henriette pour l’obliger à sortir. Ils étaient devenus des amis. La jeune fille aimait sa rudesse loyale et franche. Elle connaissait les épreuves de sa vie, la sévérité de sa jeunesse, et comprenait qu’il avait trouvé là la trempe de son caractère. Elle comprenait aussi que cette rudesse resterait le pli apparent de son âme ; mais qu’au-dessous de l’enveloppe, l’âme elle-même était faite de bonté. Le jeune homme ne serait ni un idéaliste comme Pierre, ni un passionné mystique comme Pagnanon. Il garderait le sens des réalités pratiques, mais il les regarderait en face et saurait les dominer. Il serait un réalisateur. Et Henriette se sentait disposée à seconder ses efforts. Elle avait compris la grandeur de la tâche, et qu’elle réclamait des volontés averties.

Lorsqu’elle apprit de quelle mission Jean était chargé, elle dit au jeune homme :

— Je vous accompagnerai. Je ne saurais sans doute pas dire à Pierre cette fatale vérité. Mais je serai là pour en adoucir la douleur.

— Oui, répondit-il. Et c’est bien toujours votre rôle. À moi le combat, à vous la douceur.

— Et la souffrance, ajouta-t-elle.

— Oh ! la souffrance sera commune, chère Henriette…

Le troisième dimanche de septembre Hélène et Jean étaient venus prendre des nouvelles de Maurice. Celui-ci, qui s’était senti mieux ce jour-là était sur sa chaise longue, soutenu par des coussins et des oreillers. L’arrivée des jeunes gens lui fut agréable.

— Vous venez mettre un peu de gaieté autour du malade, dit-il.

Pierre était allé chercher un siège pour Hélène et s’était lui-même assis près d’elle. Maurice sourit doucement. Il avait remarqué au cours de cette année, l’attrait réciproque des deux jeunes gens et il ne lui déplaisait point de constater leur bonne entente. Hélène lui était sympathique. Il avait dit à Jeanne que s’il lui eût été donné de vivre encore il l’aurait volontiers appelée sa fille.

La conversation s’établit, une de ces conversations de chambre de malade, où il semble qu’on prenne soin de ouater ses paroles. Ce mois de septembre était très beau, le jardin ensoleillé était plein de chants d’oiseaux.

— À propos, demanda soudain Maurice, a-t-on des nouvelles de Pagnanon ?

Jean répondit.

— Celles que nous avons ne sont pas réconfortantes, Monsieur Bournef, et c’est pour cela que je ne vous en ai point parlé. L’un des députés avec lesquels Mme Bournef m’a mis en rapport vient de m’aviser que le Directeur de l’Asile de Saint-Robert concluait bien à la folie. D’autre part une ancienne directrice d’École de La Mure, qui a connu Émile tout enfant, a obtenu de la mère l’autorisation de lui rendre visite. Elle est donc allée le voir. Elle l’a trouvé un peu surexcité, exalté. Il a pu cependant lui faire un récit très détaillé des événements depuis son arrestation. Ce récit est très bien et tout s’y enchaîne parfaitement, si j’en juge par la lettre de cette dame que j’ai eue en ma possession. Il proteste contre l’accusation de folie, mais il est, dit la narratrice, dans un tel état d’ébranlement nerveux, qu’il dessert lui-même sa cause.

Maurice interrompit le jeune homme :

— Je vous l’avais dit. C’était à prévoir. Cette épreuve, après celle de son voyage dans le Nord, il y a bien là de quoi porter atteinte à sa santé. Mais hélas ! cela donne raison à la sentence qui l’accable.

Jean ajouta :

— Je crois que la Ligue s’en occupera cet hiver. D’autre part, Halvard Lange m’annonce sa visite pour novembre et manifeste l’intention de s’occuper activement de lui.

— Oui, dit le malade ; mais le temps passe et son état s’aggravera encore.

— Que faire pourtant, dit Jeanne. Nous sommes absolument impuissants.

— Je le reconnais. Et c’est pour cela que le malheureux enfant est condamné… il est condamné autant que je le suis moi-même.

Tous s’étaient tus.

Un long moment, Maurice les considéra. Une douleur poignante contractait son visage amaigri.

— Mes enfants, dit-il, la guerre pèse lourdement sur nous tous. Sur moi qu’elle achève de tuer, sur ce généreux enfant dont elle vient de faire un martyr, sur votre jeunesse qu’elle menace.

— Père, dit gravement Pierre, nous la regardons en face, et nous sommes bien résolus à la combattre.

— Nous la combattrons, dit Jean à son tour.

— Nous la combattrons, ajouta Henriette.

— Oui, mes enfants. Seulement n’attendez pas. N’attendez pas que son fantôme soit à vos portes. N’attendez pas qu’il soit trop tard… Quand elle a parlé, il est trop tard.

Il tendit sa main vers Jeanne.

— Tu t’en souviens, toi… tu le leur diras.

Déjà Jeanne était près de lui, attirait contre sa poitrine sa tête accablée.

— Ne parle plus, mon ami, cela te fatigue.

Il fit un effort.

— Non. Je veux parler. Qui sait si je les aurai encore là, tous les quatre… Hélène et Jean vous êtes un peu mes enfants aussi. Il faut que je vous dise…

Jeanne essuyait le front moite.

— Oh ! j’ai de la force encore, dit le malade. Arrange seulement un peu les oreillers sous ma tête.

Puis, quand ce fut fait.

— Voyez-vous, il y a dix ans on nous a dit : la mobi-lisation n’est pas la guerre. Eh bien, c’est faux : la mobilisation, c’est la guerre… C’est la guerre décidée par les chefs et acceptée par le peuple. L’appel aux armes bouleverse les esprits. On ne sait plus… on ne sait plus rien…

Malgré son assurance, le malade était à bout de forces, et parlait difficilement.

— Et puis, ajouta-t-il, réfléchissez encore à ceci : l’exemple doit venir d’en haut. Ceux qui savent mieux ont le devoir… le devoir de résister.

— Père, dit Pierre, ne parle plus. Nous te comprenons. Nous résisterons, crois-le. Nous donnerons l’exemple.

Maurice dit encore :

— Et puis, soyez unis, soyez forts… et puis, ne demandez pas conseil… Votre conscience, votre conscience seulement…

Visiblement, le malade perdait ses dernières forces.

— Monsieur Bournef, cria Jean, nous vous en faisons le serment, notre vie appartiendra à la lutte contre la guerre.

Henriette saisit la main de Jean et répéta :

— Nous te le jurons, père…

Maurice sourit douloureusement. Puis, épuisant ce qui lui restait d’énergie, il dit :

— La guerre… c’est l’armée…

Ce fut sa dernière pensée. Et son front pesa sur le bras de Jeanne. Debout l’un près de l’autre Henriette et Jean terrifiés, contemplaient le martyr. Sur l’épaule de Pierre, Hélène sanglotait.

Maurice, cependant, rouvrit les yeux.

— Jeanne ! soupira-t-il.

— Maurice, je suis là…

Il dit faiblement.

— Oui, ne me quitte pas… — Madame Bournef, dit Jean, si nous le mettions sur son lit.

Les deux jeunes gens, aidés de Jeanne transportèrent le malade. Penché sur lui, Pierre le baisa au front. Maurice voulut parler encore.

— Pierre… l’armée… la guerre… adieu…

Mais tout s’embrouillait. Il s’en allait de moment en moment.

Jeanne avait pris sa main. Au pied du lit, les quatre jeunes gens, immobiles et muets, regardaient cette agonie.

Les minutes passaient. Tout à coup, par un violent effort, le mourant redressa la tête et cria d’une voix rauque :

— La mobilisation, c’est la gue…

Une suffocation étouffa sa voix et sa tête retomba. Quelques râles s’échappèrent de sa gorge. Puis ce fut le silence.

Maurice Bournef ne souffrait plus !