La mystérieuse inconnue/Texte entier

Éditions Édouard Garand (56p. couv.-43).

AOÛT 1929
Beauceville
Montréal


La Mystérieuse Inconnue
Roman canadien inédit
PAR
UBALD PAQUIN
Illustrations d’Albert Fournier
CHÉNIER POUR LA RACE, ’37 ’38, L’ACTION CANADIENNE
CHÉNIER POUR LA RACE, ’37 ’38, L’ACTION CANADIENNE
Publié par
« LE ROMAN CANADIEN »
Éditions Édouard Garand
1423, 1425, 1427, rue Ste-Élisabeth
Montréal
DU MÊME AUTEUR

La Cité dans les fers, Roman
25c
Jules Faubert, le roi du papier, Roman
25c
Le mort qu’on venge, Roman
25c
Les caprices du cœur, Roman
25c
Le Lutteur, Roman
25c
Le massacre dans le temple, Roman
25c
La Mystérieuse Inconnue
25c

Tous droits de publication, de traduction, reproduction,
adaptation au théâtre et au cinéma réservés par
Édouard Garand

1929

Copyright by Édouard Garand, 1929
De cet ouvrage il a été tiré 15 exemplaires sur papier spécial ; chacun de ces exemplaires est numéroté en rouge à la presse.
LA MYSTÉRIEUSE INCONNUE, Roman Canadien Inédit par Ubald Paquin, Illustrations J’Albert Fournier
LA MYSTÉRIEUSE INCONNUE, Roman Canadien Inédit par Ubald Paquin, Illustrations J’Albert Fournier

Balzac, dans une page célèbre de son « Histoire des Treize » décrit la physionomie des rues de Paris. Il leur prête une vie propre à chacune d’elles. Il y a des rues aristocrates et des rues roturières, comme il y a des rues canailles et des rues honnêtes, des rues saines et des rues maladives, des rues riches et des rues pauvres. Sous la plume puissante, les rues de la Ville Lumière s’animent, prennent corps. On les voit agir, se mouvoir, se réjouir, souffrir. Elles deviennent des entités qui y habitent, une âme, l’âme des citadins qui y habitent, des passants qui les fréquentent. Dans une autre page, l’un de ses héros, surpris par l’averse qui tombe du ciel sur la chaussée et dégouline des toits sur les trottoirs, court se cacher sous une porte cochère. Nouveau sujet de descriptions. L’auteur, avec ce génie puissant qu’aucun romancier dans aucune littérature n’a pu égaler, se livre à des observations et à des études de mœurs originales sur les personnages qui ont dû chercher un abri sous la surprise de cette pluie brutale.

Comme Paris, Montréal a une physionomie particulière à chacun de ses quartiers. Le coin de la rue St-Laurent et Ste-Catherine ne ressemble pas à celui de la rue Peel, pas plus qu’à celui de la rue St-Denis.

À chacun de ces endroits, des êtres de milieux différents, gratifiés d’une éducation différente, pensant de façon différente, s’agglomèrent aux heures de presse, s’y pressent.

Une ville, une métropole surtout constitue pour l’observateur avisé qui sait regarder et plus encore sait voir, un univers en raccourci.

Des races se côtoient, sans se mêler, des instincts s’entrechoquent et il en résulte un mélange hétéroclite tel, qu’il faudrait un Balzac pour le décrire.

Le 14 novembre 19.. vers cinq heures de l’après-midi, André Dumas attendait le tramway à l’angle sud-est des rues Ste-Catherine et St-Denis. Il pleuvait depuis le matin une de ces pluies lentes qui font le ciel et l’atmosphère d’un gris sale et dans leur chute un bruit monotone, dispensateur de spleen.

Le voisinage de l’Université donnait à ce coin un cachet de vie et de gaieté qu’on ne trouve que là. Les étudiants en droit venaient de terminer leurs cours. Ils envahissaient la rue. Ceux qui demeuraient au loin attendaient le tramway. Malgré ce que la température avait de maussade, ils étaient bruyants.

La figure des jeunes filles prenait la teinte de leurs parapluies, les uns mauves, les autres bleus, rouges ou bruns. Il y avait des dactylographes trainant un livre ou une revue sous le bras ; il y avait des jeunes filles de magasins qui paraissaient lasses d’être demeurées debout toute la journée, l’esprit tendu et le sourire aux lèvres, dans l’attente du client. Elles avaient hâte de réintégrer le logis où sous l’empire de la chaleur confortable, elles pourraient oublier les fatigues de ce jour ennuyeux et long.

Il y avait aussi des jeunes femmes, les bras chargés de paquets.

Et c’était ensuite la théorie des hommes, employés de bureau, commis de magasins. Chacun et chacune avait une expression identique de lassitude.

À chaque tramway qui stoppait, tous ces êtres, semblables sous leurs parapluies à des champignons vivants, se mouvaient, se coudoyaient, se bousculaient, essayant de trouver place dans les voitures.

Quelques privilégiés seuls parvenaient à se hisser jusqu’aux marchepieds encombrés et à trouver place à l’intérieur.

Les autres, à chaque départ, reculaient précipitamment jusqu’au trottoir dans la crainte d’être éclaboussés par les autos en marche.

André Dumas attendait depuis dix minutes, mais sans succès.

Il paraissait distrait et ne se rendait compte qu’une fois le tramway parti qu’il devait y monter pour se rendre chez sa tante qui l’attendait pour souper.

Subitement son attention fut attirée par une jeune fille. Elle pouvait avoir environ dix-sept ou dix-huit ans. Elle était mal habillée : un vilain chapeau, un manteau rapiécé, échiffé aux manches et au bas. Une peau blanche cependant, teintée de rose aux joues. Un nez espiègle légèrement retroussé, deux lèvres sensuelles que recouvraient les dents très blanches et très petites. Ce qui le fascina le plus ce fut les yeux, des yeux qui illuminaient tout le visage comme deux puits de lumière.

André Dumas oublia un instant la pluie et perdit le fil des pensées qui l’absorbaient. Il lui parut que le ciel s’éclaircissait et que tout ce qui l’entourait était baigné de clarté. Car il était jeune et naïf sur le chapitre des femmes. Un quidam pressé le bouscula. Les mains dans ses poches, il arrondit le coude et insensiblement, d’une secousse brève et voulue, le repoussa à deux pieds plus loin.

La jeune fille s’apprêtait à monter dans un tram. Il la suivit et se fraya un passage.

Bientôt ils se trouvèrent en face l’un de l’autre. Comme elle le regardait, il lui sourit. Elle plissa ses jolies lèvres et détourna la tête.

— Ah ! ma petite, tu es farouche, pensa-t-il, mais je t’aurai bien.

Le conducteur, un homme dans le trentaine, fier de lui, les moustaches en croc et le regard provocant d’un lovelace, annonçait les rues.

— Mont-Royal, cria-t-il.

André Dumas, ramené à la réalité sursauta. Il songea que c’était son point de raccordement.

Mais comme la jeune fille demeurait à son siège, il jugea bon d’en faire autant.

— Bienville… Boulevard St Joseph… Laurier. Le tramway s’engouffra dans le tunnel et puis ce fut le boulevard St-Denis.

Il se vidait peu à peu.

La jeune fille ne bougeait pas.

S’étant trouvé un endroit commode d’où il pouvait l’examiner à son aise, sans que cela paraisse trop, André Dumas la détailla.

C’est vrai qu’elle était jolie ! Ce qui le frappa le plus ce fut cette expression de candeur qu’il est si rare de rencontrer chez les jeunes filles d’aujourd’hui.

— Elle est pure, conclut-il, cela j’en suis certain.

Il avait toujours rêvé d’une jeune fille ignorante de la vie pour qui il serait le premier amour.

Continuant ses réflexions, il jugea que c’était une perle rare qui ne demandait pour briller qu’un écrin approprié.

Au terminus d’Ahuntsic, elle descendit. La pluie avait fini de tomber. Le vent commençait à s’élever et c’était un vent frais. Transie, elle marchait vite.

À distance, il la suivit.

Elle contourna un coin de rue, puis un autre et s’arrêta devant une maison de brique à un seul étage, entourée d’un jardinet. Elle gravit les deux marches de bois de l’entrée, introduisit la clef dans la serrure de la porte et disparut à l’intérieur.

I

— Tu t’es bien fait attendre ! tu mangeras ton souper froid.

C’est par ces paroles peu engageantes qu’André Dumas fut salué lorsqu’après avoir sonné à trois reprises au No. XXX de la rue Mont-Royal, il vit Madame Boudreault, une veuve sans enfants et qui lavait des chambres, lui ouvrir la porte.

Madame Boudreault pouvait avoir une cinquantaine d’années. C’était une personne d’aspect sévère. Elle était sèche, anguleuse, avec un nez long et un menton effilé. Ses yeux, par leur douceur émue, toujours humides, indiquaient que sous ses manières brusques, elle cachait le meilleur cœur du monde.

— Tu seras toujours pareil. Quand est-ce que tu vas donc avoir de la conduite ?

— Mais, ma tante, c’est pas de ma faute, je me suis écarté.

— Écarté à ton âge ! Tu n’as pas de langue ? Tu n’es pas capable de t’informer ?

— Ma tante, chicanez-moi pas. Je vous assure que ce n’est pas de ma faute.

— Bon c’est assez, Va te mettre à table. Nous causerons après. Tes bagages ?

— Je n’en ai pas. Je retourne chez nous demain soir… Oh ! rien que pour quelques jours… j’ai changé d’idée tout à l’heure.

André s’attabla. Malgré l’annonce d’un souper froid, le repas que tante Germaine lui servit était succulent. Il se composait d’un bouillon à la reine comme potage, des tranches de porc rôties, des patates frites, et pour dessert des confitures aux fraises dans de la crème.

Le jeune homme y fit honneur. Attentive, Madame Boudreault le servait. Elle aimait ce neveu de toute l’affection dont son cœur sevré des joies maternelles débordait. Elle avait perdu son mari, alors qu’elle était jeune femme et André « l’enfant terrible » comme elle se plaisait à l’appeler était demeuré le seul être sur qui déverser un peu de sa tendresse. Il était le fils unique de son seul frère marié. L’autre était mort depuis quelques mois après être demeuré cinq ans sans donner de ses nouvelles.

— Veux-tu du gâteau avec ta crème ?

— Merci ma tante. Seulement si vous aviez du café, du bon café bien chaud et bien fort, j’en prendrais une tasse…

Il ajouta en souriant.

— Et puis, savez-vous ce qui serait bon avec cela. Une larme de cognac dans mon café.

— Enfant terrible !

Elle fouilla dans un tiroir du buffet et en sortit une vieille bouteille de cognac qu’elle conservait précieusement en cas de maladie…

Ses yeux s’attendrirent :

— On ne peut rien te refuser.

Le jeune homme, la figure épanouie, rendue de bonne humeur par l’excellente chair, se renversa sur sa chaise, les deux mains sur sa poitrine.

— Vous êtes une perle, ma tante.

— Tu ne fais seulement que t’en apercevoir ?

— Il y a longtemps que je le sais… Vous me permettez de fumer ?

Avant même d’en avoir reçu l’autorisation, il sortit de sa poche un de ces mauvais cigares, long et noir, qu’il affectionnait et dont la fumé âcre entêtait.

— Je vous avertis auparavant d’ouvrir la fenêtre…

Il ajouta en souriant.

— Ma tante, je vous le repète, vous êtes une perle… Et si mon affaire marche, vous allez voir que je ne vous oublierai pas.

— Tu n’en as pas eu de nouvelles.

— Non ! je dois y retourner demain. M. Gosselin n’était pas à son bureau. Il ne m’attendait pas avant demain matin. Vous rappelez-vous bien de mon oncle Gustave ?

— Oui un peu… Il ne donnait que bien rarement de ses nouvelles. Il parait qu’il était très riche.

— Je ne sais pas. Moi je l’ai vu la dernière fois, il y a cinq ans. Il revenait du Yukon. Il m’a fait un cadeau de cent belles piastres et d’une chaîne de montre… Tenez… je la porte tout le temps… Les lingots d’or n’en sont presque pas usés.

— Et tu es son seul héritier ?

— Il paraît.

— Que vas-tu faire avec tout cet argent ?

— Ce que je fais là ! Non ! Je vous ai dit que je viens demeurer à Montréal.

— Pour bambocher ?

— Ma tante ! Vous me connaissez mieux que cela. J’ai l’intention de me marier.

— Avec qui ?

— Je ne sais pas son nom… je sais seulement que c’est la seule jeune fille que je pourrais aimer… aimer d’amour.

— Comme tu es jeune, André !

— Me le reprochez-vous ?

— Mais non ! Seulement je te conseillerais d’attendre un peu. Est-elle riche ?

— Ça n’en a pas l’air. Elle est habillée aussi pauvrement qu’on peut l’être.

— Depuis quand la connais-tu ?

— Je vous dis que je la connais pas. Je l’ai vue ce soir en attendant le tramway.

— Tu seras bien toujours pareil.

— Je vous remercie du compliment. Je ne désire pas changer… ma tante. Il approche huit heures. Vous allez vous habiller et venir aux vues avec moi.

— Et si ça ne me plaît pas ?

— À moi ça me plaît. C’est tout. Pas de discussion. Ouste, ma tante, dépêchez-vous. J’appelle un taxi. Dans un quart d’heure il faut que vous soyez prête.

Madame Boudreault résista faiblement et consentit à accompagner son neveu.

Elle se réjouissait et s’attristait à la fois des événements survenus récemment.

Son neveu résisterait-il à tant d’argent qui subitement lui tombait dans les mains ? C’était là le mystère qu’elle s’acharnait à résoudre.

II

M. Gosselin, de l’étude légale Gosselin et Johnson, était un homme bedonnant, aux mains larges et épaisses et à la figure vulgaire. Il avait les yeux petits, enfoncés sous une touffe de sourcils épais dont la couleur tirait à la fois et du poivre et du sel.

Ses yeux clignaient continuellement sous le lorgnon.

Quand il discutait des affaires avec quelqu’un, il en plissait un et fixait de l’autre son interlocuteur. Ce qui faisait dire à l’un de ses confrères : « Gosselin, quand il vous regarde, vous magnétise d’un œil et vous endort de l’autre ».

Il était très habile et rempli d’une activité étonnante chez un homme dont le physique annonçait plutôt un tempérament lymphatique. Sa clientèle, très étendue, ne suffisait pas à son ambition. C’était le secret de polichinelle qu’il ambitionnait d’être nommé sénateur. L’Hon. Pierre Gosselin sonnerait certainement mieux aux oreilles que Me Pierre Gosselin C. R.

Malgré des démarches nombreuses, d’abord discrètes, bientôt plus pressantes, il n’avait pu conquérir le titre convoité. Il ne désespérait pas cependant. Puisque le parti au pouvoir ne voulait pas de bon gré récompenser les services rendus à la cause en temps d’élection, il forcerait la main du ministère.

M. Gosselin avait une fille unique. Âgée de 21 ans à peine, elle avait vu nombre de soupirants à ses pieds. Plusieurs l’avaient demandée en mariage, mais eurent la même réponse ; elle était trop jeune et ne voulait pas se marier avant d’avoir atteint sa vingt-cinquième année. En cela subissant sans qu’elle s’en rendit compte l’influence paternelle, elle ne faisait qu’obéir au secret désir de l’avocat. Celui-ci avait décidé, et quand il décidait une chose, il ne le faisait pas à demi, que Julienne servirait à ses desseins. Il tenait mordicus à sa marotte. Grâce à elle, un gendre fortuné le servirait à merveille…

Julienne tenait physiquement de sa mère, si, moralement elle avait les qualités, peut-être aussi les défauts de son père… Elle était assez grande, superbe de ligne, avec un port indolent et fier à la fois. Nulle part elle ne passait inaperçue, le nez droit et des lèvres d’une régularité parfaite. Elle était trop parfaite, c’était peut-être la seule chose qu’on aurait pu de prime abord lui reprocher. Mais à bien l’examiner, et à condition toutefois de n’être pas aveuglés par ses charmes, on aurait constaté que l’aile mobile des narines mettait dans ce visage d’albâtre un frémissement de passion et que les lèvres fines et longues indiquaient l’ambitieuse, capable d’être cérébrale avant d’être passionnée. Seul l’homme qui s’imposerait à elle, capable de la dompter, pourrait aspirer à autre chose qu’à être un jouet entre ses mains, des mains aux doigts effilés, de véritables mains de musicienne ; ce qu’elle était d’ailleurs et d’une façon consommée.

Son père lui avait répété suffisamment de fois qu’avec la beauté que le ciel lui avait octroyée, l’avenir s’ouvrait pour elle lumineux et beau. Elle pouvait aspirer à gravir les sommets les plus élevés. Ne possédait-elle pas, et au suprême degré, le capital le plus considérable, surtout entre les mains d’une femme qui sait s’en servir ? N’appartenait-elle pas à un milieu des plus respectables, grâce à son éducation et à son état de fortune…

Comme elle n’avait pas connu sa mère, morte en lui donnant la vie, et que Me Gosselin avait reporté sur elle toute l’affection que la pratique des affaires n’avait pas consumée, elle l’écoutait en tout, s’assimilait ses idées, se les incorporait, les faisant siennes.

Elle rêvait donc de fastes et de splendeurs inouïes et dans l’attente du Prince Charmant qui viendrait jeter à ses pieds avec son cœur, sa puissance et ses sacs d’or, elle refusait obstinément tous les partis qui s’offraient à elle.

Quand la sténographe lui eut annoncé que M. André Dumas désirait le voir et qu’il vit pénétrer dans son bureau ce beau garçon de 24 ans, taillé en athlète, à l’air naïf et bon enfant, Me Pierre Gosselin, obséquieux plus que d’habitude, s’avança à sa rencontre et avec force salutations lui offrit un siège.

— « L’héritage est plus élevé que je ne pensais », se dit le jeune homme.

— « Voilà précisément l’oiseau rare qu’il faut amener dans mes filets » pensa l’avocat.

Assis en face l’un de l’autre, ils demeurèrent quelques instants silencieux à s’examiner mutuellement.

— Vous aviez à me voir ? demanda enfin André.

— En effet. Vous avez appris la mort de votre oncle Gustave Dumas à Bute City, Montana.

— Le mois passé.

— Et vous savez sans doute que vous êtes son seul héritier.

— J’ai de fortes raisons de le croire. Il m’a toujours dit qu’il me léguerait ses biens. À combien s’élève la succession…

L’avocat se renversa sur sa chaise, et les deux pouces dans ses poches de veste :

— Jeune homme ! Vous êtes un privilégié, un être né pour la chance… Devinez ?

— Je ne sais pas. À une couple de millions probablement.

— Dix millions…

Immédiatement il se pencha sur la table pour voir l’impression que ce montant fabuleux produirait chez son client. Mais le visage ne broncha pas.

— « Ah, toi, dit-il intérieurement, tu es en plein le type qu’il me faut. Tu n’as pas d’ambition. Nous en aurons pour toi…  »

Et immédiatement, il se passa dans le cerveau de l’avocat toute une combinaison de plans de campagne qui le ferait maître en fait de cette fortune.

— Quand vais-je toucher l’argent ?

— Mes correspondants américains, Jeffrey et Burke m’ont écrit ces jours-ci qu’au commencement de la semaine prochaine, nous recevrons tous les documents officiels. En attendant. je vais vous signer un chèque de $100,000 dollars sur la banque de Montréal où cet argent est déposé « in trust ».

En lui tendant le morceau de papier où quelques lignes d’écriture représentaient une somme d’argent intéressante, Me Gosselin, onctueux, demanda à son client quels étaient ses projets d’avenir.

— Je n’en ai aucun pour le moment. Comment voulez-vous que l’avenir me préoccupe ? Vous l’avez dit vous-même. Je suis un chanceux qui n’a qu’à se laisser vivre.

— Vous vous établirez à Montréal ?

— Il est plus que probable.

— Y avez-vous des relations ?

— Aucune, sauf une vieille tante qui est veuve et n’a pas d’enfants.

— S’il vous plaisait de venir passer la soirée à la maison, je serais heureux de vous recevoir. J’aimerais être votre conseiller. Je ne vous cache pas que vous me plaisez énormément. La façon dont vous avez accueilli la nouvelle que vous étiez riche à millions me fait croire que vous êtes un jeune homme pondéré, que vous ne gaspillerez pas votre fortune, comme tant d’autres à votre place le feraient. Quand retournez-vous à la campagne ?

— Par le train de cinq heures.

— Et vous revenez à Montréal ?

— Dans quelques jours, aussitôt que vous aurez reçu les derniers papiers.

L’avocat posant amicalement la main sur l’épaule du jeune homme le reconduisit jusqu’à la porte et lui réitérait son invitation…

— Faites-vous de la musique ?

— Un peu, je jouais le premier violon dans l’orchestre du collège…

— À merveille, ma fille sera heureuse de vous connaître, Vous ferez de la musique ensemble…

La porte se referma.

Monsieur Gosselin retourna à son bureau, se frottant les mains d’aise.

— J’ai mon affaire en mains !

Le jeune homme, une fois dans la rue, esquissa un sourire.

— En voilà un qui me croit poisson. Il va s’apercevoir que si j’ai l’air de mordre, j’évite l’hameçon.

Il pouvait être dans les alentours de midi. St. Jacques grouillait d’une foule affairée qui s’engouffrait dans les cafetaria. La Place d’Armes était noire de monde, jeunes filles, femmes âgées, commis, avocats, financiers, qui se précipitaient vers les tramways. Les sirènes des autos joignaient leur son criard à celui des tramways dont le timbre résonnait sans cesse. André Dumas entra dans la Banque de Montréal, comme on ne le connaissait pas, il dut téléphoner à M. Gosselin qui l’identifia.

Le commis lui compta les billets et le regarda avec un air d’envie. Dumas les réunit en plusieurs liasses qu’il cacha en différents endroits. Après quoi, il se rendit au poste de taxi, en face de l’église Notre-Dame, sauta dans une voiture et se fit conduire chez sa tante.

— Ma tante, lui dit-il, donnez-moi une enveloppe. Bon… passez dans l’autre chambre,… vous sortirez quand je vous appellerai

Il prit dix billets de mille, les mit sous une enveloppe, qu’il scella.

— Vous pouvez sortir, à présent… voilà votre surprise. Vous n’ouvrirez que lorsque je serai parti.

— Et quand pars-tu ?

— Par le premier train, à deux heures…

III

Le village de St B… si coquet en été, est d’une tristesse désespérante quand l’automne a fini de dépouiller les arbres qui l’agrémentent. Les villas qui s’échelonnent le long de sa rivière, avec leurs fenêtres et leurs portes closes par des panneaux de bois, leurs jardins abandonnés, y répandent une sensation de mélancolie. Les rues, qui quelques mois auparavant étaient pleines de couples en toilettes claires et de bruit de voix joyeuses, sont vides, seuls des rentiers l’habitent, aux habitudes sédentaires, habitants sur le retour de l’âge et qui ont confié à des bras plus jeunes l’exploitation de leurs biens, ouvriers qui jouissent du repos et de la tranquillité qu’une aisance modeste leur a procurée.

Quand André Dumas descendit sur le quai de la gare, à l’heure crépusculaire où le ciel se pare des couleurs les plus somptueuses, son père, prévenu par un télégramme l’attendait. En arrière du quai, l’auto, une Mc Laughlin, de l’année précédente, stationnait.

— Et quelles bonnes nouvelles m’apportes-tu de la ville ?

Inouïes.

— Tu hérites de combien ?

— Seulement dix millions.

John Dumas, le père John, comme tout le monde se plaisait à l’appeler, écarquilla les yeux d’ébahissement. Puis le premier moment de stupeur passé, il ajouta…

— Dans le fond, ça ne m’étonne pas, je savais ton oncle plus riche qu’il ne disait. Ça toujours été un cachottier, il n’a pas passé dix ans au Yukon pour rien, surtout dans le temps du « boum ».

Les deux hommes montèrent dans l’auto, André s’installa au volant.

Le magasin de John Dumas était situé à quelque trois quarts de mille de la gare. C’était une bâtisse à deux étages de 50 x 70 pieds, D’un côté, elle était flanquée de la résidence, une maison de pierres entourée de pelouses, et de l’autre des entrepôts pour la farine, le grain, les provisions.

Outre d’exploiter un magasin à rayons, le plus important du comté. John Dumas commerçait également sur les produits de la ferme et au besoin sur les animaux.

C’était un homme de cinquante-huit ans, qui portait les années sans en garder de traces. À peine avait-il deux ou trois cheveux blancs aux tempes.

Il était haut de taille, mesurant un peu plus de six pieds et d’une force qui commençait, à présent qu’il ne la faisait plus valoir, à devenir légendaire.

André tenait de lui, sans être aussi grand, il était bien bâti et d’une musculature solide. Le teint bruni par le grand air, les yeux bleus, les traits assez prononcés, il respirait la belle santé morale et physique. Il était de ces gens qui, par leur seule présence, créent une impression de sécurité.

Il avait toujours l’air de « ne pas s’en faire » et ne s’étonnait jamais de rien. Sous des dehors indolents, il possédait une grande dose d’énergie. Il avait terminé son cours classique bon premier, tout en passant pour un cancre et un paresseux. C’était un rêveur qui s’isolait dans un coin de la cour de longues après-midi de congé, à dévorer des livres qu’il se procurait en cachette. Entre temps il avait trouvé moyen de s’intéresser à la musique, il jouait du piano, du violon et à l’occasion du violoncelle. Me Gosselin l’avait bien défini quand il l’avait qualifié « d’enfant gâté de la fortune ». Il n’y avait au collège qu’une branche d’activité où il n’excellait pas : les sports. Il n’en pratiquait qu’un seul : la lutte, parce qu’à son avis, c’était le seul rationnel et qu’il développe harmonieusement toutes les parties du corps, et peut rendre, dans les mauvaises occasions, des services signalés…

Depuis son départ du collège, il voyageait par les rangs, achetant pour le compte du père qui les revendait à Montréal, le foin et les autres produits des habitants. À ce régime, sa santé s’était raffermie et son teint avait pris une couleur chaude de bronze doré. Tout le monde l’aimait. Monsieur André ne marchandait jamais, l’offre initiale était toujours l’offre finale.

Arrivé chez lui tard le soir, il n’avait pas le temps de se mêler aux groupes de jeunes gens et de jeunes filles qui les soirs d’été, égayaient la localité.

Il montait à sa chambre, faisait sa toilette avant le souper, dans la grande salle à manger que le plafond bas, avec ses poutres, faisait paraître plus grand. Le père à un bout de la table, la mère à l’autre bout, lui au milieu, Ils semblaient isolés et plus près l’un de l’autre. Deux ou trois soirs par semaine, ils avaient de la visite, c’était soit le Docteur Perrin, le notaire de la place, le curé ou d’autres amis de John. Ces soirs-là, la salle s’animait, les conversations devenaient des discussions où tous les sujets y passaient, politique, religion, etc…

Le repas terminé, on s’installait, l’été sur la vérandah de derrière où l’on avait vue sur la rivière, l’hiver dans le living room, qu’un poêle à deux ponts, vestige des jours anciens, réchauffait.

Madame Dumais apportait la carafe de vin.

C’était un vin qu’elle fabriquait elle-même et dont elle était très fière.

André se mêlait peu à la conversation. Il se contentait d’écouter et d’émettre son opinion de temps à autre ; jamais il ne s’échauffait.

Les soirs qu’il n’y avait personne, il faisait quelques tours dans les allées du jardin et se retirait à sa chambre où il lisait jusqu’à une heure assez avancée.

Ce fut ainsi que sa jeunesse s’écoula D’autres auraient trouvé monotone cette vie sans émotions violentes. Pour lui, elle comportait un charme que chaque jour renouvelait.

Dans la salle à manger, sa mère l’attendait. Elle courut au devant de lui et l’embrassa sur la joue comme chaque fois qu’il revenait d’une absence un peu prolongée.

Un souper succulent l’attendait, auquel il fit honneur. Ce qui eut pour effet de retarder la relation de son voyage, car, s’il n’était pas gourmand, il avait des tendances à être gourmet et considérait que faire bonne chère est l’un des plus grands plaisirs de la vie.

Ce ne fut que plus tard dans la soirée qu’il raconta par le détail toutes les péripéties de son voyage à Montréal. Il en oublia une cependant, celle de la rencontre coin Ste-Catherine et St-Denis, de la jeune fille inconnue qui lui fit retarder son arrivée chez tante Germaine.

Et comme ou le pressait de questions sur ce qu’il avait l’intention de faire, il annonça que dès le lendemain il partirait pour Montréal et définitivement.

Quant à l’emploi de sa fortune, rien n’était décidé jusqu’ici. Il attendait les événements, se réservant de surveiller ses intérêts présents.

Comme on le savait apte à ne pas se laisser monter la tête, ni griser par cette fortune subite, les parents acquiescèrent volontiers à ses projets. Donc le lendemain midi, ses malles bouclées, il remontait dans le train, après avoir dit adieu à St B… où dorénavant il ne viendrait qu’en visiteur.

Pas un instant le regret ne lui vint d’abandonner ces lieux où son enfance et sa jeunesse s’étaient écoulées.

Il s’enfoncait vers le mystère, vers l’inconnu. Pour le guider, comme deux phares lumineux, il apercevait les yeux de la jeune fille pauvre, la passante qui lui fit réaliser que dans sa poitrine, son cœur de chair pouvait battre avec un rythme plus grand.

IV

Me Pierre Gosselin était de bonne humeur et sa figure en portait l’expression. Et cela apparut clairement aussi à Julienne. La façon dont il l’embrassa, le regard chargé de tendresse et aussi de fierté dont il l’enveloppa longuement présageait pour la jeune fille un heureux événement.

Avant même qu’elle le questionna, il lui fit part de son entrevue avec André Dumas et des espérances que ce jeune homme lui permettait de caresser.

— Pour qu’elles se réalisent, il ne dépend que de toi, ajouta-t-il en clignant son œil gauche.

— Comment, papa, il n’en dépend que de moi ?

Il cligna de l’œil d’avantage.

— Tu n’as pas compris ?

Les lèvres fines se serrèrent l’une contre l’autre, volontaires, et il s’ensuivit une moue de dépit.

— Je l’invite à veiller à la maison dès son retour à Montréal. Comme je suis sûr que tu vas lui plaire, je suis également sûr qu’il va te plaire.

— Papa, vous allez un peu trop vite en besogne… La principale intéressée dans l’affaire c’est moi. Je vous ai déjà dit qu’en matière d’amour je n’écouterais que mon cœur… D’abord, je ne tiens pas à le voir. Est-ce que la compagnie d’un jeune homme frais émoulu de la campagne et qui ne connait du monde que les quelques maisons et les quelques rues de son village peut m’intéresser ?

Sachant bien qu’il ne servait à rien de heurter de front les sentiments de sa fille et qu’essayer de la convaincre immédiatement ne ferait que l’ancrer d’avantage dans son entêtement, l’avocat orienta la conversation sur un autre projet.

Un quart d’heure après, il lança dans un soupir.

— C’est dommage. Il possède dix millions de piastres… dix beaux millions solides.

— Et que voulez-vous que cela me fasse ?

— C’est une puissance l’argent et ce n’est pas tous les jours qu’une jeune fille peut trouver un parti semblable.

— Avez-vous l’intention de me faire épouser ce rustaud ?

— Qui te parle de l’épouser. Je ne te demande que de le recevoir et de te montrer aimable envers lui.

Pour en finir avec ce sujet qui l’ennuyait et l’agaçait, Julienne consentit à subir la visite du jeune millionnaire.

Enchanté, Me Gosselin frotta l’une contre l’autre ses deux larges mains.

— Je te dis qu’il est charmant. D’ailleurs, tu jugeras par toi-même.

— Papa, voulez-vous me parler d’autre chose. Vous me donnez sur les nerfs avec votre client.

Quand elle se fut retirée à sa chambre, elle regretta d’avoir acquiescé au désir de son père. Toutefois, un sentiment de curiosité atténuait ce que comportait de désagréable la perspective d’un tête à tête avec cet habitant mal dégrossi. Elle se promettait de se montrer tellement désagréable que jamais plus la tentation ne lui viendrait de renouveler l’aventure. A-t-on idée de s’imposer ainsi chez les gens, de s’insinuer dans un milieu qui n’est pas le sien ; tout cela parce qu’un beau jour un oncle célibataire a la mauvaise idée de vous léguer ses millions.

Ce qui la choquait le plus c’était de constater que son père, pourtant un homme d’une intelligence supérieure, avait donné dans le traquenard et s’était prêté au manège de ce jeune nouveau riche.

Elle en dormit mal.

Toute la nuit, André Dumas la poursuivit. Elle lui prêtait une figure d’homme des tavernes, des traits de brute, une voix d’idiot, et un air hébété. Aussi fut-elle des plus surprise quand le surlendemain soir, elle vit, donnant le bras à son père, un jeune homme pénétrer chez elle, qui ne ressemblait nullement à l’épouvantail de son cauchemar.

Il était vêtu simplement, sans mauvais goût, et paraissait très à son aise dans le salon. Il n’était ni gauche ni empêtré.

De ce qu’il ne ressemblait pas à l’image qu’elle s’était faite de lui augmenta son antipathie. Et cette antipathie évolua en haine. Elle le détesta sur le champ. Pourquoi ? Pour bien des raisons obscures qu’elle ressentait plutôt qu’elle n’analysait. D’abord elle lui en voulait de cette richesse qui le rendait son supérieur à elle, surtout à une époque où seule l’aristocratie de l’argent tient le haut du pavé. Elle lui en voulait de ne pas s’être troublé en l’apercevant, de ne lui avoir pas rendu cet hommage indirect. Mais elle lui en voulait surtout de ce qu’elle-même ne pouvait s’empêcher dans son fort intérieur, de le trouver bel homme.

À table, elle remarqua qu’il se tenait bien et savait manger. Et son animosité s’accrut de cette constatation.

Il ne lui accordait presque pas d’attention. Il se contentait de répondre aux questions qu’on lui posait. De temps à autre cependant, il lui lançait, à la dérobée, un regard rapide et furtif qui la détaillait.

Il en conclut que son père n’avait pas dépassé les bornes de la vérité en lui parlant d’elle avec admiration.

La demeure de Monsieur Gosselin était juchée presque sur le sommet de la montagne dans un boulevard de Westmount. Elle était cossue, avec un brin de prétention qui reflétait le caractère de son possesseur.

Dans le salon cependant, rien ne péchait contre les règles de l’art. Le style de la pièce n’en excluait pas le confort. Il y régnait une atmosphère d’intimité que les lampes à pieds surmontées d’abat-jour aux couleurs effacées accentuaient. Dans un angle un piano à queue ainsi qu’un harpe, révélaient les goûts artistiques de son occupante. Un petit secrétaire, surmonté de bibelots, des statuettes sur les meubles, des estampes à la muraille donnaient un cachet de discrétion et d’art tout à la fois.

Pour se montrer aimable André demanda :

— Vous faites du piano, Mademoiselle ?

— Oh si peu, ça ne vaut pas la peine.

— Pourtant votre père m’a vanté vos talents de musicienne.

La jeune fille jeta un regard courroucé à l’auteur de ses jours, puis souriante se contenta de dire.

— Et si je vous disais qu’il a raison.

— Je vous répondrais que vous avez tort.

— Eh bien ! je trouve qu’il a raison et n’admets pas avoir tort… Ainsi, vous ne voulez pas faire de musique pour nous ?

— Si cela peut vous intéresser, je veux bien.

— Si cela ne m’intéresserait pas, je ne vous le demanderais pas.

— Et bien, soit ! Si vos oreilles sont écorchées vous l’aurez voulu.

— Je ne crois pas que cela arrive.

La jeune fille s’installa au piano et interpréta le Carnaval de Vienne de Schumann.

Son jeu possédait une vigueur et une netteté étonnantes. Par contre, elle n’y mettait que très peu d’âme.

Le jeune homme la félicita. Elle rougit sous ses compliments.

Si André Dumas s’était ennuyé pendant la soirée, personne n’aurait pu le dire. L’expression de son visage ne changea pas une seule seconde et il s’intéressa aux propos du père comme à ceux de la jeune fille, du moins en apparence.

Quant à Julienne, une fois qu’il fut parti, elle ne put chasser son souvenir de sa tête. Elle le détesta davantage.

Maintenant, elle était sûre qu’elle le détestait ; elle cherchait en elle-même un moyen de l’humilier, et cela dès la première occasion propice.

Elle savait qu’il reviendrait. Son père voulait qu’il revienne et elle le connaissait suffisamment pour savoir que ses désirs devenaient tous réalités.

Comme pour lui donner raison, dès le lendemain elle reçut une invitation à souper. Elle acquiesça.

Vêtu d’un tuxedo qui l’avantageait, André arrêta chez elle. Elle fut forcé de le trouver beau. Il la conduisit dans un hôtel chic de l’ouest de la ville et se comporta avec une discrétion et une aisance qui auraient pu faire croire, si l’on n’avait connu ses antécédents, que jusqu’alors il avait sacrifié ses jours aux obligations de la vie mondaine.

Julienne Gosselin montait très bien à cheval. C’était l’un de ses sports préférés et vraiment elle y excellait.

Pendant le dîner une idée lui vint.

— Montez-vous à cheval. Monsieur Dumas ?

— Un peu.

— Êtes-vous libre dimanche ?

— Je n’ai aucun engagement. Je ne connais personne à Montréal.

— Si je vous invitais à faire une promenade sur la montagne, accepteriez-vous ?

— J’aurais mauvaise grâce à refuser. Mais il y a un empêchement grave, je n’ai pas de cheval.

— Je vous en trouverai un. Il y a une écurie de louage à la Côte des Neiges où l’on garde de superbes bêtes…

— Alors, c’est entendu, je vous accompagne.

— Cela ne vous ferait rien que j’invite des amis ?

— Cela me ferait plaisir, au contraire.

— J’ai mon affaire, pensa-t-elle…

Avec un art machiavélique, elle organisa le « party ». Elle s’arrangea avec le propriétaire de l’écurie pour que ce dernier fournisse à André Dumas la monture la plus vicieuse et la plus rétive de son écurie. Puis elle invita quelques unes de ses amies pour que l’humiliation qu’elle méditait fut plus grande.

Au jour dit, vers deux heures, le groupe qui se composait de cinq personnes ; Julienne, trois de ses amis et André Dumas, se rendit en taxi à la Côte des Neiges.

Les chevaux sellés, ils y montèrent, et s’engagèrent immédiatement dans la montagne.

Les bêtes allaient au pas.

André remarqua que celle qu’il montait était fringante et manifestait des signes de nervosité. Les genoux serrés fortement, il s’appliquait à se bien tenir en selle. Une fois arrivé au sommet, le groupe s’arrêta.

Près de l’endroit où est construite la glissoire se trouve un champ d’équitation avec tous les obstacles que les coureurs aiment à franchir.

Julienne piqua son cheval ; celui-ci s’élança sur la piste et d’un bond, comme se jouant, franchit la première barrière.

Elle revint à son point de départ, et après un clin d’œil furtif à ses compagnes.

— Monsieur Dumas, pouvez-vous en taire autant ?

Il ne répondit rien.

— Voyons, Monsieur Dumas, ce qu’une jeune fille de la ville peut faire, vous ne pouvez l’accomplir ?

André avait souvent dompté des poulains et pratiqué longtemps l’équitation. Mais du premier coup franchir un obstacle un peu élevé avec une bête qu’il ne connaissait pas, lui parut téméraire…

Par bravade, il cravacha son cheval et s’élança à son tour. Il commanda de sauter, mais s’arc-boutant sur ses deux jambes de devant, l’animal s’arrêta brusquement désarçonnant son cavalier qui alla s’abîmer la figure sur le sable graveleux.

À peine était-il par terre qu’il entendit fuser des rires joyeux et cristallins autour de lui.

Il flaira tout le complot.

— Ah ! ah ! se dit-il… je vais vous faire rire jaune ! Il demeura donc sur le sol, étendu, immobile, comme privé de connaissance.

Les rires s’éteignirent subitement pour faire place à un silence tout de stupeur.

Le sang qui s’échappait en filet mince d’une égratignure au front, lui marbrait le visage.

Il entendit une voix qu’il connaissait celle-là dire :

— C’est de ma faute aussi, je n’aurais pas dû lui faire donner ce cheval. Il est presque impossible à monter.

Il réprima l’envie qu’il avait de sourire et sentit sur ses joues la caresse de deux mains tièdes.

— Monsieur Dumas, Monsieur Dumas.

Il jugea la comédie suffisante, ouvrit un œil et se souleva sur son séant avec effort.

De ses mains en avant, il avait amorti le choc de la chute : les seuls vestiges qu’il en gardait, outre l’égratignure insignifiante du front, étaient ses mains ensanglantées aux cailloux du sentier. À l’aide de son mouchoir il s’épongea le front et impassible, comme si l’accident n’était pas survenu, il demanda son cheval. On le lui amena. Il le saisit par la bride, mit un pied dans l’étrier et sauta en selle.

Le cheval se cabra.

Il lui laboura les flancs de ses éperons, et au bout de quelques minutes de ce manège, réussit à s’en rendre maître tout à fait.

— Maintenant, il va sauter cria-t-il, et avant même que les protestations ne s’élèvent, il s’était élancé et avait enlevé l’obstacle.

Les jeunes filles le considérèrent avec admiration et cette aventure au lieu de le desservir en fit, dans les salons où l’on commenta l’événement, une sorte de héros digne de figurer dans les vues animées américaines.

V

Le quartier compris entre les rues St-Laurent. St-Denis, Sherbrooke et Craig, a été longtemps connu à Montréal sous le nom du « Red Light District ». C’est là que vivaient la pègre et tous les suppôts de l’Underworld.

Aujourd’hui, le quartier s’est assaini. Après l’enquête judiciaire tenue sur l’administration de la police il y a quelques années et qui a révélé au public beaucoup de dessous que certains ignoraient, on a fermé les maisons, pourchassant les tenancières et les filles.

On a même changé, à la demande des propriétaires et des résidents, le nom de la rue « Cadieux » qui était mal famé, en celui de « de Bullion ». Seuls, çà et là subsistent encore des débits clandestins d’alcool que l’on appelle vulgairement des « blind pigs ». Quelques-uns de ces blind pigs sont la propriété de bootleggers qui y ont établi leurs quartiers généraux et y vivent, les uns en marge de la société, les autres menant une vie double, se contentant d’administrer leur exploitation sur une base commerciale, en hommes d’affaires.

Un soir qu’il était à peu près onze heures et demi et qu’André Dumas, revenant de la gare Viger reconduire son père, cheminait sur la rue Craig, il aperçut rue Sanguinet, à quelques centaines de pieds du coin, un groupe composé d’un homme et d’une femme qui gesticulaient et avaient l’air de se disputer. Flairant une aventure, et un peu badaud, il s’engagea dans leur direction, poussé par la curiosité.

Comme il arrivait près des deux personnages, il entendit le bruit sec d’un soufflet sur une joue en même temps que s’éleva la plainte étouffée de celle qu’on frappait.

Sans perdre le temps de réfléchir qu’il ne faut jamais mettre le doigt entre l’écorce et l’arbre et qu’il est aussi dangereux de séparer un homme et une femme qui se chicanent que deux Irlandais qui se battent, André Dumas s’élança sur l’assaillant et réussit à lui saisir le bras au moment où il le levait pour frapper sa victime à nouveau. Un coup de pied qu’il reçut sur une jambe lui fit lâcher prise et se retourner, tout surpris de constater qu’on ne prisait guère son intervention. Un coup de poing, qui heureusement ne l’atteignit qu’à l’épaule, le fit pirouetter. Il comprit cette fois la situation. Il était bel et bien tombé dans un guêpier. Il n’avait plus devant lui que deux solutions : se sauver ou faire face à la lutte. Se sauver était peut-être le parti le plus prudent, mais non le plus intéressant. Il jugea qu’une rixe comportait beaucoup plus de plaisir, d’autant plus qu’elle ferait de cette fin de journée quelque chose de moins monotone que les soirées précédentes où il avait dû s’enfermer dans des théâtres ou des cinémas, faute de mieux.

Il écarta d’un geste brusque la femme qui voulait s’agripper à lui pour le paralyser dans ses mouvements, et les poings serrés, se posa devant l’homme.

Celui-ci lui cria :

— Je va te montrer à t’occuper des affaires des autres. Ta m…… gueule je vais te la casser.

— C’est le temps de frapper, pensa Dumas.

Ses deux bras s’élevèrent et pendant que l’un de ses poings s’abattait sur la lèvre, l’autre atteignit l’œil… Une masse chancela et s’écrasa sur le trottoir inanimée.

La femme se précipita sur André Dumas pour le frapper. Il la maîtrisa en lui serrant les deux bras si fortement qu’elle cria :

— Lâchez-moi, vous me faites mal.

Puis elle se mit à pleurer convulsivement et se lamenta :

— Vous l’avez tué ! mon pauvre Charles, vous l’avez tué.

— Me voilà dans un beau pétrin, songea le jeune homme.

Mais il ne s’énerva pas outre mesure.

— Où demeurez-vous ? demanda-t-il…

— Ici, la maison d’en face.

— Tâchez d’être raisonnable. M’entendez-vous ? Allez ouvrir la porte.

Il chargea celui qu’on appelait Charles sur ses épaules, comme un sac de farine et le transporta dans sa chambre.

C’était une pièce assez grande, meublée d’un lit double, d’un sofa, et d’une table où gisait à moitié vide une bouteille de gin de cinq demiards. Aux murs des images de boxeurs et d’actrices de cinéma.

Il déposa son fardeau sur le sofa, lui enleva sa cravate et son faux-col, déboutonna la chemise. Il examina la tête pour voir si son adversaire ne s’était pas assommé en tombant ou si son crâne en donnant sur le trottoir ne s’était pas défoncé. Il n’y avait rien qu’une bosse légère. Ce n’était pas grave, heureusement.

— Apportez-moi de l’eau froide et une serviette. Servez lui un verre de gin.

Il bassina les tempes, lava la lèvre qui était fendue et constata qu’une dent était brisée…

L’œil gauche tuméfié était complètement fermé. Il y appliqua des compresses d’eau froide.

Au bout de quelques minutes, l’homme ouvrit le seul œil qui pouvait accomplir cette gymnastique. Il regarda autour de lui, vaguement et se souleva avec peine sur son séant.

Où était-il ?

La connaissance lui revenait graduellement.

Il passa la main sur sa lèvre. Le sang lui toucha la langue. Il grimaça.

— Qui m’a frappé comme ça ? s’enquit-il.

André Dumas répondit :

— C’est moi, et tu le méritais pour avoir battu ta femme…

— C’est toi, donne-moi la main, tu es un sacré bon homme. Tu fesses en maudit.

André Dumas s’apprêtait à partir, l’autre le retint.

— Écoute, tu vas prendre un coup avec nous autres. Je suis Charles Johnson, Mam’zelle Idola, ma blonde…

Dumas commençait à trouver l’aventure amusante. Il pénétrait subitement dans un milieu tout à fait nouveau pour lui. Il accepta la proposition, il enleva son paletot, ingurgita le verre de gin qu’on lui offrit et s’assit. Son intérêt commençait d’être piqué. Il flaira, dans ce couple bizarre, au milieu duquel il s’était introduit, un sujet intéressant d’observation. La force brutale exerce sur les esprits une fascination étrange. Comme certaines femmes s’attachent à celui qui les brutalise, il y a des hommes qui vouent à celui qui les domine et se montre supérieur à eux, un culte souvent capable des plus grands dévouements. Charles Johnson était de ceux-là, et puis, il y avait en lui un vieux fonds d’honnêteté qui lui fit admettre qu’il avait bien mérité la raclée reçue. D’autant plus que son vainqueur n’abusait pas de sa victoire et que dans ses gestes, comme dans sa manière d’agir, il faisait montre d’aucune insolence.

Remis de son émotion, la gueule un peu endolorie cependant, il commença de causer avec confiance. Le trou que faisait sa dent brisée lui donnait un curieux accent et changeait un peu le timbre de sa voix. Mademoiselle Idola trouva cela tellement drôle qu’elle ne put s’empêcher de sourire.

— Qu’est-ce que tu as à rire, veux-tu que je recommence ?

André profita du prétexte pour jouer au moralisateur. Il aurait ainsi un but pour les temps prochains qui rendraient ses journées moins monotones.

Il commença par s’informer des occupations de son hôte de hasard. Ce dernier travaillait pour un bootlegger, mais ce métier était moins payant que jadis, à cause de la surveillance plus étroite. Toutefois, il ne voulait pas retourner dans le droit chemin. Il avait choisi l’Underworld pour son milieu social. La raison de ce choix était péremptoire. Il expliqua que plusieurs comme lui, vivaient en marge de la société parce qu’ils ne pouvaient faire autrement. D’autres avaient un but qui permettrait, en s’expatriant, de recommencer à vivre. Comme les filles, la plupart avaient des noms de guerre.

Charles Johnson pouvait avoir entre trente et trente-cinq. L’expression du visage, malgré le pli profond creusé aux commissures des lèvres, avait conservé quelque chose de bonasse.

Intrigué, André Dumas voulut lui faire raconter son histoire.

— Quelles raisons t’empêchent de retourner au milieu du monde et vivre honnêtement du travail honnête ?

— Quelles raisons ! la haine de la Société. De la Société qui édicte des lois et qui les applique. Attends une minute et tu constateras que j’ai raison.

Il enleva son gilet, sa chemise, ainsi que sa camisole et alla se placer, le torse nu, sous le reflet de la lampe électrique…

— Regarde-moi le dos. Rien que de penser à la douleur et à l’humiliation que j’ai endurées, il me vient des envies de tuer… je vois rouge…

Le dos était tout sillonné de longues cicatrices, rouges, bleues et blanches, qui lui zébraient la peau.

— Tu comprends, maintenant ?

— Non, pas encore.

— Idola, sers-nous un autre verre de gin… je vais te conter mon histoire, tu verras qu’elle n’est pas drôle, et que seules, les circonstances m’ont forcé à mener la vie que je mène.

Charles Johnson appartenait à une famille du peuple, c’étaient de braves gens, sans beaucoup d’instruction, ni beaucoup d’argent.

Un jour que le jeune homme, s’était enivré, il se mêla à des jeunes gens malhonnêtes. Il fut accusé de leurs fautes sans y avoir pris part. Les preuves furent contre lui et il fut condamnée à leur place.

La sentence fut terrible : deux ans de prison douze coups du chat à neuf queues, six en entrant, six en sortant.

— Et maintenant, ajouta-t-il, comprends-tu que j’en veuille à la société.

Cette histoire, si simple, mais combien pathétique, émut profondément Dumas.

Il comprenait la haine qui bouillonnait dans ce cœur. Il comprenait que cet homme était un vaincu de l’existence, et qu’après cette terrible épreuve, il en voulait à la vie. Une pitié immense pour ce hors la loi l’envahit.

Il essaya de l’encourager, de l’exhorter à abolir le passé de sa mémoire. À son âge, tout était encore permis.

À quoi bon ? il perdait son temps dans l’exhortation de choses impossibles.

Charles Johnson s’était adapté à son milieu, il était façonné à la vie interlope, mais de sentir autour de lui une sympathie qu’il crut sincère, surtout de la part d’un homme qui l’instant d’avant l’envoyait au pays des rêves, lui réchauffa le cœur, et il en conçut beaucoup d’amitié pour André Dumas, qui lui apparut un être d’une trempe supérieure.

VI

Depuis le matin il neigeait, une neige fine que le vent charriait et qui s’amoncelait en tas.

Les moteurs de taxis haletaient, les passants rares, le col relevé, allaient, penchés en avant dans l’effort d’une marche pénible. Ils semblaient tous uniformément vêtus de blanc. Le nez collé à la vitre, André Dumas regardait dans la rue. Cette tempête, la première de l’hiver et qui avait pris par surprise les autorités municipales lui firent songer à son village. Il aimait par des temps semblables, bien emmitouflé dans son capot de chat sauvage, les jambes entourées de chaudes robes de buffalo, parcourir la campagne dans sa Ste-Catherine que traînait Jenny, une pouliche fringante ayant du cœur plein le ventre.

Et l’ennui ; pour la première fois, le tenaillait, il se sentait glisser vers le spleen.

Malgré sa richesse et les possibilités inouïes qu’elle plaçait à la portée de sa main, sa vie était vide. Il n’avait pu encore l’orienter. Autrefois, il ne connaissait pas l’ambition, cette ambition effrénée qui s’empare des hommes d’affaires et s’en rend maître au point de les tyranniser.

La succession était définitivement réglée. Il avait la pleine jouissance de sa fortune, investie dans des stocks solides qui lui rapportaient de jolis revenus.

Riche à millions, il ne pouvait continuer à accomplir la même besogne que jadis, suffisante à l’époque à son activité. Maintenant que faire ? continuer comme hier, comme aujourd’hui.

On le rangerait dans la catégorie des parasites, des membres inutiles.

Se lancer dans des entreprises hardies ?

Lesquelles ?

Parcourir le monde ? Le voyage ne le tentait pas, du moins pour un temps.

S’il n’avait pas rencontré, au hasard d’un soir pluvieux, les deux yeux noirs, indices de candeur et de pureté rares à notre époque de flappers et de « garçonnes », peut-être son existence prendrait-elle une orientation différente.

Cette jeune fille, présentement, constituait pour lui le but à atteindre, l’idéal rêvé. Il y pensait souvent. D’elle que savait-il ? Seulement qu’elle était pauvre et qu’elle devait être chaste. Pour le reste il ignorait tout, jusqu’à son nom.

Souventes fois, il s’amusait intérieurement de cette aventure, l’amour à première vue, est-ce que cela existe ? Mais il ne l’aimait pas, elle l’intéressait, un point, c’est tout. Depuis un mois qu’il était à Montréal, il ne l’avait pas revue une seule fois, il n’avait même pas songé à la revoir. Il escomptait les événements. Comme tous les gens dont l’enfance s’est écoulée presque solitaire et à la campagne, il conservait au plus profond de lui-même comme un relent de la superstition de nos ancêtres, il y avait aussi, relégué quelque part, un brin de fatalisme. La situation inopinée qui venait de lui être faite si brusquement, le plaçant, pourvu qu’il le veuille et du premier coup, au faîte d’une Société où l’aristocratie de l’argent bat le haut du pavé, n’était pas pour diminuer en lui cette religion du fatalisme, ce qui doit arriver arrive, à condition toutefois, de ne pas contrecarrer la destinée dans ses desseins.

Si, réellement, cette inconnue mystérieuse, devait jouer dans sa vie un rôle prépondérant, il arriverait un moment où, de nouveau, leurs chemins se croiseraient. Pourquoi, dès son arrivée à Montréal, quelques minutes seulement après sa descente du train, fut-elle la première personne à ne pas passer inaperçue.

S’il avait pu ouvrir le grand livre de la vie et voir au chapitre qui renfermait son avenir, l’influence qu’exercerait sur lui l’inconnue mystérieuse, il en aurait conclu que c’était par un pressentiment inexplicable qu’il l’avait remarquée entre mille ce soir-là.

VII

Partisan zélé, de la nécessité, dans toutes les sphères de l’activité humaine, d’une publicité intensive, convaincu que la réclame, cette déesse aux cent voix, rend à ceux qui savent en user des services incommensurables, Me Pierre Gosselin ne pouvait laisser passer une occasion comme celle qui venait de s’offrir devant lui, sans en profiter. Par l’entremise de la presse son nom serait répandu dans toutes les demeures, et pourvu qu’il sache corser son histoire de détails piquants, il courait chance que la nouvelle, communiquée aux journaux de Montréal, soit transmise par la presse associée et la presse canadienne aux diverses publications du Canada et des États-Unis.

Il invita donc, un soir, à souper chez lui, les reporters judiciaires de la métropole qu’il connaissait plus particulièrement, et les allécha en leur laissant entendre qu’il avait pour eux une nouvelle extraordinairement palpitante d’intérêt.

Le résultat dépassa ses prévisions. Dès le lendemain, les journaux annoncèrent qu’un jeune homme de la campagne, M. André Dumas, venait d’hériter d’un de ses oncles, de la somme de dix millions de dollars. Des détails, fournis par Me Gosselin lui-même, le procureur de Dumas, sur l’origine de cette fortune colossale suivaient, qui ne manquaient pas d’intérêt.

L’oncle en question, un espèce d’aventurier, instruit cependant puisqu’il avait terminé ses études classiques au collège de St X…… avait amassé tout cet argent au Yukon. On racontait les difficultés qu’il dut surmonter, la misère qu’il dut endurer pour atteindre ce résultat. On laissait même entendre qu’il y avait quelque chose de mystérieux au fond de l’histoire, qui n’avait jamais été éclaircie.

Cette nouvelle ne manqua pas d’être lue avec attention. Nombreux furent les jeunes gens qui, levant les yeux de leur journal, envièrent le sort du légataire et se laissèrent aller à la construction de superbes châteaux dans une Espagne imaginaire, en rêvant un instant que pareille aubaine leur arrivait. Quant aux jeunes filles, elles ne furent pas moins nombreuses, qui parèrent le héros de l’article de toutes les qualités du Prince Charmant. D’aucunes même passèrent de longues heures devant leur miroir étudiant leurs traits pour voir si le charme qui en émanait pourrait capter le cœur du jeune millionnaire. Mais, nulle personne ne fut plus intéressée qu’une jeune fille de dix-neuf ans à peine qui vivait seule avec sa mère dans une maison pauvre du nord de la ville, et un jeune homme tenancier d’un « blind pig » du Red Light.

La jeune fille s’appelait Annette. Sous des dehors fragiles, elle possédait une grande énergie et savait vouloir ce qu’elle voulait. Dans son enfance, des espoirs l’avaient bercée. Elle avait envisagé le jour où elle serait une créature choyée entre les créatures, et ses moindres désirs à peine formulés deviendraient des réalités.

Une lettre que sa mère reçut un jour d’automne, suivie d’une brève dépêche, anéantit tout d’un coup ses beaux rêves. Il y avait sept ans de cela, elle avait alors treize ans. Les yeux de la mère qui s’étaient durcis lors de la lecture de la lettre, s’emplirent de larmes à celle du télégramme. Et le frère, le grand frère de seize ans, qui projetait de devenir un jour médecin, et un médecin célèbre, crispa le poing et le brandit vers un ennemi imaginaire.

— Cela me prendra toute la vie, dit-il, mais je l’aurai, lui ou un autre. Notre fortune, maman, nous l’aurons, et tu ne pleureras plus. Et toi, ma petite Annette, ajouta-t-il, en caressant la joue de l’enfant, tu auras de belles robes, de beaux bijoux.

Depuis, des années ont passé, des années de misère. Le frère a disparu sans laisser de ses nouvelles. La mère dut aller en journées jusqu’à ce qu’Annette, un peu plus grande, fut en mesure de prendre sur ses frêles épaules le fardeau de la maison modeste qui les abritait. Elle travaillait dans une manufacture de chapeaux à confectionner ces minuscules ornements, ces fleurs artificielles qui agrémentent la coiffure de nos élégantes. Jamais, elle n’eut un mot de désespoir. Elle ne maudit jamais le sort. Elle espérait… Elle savait son frère opiniâtre et volontaire. Il était parti mais il reviendrait.

Voilà que tout d’un coup surgissait devant elle le nom de l’être qui les avait frustrés de leur bonheur. Voilà que lui apparaissait, sous les traits d’un jeune homme, à l’air distrait et rêveur celui qui bénéficiait de leur bien à eux, à sa mère, à son frère, à elle-même. Avec cet argent il noçait peut-être ! Une idée lui vint, qu’elle eut hâte de mettre à exécution le lendemain matin.

Et pendant que la lecture des journaux l’enfiévrait, un autre, un jeune homme de vingt-quatre ans, tenait un conciliabule dans un coin du débit clandestin qu’il exploitait.

La pièce où il se trouvait était très grande. Elle occupait tout le premier plancher du « flat ». Elle était encombrée de tables et de chaises.

À cette heure, on n’était qu’à la fin de l’après-midi, elle était vide de clients. Il n’y avait que quatre personnes qui discutaient avec animation. Celui qui semblait le chef, le jeune homme tantôt, portait écrit sur sa figure une détermination froide et calculée. C’était un homme grand et maigre. On l’écoutait avec attention. Les coudes appuyés sur la table, il regardait droit dans les yeux, chacun de ses compagnons, à tour de rôle.

De son nom de guerre, il s’appelait Pit Lemieux. Intelligent, rusé, il avait déjoué toutes les tentatives de la police qui jusqu’alors n’avait réussi aucune cause contre lui. On savait son repère le rendez-vous des cambrioleurs et des bandits, comme on savait qu’il était demeuré et qu’il demeurerait étranger à tous leurs exploits.

Il jouissait parmi ces gens d’une popularité et d’une influence extraordinaires. Arrivait-il une chicane entre eux, il se levait et, en mettant simplement la main sur l’épaule du plus belliqueux, réussissait à le ramener à la raison. On savait que son existence cachait un mystère. Peu expansif, il n’avait jamais rien raconté de ses antécédents, comme il n’avait jamais fait part à quiconque de ses projets d’avenir.

— Toi, Ernest, es-tu prêt à faire ce que je vais te demander ? dit-il, s’adressant au plus âgé des trois hommes.

— Je suis prêt à tout.

— As-tu quelqu’un à faire disparaître ? Dis-moi qui… Dans deux semaines tu n’entendras plus parler.

— Je ne te demande pas tant que cela. Tu es prêt ! c’est entendu ?

— Et toi John ! Et toi Chicoyne ?

— Tout ce que tu voudras.

— Je ne te demande pas tant que cela. Tu musais à écouter le gramophone reproduire l’air de la Tosca que chante Caruso.

— Sers-nous donc à boire, Irma ! Tous ces messieurs commencent à avoir le gosier sec.

La jeune fille les servit. Ils absorbèrent quelques libations et l’un après l’autre se retirèrent après avoir prononcé la même phrase, quasi sacramentelle :

— Compte sur moi !

Ce que méditait Pit Lemieux ? Il ne le savait pas encore lui-même. Cette nouvelle était trop brusque pour qu’il ait songé au moyen d’en tirer parti.

VIII

Un matin, deux jours après la publication dans les journaux de l’article suggéré par Me Gosselin, André Dumas fut réveillé par la connerie du téléphone, il était dix heures et demie. Son avocat le mandait immédiatement au bureau, il avait quelques communications excessivement importantes à lui faire.

Le jeune millionnaire s’habilla et se rendit rue St-Jacques. Sur présentation de sa carte, la sténographe le fit immédiatement pénétrer dans le bureau de Me Gosselin. Celui-ci avait sa mine épanouie des bons jours.

— Mon ami, lui dit-il, vous êtes devenu un personnage célèbre du jour au lendemain.

— Et pour quelle action d’éclat ?

— Votre fortune.

— Et c’est pour me dire cela que vous me faites réveiller et appeler à votre bureau ! le beau mérite ! Se coucher Gros Jean et se réveiller un personnage parce qu’un oncle célibataire a la bonne idée de mourir en vous léguant ses millions ! Vous auriez pu vous dispenser de confier ces faits aux journaux…

— Cela ne vous nuit pas, loin de là ! Fiez-vous à mon expérience, il n’y a rien comme la publicité.

— Si cela ne m’a pas nui, par contre, cela m’ennuie beaucoup… Et votre communication ?

— Voilà, il est venu deux personnes pour vous voir et qui m’ont supplié de leur donner votre adresse.

— Vous avez acquiescé à leur demande, sans doute ?

— Du tout il me faut votre autorisation.

— Et quelles sont ces personnes ?

— Un jeune homme et une jeune fille. Le jeune homme, devant mon refus réitéré, a insisté et insisté. À la fin, voyant qu’il ne gagnait rien, il a proféré des menaces, me disant que coûte que coûte, il saurait bien vous trouver. Je crois qu’il y a du danger pour vous. Cet homme, je ne sais pour quelles raisons, semble vous en vouloir, je m’en suis rendu compte à l’expression de sa figure. Il y avait de la haine dans son regard, une haine concentrée.

— Vous pouvez lui dire où je demeure… S’il tient absolument à me rencontrer, je suis à sa disposition.

— Voilà, précisément, ce qu’il ne faut pas faire ! Pourquoi vous exposer inutilement au danger ?

— Vous avez peut-être raison… Passons à votre autre visite. Cette jeune fille ? Jeune ? vieille ? Jolie ? laide ? pauvre ? riche ?

— À ce que j’ai pu en juger par son accoutrement, plutôt pauvre, plutôt jolie que laide, plutôt jeune que vieille.

— Voilà qui devient intéressant. Vous a-t-elle donné son nom ?

— J’ai voulu le savoir, mais inutilement !

— Dans quel but désirait-elle me voir ?

— J’ai encore essayé de le savoir, mais inutilement.

— Elle y tenait beaucoup ?

— Énormément, elle doit revenir cet après-midi même.

— Ah bien, dites-lui que je l’attendrai demain… Et elle n’a pas voulu vous dire qui elle était ?

— Pour aucune considération. Elle a simplement répondu qu’elle était une inconnue pour vous et qu’elle entendait le demeurer.

On frappait à la porte, un client important et pour une affaire sérieuse désirait voir l’avocat immédiatement. André Dumas se leva et prit congé.

Cette visite chez son procureur dans le but unique d’apprendre où il demeurait ne manqua pas de l’intriguer. Qui était donc cette inconnue mystérieuse qui désirait si ardemment le voir ? Pas romanesque pour deux sous, il ne se laissa nullement emporter par le rêve, tout de fantaisie, qu’une telle insistance permettait de vivre. Il avait hâte, toutefois, de connaître cette jeune fille et de détruire le mystère dont elle s’entourait.

Quant à l’autre visite, elle le fit sourire. Un aventurier probablement, qui flairait en lui une proie facile. Il regretta presque d’avoir défendu qu’on donnât d’autres détails le concernant.

Depuis quelques jours un projet le hantait. À force de côtoyer une foule qui vivait sa vie frénétiquement, absorbé par les affaires, le goût lui était venu soudain de s’intéresser dans une entreprise qui demandait le déploiement de ses forces vives, Il était las de perdre son temps. Il voulait se lancer… faire sa trouée, surtout maintenant qu’il était riche à millions. L’ambition, soudain, venait d’entrer en lui. Il croyait, il considérait qu’un devoir impérieux s’imposait vis à vis de la collectivité et des siens, de faire valoir, profiter, fructifier sa fortune.

Et considérant que sa situation nouvelle lui créait des devoirs, il acquit la conviction que l’argent était créé pour circuler de mains en mains et qu’il devait, lui millionnaire, vivre en millionnaire.

Dans ce but, il s’était porté acquéreur d’une résidence somptueuse, qu’il avait achetée toute meublée, d’un financier qu’un revers de fortune venait d’acculer à la ruine. La chambre qu’il habitait au Ritz, chambre luxueuse parmi les plus luxueuses lui parut un cadre étroit pour sa richesse.

Il téléphona à Me Gosselin, lui donna sa nouvelle adresse, remettant à deux jours plus tard le rendez-vous du lendemain.

Le but secret de cette hâte, qui s’emparait de lui de s’établir dans ses nouvelles pénates, résidait précisément dans l’entrevue qu’il attendait. Cette inconnue l’intriguait plus qu’il n’aurait voulu l’admettre. Par une association d’idées assez curieuses, il l’assimila à l’autre inconnue, la jeune fille pauvre qu’il avait rencontrée un soir pluvieux et triste de novembre dernier. Il les confondit, les mêla toutes les deux dans une seule et unique image, en ayant au fond de lui-même l’intuition fixe que c’était Elle… Alors, si c’était Elle ?… Son imagination vagabondait, elle chevauchait follement au gré du rêve.

Après dîner, il appela un taxi et se fit conduire rue Sanguinet, chez Charles Johnson. Il était une heure de l’après-midi. Charles dormait, de même que Mademoiselle Idola. Il dut sonner à plusieurs reprises avant de réussir à les éveiller. Finalement, l’homme, en pestant et jurant, vint ouvrir, mais dès qu’il reconnut André Dumas son visage se rassénéra et avec force salutations, il l’introduisit dans sa chambre.

— Une belle heure pour se lever ! dit le nouvel arrivant.

— Nous nous sommes couchés à quatre heures du matin.

— Une belle heure pour se coucher !

— Que voulez-vous ! j’ai dû transporter une charge de boisson de l’autre bord des lignes. Et c’est la nuit qu’on traverse le plus facilement.

— Comme ça tu sais conduire un auto ?

— Et aussi le réparer.

— Veux-tu changer de métier ?

— Si ça paye.

— Le prix que tu voudras. Voulez-vous, Mademoiselle Idola et toi travailler pour moi ?

Comme Johnson, ayant lu le journal et reconnu sans la photographie l’identité de son nouvel ami, savait qu’il était riche, il accepta.

— Quand allons-nous commencer ?

— Immédiatement, vous allez vous habiller tous les deux, réunir votre bagage, régler votre compte de pension et monter en taxi avec moi. Ensuite ? Primo : nous allons nous acheter deux autos. Comme tu es mécanicien, je t’en laisse le choix. Secondo : passer chez le marchand tailleur choisir un uniforme, et chez la modiste, un costume de bonne, finalement vous viendrez à ma nouvelle résidence, où nous aurons nos quartiers généraux… Ça vous va ?

— Ça nous va…

— Dans une heure, je viendrai vous prendre.

Tel qu’il l’avait dit, une heure après, André Dumas était de retour, tout était prêt.

Ils s’acheminèrent ensemble rue Ste-Catherine. L’après-midi n’était pas écoulé que dans le garage de la nouvelle résidence d’André Dumas, deux autos stationnaient : un superbe Touring Packard et un Roll Royce limousine.

Comme la maison était d’ores et déjà garnie de ses meubles, l’installation fut courte.

La perspective de passer la soirée seul dans une maison où il n’était pas encore acclimaté, où les murs, malgré les étoffes et les tableaux qui les recouvraient, lui paraissait d’une froideur désespérante, n’était pas pour chasser ce vague à l’âme, cette sorte de spleen inconscient qui s’empare, à certaines heures, de l’être le plus fort.

Il commençait à souffrir de sa solitude. Si peu expansif fût-il, si peu sentimental qu’on puisse le désirer, il n’échappait pas à la loi commune, qui veut que l’homme nourrisse, dans son for intérieur, un besoin d’épanchement et de tendresse. Il regrettait l’atmosphère chaude de la maison familiale. Cela dépendait de son manque d’activité. La solitude qui repose et apaise au milieu de la campagne, dans la tranquillité que distille la Grande Nature, devient un fardeau au milieu des villas enfiévrées, parmi les hordes d’humains qui se pressent, se bousculent et se heurtent dans le déchaînement de tous les appétits et de toutes les passions.

Et c’est de cette solitude morale que souffrait André Dumas.

À part sa tante, son procureur et ses deux nouveaux domestiques, il ne connaissait d’autre personne que Julienne Gosselin.

Si le sentiment qu’il nourrissait pour elle n’avait absolument rien de tendre, et si la première impression que sa présence fit naître en lui était plutôt une impression d’indifférence, ses dernières visites avaient modifié du tout au tout sa façon de juger et d’apprécier la jeune fille.

Prise d’abord au dépourvu par la déroute soudaine de toutes ses prévisions, elle s’était ressaisie. Elle lui gardait encore un peu de rancune mais elle ne se défendait plus de s’avouer qu’il l’intéressait passablement.

Constatant à certains indices qu’une femme perçoit comme une sensation, que cet intérêt était réciproque, elle imagina de tenter sa conquête. Cela pour le simple plaisir de la victoire, comme une joueuse de tennis ambitionne de gagner les parties qu’elle joue.

Elle voulait le trainer à son char, comme un esclave fidèle. Elle le voulait voir grossir de son unité le nombre de ses adorateurs.

Étendu dans un fauteuil, bien mollement, les pieds sur un tabouret, André Dumas parcourait discrètement les colonnes d’un journal, se demandant en son for intérieur où et comment il passerait la soirée, quand le téléphone sonna.

C’était Julienne Gosselin qui s’informait de ses nouvelles et l’invitait pour la soirée.

Cette invitation ne pouvait arriver dans un moment plus propice. Il l’accepta immédiatement.

Une troupe ambulante formée d’artistes français recrutés dans les principaux théâtres de Paris jouait alors au Princess quelques pièces du répertoire français contemporain. Ce soir-là on interprétait la « Vierge folle » de Bataille. Le théâtre n’était pas le fait d’André Dumas. Toutefois, il proposa à la jeune fille de l’y accompagner si cela l’intéressait. Elle acquiesça.

Vers huit heures, une somptueuse limousine stoppait devant la résidence des Gosselin. Un chauffeur en livrée, qui n’était autre que notre ami Johnson, vint ouvrir la portière et André Dumas en descendit, majestueux et fier. Cela l’amusait de jouer au grand et il avait hâte de constater l’effet chez Julienne Gosselin de son nouveau genre de vie.

Quand il descendit le perron, sa compagne, appuyée à son bras, il ne put s’empêcher de sourire intérieurement en voyant l’air grave de son chauffeur qui, droit comme un pilier d’église, se tenait à la porte de l’auto.

Quand ils furent montés, il étendit sur leurs genoux la robe de buffalo, referma la portière et prit place au volant.

— Au théâtre Princess.

— Bien, Monsieur.

Silencieusement, l’auto démarra.

Julienne avait revêtu un manteau de vison aux lignes élégantes et d’une correction parfaite. Elle était affolante et le savait.

André Dumas aurait bien voulu se presser contre elle, lui enlacer la taille et goûter à ses lèvres pour en connaître la saveur. Une gêne insurmontable le retint. Il se contenta de lui prendre la main. Sans succès. Elle la retira aussitôt.

Il fit mine de l’avoir frôlée par mégarde et s’excusa.

Une foule brillante emplissait le Princess. Toilettes noires et sévères des messieurs, robes claires des femmes, rayonnement sous les lumières électriques de perles et de bijoux, charmaient les regards.

Un bruit confus de voix, le bruissement des robes de soie puis trois coups espacés, le silence. Les lumières s’éteignirent, le rideau se leva.

Si les acteurs étaient bons, la pièce l’était moins. La guerre par son inévitable réaction a fait évoluer la sensibilité humaine.

Peut-être aussi l’influence du cinéma américain.

Dans l’auto qui les ramenait à la demeure de Monsieur Gosselin où Julienne avait fait préparer un petit souper que le tête à tête rendait plus intime, le jeune homme fit part de ses impressions.

Il ne comprenait pas l’attitude du frère de la jeune fille, cette « vierge folle » qu’un suborneur avait amenée insensiblement et avec art jusqu’à la faute d’amour. C’était agaçant à la longue que de le voir discourir le revolver à la main et se contenter de paroles.

— Moi j’avoue que je n’irais pas par quatre chemins à sa place…

— Qu’auriez-vous fait ?

— J’aurais cassé la gueule du séducteur…

— Vous auriez ?… quoi ?…

— …Casser la gueule… cette expression vous scandalise ? Il n’y a pas de quoi. Elle est d’ailleurs de bon ton puisque l’Académie lui a donné droit de cité… partout… même dans les salons.

L’auto venait de stopper.

André congédia son chauffeur.

Dans l’atmosphère chaude du living room, le jeune homme se laissa griser insensiblement par le charme subtil qui se dégageait de la jeune fille et s’infiltrait en lui.

Un petit souper fin pris au préalable et qu’une bouteille de vieil oporto qui datait des jours antérieurs à la prohibition avait agrémenté, le prédisposait aux confidences. Il s’y laissa glisser.

Le charme opérait, amollissant.

Il raconta sa jeunesse, son enfance. Il se laissait emporter par des souvenirs, de prime abord insignifiants et qui d’être évoqués en une compagnie féminine s’alourdissait de toute la poésie des choses passées.

Assis sur le même divan qu’elle, il se grisait du parfum qui l’imprégnait.

Elle l’écoutait, se contenta de temps à autre de lui poser quelques questions.

Une fois, se tournant vers lui, et fixant sur les siens ses magnétiques yeux noirs, distillateurs de trouble et d’affolement, elle lui demanda :

— Vous n’avez jamais aimé ?

Comme une couventine pudique, il rougit et balbutia :

— Je ne sais pas…

Devant son regard passa rapide la vision entrevue un jour de pluie…

— Peut-être…

— Et peut-on savoir…

— Je ne la connais pas encore…

Un silence pesa pendant lequel les yeux se recherchèrent et se fuirent.

Elle jugea le moment propice pour livrer l’assaut, le grand assaut qui ferait écrouler ce qui restait de son indifférence comme les dernières ruines d’une muraille. Elle l’aurait là à sa merci, ne pensant plus que par son cerveau de femme, pauvre petite marionnette dont elle tiendrait les fils dans ses mains blanches et fines.

— Vous êtes bien loin. Avez-vous peur de moi ?

— Peut-être…

Et réellement, il commençait à avoir peur. Les yeux qu’il avait devant lui l’attiraient, le fascinaient, lui donnaient le vertige comme deux ouvertures d’abîme.

Et pourtant il se rapprocha d’elle…

Elle pencha vers lui son visage dont la peau avivée par le fard était douce, comme un beau jour laiteux, et lui demanda, la voix un peu voilée par l’émotion qui la gagnait elle-même.

— Et moi si je vous aimais… m’aimeriez-vous ?

Il regarda autour de lui, effaré, comme une bête traquée.

— Si vous m’aimiez, mais… vous ne m’aimez pas.

— Qui sait ?

Il ferma les yeux, passa la main sur son front…

Une sensation de vertige le saisit qui lui fit répondre malgré lui :

— Je vous adorerais…

Elle eut un sourire vague sur ses lèvres. Que signifiait ce sourire ? Satisfaction d’amour propre ? Douceur d’être aimée soi-même ? Peut-être les deux à la fois. S’était-elle prise elle-même à son jeu ? Elle commençait à douter…

Maintenant, ils s’étaient tout dit et le silence derechef les absorba en eux-mêmes.

Quand il se leva pour prendre congé, il était désemparé incapable de démêler ce qu’il y avait de fictif et de vrai dans ses sentiments.

Cette nuit-là, il y eut deux personnes qui ne purent fermer l’œil, chacune d’elles luttant contre son cœur.

IX

Comme Chs. Johnson, au volant de l’auto, contournait le coin des rues St-Laurent et Ste-Catherine, se disputait avec l’agent du coin, il aperçut à quelques pas de lui une figure connue. C’était Pit Lemieux.

D’abord abasourdi de voir son ancien copain sous la livrée d’un chauffeur de bonne maison, ce dernier, en observant le personnage qui était assis à l’arrière de la limousine, crut reconnaître l’homme qu’il recherchait depuis si longtemps et dont la photo parue récemment dans les journaux lui avait permis de graver ses traits en sa tête.

Il traversa la rue et faisant mine de prendre la part de l’agent qu’il connaissait d’ailleurs, il se mit à son tour à invectiver le chauffeur.

Ahuri de ce vacarme, André Dumas ouvrit la portière et conseilla d’une façon plutôt cavalière à l’intrus de se mêler de ce qui le regardait.

Pit Lemieux ne répondit rien et changea de tactique.

Il avertit le chauffeur qu’un pneu était dégonflé.

Une fois débarrassé de l’agent et le coin franchi, Johnson descendit se rendre compte de l’état de sa voiture.

C’était précisément ce que l’autre voulait, un prétexte pour lui glisser un mot à l’oreille.

— Sois chez moi ce soir !

— Suis engagé. Cet après midi ?

— Entendu, à trois heures…

Pour sauver les apparences, il le traita de farceur pour l’avoir fait descendre pour rien…

André Dumas accomplit ses différentes courses rapidement, se fit reconduire chez lui, donna congé à son domestique et attendit fébrilement la visite qu’on lui avait annoncée.

Vers deux heures et demie, Idola vint l’avertir qu’une jeune personne désirait le voir.

— Faites-la entrer ici, dans mon cabinet de travail.

La pièce était très vaste et meublée avec un luxe et une richesse qui n’excluait point le confort. Elle tenait à la fois de la « library » des « mansions » anglais, du « living-room » moderne et de la garçonnière.

Au plafond, des soliveaux de noyer noir couraient d’un mur à l’autre. Tout un pan de la muraille était occupé par la bibliothèque. À terre, des tapis d’Orient jetés pêle-mêle… Des meubles lourds, massifs, des nécessaires de fumeurs… Aux fenêtres des vitres de couleurs enchâssées dans le plomb, laissaient filtrer une lumière pâle.

Vêtu d’un smoking de velours sombre et d’un pantalon barré aux plis impeccables, André Dumas arpentait la pièce quand la portière s’écartant, l’inconnue fit son apparition dans la pièce.

Un coup d’œil rapide la dévisagea. C’était Elle, il n’y avait pas à en douter.

Sans aucune émotion, il s’avança vers elle.

— Mademoiselle, si vous voulez vous asseoir. Vous êtes…

Elle lui jeta un regard où vibrait, dans la pupille de l’œil, une rancune sourde.

Il s’étonna de cette entrée un peu insolente.

Qu’avait-elle à lui reprocher ?

Pourquoi lui en voulait-elle puisqu’il ne la connaissait pas ?

— Peu importe qui je suis.

Il constata que la voix autoritaire et qui voulait être haineuse révélait des inflexions caressantes.

— Vous êtes bien M. André Dumas ?

— Lui-même, Mademoiselle… Encore une fois est-ce indiscret de vous demander à qui je m’adresse…

— Vous voulez savoir qui je suis… Je vais vous le dire… ce ne sera pas long…

Elle arrêta là son discours. De nouveau il l’examina avec attention. Les joues pâles se coloraient de rose sous l’animation. L’aile des narines frémissait…

Le silence régnait. Ils s’examinaient tous deux, chacun soutenant le regard de l’autre… Comme il faut peu de chose pour changer, du moins en apparence, les sentiments d’une personne.

Cette visite, ici, chez lui, de l’inconnue qui, à son arrivée à Montréal, eut l’heur de faire battre son cœur avec un rythme plus fougueux, voilà qu’elle ne l’intéressait que par curiosité.

L’habitude vite acquise du luxe lui faisait présentement dédaigner cet accoutrement pauvre. La jeune fille, toute jolie qu’elle était, toute souple et toute fragile, lui paraissait, dans ce décor somptueux, avec ses vêtements pauvres, comme une anomalie.

Soudain, il la vit qui pâlissait un peu… Il vit que la tension de la volonté, trop forte pour son tempérament frêle de jeune fille, allait brusquement céder.

Elle s’appuya à une table, chancelante, pour bientôt, par un effort de tout son être, se remettre de son émotion.

— Enfin, Mademoiselle, en venant me rendre visite, en insistant pour me voir, en faisant même des démarches pour savoir où je demeurais, vous deviez avoir un but…

Tout à coup, une pitié s’infiltra en lui, une grande pitié. Le malaise qui l’oppressait lui faisait peine.

— Est-ce que je puis vous être utile ? vous rendre un service… ?

Comme cravachée dans son orgueil, elle se redressa.

— Me rendre service. Jamais je ne l’accepterais de vous. Je suis venue au contraire exiger de vous un acte de justice.

— Demandez-moi ce que vous voudrez, je vous l’accorderai.

Sa voix était douce, paternelle, onctueuse.

Il sonna.

Idola parut.

— Apportez-nous un verre d’oporto ainsi que des biscuits.

Quand la bonne fut partie…

— Merci, Monsieur, mais je n’accepterai rien de vous… Elle commençait de balbutier…

— Excusez-moi, je vais m’en aller… on m’avait dit que… non… j’ai été mal renseignée. Excusez-moi… monsieur.

— Mais enfin, qui êtes-vous ?

Elle eut un sourire triste.

— Admettons que je demeure pour vous l’inconnue, l’inconnue mystérieuse.

— Vous reverrai-je ?

— Je ne vous le souhaite pas…

— Moi je le désire…

— Monsieur… excusez-moi… de vous avoir fait perdre votre temps… Je me suis trompée, c’était un autre que je prenais pour vous.

Ce disant, elle accomplit une volte face rapide et disparut dans le couloir.

— Sapré femelle ! pensa Dumas lorsqu’elle fut disparue.

Il était de mauvaise humeur. Il songea à Julienne. Elle ne trouva pas grâce devant sa misogynie naissante.

— C’est fini cette vie oisive, conclut-il, demain, je me lance dans les affaires.

Quelles affaires ? Il ne le savait pas. Il se lançait dans les affaires.

Il appela Johnson.

Idola lui dit qu’il était absent.

Il maugréa contre lui, ne se rappelant pas lui avoir donné congé la veille.

X

Deux jours après cette aventure un peu ridicule, André Dumas reçut une lettre sur papier bleu pâle.

Elle contenait ces simples mots :

— « Faites attention, on en veut à votre fortune. On en veut à votre vie… »

Elle était signée :

La Mystérieuse inconnue.

— Ça y est, me voilà en plein roman feuilleton. Il y avait des soirs, des soirs tristes où le spleen le prenait, des soirs où lui venaient à l’esprit les heures monotones et douces de son enfance où la nostalgie le prenait du tranquille village de St X… Ces soirs-là, il se demandait si tout cet enchaînement de faits était bien une réalité, si c’était lui, véritablement lui, André Dumas, qui parcourait le journal en grillant un londrès dans le somptueux living-room de son château.

Était-ce bien lui, ce jeune homme insouciant qui, en novembre, par une journée pluvieuse, avait pris le train pour Montréal. Était-ce lui, l’adolescent sans amour qui avait suivi jusqu’à l’extrémité de la ville une ouvrière pâle aux grands yeux ouverts dans un visage qu’ils illuminaient ?

Était-ce bien de lui que les journaux avaient parlé, annonçant au Tout Montréal, l’incroyable aventure survenue dans sa vie ? Était-ce lui que Julienne Gosselin, la jeune fille hautaine et froide, avait élu comme prince régnant de son cœur ? Car il ne doutait pas qu’elle l’aimait.

Était-il le jouet d’un rêve ?

Pourtant, il fallait bien l’admettre, il vivait l’André Dumas d’autrefois, c’était bien lui-même.

— Un Monsieur veut vous voir, annonça Idola.

— Faites-le entrer.

Un homme long et sec, la figure virile et les traits brutaux pénétra dans son appartement.

— Vous êtes bien André Dumas ?

— Lui-même, vous me voulez ?

— L’on m’appelle Pit Lemieux… Ça ne vous dit rien ce nom là ?

— Absolument rien, je vous l’avoue…

Alors, le jeune homme, le chef de bande de l’Underworld commença de raconter l’histoire de la fortune volée à son père, de son assassinat…

André l’écoutait sans l’interrompre. Finalement il lui demanda où il voulait en venir avec ces contes à dormir debout.

— Où je veux en venir ? À ceci. La fortune dont vous jouissez est la fortune de mon père. Vous allez nous la rendre, tout simplement.

— Tout simplement ? et si je ne veux pas vous la rendre ?

L’autre s’était levé.

— Si vous ne voulez pas me la rendre, je vous y forcerai.

— Vraiment, mon jeune ami ! je ne suis ni naïf, ni poire, ni poisson. Je ne crois rien à ce que vous me contez. Il y a des tribunaux à Montréal, si vous voulez vous faire rendre votre dû, recourez à la justice.

— Les preuves que j’ai ne comptent pas devant les Juges. Je pourrais vous tuer ici pour assouvir une vengeance que je médite depuis quinze ans. Cela ne m’avancerait à rien. Ce que j’exige de vous, c’est que vous nous rendiez notre fortune.

André éclata de rire, d’un rire sonore, son visiteur, d’un geste brusque, voulut se jeter sur lui, mais une poigne de fer lui saisit le poignet, le forçant à ployer sur ses jambes.

— Vous savez où est la porte ?

— Très bien, je m’en vais, mais je vous avertis que vous n’en avez pas fini avec moi.

— Faites ce que vous voulez, je n’ai pas peur de vous. Adieu.

— Au revoir.

— Je vous ai dit « Adieu ». Je ne tiens pas à vous revoir. Vous perdez votre temps, je ne sais pas chanter.

Quand le visiteur fut parti, il appela immédiatement Me Gosselin pour se ménager une entrevue.

Il était furieux.

Sa colère ne cessa de la journée. Après souper, il se rendit à la demeure de son avocat.

La bonne l’introduisit dans le living-room.

Peu de temps après, Julienne vint le rejoindre.

— Papa est absent pour une demi-heure, si vous voulez l’attendre…

Maussade, André répliqua :

— Il devrait être ici, je lui ai donné rendez-vous, il n’a qu’à être exact.

— Il ne faut pas le blâmer trop vite… il a dû s’absenter pour une affaire urgente.

Elle ne conta pas que c’était elle qui avait forcé son père à s’absenter pour se ménager un tête à tête.

— Vous semblez bien de mauvaise humeur ce soir.

— Il y a de quoi. Voulez-vous me dire quelle mouche a piqué votre père d’annoncer à tout Montréal que j’étais riche à millions ?

— Il a fait cela dans votre intérêt.

— Dites : dans le sien, le besoin de la publicité. Depuis ce temps-là, je suis assiégé par des fâcheux, des escrocs. Il peut se vanter d’avoir fait un beau coup, cette fois là, votre père.

— Il ne vous est rien survenu de désagréable…

— Non, absolument rien. Une jeune fille vient me voir qui se nomme pas, ne dit pas ce qu’elle veut, et s’esquive brusquement.

— Il n’y a pas de quoi se tracasser pour cela.

— Plus que vous ne pensez… ce matin, je reçois un mot, m’avertissant d’être sur mes gardes, qu’on en veut à ma fortune, qu’on en veut à ma vie…

— Ce doit être une fumisterie.

— Une fumisterie si vous voulez… Après cette lettre anonyme, je reçois la visite d’un gaillard, qui me raconte une histoire abracadabrante, menace de me tuer…

Les yeux de Julienne s’agrandirent par l’émotion. Elle balbutia :

— Vous êtes en danger ?

— Il parait.

— Avertissez la police… Faites-vous garder.

— Je n’ai besoin de personne pour avoir soin de moi, je suis capable de me défendre…

— Qu’allez-vous faire ?

— C’est précisément ce que je cherche… je suis fatigué de cette vie insignifiante.

— Vous vous en plaignez, vous avez tout ce qui rend la vie agréable. Vous êtes jeune, fort, en bonne santé, vous êtes riche… Vous pouvez plaire…

— Vous croyez ?

Elle rougit…

Il la regarda longuement. Il oublia, devant ces yeux qui l’ensorcelaient, ses tracas, et le désir lui vint de presser la jeune fille dans ses bras.

— Julienne, écoutez-moi. Est-ce bien vrai ce que vous m’avez dit l’autre soir ? que vous m’aimiez.

— Je ne vous ai pas dit cela.

— Vous me l’avez laissé entendre. C’est la même chose.

— Je vous ai dit que peut-être je vous aimerais…

— Et vous, m’aimez-vous demanda-t-elle, coquette.

— Moi ? je n’ai jamais aimé. Je ne sais pas encore ce que c’est que l’amour.

— Pourtant l’autre soir.

— L’autre soir, c’est vrai, j’étais fou de vous, comme je le suis ce soir, comme je le suis chaque fois que vos yeux se posent sur moi.

Elle respira cet hommage et, ses narines se dilatèrent de plaisir.

Pour une cérébrale comme elle, il n’y avait pas de volupté plus grande ! Cet homme, fort, jeune, qui lui offrait en pâture sa naïveté juvénile ! Il y avait là pour l’orgueil de toute la jeune fille un aliment unique.

Se frottant les mains de contentement à la vue d’un tableau que formait le jeune couple, Me Gosselin faisait son apparition, le complot marchait mieux qu’il ne le présumait.

— Bonsoir, Monsieur Dumas, fit-il, mielleux, insinuant, cajoleur.

— Bonsoir, répondit la voix sèche du jeune homme.

Aussitôt il se leva et reprit son air maussade de tantôt :

— Vous en avez fait de belles ! Vous pouvez vous féliciter de votre tact.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, je ne vois pas pourquoi vous me feriez des reproches ?

— Il y a, papa, que Monsieur Dumas est assiégé par toutes sortes de gens depuis que tu as fait publier dans les journaux qu’il valait des millions…

— Il n’y a pas lieu de tant récriminer. C’est la célébrité.

— Il y a aussi qu’il a reçu des menaces et qu’on en veut à sa vie…

Cette fois, c’était plus grave. L’avocat se fit renseigner sur ce qui était survenu et assura à son client que le visiteur louche n’avait aucun droit de réclamer quoi que ce soit de l’héritage, et que dans tous les documents dont il avait pris connaissance, il n’était aucunement question de son père.

Il ajouta :

— Faites garder votre maison par des détectives durant quelques mois, vous avez tout simplement affaire à un escroc qui vous pense une proie facile.

— Pas si facile que cela, il peut s’en apercevoir à ses dépens, je n’ai pas besoin de mettre la police dans mes secrets.

— Vos valeurs, où sont-elles ?

— Une partie à la banque, la majeure partie cependant est enfermée dans un coffre à la maison.

— Ce n’est pas très prudent.

— N’ayez aucune crainte, je possède seul la combinaison.

Comme Me Gosselin avait fini de régler les affaires qui le concernaient, il trouva derechef un prétexte pour s’absenter.

Il voulait laisser les jeunes gens seul à seul. Il entrevoyait le jour où son client deviendrait amoureux fou de sa fille, mais le charme, qui avait opéré l’instant d’avant était rompu.

André se retira peu d’instants après, maugréant contre lui-même, humilié d’avoir subi l’esclavage d’une personne qu’il n’aimait pas du grand amour rêvé jadis.

En retournant chez lui à pied, il s’analysait. Il était furieux contre lui-même. Maintenant il pensait à l’autre, à ses yeux lumineux, à l’expression de naïveté candide qui imprégnait son visage. Il s’en voulait de l’avoir laissé partir sans insister plus pour savoir d’elle son domicile, c’était suffisant.

— Quant à son aventure avec Julienne, elle l’humiliait. Il avait agi en enfant d’école. Heureusement qu’il était temps encore de se ressaisir.

— L’aimait-elle ?

Que lui importait !

Pour calmer son désarroi intérieur, il décida le lendemain de faire un voyage à St X.

Il n’y était pas retourné depuis les fêtes, il y avait plus de deux mois, puisqu’on était en mars, à l’époque où les érables coulent, et que dans la campagne, les sucres commencent.

Là bas il retrouverait la tranquillité d’âme qu’il désirait. Ces événements successifs, avec ce qu’ils avaient d’incroyable et d’inusité, commençaient à lui donner les nerfs.

XI

Et le lendemain, par une journée printanière, il s’embarqua pour St X…

Le long de la route qui conduit de la gare à la demeure familiale, le soleil dardait sur la neige ses rayons renfoncés. Elle fondait à vus d’œil, l’eau se frayait un cours et s’acheminait par les fossés jusqu’à la rivière.

Heureux de déposer pour quelques temps le poids lourd de la richesse, il se laissa imprégner de la tranquillité latente de la campagne, pendant qu’il cheminait vers la demeure paternelle. On entendait des bruits familiers s’élever plus sonores comme un hymne au renouveau. Les coqs, juchés là où ils pouvaient s’élever, se dressaient tendus vers le ciel comme une offrande, et les « cocoricos » montaient, sonores, triomphants, exubérants.

Des habitants passèrent qui rencontrèrent le visiteur.

— Bonjour, Monsieur André, disaient-ils en saluant.

— Bonjour, mon vieux, répondait ce dernier.

Et d’être reconnu, salué, estimé, lui réchauffait le cœur.

Chez lui personne ne l’attendait, son arrivée fut une surprise joyeuse. Les questions se succédaient, pressées, nombreuses.

On le trouvait un peu maigri. Rien d’étonnant, puisqu’il lui manquait l’air pur que les usines n’ont pas contaminé et qu’il était privé de l’exercice salutaire qu’apportait à son corps, les randonnées dans les rangs et le travail dur auquel parfois il s’astreignait.

Il séjourna deux semaines à St X… insouciant du lendemain et de l’avenir, ne formant aucun autre projet, se contentant de se laisser vivre dans la douceur du farniente et d’oublier les tracas et les soucis qui, ces derniers temps, l’avaient assailli.

La saison était propice au repos. Partout en entaillait les érables et des fêtes nombreuses aux cabanes à sucre apportaient avec elles les distractions indispensables. Et puis, c’était l’époque du renouveau. La vie commençait d’apparaître au travers du manteau hivernal dont il ne restait plus que des lambeaux.

XII

Quand André Dumas reçut la courte missive le prévenant d’être sur ses gardes et qu’on en voulait à sa vie il ne se douta pas un seul instant de la gravité de la situation. Il crut à une fumisterie, comme il crut que la visite qui suivit la réception de cet avis, n’était que le fait d’un escroc qui voulait le faire chanter. Il en fut seulement ennuyé.

Annette Germain, après son entrevue avec le jeune millionnaire abandonna personnellement ses désirs de vengeance pour une raison puisée au fond de son cœur et qu’elle n’aurait jamais voulu avouer.

Elle n’avait jamais aimé auparavant, se contentant de déverser sur sa mère les trésors de tendresse dont son cœur débordait. Elle ne voulait pas aimer. L’amour, constitue le plus souvent un obstacle à la réalisation des désirs nourris et caressés depuis longtemps.

Elle se devait à la mémoire de son père.

Et voilà que, par l’une de ces ironies du sort qui déconcertent les meilleurs volontés, elle avait éprouvé en présence de l’être qu’elle devait le plus détester au monde un trouble et une gêne mal définis.

Aux pulsations plus rapides de son cœur, à l’émoi triste et doux à la fois qui s’empara d’elle, elle comprit d’instinct qu’André Dumas ne pouvait plus lui être indifférent et qu’il était au-dessus de ses forces, à elle, de lui vouloir du mal. Il n’avait eu qu’à poser sur elle ses yeux francs et loyaux pour qu’elle eût la conviction qu’il ne méritait pas la haine que sa famille lui vouait. Ignorant du passé de son oncle, il était innocent du crime de jadis. Vouloir lui en faire porter le poids et la responsabilité, constituait une injustice. Sa nature droite se refusait à poursuivre plus longtemps ses projets de vengeance.

Une fois qu’elle eut franchi le seuil du château de Dumas, une joie infinie l’inonda qui lui fit paraître autour d’elle tous les êtres et toutes les choses de la création plus grandes, plus nobles, plus belles.

Et en même temps, une sorte de mélancolie s’infiltra en elle. Une volupté douloureuse la fit frissonner. Elle trembla. Et un besoin de se dévouer, de se sacrifier pour l’être qu’elle aimait et qui probablement ignorera cet amour, emplit sa poitrine.

Par les rues actives, fébriles, elle marcha, marcha, portant en elle le grand Rêve qui l’animait.

De l’avoir vu, de l’avoir entendu, elle était devenue son esclave. Il était bien l’homme qu’elle s’était plu quelques fois à imaginer, qui un jour deviendrait maître de sa vie. C’était le mâle taillé en force et en beauté sans avoir la fatuité de sa puissance.

En arrivant chez elle, elle retrouva son frère. L’effusion fut cordiale. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et sans se rien dire, longuement, ils s’étreignirent.

Elle songea qu’il ferait bon s’appuyer sur la poitrine large de l’autre et sentir refermer sur soi deux bras vigoureux et qui vous protègent.

Hélas, rien de cela n’était possible ! ce n’était qu’une chimère, une folle chimère !

Des années nombreuses s’étaient écoulées déjà, depuis qu’Ernest avait quitté le toit familial. Que s’était-il passé depuis ?

Aux questions que lui posaient à la fois et sa mère et sa sœur, celui qu’on appelait Pit Lemieux, dans le monde interlope, se contentait de répondre par un geste vague.

Une fois, il demanda comme une faveur.

— Voulez-vous ne plus me poser de questions. Ce qui est mort est mort. Rien ne sert de déterrer le passé. Parlons d’avenir.

Alors il raconta qu’il avait pu enfin localiser l’homme qui bénéficiait sans y avoir droit de la fortune volée à leur père. Il leur fit part de ses projets. Coûte que coûte, il saurait faire restituer leur dû.

— Quels moyens vas-tu prendre, demanda Annette ?

— Tous les moyens me seront bons. D’abord je vais aller le trouver ! Je sais maintenant où il demeure. Son chauffeur est une de mes connaissances. Il fait même partie de la bande à…

Mais il s’arrêta là, de peur d’en avoir trop dit et d’éveiller les soupçons sur ses occupations antérieures.

Aucune des deux femmes, absorbées chacune à suivre le fil de leurs idées, la mère se raccrochant à l’espoir de retrouver la fortune rêvée et qui permettrait une belle fin de carrière ; la jeune fille à songer à Lui, à regretter à la fois et à bénir son entrevue, ne firent attention à ses paroles.

Il continua :

— S’il ne veut pas de bon gré en venir à mes conditions, je me ferai justice moi-même. Je ne puis pas le traduire devant les tribunaux, nous n’avons pas les preuves matérielles suffisantes. J’ai quelques bons amis dévoués, sur qui je puis compter, capables de faire n’importe quoi, de tuer même si je le leur demandais… J’ai un moyen infaillible.

— Et ton moyen ?

— Je vous le dirai plus tard. En tous les cas soyez sûres que d’ici peu de temps nous serons millionnaires.

À l’idée qu’un danger menaçait André Dumas, que sa vie peut-être était en péril, Annette ne put s’empêcher de frissonner. Toutefois, elle avait confiance qu’il sortirait indemne de cette aventure. Un pressentiment secret lui disait qu’elle se terminerait à l’avantage de chacun. Ce n’était qu’un pressentiment, démenti par toutes les apparences. Elle n’avait qu’à jeter un coup d’œil sur son frère pour se rendre compte que ce grand jeune homme nerveux, sec, ne reculerait devant rien pour arriver à ses fins.

Tous ses traits respiraient l’énergie et la décision.

Le jour où ces deux êtres se rencontreront dans une joute dont l’enjeu était si important, lequel vaincrait l’autre ?

Son frère aurait-il le dessus ?

André Dumas, avec son flegme et sa force consciente, peut-être un peu lourde, résisterait-il à l’assaut plus impétueux d’Ernest Germain et de ses acolytes ?

Elle eut peur pour lui.

Le soir même, quand elle fut seule dans sa chambre, elle griffonna quelques mots. Et le lendemain, en sortant de chez elle, elle déposa la missive dans la première boîte à lettres.

Elle était contente d’avoir pu à son insu lui rendre service.

XIII

Chez Pit Lemieux, deux jours après sa visite à la résidence d’André Dumas, à quatre heures.

La salle était presque vide. Le menton dans le creux de sa main, accoudé sur la table, Pit Lemieux, qui forme avec Ernest Germain une seule et unique personnalité, regardait avec insistance un point, toujours le même, sur le papier peint de la muraille.

Une vive tension d’esprit contractait les muscles de son visage.

Il resta quelques minutes dans la même position, sans bouger, puis passant la main sur son front et ses yeux, il soupira longuement, se leva, fit quelques pas dans la pièce et retourna à son poste.

— Irma ! appela-t-il.

La jeune femme s’approcha de lui. Elle était grande, forte de taille et respirait la santé. Elle aimait Pit Lemieux à la folie et sans aucune hésitation se serait fait tuer pour lui. Mais l’homme qu’elle aimait ne se souciait pas de cet amour. Il la gardait chez lui parce qu’elle le servait en esclave et aussi parce qu’un jour il pourrait en avoir besoin.

— Johnson est-il venu cet après-midi ?

— Oui, il a pris quelques coups et est reparti tout de suite.

— Il n’a rien laissé pour moi ?

— Non. Il m’a dit que son patron était en dehors de la ville depuis quelques jours.

— John n’est pas venu aujourd’hui ?

— Non !

— Chicoyne ?

— Il doit revenir tantôt. Il avait une job à faire cette nuit.

— Appelle Johnson au téléphone… son numéro ? Regarde au nom de André Dumas. Dis au central de sonner longtemps, que c’est une affaire très importante.

Quelques minutes après, Irma l’avertissait que le chauffeur était « sur la ligne ».

Ce dernier réveillé brusquement dans son sommeil maugréait intérieurement contre l’idiot qui le dérangeait à une telle heure de la nuit. Mais quand il reconnut la voix de Pit Lemieux, il s’adoucit et aussitôt promit d’être chez lui en moins d’une demi-heure.

Pit Lemieux, s’il eut vécu aux États-Unis à Chicago, par exemple, aurait bien mérité le titre de « roi de l’Underworld ». Positivement, il avait sur chacun d’eux une influence que personne ne songeait à constater. Il aurait pu faire de chacun des habitants du monde interlope, ce qu’il voulait. Était-ce dû à ses mœurs restées pures, à son abstention de tous les vols ou attentats, ou à cette espèce de magnétisme qui ne se définit pas. Nul n’aurait su le dire, on le craignait et on le chérissait. On le savait incapable de vendre qui que ce soit, comme on savait qu’il n’avait peur de quiconque. Pour réaliser le projet qu’il venait de mûrir tantôt il avait besoin de créatures dévouées et sur lesquelles il pouvait compter. Elles ne manquaient pas autour de lui.

En un rien de temps, il avait repéré ses hommes. Dans une heure au plus tard, son établissement ressemblerait à un antre de conspirateurs. Car, maintenant, depuis sa rencontre avec André Dumas, il le détestait. Il le détestait souverainement, de toute l’humiliation subie qui s’ajoutait à l’insuccès de sa démarche. Il lui en voulait peut-être, non pas tant de détenir injustement des millions qui lui revenaient en droit, mais de s’être montré son supérieur et de l’avoir éconduit comme un vulgaire fâcheux. C’était entre eux un duel à mort. D’avoir revu sa famille, sa mère vieillie et débile, sa sœur qui s’étiolait dans un travail peu rémunéré et enfouissait dans un décor de pauvreté, toute la fraîcheur d’une jeunesse et d’une beauté qui aurait dû s’épanouir dans d’autres sphères, avait ancré en lui son désir de vengeance et l’idée de posséder coûte que coûte la fortune paternelle indignement volée.

Tous les moyens seraient bons pour parvenir à ses fins. De sa propre autorité, il se constituait le vengeur de son père, et le justicier du mal commis jadis. Un renouveau d’amour filial et fraternel était venu faire battre son cœur plus violemment. Il regrettait presque d’avoir, de si longues années, délaissé le foyer qu’il adorait, et un désir, un désir fou, lui venait de réparer le temps perdu et un besoin impérieux de tendresse était en lui d’autant plus impérieux que les êtres qu’il adorait avaient plus besoin de protection.

Il en était là de ses réflexions quand des coups violents et redoublés ébranlèrent la porte d’entrée, il se dépêcha d’ouvrir. Dans l’embrasure de la porte, apparut, pâle, défait, les yeux hagards, presque chavirant, Chicoyne.

Il se tenait le bras droit un peu plus bas que l’épaule.

— Vite… cache moi… j’ai été tiré…

En une seconde, Pit Lemieux embrassa la situation et il sourit de l’opportunité qui s’offrait à lui, de sauver quelqu’un, en retour, il pourrait se l’attacher d’une façon plus étroite. Il est toujours intéressant d’être placé dans une circonstance qui nous permette de rendre un service qu’on ne peut oublier.

— Irma, criait-il.

— La jeune fille approcha.

— Panse Chicoyne, et fais-le sortir par la porte d’arrière.

Et se retournant vers le voleur, il lui demanda en peu de mots comment cet accident lui était arrivé.

L’autre répondit qu’on l’avait surpris dans une ruelle au moment où il sortait par un soupirail de la cave de chez un bijoutier. Il dut laisser son butin et se sauver à toutes jambes. Dans la course qui s’ensuivit, il fut blessé par une balle qu’un homme de police tira dans sa direction.

Le premier pansement, accompli, pansement très sommaire, vu les circonstances, Chicoyne se sauva par un escalier dérobé qui conduisait dans un autre logement habité par des personnes amies et où, par une trappe pratiquée dans le plancher et qu’un tapis masquait aux regards, il put se cacher dans la cave.

Il était temps. De nouveau, des coups retentirent sur la porte, des coups de crosse de revolver. Aucune tache de sang ne paraissait, ni sur les planchers ni ailleurs.

Calme, Pit Lemieux alla ouvrir, à la vue des deux policiers, le revolver au poing, il manifesta sa surprise.

— Vous me voulez ? demanda-t-il.

Les deux agents jetèrent un coup d’œil dans la pièce. Rien de suspect.

— Il est venu un homme ici…

— Quand ?

— Il y a quelques minutes.

— C’est curieux que je ne l’aie pas vu. Pourtant je ne suis pas saoul.

Comme il était devant la porte, les agents le bousculèrent et pénétrèrent dans la chambre.

— Vous pourriez peut-être vous montrer un peu plus poli.

— Toi ferme-la, dit l’un d’eux. On est de la police et on sait ce qu’on a à faire.

— Vraiment ? et si vous ne trouviez rien, et si je vous demandais si vous avez un mandat de recherche ? En tous cas, fouillez…

Les hommes de police fouillèrent, ils inspectèrent tous les coins et tous les recoins, mais inutilement, il n’y avait aucune trace du fugitif.

Pit Lemieux, ironique, les regardait aller et venir.

Quand ils eurent terminé leurs perquisitions :

— Et bien ! vous avez fait fausse route ?

— Pourtant il m’a bien semblé que l’homme était entré par icitte.

— Alors comment cela se fait-il que vous ne le trouviez pas ?… cherchez encore… savez-vous quelle heure il est, il est près de 5 heures du matin, et savez-vous que vous n’avez pas le droit de pénétrer chez les gens sans mandat après les heures légales ?

— Oui, mais notre homme est entré ici.

— Pouvez-vous le prouver ? cherchez encore et essayez de le trouver.

Les deux policiers se regardèrent. Ils connaissaient de nom Pit Lemieux et savaient qu’en maintes occasions il avait donné du fil à retordre à la police parce qu’il connaissait la loi sur le bout de ses doigts, et savait, avec un art magistral, se servir des mille et une chinoiseries du code de procédure.

— Vous êtes Monsieur Lemieux ?

— Lui-même.

— Alors, Monsieur, nous vous offrons toutes nos excuses.

Lemieux, souriant, toisa le plus âgé des deux, et après un clin d’œil, lui demanda :

— Prendriez-vous quelque chose.

Derechef, les deux hommes se regardèrent.

Leur proie leur échappait des mains, il n’y avait qu’à se consoler.

Ils absorbèrent chacun un verre de gin qu’Irma leur servit et sur l’invitation du maître de céans, ils déguerpirent…

Il était temps puisqu’un quart d’heure ne s’était pas écoulé que Johnson sonnait suivi peu après de deux autres individus, dont l’un avait la réputation d’un « gunman » très dangereux et faisait la spécialité, moyennant cinq cents dollars, de faire disparaître les personnages encombrants.

Avait-il quelques meurtres sur la conscience ? Nul n’aurait pu le dire. Arrêté deux fois à la suite de disparitions inquiétantes, il avait dû être relâché faute de preuves suffisantes. En réalité, il n’était pas coupable d’assassinat. Sa méthode était simple. Après avoir localisé sa victime, il se ménageait une entrevue avec elle. Là, à la pointe du revolver, il lui enjoignait « amicalement » d’avoir à disparaître de la circulation de ne jamais se montrer à Montréal et de « faire le mort ».

Sinon… sinon…

Alors il se levait, allumait une chandelle, et mouchait d’une balle.

Une fois, moyennant quinze cents dollars, il avait reconduit un jeune homme à New-York, l’avait déposé à bord d’un bateau et souhaité bon voyage.

Il mesurait près de six pieds, était taillé en athlète et possédait l’une de ces figures rébarbatives dont la vue seule inspire la crainte. Son nom, Lucien Denis… On le connaissait plutôt sous le nom de Big Lake.

Quant à l’autre personnage que Pit Lemieux avait l’intention de mettre dans le complot, en plus de Big Lake, de Chicoyne et de Johnson, c’était un être petit, bossu et pour comble borgne. On l’appelait le Cyclope. Autant le bonhomme était mal doué physiquement, autant il était intelligent, habile et astucieux. Après que les trois se furent installés autour d’une table dans la cuisine, Pit descendit à la retraite qui abritait Chicoyne et l’en ramena.

Il enleva lui-même le pansement qu’Irma avait fait, lava la plaie, heureusement à fleur de peau, l’entoura de bandelettes de coton et alla s’installer à son tour à la table où les trois compagnons avaient commencé à vider la bouteille de scotch qu’Irma leur avait apportée.

— Vous allez un peu fort, les amis, dit-il. Ce n’est pas le temps de se saouler.

Puis se tournant vers Irma :

— Toi, tu vas me faire le plaisir d’aller te coucher. Ce que j’ai à dire n’intéresse pas les femmes.

La fille obéit.

— Maintenant, les boys continua Lemieux, j’ai besoin de vous. Inutile de me refuser le service que je vous demande. Pour deux raisons : La première, vous serez bien rémunérés. La seconde : le premier qui refuse ou qui vend, je le fais arrêter. Vous savez que j’ai assez de preuves en main pour vous faire envoyer, chacun de vous, passer une villégiature à St-Vincent de Paul, plus longue que vous ne l’aimeriez… Quand ton patron revient-il Johnson ?

— Mardi prochain.

— Jeudi après-midi j’ai besoin de tous vous autres.

— Pourquoi ? Vous savez qu’il y a dans Montréal un jeune homme qui vaut dix millions de dollars. Il les vaut en argent liquide… c’est-à-dire en actions et obligations toutes négociables… Pas vrai Johnson ?

— La fortune du boss est solide.

— Il y a une voûte quelque part. Je n’ai pu savoir où. Il s’agit de s’emparer de ces dix millions.

— « Pas moinsse » ajouta le Cyclope qui avait voyagé et connaissait « l’assent » de Marseille.

— En ce cas là, comptez pas sur moi, dit Johnson.

— En ce cas là, nous allons compter sur toi… et plus spécialement sur toi, ajouta Lemieux en scandant chacun des mots de sa phrase.

— Je vous dis que je ne marche pas.

— Et moi je te dis que tu vas marcher… J’ai besoin de toi d’abord et surtout.

— Je ne peux pas tromper le « boss ». Il a été bon pour moi… non je ne peux pas. Si c’est tout ce que tu voulais, bonsoir…

Et comme il faisait mine de se retirer, Lemieux se plaça devant la porte.

— Tu ne sortiras pas d’ici et tu vas me faire le plaisir de te rasseoir et d’écouter ce que j’ai à dire. À moins que tu aimes mieux… tu sais ce que je veux dire. Te rappelles-tu ton séjour en prison ?… J’avais cru que tes cicatrices au dos t’empêcheraient d’oublier.

Au souvenir de la honte de jadis, la rougeur colora les joues du chauffeur d’André Dumas. La haine qu’il vouait à la société, la haine implacable qui avait fait de lui un suppôt de la pègre, s’implanta derechef en son cœur.

— Toi qu’on a bafoué, qu’on a maltraité, qu’on a fouetté comme un vulgaire animal, comme si tu n’étais pas un être humain, tu vas reculer au moment même où la chance te favorise… au moment où tu peux te venger sur un homme de ce que la Société t’a fait souffrir… D’ailleurs, il n’y a pas de recul possible et si tu refuses je t’envoie en prison.

Il se livra un combat dans l’âme de Johnson. La haine, la peur et aussi l’amitié naissante pour celui qui l’avait arraché de l’ornière où il s’enlisait pour le mettre sur le bon chemin, s’emparèrent de son cœur. S’il se rendait compte que trahir son protecteur constituait une marque de lâcheté, il se rendait compte également que l’homme qui présentement l’acculait à la muraille, lui avait jadis rendu des services signalés. Que de plus, par une délation aux officiers de la Commission des Liqueurs, il pouvait l’envoyer vivre quelques mois, peut-être quelques années derrière les barreaux d’une prison.

Finalement il acquiesça. La main tendue :

— Tope là, dit-il, j’accepte, mais je veux que tu comprennes que ce n’est pas par peur… Si nous réussissons quelle sera la récompense ?

— Ta fortune.

— Est-ce un vol que tu veux faire ?

— Au contraire, c’est une restitution. Les dix millions d’André Dumas m’appartiennent. Je ne suis pas pour entrer dans les détails. En justice, devant la loi des hommes, je ne puis prouver qu’ils sont à moi. Il me manque les documents nécessaires. Je veux simplement rentrer en possession d’une fortune qui m’est due. Es-tu prêt à m’aider, toi Chicoyne que je viens de sauver de la prison, toi le Borgne que j’ai fait vivre pendant un an, et toi Big Lake… toi Johnson.

Les quatre hommes se levèrent d’un accord.

— Tu peux compter sur nous.

— C’est bien… Nous allons d’abord prendre un verre.

L’instant d’après, la liqueur, avec des reflets fauves sous la lampe électrique emplissait les verres.

— Salut.

— Salut.

— À notre santé.

— À notre réussite.

— Surtout ! pas un mot. Le premier qui flanche, je lui brûle la cervelle.

Alors Pit Lemieux expliqua son projet. Il était bien simple de conception et facile d’exécution.

Il s’agissait en l’occurrence, avec le concours de Johnson, d’amener André Dumas en automobile sur un chemin peu fréquenté de la banlieue de Montréal, et là simuler un hold up. Comme rançon, il faudrait que Dumas dise où se trouve son trésor. Et cela au grand danger de sa vie.

Mais comment l’amener à l’endroit voulu ?

Cela ressortait du domaine de Johnson. Il ne savait pas.

Le Cyclope, après être demeuré un assez long temps sans rien dire, se leva, fit en claudicant le tour de l’appartement, les deux mains jointes derrière le dos.

— C’est bien simple, fit-il et je m’étonne qu’aucun de vous n’y ait songé. Où demeure sa famille ?

— À St. X…

— Son père et sa mère vivent encore ?

— Oui.

— Je vais lui téléphoner le mandant immédiatement à St X… sous prétexte que son père, victime d’un accident est entre la vie et la mort et demande à le voir.

— Il prendra le train…

— Je l’appellerai à une heure où il n’y aura pas de train.

— Il essayera d’appeler chez lui pour faire confirmer la nouvelle.

— Chicoyne coupera les fils. Entendu Chicoyne ?

Cette tactique fut adoptée à l’unanimité.

Dans la montée de Chambly, le hold up aurait lieu.

Pit Lemieux se frotta les mains l’une contre l’autre. Il était heureux. Il approchait du terme rêvé de sa misère.

XIV

Le lendemain de ce complot, qui se trouvait un dimanche, Pit Lemieux, ou plus exactement Ernest Germain, se dirigea vers le nord de la ville, là où il savait trouver des êtres chers.

À l’expression de contentement qui recouvrait ses traits, sa mère et sa sœur ne doutèrent pas un seul instant qu’enfin, il avait trouvé le moyen de se faire restituer leur fortune.

L’atmosphère familiale, la sympathie ambiante, l’intimité tranquille de ce coin modeste et pauvre où s’écoulait deux existences de femmes, s’infiltrèrent en lui l’entourant tout entier de la chaleur bienfaisante de l’affection et du foyer.

Fatigué par les énervements survenus ces dernier jours, il éprouvait un besoin vif de communiquer ses impressions. À présent que le terme arrivait où le rêve tant caressé deviendrait une réalité, il lui venait le désir de tout avouer, de raconter sa vie et d’annoncer ses projets pour l’avenir.

Quelles autres personnes au monde, plus que ces deux êtres pourraient le comprendre ? Et puis, n’était-ce pas pour eux qu’il avait agi ainsi. Sa conduite n’avait rien de répréhensible. Qui veut la fin veut les moyens.

Aux questions nombreuses qu’on lui posait sur ce qu’il entendait faire, il répondit d’abord évasivement, puis amolli, engourdi, regardant la vie et le monde sous un angle différent, il se laissa imperceptiblement glisser vers les confidences.

Il n’y avait pas de danger qu’on le trahit. Pas sa mère surtout ! Annette encore moins. La jeune fille, dans la crainte que ne soient devinés ses sentiments et désireuse d’aider l’homme vers qui, spontanément, ses affections et ses tendresses s’étaient reportées, venait d’apporter une attitude extérieure diamétralement opposée à ce que, intérieurement, elle éprouvait et ressentait. Il n’y en avait pas de plus acharnée qu’elle, à vouloir une vengeance éclatante et complète.

Mis en confiance, Ernest démasqua ses batteries. Elle réprima les battements de son cœur, et par un effort violent, dans lequel elle tendit sa volonté comme un arc, elle écouta, calme et fière, la confidence, souscrivit au projet, et assura son frère qu’il n’aurait pas d’alliée plus sûre, plus dévouée qu’elle-même. Elle le conjura de l’intéresser plus intimement dans ses affaires, et ajouta énigmatiquement, que « ce que femme veut, Dieu le veut ».

Dans un coin du petit bureau de sa chambre de jeune fille, elle gardait la modeste photographie, parue dans les journaux, et ce soir-là, pudiquement, avant de s’endormir, elle y déposa ses lèvres, qui jamais n’avaient frémi au contact d’autres lèvres.

XV

Regaillardi par un séjour d’une semaine à St X… reposé de ses tracas par la vie au grand air, oubliant la fortune qui commençait à être un fardeau pour ses épaules à cause des tribulations nombreuses et des ennuis qu’elle lui valait, André Dumas reprit le train pour Montréal. Il était décidé à se lancer dans les affaires. Un roman qu’il avait feuilleté, roman dû à la plume d’une connaissance de jadis, lui avait suggéré un plan de campagne doublement intéressant. Il lui permettrait, tout en augmentant ses revenus, de rendre service à ses compatriotes de la campagne. Il voulait industrialiser l’agriculture. Le projet prenait corps dans son esprit, il le creusait, le retournait sur tous les sens, l’étudiait, le mûrissait. Plus il l’étudiait, plus la conviction du succès s’implantait en lui. Il prenait déjà dans son cerveau des proportions considérables. Il engloberait dans le réseau des industries, sous son contrôle, la province de Québec tout entière. Les capitaux énormes à sa disposition lui permettaient cet essai, d’autant plus qu’il avait l’intention de s’adjoindre d’autres capitalistes, l’argent engendre l’argent. Dix millions de dollars jetés d’un seul coup dans une entreprise est une chose qui ne se voit pas tous les jours dans le monde des affaires et de la finance et l’entreprise qui débute sous de telles auspices ne manque pas d’inspirer confiance aux capitalistes.

La mise en conserve de tous les produits de la ferme, l’achat des petites manufactures existantes déjà, la création de nouvelles, lui permettrait d’être quelqu’un avec qui l’on doit compter. À son gré le marché oscillera et il y aura pour lui une œuvre d’altruisme et de philantropie à accomplir en régularisant, grâce au merger projeté, le cours des denrées alimentaires.

Son esprit reposé, en possession d’une énergie et de facultés cérébrales et physiques que rien n’avait entamées, il lui tardait de se lancer à corps perdu dans la voie nouvellement tracée.

Il se croyait à l’abri des vicissitudes et des ennuis qui dernièrement l’avait assailli. Loin de Julienne Gosselin, il avait pu se ressaisir et l’oublier. Il regrettait presque de s’être abandonné à deux reprises à lui avouer des sentiments qui n’avaient de sincère que l’affolement du moment. Quant à l’autre, l’inconnue, s’il lui arrivait de songer avec douceur et un peu de tendresse à l’impression causée par sa présence, il était moralement convaincu que jamais plus il ne la reverrait et que leurs deux vies s’écouleraient différemment sans qu’aucun hasard ne les fasse se rencontrer.

Aussi fut-il des plus surpris en pénétrant dans son cabinet de travail, de trouver ce mot bien en vue sur sa table.

« Mademoiselle X… a téléphoné à plusieurs reprises et demande de l’appeler immédiatement à Main… »

— Bon, voilà que ça recommence songea-t-il et un mot qui n’avait rien de distingué ni de diplomatique s’échappa de ses lèvres. Il sonna sa ménagère, décidé à éclaircir ce mystère qui l’enveloppait. À la fin, il commençait à être lassé de ces intrigues autour de lui et il décida d’y mettre fin une fois pour toutes.

Idola questionnée ne put apporter aucun éclaircissement.

C’était bien elle-même qui avait reçu l’appel téléphonique. La personne à l’autre bout du fil avait une jolie voix et paraissait anxieuse de lui parler. Elle n’avait pas voulu se nommer et s’était contentée de s’appeler Mademoiselle X…

En appelant au numéro précité et en la demandant sous ce nom, on comprendrait. Elle avait de plus ajouté que c’était pour une affaire très importante.

— Que le diable l’emporte elle et toutes ses intrigues, grogna le jeune homme après avoir congédié sa cuisinière.

Mais à peine était-il installé depuis une heure, mettant ordre à ses affaires et commençant à rédiger son projet de compagnie, que le téléphone sonna.

Il répondit lui-même.

— Monsieur Dumas est-il chez lui, demanda une voix qu’il crut reconnaître.

— C’est moi-même, Mademoiselle, répondit-il d’un ton bourru.

— Monsieur Dumas… il y a…

— Il y a quoi ?… je suis très pressé.

— Il y a que le danger vous menace.

— Vous m’ennuyez avec ces dangers, ces conspirations… fichez-moi la paix et ne me dérangez plus pour ces sornettes.

La voix se fit suppliante.

— Monsieur Dumas… je vous en prie, écoutez-moi.

— D’abord qui êtes-vous ?

— Mon nom vous importe peu… ce que j’ai à vous dire est très important et je ne puis vous le dire au téléphone.

— Alors où puis-je vous rencontrer ?

— Ce soir à six heures… au coin de telle et telle rue… Venez seul et ne parlez à personne de cette entrevue, c’est plus grave que vous ne croyez.

— C’est entendu, j’irai… à ce soir.

Et brusquement il raccrocha le récepteur.

« Encore le roman feuilleton qui recommence ». Mais cette fois je vais en avoir le cœur net.

Il essaya de s’absorber dans son travail. Ce fut inutile. Bien que ne voulant pas paraître, encore moins se l’avouer, il était intrigué. Déjà son imagination battait la campagne, il avait hâte d’être à six heures pour posséder enfin la clef de l’énigme.

Incapable de travailler plus longtemps, il remisa ses papiers et ses documents dans le coffre-fort et s’enferma dans un cinéma pour le reste de l’après-midi.

Vers cinq heures et demie, il sortit et se dirigea à pied vers l’endroit du rendez-vous.

Quelle ne fut pas sa surprise de se trouver face à face avec l’inconnue de ses rêves. Décidément, le destin se plaisait à mêler les cartes et cette jeune fille qu’il le veuille ou ne le veuille pas, s’implantait dans sa vie.

Qui était-elle ? Une intrigante qui en voulait à son argent ? Son air candide et l’expression de franchise qui la caractérisait éloignaient cette hypothèse. Et puis, une fois elle lui avait rendu service et la lettre d’avertissement venait à son heure.

Alors, par quels enchaînements de faits et de circonstances était-elle au courant du complot tramé contre lui ? Appartenait-elle à l’Underworld ? Là encore l’hypothèse était inadmissible.

— Mademoiselle, fit-il en se découvrant et d’une voix polie et douce cette fois-ci. C’est vous qui m’avez téléphoné cet après-midi.

— Oui, Monsieur.

Elle regardait autour d’elle pour voir si on ne les verrait pas.

— Il faut faire attention qu’on ne nous voit pas ensemble. Suivez-moi.

Et elle l’entraina dans de petites rues du quartier de la finance, peu fréquentées à cette heure-ci du jour et où personne de ceux qu’elle redoutait ne pourrait l’apercevoir.

Alors elle lui raconta la trame du complot ourdi contre lui ; elle lui conta les détails, comment on s’y prendrait pour l’attirer hors de la ville, l’adjurant de n’en rien dire à son chauffeur, de faire comme s’il n’était au courant de rien, et de s’esquiver de l’auto à la première occasion.

Et pendant qu’elle parlait, il l’examinait et la trouvait belle, beaucoup plus belle que Julienne. Il ne pouvait s’empêcher d’admirer la pureté de ses lignes, le velouté de ses joues et la profondeur de son regard à la fois prenant et doux. À côté d’elle il n’éprouvait pas cette fièvre qui l’avait poussé à écraser ses lèvres. sur les lèvres de Julienne Gosselin. Au contraire, c’était un sentiment très tendre, très chaste et très doux qu’il éprouvait pour cette enfant pauvre qui, sans le connaître lui rendait à deux reprises déjà, et pour des raisons qu’il ignorait, un service signalé.

— N’ayez crainte, Mademoiselle, je n’ai peur de personne. Je vais faire semblant de tomber dans le traquenard, mais malheur à celui qui essaiera de mettre la main sur moi, je vous jure de l’abattre comme un chien.

Elle le regarda avec effroi.

— Monsieur, ne faites pas cela, je vous en supplie, ne faites pas cela.

— Et pourquoi ?

— Pour moi, voulez-vous ?

— Mais comment êtes-vous au courant de toutes ces choses et pourquoi m’en avertissez-vous ?

— Ça c’est mon secret… Maintenant, nous allons nous laisser. En retour du service que je vous rends, promettez-moi de ne pas vous exposer.

— Je vous le promets. Me direz-vous qui vous êtes ?

— Non, je ne puis pas. Je suis l’inconnue.

— Me permettez-vous d’espérer vous revoir ?

— À quoi bon ?

— Nos chemins peuvent se rencontrer. Qui sait ? qui connaît l’avenir ?

— Laissons faire l’avenir.

— Et comment vous remercier de ce que vous faites pour moi ?

Une idée germa dans sa tête qui révolutionna ses pensées.

— Je vous le dirai plus tard.

— Alors ce n’est pas adieu, c’est au revoir.

— Au revoir.

Elle s’éloigna gracieuse, d’un port de reine qui contrastait avec la pauvreté de son accoutrement.

XVI

Tel qu’Annette Germain le lui avait prédit, quelques jours plus tard, André Dumas reçut la nouvelle que son père était bien malade et le mandait immédiatement à St X… Il regarda l’heure. Comme de fait il n’y avait aucun train en partance, sauf très tard ce soir-là. Il essaya de téléphoner. Il ne fonctionnait plus. Décidément elle avait raison. Le complot n’était pas imaginaire, les faits s’enchaînaient trop bien pour que tout le récit du dernier soir ne fut qu’un tissu de fausseté.

Et il éprouva pour cette jeune fille un sentiment de reconnaissance infinie. L’amour qu’il commençait de ressentir pour elle s’en augmenta et aussi la perplexité où le laissait cette intrigue inextricable.

Il sonna son chauffeur.

Johnson parut.

Il le regarda fixement dans les yeux et remarqua que ce dernier fuyait son regard.

— Johnson lui dit-il, mets l’auto en ordre et prépare-toi. Je pars pour St X… d’ici une heure.

— L’auto est prêt. Je n’ai qu’à m’habiller. On peut partir immédiatement.

Cette insistance confirmait davantage ses soupçons.

Un moment, l’idée lui vint de confondre son chauffeur, de lui faire avouer qu’on le traînait dans un guet-apens. Il jugea préférable de n’en rien faire et d’attendre une circonstance plus favorable et qui lui donnerait la clef de l’énigme.

— Je ne serai pas prêt à partir avant une heure. Comme je ne sais pas le temps que je serai absent, j’ai une affaire à régler.

— Je crois, M. Dumas que l’on serait mieux de partir tout de suite, si l’on veut arriver de clarté.

— Je sais ce que j’ai à faire. Je partirai quand bon me semblera. Cela suffit.

Il revêtit son manteau, prit son couvre-chef et se rendit au premier restaurant qui se trouvait sur son chemin.

Là, il appela chez lui afin d’avoir la confirmation que la nouvelle était fausse.

Tout le monde là-bas jouissait d’une santé excellente.

— Es-tu prêt ? demanda-t-il à Johnson quand il fut de retour une demi-heure plus tard.

— À l’instant même. Quel auto allons-nous prendre ?

— La limousine. Il fait encore un peu froid. Tu passeras par Laprairie, j’ai quelqu’un à voir à « l’Hôtel de la Rive Sud », je vais profiter de mon voyage.

André Dumas avait revêtu pour la circonstance une casquette en drap noir et dont la visière rabattue masquait les yeux.

Un paletot en ulster bleu marine, avec un col haut et large lui permettait de passer inaperçu.

Durant le trajet, il ne soufflait mot. Il ruminait tout un plan d’évasion et se creusait la cervelle pour percer ce mystère qui l’entourait, qui l’enveloppait et dans lequel il se mouvait, comme si depuis des mois il était le jouet d’une hallucination.

À Laprairie, il fit stopper devant l’Hôtel de la Rive Sud. Il connaissait fort bien le propriétaire. Il l’amena dans une petite chambre, se fit verser une bouteille de bière et lui conta que, pour des raisons qu’il n’aimait pas à énoncer, et qu’il n’était pas nécessaire de le faire, il avait besoin de quelqu’un qui pourrait le remplacer.

— Je m’attends à un hold up. Comme c’est à moi personnellement à qui on en veut, à cause de cet héritage, qui, entre nous, commence à m’embarrasser, je veux avoir un « double ». Il n’y a aucun danger à craindre, seulement cent dollars à gagner.

— J’ai ton homme, dit l’hôtelier.

Il sortit, puis revint avec un jeune homme de la même taille que le millionnaire.

— Voulez-vous gagner cent dollars ? l’ami, lui dit Dumas.

— C’est une somme qui ne se rencontre pas tous les jours, je veux bien, et qu’est-ce que j’aurai à faire ?

— Passer pour moi, prendre ma place dans l’auto. À votre retour Monsieur Gendron vous remettra la somme que je lui dépose entre les mains.

Il compta dix billets de dix.

— Ça vous va ?

— Ça me va.

André Dumas se dévêtit, donna son paletot et sa casquette à son remplaçant et ce dernier alla s’installer à sa place dans la limousine.

— Donnez-moi un auto pour rentrer à Montréal, et quand notre homme sera revenu, viens me trouver, voici mon adresse, et conte-moi ce qui s’est passé.

On entendit le ronflement d’un moteur, l’auto démarra et elle disparut à toute vitesse par le chemin.

Dans une montée où les maisons s’espaçaient à l’orée d’un bois de sapin, le groupe, de Chicoyne et de Pit Lemieux, attendait avec impatience l’arrivée de l’auto. Un vieux Touring Ford qui les avait amenés jusqu’à cet endroit, bloquait la route.

Muni de jumelles, Pit Lemieux inspectait l’horizon.

— C’est le temps, les « boys », préparez-vous.

Il se recouvrit la tête d’un immense mouchoir rouge, ne laissant que les yeux à découvert, pour n’être pas reconnu.

Au signal Johnson stoppa, s’élança vivement de son siège, les deux bras en l’air et simulant la frayeur.

Big Lake ouvrit la portière et le revolver ordonna à l’occupant de la voiture de descendre et de lever les mains.

Tremblant, celui qui servait de double à Dumas sortit à son tour, regrettant, en son for intérieur, d’avoir accepté, pour l’amour de cent dollars, de faire cette ballade.

— Tuez-moi pas, gémissait-il, c’est un tour qu’on m’a joué.

En même temps deux jurons s’échappèrent de la bouche de Lemieux et de Johnson, en reconnaissant qu’on les avait roulés et magistralement roulés.

Mais Johnson se reprit aussitôt, ne voulant pas aux yeux de cette tierce personne, paraître au courant de l’affaire.

— On nous a trahis, mais qui ?

Chacun s’empressa de se disculper et de dire à tour de rôle.

— Ce n’est pas moi.

Le moment était mal venu de tirer les comptes au clair. La présence de l’étranger les gênait.

— Toi, l’ami, tu vas filer jusqu’à la première maison, pour te faire reconduire, et si tu mentionnes quoi que ce soit de ce qui vient de se passer, on va te faire ton biscuit. On saura où te trouver, ça ne sera pas long.

Le double ne se le fit pas dire deux fois et il déguerpit à toutes jambes.

— Nous avons raté notre coup simplement, dit Johnson. Il s’est probablement douté de quelque chose, il faudra trouver un autre moyen. Quand on lui a annoncé que son père se mourait, il a essayé d’appeler chez lui et s’est aperçu que les fils étaient coupés. Ensuite il est sorti une demi-heure, juste le temps téléphoner à St X…

— Tu pouvais pas essayer de l’empêcher sortir ?

— J’ai essayé, ce fut inutile. Si j’avais insisté d’avantage, il ne serait pas venu. Maintenant me voilà dans de beaux draps.

— Eh bien ! tâche de t’en tirer pour le mieux. Surtout, pas un mot, invente une histoire, n’importe laquelle, d’ailleurs, tu n’es pas supposé être au courant.

— Maintenant qu’est-ce qui nous reste à faire ?

— Nous en retourner chacun de notre bord, tu diras qu’il y a eu un « hold up », que tu l’as échappé belle, et sans faire semblant de rien, essaie de lui demander comment il se fait qu’il était au courant.

La petite troupe se débanda, Johnson fit machine arrière, retourna et à toute vitesse regagna Montréal, pendant que les quatre autres personnages remontèrent dans leur Ford et réintégrèrent Montréal par un autre chemin.

Furieux, Ernest Germain décida de poursuivre sa vengeance par un autre moyen et la haine qu’il portait à André Dumas s’aggrava de ce nouvel échec.

XVII

Il y a un proverbe vieux comme le monde et qui dit « qu’on ne doit pas jouer avec le feu » Julienne Gosselin, pour avoir méconnu ce proverbe, s’était insensiblement aventurée sur la pente qui conduit à l’amour.

Pour avoir joué à l’allumeuse, pour avoir voulu dans un geste de coquetterie, se faire aimer d’André Dumas, et cela pour l’unique satisfaction de servir sa vanité de femme, voilà qu’à son tour, elle l’aimait. Elle l’aimait d’autant plus follement, d’autant plus éperdument, que le jeune homme était le seul être qui, jusqu’ici, ne lui était pas, ne pouvait pas lui être indifférent, et elle en souffrait.

Cet amour, qu’elle avait combattu, qu’elle avait essayé d’extirper de son cœur à la minute même où elle en avait pris conscience, voilà qu’il la possédait tout entière, qu’elle ne vivait plus que des souvenirs où il était mêlé, et ne rêvait que d’un avenir qui lui appartiendrait.

Elle le désirait. Habituée à voir ses caprices, même les moindres, toujours satisfaits, consciente de sa beauté et de la fascination étrange qui émanait d’elle, elle voulait qu’André Dumas, l’être de prédilection puisqu’elle l’avait choisi, s’inclinât à ses pieds, esclave dévoué et reconnaissant, qui, sur un geste, accomplirait les moindres désirs de l’aimée.

Le doute, torturant, lancinant, cruel, l’obsédait.

L’aimait-il ?

Avait-elle des preuves de cet amour ? Aux moments où épris d’elle, il s’était abandonné à la folie et à la griserie de ses baisers, était-il sincère ?

Depuis deux semaines, elle n’avait eu aucune de ses nouvelles. La tentation l’effleura plusieurs fois de l’inviter. Elle y résista par orgueil, mais elle languissait sans lui, elle ressemblait à une fleur altière que mine, au cœur même de ses racines, une maladie secrète, et qui s’étiole aussitôt que disparait le soleil.

Que faisait-il ? était-il malade ? S’était-il, à corps perdu, lancé dans une entreprise qui absorberait tout son temps ?

Ou bien, avait-il rencontré une autre femme, avec qui, désormais, il passait ses soirées ?

À cette hypothèse, elle éprouva au cœur un pincement cruel.

Elle se l’imagina riant avec une autre, gai, exubérant. Elle imagina, l’autre, sa rivale, lui lancer par delà l’espace, un regard de défi.

Ah ! s’il fallait qu’André Dumas ne lui appartienne pas !

Elle serait capable de le haïr, de le détester avec passion, farouchement.

S’il fallait qu’il refuse le don entier d’elle même, de ses heures, de ses jours, de sa vie entière ; le don de son âme, de son esprit, de son cœur ! Elle le tuerait.

La personne froide qu’elle était en apparence, se réveillait, se changeait, se muait en une créature de passion, violente, vibrante. Ce n’est pas impunément que son cœur vierge n’aura battu que pour lui, si insensible à toutes les promesses de bonheur que son amour faisait naître, il la dédaignait pour la mettre au rancart de sa vie !

Un soir, pendant le dîner, d’une voix indifférente, elle questionna son père sur les faits et gestes de son riche client.

L’avocat n’avait pas vu le jeune homme depuis plus d’une semaine. Il savait cependant qu’il avait fait un voyage à la campagne et qu’il se proposait d’entrer en affaires sous peu.

Il attendait sa visite dans quelques jours.

— À propos, continua-t-il, le même jeune homme qui m’a déjà demandé son adresse est venu me voir aujourd’hui. Il m’a demandé des détails sur les origines de cette fortune et si j’étais au courant du mystère que contenait la vie de l’oncle.

— Sais-tu son nom à ce jeune homme.

— Oui, c’est un Monsieur Lemieux. Il m’a donné aussi son numéro de téléphone.

— Pourquoi s’intéresse-t-il tant à André Dumas ?

— Ça par exemple, je ne le sais pas. Il m’a demandé de l’avertir quand mon client formera sa compagnie projetée. Il y investirait des capitaux.

Le flair que possède toute femme, cette vertu d’intuition développée à un degré si avancé, avertissait Julienne que ce dénommé Lemieux pourrait lui être d’un grand secours et qu’il connaissait chez l’homme qu’elle adorait ou qu’elle abhorrerait le défaut de la cuirasse. Elle nota soigneusement son nom et son adresse pour s’en servir au besoin.

Dans quelques jours, elle invitera Dumas à passer la veillée chez elle et connaitra la nature vraie de ses sentiments.

XVIII

« Quand Johnson sera revenu, tu me préviendras », dit André Dumas à sa bonne en revenant de Laprairie.

— Mais comment, vous n’êtes pas avec lui. Vous étiez partis ensemble.

— J’ai changé d’idée en cours de route.

Il s’enferma dans son cabinet de travail, s’installa dans un fauteuil, les pieds sur le tabouret et récapitula les événements récemment survenus.

Décidément, il n’y avait rien à comprendre. Tout s’enchevêtrait, s’emmêlait dans son cerveau.

Il ne comprenait plus lui-même. Cette série de hasards le renversait. Ce qui l’intriguait le plus, c’était l’identité de cette inconnue qui la première, et dès la minute même où il foulait les pavés de Montréal, avait éveillé en son cœur un sentiment qui se rapprochait de l’amour, s’il n’en était pas déjà. Par une association d’idée bien compréhensible, il songea à Julienne Gosselin et il établit entre les deux femmes un parallèle.

Comme il suffit peu de chose pour changer chez un homme l’orientation de sa carrière. Si, par un soir de pluie, deux yeux de lumière ne s’étaient pas un instant posés sur lui, il vivrait aujourd’hui bien tranquillement à la campagne d’une vie sans émotions, une vie négative, mais non sans charme pour qui sait se contenter de peu. Et puis, il n’aurait pas rencontré cette autre personne. Il n’aurait pas à regretter de s’être abandonné à avouer des sentiments qui n’existaient pas.

Si Julienne Gosselin, de prime abord, avec ce je ne sais quoi d’autoritaire qui émanait d’elle, et de captivant à la fois, s’imposait davantage à l’attention des regards, l’autre, l’inconnue avait, à l’examiner plus longuement, un charme prenant, un cachet de finesse et de distinction naturel qui narguait le temps.

Pour un amour cérébral, amour violent mais vite consumé, comme un feu dans la paille, Julienne Gosselin était la femme idéale. L’inconnue au contraire inspirait le respect et la tendresse.

L’une était une créature qui, sans presque rien donner d’elle-même, exigerait une soumission sans borne, à moins d’être écrasée et domptée par le mâle supérieur, tandis que l’autre, créature de dévouement, s’immolerait toute entière pour l’homme qu’elle aimerait.

N’en avait-il pas eu la preuve dernièrement ?

Et André Dumas en vint à la conclusion qu’en matière d’amour il y avait une sorte de prédestination. Dans l’Univers, deux êtres créés l’un pour l’autre se recherchaient, deux êtres séparés, formés originairement, au delà des siècles, d’un même tout et dont le but ultime est de se réunir. Et c’est ce qui explique l’étrangeté qui préside à la naissance de l’amour.

Il n’avait aucun doute que l’Inconnue, par les décrets d’une volonté supérieure à la sienne, lui était destinée. Sans cela, comment expliquer cet enchevêtrement de circonstances extraordinaires qui tendaient à les rapprocher l’un de l’autre. Comment expliquer l’intérêt qu’elle lui portait sinon par l’amour dont son cœur débordait. Elle l’aimait. Il en était certain. Et pourtant, ils ne se connaissaient point. Il ignorait tout d’elle, comme elle ignorait tout de lui.

— Monsieur Dumas, quelqu’un désire vous parler lui dit Idola, interrompant le cours de ses réflexions.

— Qui ça ?

— Je ne sais pas. Elle ne s’est pas nommée. C’est une femme ?

— La même que l’autre fois ?

— Non, ce n’est pas la même voix.

Il se dirigea vers l’appareil. C’était Julienne qui le mandait, le suppliant presque comme une faveur de lui accorder cette soirée. Elle aussi avait quelque chose d’important à lui confier.

De guerre lasse, il promit, choisissant le prétexte qui s’offrait de lui signifier clairement que dorénavant il n’aurait plus le temps de lui accorder aucune attention. Il valait mieux, entre eux tirer les choses au clair.

Malgré l’agacement et l’ennuyeuse perspective d’un tête à tête qui ne lui inspirait plus d’intérêt, il éprouvait tout de même une sorte de soulagement.

Sur les entrefaites, Johnson arriva.

Le chauffeur, bien qu’il s’efforça de dissimuler sa gêne, était penaud. Il semblait mal à l’aise.

Le jeune homme l’invita à passer dans son appartement.

Il fit asseoir son chauffeur et arpenta la pièce. Il se frotta les mains l’une sur l’autre et souriait ironiquement.

— Et puis, dit-il, bon voyage ?

Le chauffeur bredouilla.

— Nous avons eu un hold up

Dumas s’approcha de la table, y posa les deux mains à plat et, le buste penché, regardant son interlocuteur dans les yeux.

— Jouons carte sur table. Tu fais partie du complot. Tu étais au courant de ce qui devait se produire.

Un mutisme prolongé accueillit ses paroles.

— Ainsi, tu ne veux rien dire. À ton aise… Dès ce soir tu es renvoyé. Et j’appelle la police.

— Je ne peux pas vous le dire. Ils me feraient arrêter eux aussi.

— Je ne te demande pas de nommer qui que ce soit ! On avait projeté de me « hold uper ». Dans quel but ?

— Vous faire chanter.

— Et toi tu me trahissais ! C’est bien, je sais ce qu’il me reste à faire.

Il recommença d’arpenter la pièce, les mains entrelacées derrière le dos.

Le silence régnait, un silence pesant et qui écrase la poitrine.

Humble, la voix de Johnson s’éleva.

— Monsieur Dumas, pardonnez-moi, ils m’ont fait chanter, moi aussi ; je ne voulais pas marcher, mais on m’a dit que si je ne marchais pas, on m’enverrait en prison.

— Dans quel but ?

— On en veut à votre argent.

— Qui ça ?

— Je peux pas vous le dire.

— C’est un homme grand, élancé, nerveux, jeune ?

— Oui.

— Son nom ?

— Je peux pas.

— Je t’en dispense, qu’est-ce que tu entends faire à présent ?

— Rester à votre service et vous aider. Vous défendre s’il y a moyen.

— Je suis donc menacé ?

— Oui, comme vous avez été à « la mode » avec moi, je vais l’être avec vous. Je vais vous aider sans que cela paraisse. Acceptez-vous ?

— J’accepte.

— Vous me permettez de ne vendre personne. Je ne le voudrais pas.

— Tu ne sais pas pour quelles raisons on m’en veut ?

— Non, il prétend que votre fortune, c’est à lui.

— Qu’il la prenne, s’il est capable. Tiens, je pense à une chose. Je te conterai cela plus tard… J’aurai besoin de toi. Tu m’aides ?

— Entendu ?

— D’ici là, motus. Tu viendras me prendre ce soir à huit heures.

— Quel char ?

— Le Rolls Royce. Il fait beau aujourd’hui, c’est d’en profiter, je préfère le Touring.

Et à huit heures, Johnson en livrée, attendait devant la maison que son maître prenne place dans l’auto. Pour cette fois-ci il s’installa au volant. Il avait besoin d’occuper son esprit à quelque chose.

Sa visite chez Julienne Gosselin fut courte, assez longue toutefois pour se faire une ennemie acharnée à sa perte. Aux avances, d’abord déguisées, il avait opposé une résistance passive, puis le dédain, puis le mépris, et finalement, après lui avoir dit qu’elle n’eut plus à espérer sa visite, il dut se retirer. Elle le chassa de chez elle, hautaine à présent, et lui confiant à son tour, que s’il se traînait à ses genoux, elle le cravacherait de son mépris à elle.

« Ça va bien, pensa-t-il, un ennemi perdu, deux retrouvés. »

XIX

Pit Lemieux enrageait. On l’avait vendu. Mais qui ? Il avait beau chercher, il ne trouvait pas. Ses soupçons tombèrent sur Johnson. Il le manda chez lui. De son interrogatoire, il acquit la certitude que la trahison ne venait pas de ce côté. Big Lake ? Non plus. Le Cyclope ? encore moins. Chicoyne ? C’était impossible surtout après qu’il venait de l’arracher des griffes de la police.

Force lui fut donc d’adopter comme définitive la version de Johnson, d’ailleurs très plausible. La victime se doutait de quelque chose et, en fin de compte, s’était montrée plus habile. La prochaine fois il sera plus prudent et élaborera davantage son plan d’action.

Ce plan d’action quel sera-t-il ? Il l’ignorait. Pour le moment, il décida de rester tranquille pour quelques jours, de sorte que la prochaine fois qu’il opérera, les soupçons ne seront pas éveillés.

Ayant liquidé ses affaires, il confia le soin de son établissement, le débit clandestin de boisson qu’il tenait, au Cyclope et transporta ses pénates à la maison familiale. Mai approchait. La maisonnette d’Ahuntsic lui paraissait un cadre trop modeste et pauvre pour lui et les siens. En banque, quelques milliers de dollars dormaient inscrits à son nom. Qu’avait-il besoin de cet argent. Les choses, en prenant une tournure autre qu’il ne l’a- vait cru et imaginé, le laissaient libre et maître de cette somme.

Il loua un logement dans un quartier plus central, le meubla et y installa sa famille. Les revenus de son commerce lui permettaient ce semi-luxe.

Il voulut qu’Annette abandonna son travail. Elle refusa d’abord pour acquiescer ensuite. Sa mère avait besoin d’elle. Ce serait moins ennuyant que de passer les longues journées seules, sans rien pour se distraire que de regarder par les fenêtres les passants de la rue, faire le ménage, un peu de couture et parcourir les journaux de la veille.

Pit Lemieux, en reprenant sa vie d’autrefois, en retrouvant la famille volontairement délaissée, reprit en même temps son nom de jadis, Ernest Germain.

Mais il devint taciturne ! Et ses traits se figèrent davantage dans leur dureté et le pli s’accentua aux commissures des lèvres comme se creusèrent davantage sur son front les deux lignes parallèles qui le sillonnaient.

Quelque chose le hantait. On le devinait à son air préoccupé et soucieux.

Les années perdues de sa jeunesse seraient-elles irrémédiablement perdues pour l’avenir ? Assisterait-il impuissant au triomphe d’un être qu’il détestait souverainement cordialement. Aurait-il chaque jour, qu’il le veuille ou non, le spectacle d’un luxe qui aurait dû lui appartenir ? Chaque jour, le contraste entre sa misère et la richesse de l’autre ferait-il germer en son âme ces ferments de rancœur ? Et son ambition, son rêve, son avenir jamais ne se réaliseront ? Jamais il ne pourrait poursuivre ces études qui auraient fait de lui, il le sentait, il en avait l’intuition, un médecin célèbre qui brillerait au premier rang.

Toutes ces interrogations l’accablaient, le poursuivaient. Elles le lancinaient comme des milliers de coups d’aiguillon qui entreraient dans sa chair. Et avec les jours, son calme imperturbable s’effritait comme un roc de granit que l’eau des années et des siècles a fait pourrir et qui s’émiette, s’émiette, jusqu’à ce que rien ne subsiste du bloc primitif. Il enrageait. Il cherchait, cherchait. Et sa patience l’abandonnait. Il était prêt à tout, aux actes les plus téméraires et les plus hasardeux, décidé maintenant à agir avec le minimum du secours d’autrui, à agir seul, s’il le fallait. À force de penser à Dumas, il était arrivé à un paroxysme de haine tel qu’il considérait le monde trop petit pour les contenir tous les deux. L’un était de trop. Il me brisera ou je le briserai.

C’en était trop. Le supplice de Tantale, il le comprenait dans toute sa cruauté latente. Avoir à portée de la main pour ainsi dire, des millions qui nous appartiennent et dont on ne peut jouir, supputer intérieurement toutes les possibilités que renferme une telle fortune ; savoir que, volant ses millions, ce trésor, l’on a en même temps fait disparaître honteusement, ignominieusement, l’être à qui l’on doit tout avec la vie, il y avait de quoi exaspérer l’homme le plus maître de lui. Il y avait de quoi pousser aux pires folies, voire aux pires excès, à recourir aux moyens les moins avouables comme les plus radicaux pour se les approprier, surtout lorsqu’on voit sa mère et sa sœur acculées à la pauvreté, à la hideuse pauvreté.

L’idée lui vint un jour de tuer.

Des lueurs rouges dansaient devant ses yeux. La tentation l’assaillait obsédante et des bruits de pièces d’or s’entrechoquant, tintaient dans ses oreilles. Il lutta. Non ! Tout. Pas ça. Ça ? c’était son pauvre corps qui se balancerait inerte les pieds dans le vide, la tête recouverte d’un sac noir, et le cou cravaté d’un câble rugueux.

Et comme l’obsession s’acharnait à peser sur son cerveau, lourdement, il chercha quelqu’un à qui confier son secret, à qui raconter ce qui se passait dans les replis les plus intimes de son être pensant. De cette façon, le fardeau s’allègerait d’être porté à deux.

Quelle autre personne qu’Annette, la petite sœur, douce et brave, pourrait mieux le comprendre, mieux partager ses soucis, ses chagrins, ses espoirs et ses rancœurs, que cette jeune fille dont la chair provenait comme lui de la même femme et du même homme, et que les liens du sang enserraient fortement, doublés d’un désir commun de vengeance, d’une vengeance qui, dans le fond, n’était qu’un acte de justice.

Et un soir qu’ils veillaient sous la lampe pendant que la mère dormait, il fit déborder le trop-plein de sa rancœur. Des larmes tombèrent de ses yeux qui se frayèrent un chemin sur les joues et s’arrêtèrent aux lèvres.

Les nerfs tendus à force de vibrer venaient d’éclater.

À la pensée des dangers plus graves encore que courait son ami, son grand ami, qu’elle aimait d’autant plus qu’elle le savait en péril, elle frémit et un frisson passa le long de sa nuque pour descendre au long de l’épine dorsale comme si un serpent visqueux et froid lui parcourait le dos.

Elle ne fit rien paraître de l’émoi qui la secouait. Elle s’informa des intentions de son frère et partagea en tout ses idées, se jurant bien de veiller.

XX

Julienne se trouvait par hasard au bureau de son père quand la sténographe vint avertir l’avocat que Monsieur Dumas demandait à le voir.

— Faites entrer, dit-il.

La jeune fille se leva et fit semblant de consulter un livre dans la bibliothèque.

Quand le jeune homme entra, elle détourna la tête.

Agacé par cette rencontre, il salua froidement.

Le savant maître, avec forces salutations, avança un siège à son client.

— Julienne peut se retirer ?

— Ce n’est pas la peine. Elle peut parfaitement entendre ce que j’ai à dire. Cela n’a guère d’importance.

Deux yeux courroucés se tournèrent vers lui et lancèrent un regard froid comme l’acier.

— Vous vous faites rare, Monsieur Dumas ?

— Que voulez-vous, j’ai été très occupé ces jours-ci.

— Julienne me contait cela qu’on ne vous voyait plus.

— Papa, je te prie de ne pas me mettre en cause.

Cela fut dit sèchement, sur un ton qui n’admettait pas de réplique et elle ajouta, voulant piquer son antagoniste au vif de sa fierté.

M. Dumas ne m’intéresse pas. Je lui ai moi-même signifié que je ne prisais ses visites en aucune façon. Malgré son argent, nous ne sommes pas du même monde.

— En effet, Mademoiselle, vous avez raison. J’avoue que la compagnie des snobs m’ennuie considérablement.

Le plafond se serait écroulé soudain que Mtre Goselin n’aurait pas été plus interloqué. Que signifiait cet échange d’aménités ? Que s’était-il passé entre les deux jeunes gens ?

Le mariage de sa fille avec l’héritier, mariage que dans son imagination il prenait pour une réalité, s’écroulait-il ?

— Voyons, Julienne, sois raisonnable ! Monsieur est un charmant garçon et tu as tort de lui parler de cette façon.

La jeune fille toisa l’auteur de ses jours, qui baissa les yeux et battit en retraite sous les feux des deux prunelles ardentes qui luisaient comme des charbons incandescents.

— Papa, je t’ai déjà dit de ne pas t’occuper de mes affaires personnelles. Je suis majeure et assez vieille pour me conduire.

André ne put résister à la tentation de faire de l’ironie.

— Vous trouvez ? Assez ou trop vieille.

Il oubliait le malheureux qu’une femme ne pardonne jamais une blessure à sa vanité.

— Comme vous avez de l’esprit ! Mais combien lourd il est. Vous resterez bien toujours le campagnard mal dégrossi que nous avons essayé de rendre plus civilisé.

Ce disant, elle tourna le dos et prit sur un rayon de la bibliothèque un livre qu’elle feuilleta machinalement.

L’avocat ne savait à quel saint se vouer. Il roulait vers le plafond ses yeux exorbités, soupirait, et de ses grosses mains froissait et refroissait une feuille de papier.

Le jeune homme prit aisément son parti de cette fugue et conta le but de son entrée.

Il voulait investir tous ses capitaux dans l’industrie de la mise en conserve des produits du sol. Il priait l’avocat de mettre au point tous les documents qu’il avait en main.

— J’ai décidé de tout garder chez moi.

— Vous n’avez pas peur d’être dévalisé. Toutes vos valeurs sont négociables. Ce sont des certificats d’actions, des débentures, des bons, des obligations.

— Il n’y a pas de danger. J’ai un solide coffre-fort et j’en connais seul la combinaison.

— Je n’ai presque rien dans ma voûte. Vos coupures sont en sûreté à l’International Trust.

— Je vous ai dit que je voulais les avoir chez moi. Vous allez venir au trust. Mon auto est à la porte.

— Puisque vous le désirez. Mais je vous avertis que ce n’est pas prudent.

— Je le désire ainsi. La discussion est terminée.

Julienne n’avait pas perdu un mot de la conversation. Sa route à suivre était tracée. L’occasion s’offrant d’une belle vengeance.

Aussi n’eut-elle rien de plus empressé que de trouver l’adresse de Pit Lemieux et de se mettre en communication avec lui.

Le lendemain, ils se rencontraient dans le lobby d’un hôtel fashionable dans l’ouest de la ville.

— Vous connaissez M. Dumas, demanda-t-elle ?

— Oui.

— Vous savez qu’il est très riche ?

— Oui.

— Si je suis bien renseigné, il vous a déjà chassé de chez lui comme on jette à la porte un mendiant ou un malfaiteur ?

— Vous êtes bien renseigné.

— Je suppose donc que vous avez des raisons de ne pas l’aimer de tout votre cœur ?

— Vous supposez juste.

— Si je vous disais où se trouve l’endroit exact où sa fortune entière, ses richesses en valeurs négociables sont réunies, cela vous rendrait-il service ?

— Un service immense.

— Tenteriez-vous l’impossible pour le dévaliser ?

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que je le hais… Toute sa fortune est enfermée chez lui dans un coffre-fort. Le coffre-fort est dans son cabinet de travail, dissimulé derrière un pan de bibliothèque. Le pan de bibliothèque se déplace à volonté.

— Savez-vous la combinaison du coffre-fort ?

— Non ! c’est à vous de la trouver en soudoyant quelqu’un de son personnel.

— Mademoiselle, je vous remercie de vos renseignements. Je vous en suis très reconnaissant.

— Prouvez-moi votre reconnaissance en le ruinant.

Elle allait ajouter.

— Tuez-le si vous pouvez.

Elle se reprit en songeant que son triomphe serait plus grand de l’insulter dans sa pauvreté, comme lui l’avait insultée dans son opulence.

— Monsieur j’ai l’honneur.

— Me direz-vous qui vous êtes ?

— À quoi bon. Bonsoir.

— Bonsoir.

Le nœud du drame se resserrait. La Némésis, cette déesse dangereuse, cruelle et fatale venait de mettre en scène un personnage de plus qui aidait au dénouement de l’intrigue en la corsant davantage.

XXI

Le terme du dénouement approchait. Bientôt les deux hommes seraient en présence l’un de l’autre. Que sortirait-il de cette rencontre ?

Qui l’emporterait ?

C’est ce qu’Annette se demandait après que son frère lui eut fait part de son intention de dévaliser André Dumas.

Elle tremblait à cette perspective. L’avertir ? Elle ne le pouvait pas. Elle ne pouvait pas livrer son frère à la merci de l’homme qu’elle aimait. Pendant qu’Ernest Germain étudiait les moyens de pénétrer chez le millionnaire, celui-ci, de son côté, étudiait les moyens de l’attirer chez lui. Entre eux le truchement. Johnson. À son insu, le bootlegger jouait le premier rôle. Il était la cheville ouvrière, le « deus ex machina ». Avant même que son patron ne lui eut dit sa ligne de conduite, le chauffeur recevait du roi de « l’underworld » une invitation de le rencontrer clandestinement à son « blind pig ». Johnson s’y rendit.

Pit Lemieux lui demanda s’il connaissait le secret du coffre-fort, les lettres qui formaient la combinaison du coffre-fort. Johnson répondit qu’il ne le savait pas, mais que d’ici quelques jours, il serait en mesure de lui fournir les renseignements voulus.

— C’est facile, tu es dans la place. Tu n’as qu’à te cacher dans la pièce, derrière un meuble, surveiller le patron et écrire les détails du secret au fur et à mesure.

— Et quelle récompense si je te le procure ?

— Cent mille dollars.

— Tu n’as pas peur d’être arrêté, reconnu, condamné ?

— Non, après le vol — pardon, je me trompe, après m’être fait justice, je saute dans un auto, la tienne, j’arrête chez nous, et nous filons jusqu’à New-York. Ensuite je me moque de ce qui peut arriver. Avant que Dumas se soit aperçu de quelque chose, nous sommes en mer et nous filons, sous de faux noms, vers l’Europe. Je vais m’occuper des passeports dès aujourd’hui.

Un doute lui traversa l’esprit.

Si Johnson se servait avant lui de l’opportunité qui s’offrait de faire un coup d’éclat, de s’emparer en une seule fois d’une somme fabuleusement colossale, de perpétrer, profitant de la confiance d’un jeune homme imprudent, l’un des vols les plus considérables qui se soient jamais commis ?

L’appât du gain est puissant chez ceux qui ont vécu en marge de la société. Peut-être Johnson irait-il, une fois fasciné par l’or, jusqu’au meurtre !

Il regretta presque de l’avoir mis dans la confidence.

— Écoute-moi, lui dit-il, devançant la tentation, au cas où elle l’effleurerait. Une fois j’ai donné à chacun de vous le bénéfice du doute. Si cette fois tu « double-crossais » comme disent les américains, je n’hésiterais pas une seule minute à t’abattre comme un chien. Tu aurais beau te sauver. Le monde n’est pas assez grand pour te cacher. Moi ou l’un de mes hommes te trouverions bien un jour ou l’autre. C’est compris ? Tu m’aides.

— Je t’aide.

— À demain. Tu auras du nouveau ?

— J’aurai la combinaison.

Et le soir en rentrant chez lui, Johnson alla retrouver son patron, lui conta dans ses moindres détails l’entrevue qu’il venait d’avoir, lui demanda ses instructions et l’adjura, quoi qu’il advienne de ne jamais le mêler, de près ou de loin à l’aventure, ni même de faire arrêter son ancien compagnon de l’Underworld.

— Voulez-vous, ajouta-t-il, savoir exactement à quoi vous en tenir sur ceux qui essaient de vous faire du tort. Je vous fournis la clef de l’énigme. Je trahis l’un de mes meilleurs amis pour vous.

— Je ne te demande pas cela. J’ai horreur des traîtres.

— Pourtant vous m’y obligez.

— Non pas. Je te jure de ne pas le faire arrêter, ni même tuer, sauf bien entendu à mon corps défendant… Voici la combinaison. Elle est fausse mais tu n’es pas obligé de le lui dire. Jeudi soir, je suis supposé être en dehors de la ville. C’est le meilleur moment. Tu le fais entrer par chez toi, tu l’introduis dans mon appartement, tu lui indiques où se trouve le coffre-fort. Le reste je m’en charge. Il faut que j’en aie le cœur net. Cette histoire stupide de conspiration et de complots m’embarrasse et m’ennuie. Il faut qu’elle finisse. Vas chez ton ami cet après-midi. Je me fie à toi. Je te crois dans le fond un honnête homme.

L’après-midi, Johnson rencontra Pit Lemieux et le plan concerté fut adopté. Minuit, le jeudi soir marquait la minute de sa réalisation.

Il pleuvait. Il ventait. La pluie s’abattait sur les toits, dans les fenêtres, avec un bruit violent. Elle crépitait. Elle tambourinait des marches sur les vitres.

— Tu m’emmènes avec toi, demanda Annette.

— Mais non, tu es folle. Il y a du danger à courir et je ne voudrais pas que tu t’exposes.

— Mais puisque notre cause est une cause commune.

— Je puis accomplir la besogne seul.

— Il y a la mort de notre père à venger. Et je veux y participer.

— Si j’étais pris ? C’est la prison pour la vie.

— Je serais prise avec toi. Nous serions pas condamnés, je leur expliquerais l’affaire, toute l’affaire moi-même, et le juge m’écouterait. Je suis une femme… Si Monsieur Dumas te surprenait.

— Je tirerais sur lui.

Et ce disant il caressait dans sa poche la crosse de son browning.

— Tu le détestes donc bien gros.

— Je lui en veux à mort. Toi aussi tu le détestes ?

— Plus que toi. Sans lui, sans son oncle, nous serions riches, notre père vivrait encore. Nous serions si heureux. Tu veux que je t’accompagne.

— Non. Sois raisonnable.

Il alla quérir sa casquette, endossa son imperméable et embrassa sa sœur.

— Dans quelques heures au plus je viendrai te chercher et ensemble nous partirons bien loin.

Elle fit mine de se résigner. Mais après qu’il eut franchi le seuil de la porte pour disparaître dans la nuit, par la pluie et le vent, une grande lassitude l’envahit, une grande crainte s’infiltra en elle. Ses nerfs trop longtemps tendus, se détendirent brusquement et elle pleura sa détresse et son découragement.

Qu’allait-il advenir de cette rencontre Un pressentiment l’avertissait d’un malheur imminent. Des visions douloureuses, cruelles, des visions de sang obsédaient son pauvre petit cerveau.

Elle avait peur, terriblement peur. Oui ! qu’allait-il advenir ?

Était-il bien absent de la ville. N’avait-elle pas entendu sa voix cet après-midi même, lorsqu’elle lui téléphona, voulant se rendre compte de la véracité des dires de Johnson.

Johnson, protégé par Dumas qui lui pardonnait jusqu’à sa dernière trahison, n’était-il pas maintenant un instrument docile entre ses mains ? Ne l’aidait-il pas à dénouer la trame de ce mystère ?

Quel rôle jouerait-elle dans tout cela ?

Attendre passivement que le rideau tombât sur le dernier acte, en spectateur inconsciente de la catastrophe qui se préparait ?

Sous l’afflux des idées contradictoires qui se pressaient dans son cerveau, sa tête lui faisait mal, ses yeux se voilaient. Soudain, une éclaircie se fit. Elle vit jour à travers le fouillis des faits.

À son tour, elle deviendrait actrice du drame. Réussirait-elle à en changer le dénouement. Elle l’espéra se fiant à la Providence.

Mieux valait la certitude d’un malheur que ce doute affreux, que cette incertitude qui l’inquiétait, l’affolait. Elle se vêtit, et à son tour, s’avança dans la nuit, par les rues désertes, au milieu de la rafale qui s’abattait sur elle et de la pluie qui la trempait.

XXII

André Dumas attendait. Il était satisfait de sa combinaison. Pour lui aussi, la certitude valait mieux que cette fièvre de l’inquiétude dans laquelle il vivait et qui, à force de s’imposer à lui, finissait par lui marteler les tempes.

Il attendait dans l’obscurité de sa chambre à coucher, voisine du cabinet de travail. Il s’était habillé pour être à l’aise dans ses mouvements dans le corps à corps qui, forcément, s’ensuivrait.

Après avoir délibéré longuement avec lui-même sur la politique à suivre, il avait notifié la police. À deux heures, les agents devaient faire irruption. Le chef de bande coffré, il n’avait rien à craindre de ses subalternes. Leur vengeance il s’en moquait. Il n’avait pas peur d’eux. Il les combattrait tous s’il le fallait. Il avait un pied dans la place et savait où les localiser. Il n’aurait plus à faire face à des ennemis invisibles, qui l’épiaient, le guettaient dans l’ombre. Il les combattrait ouvertement. Dans quelques minutes il mâterait le premier, le dompterait, l’écraserait, le tiendrait à sa merci.

Des bruits de pas, espacés, étouffés, un murmure de voix se firent entendre.

Il se leva, saisit ses pistolets, et l’arme au poing, s’accouda près de la porte en retenant son souffle.

Il avait hâte que l’instant décisif sonna. Il détestait son ennemi sans le connaître, pour tous les ennuis qu’il lui causait, et qui, par ses intrigues le retardait dans la réalisation de ses plans industriels et financiers.

Un filet de lumière traversa la pièce ; on entendit un bruit faible, le déclic d’un bouton électrique. Un pan de la bibliothèque pivota sur lui-même et le coffre-fort apparut, dans une anfractuosité de la muraille.

Ernest Germain se frotta le bout des doigts les uns contre les autres, et pendant que sa main gauche tenait le « flashlight » et en projetait la lumière sur le disque mobile qui recélait le secret de la combinaison, il commença de l’extrémité des doigts de sa droite à faire jouer la serrure.

Quand il sentit céder la lourde porte sous ses efforts, il perdit toute notion de prudence et poussa une exclamation satisfaite. Qu’avait-il à craindre puisque le propriétaire n’était pas chez lui, et, à cent lieues de se douter de ce qui se passait dans sa propre maison. Il fouilla avidement dans les paperasses et les éparpilla autour de lui. Des coupures, des bons, des valeurs négociables, des certificats d’actions, de l’or en quantité : deux pleins sacs…

Ses narines se dilatèrent de volupté, et sa poitrine se gonfla.

Tout cela… son bien… sa propriété ! sa chose !

Riche ! Il était riche !

Et il sourit ironiquement à la tête que ferait l’héritier de l’oncle Dumas quand, au retour de son voyage, il trouverait sa caisse vide de ses millions.

Un jet de lumière tomba des lustres du plafond et, devant lui, un homme, le revolver au poing, le regardait en souriant à son tour. D’impuissance, il lança un rugissement et cracha dans la direction d’André Dumas. Il voulut sortir son arme et faire feu.

— Les mains en l’air… je tire.

— Mais tire donc cria-t-il.

Et sans s’occuper de l’objurgation qu’il venait de recevoir, il sortit son pistolet de sa poche et s’apprêtait à tirer quand l’autre, qui s’était vivement rapproché de lui, s’élança sur lui d’un bond, rapide, fougueux, pour lui arracher l’arme des mains.

Surpris par l’attaque, il s’étala de tout son long sur le plancher pendant que son adversaire roulait sur lui.

Une fois en possession du pistolet, André Dumas se releva, prit les deux armes et les enferma dans un tiroir.

— Ah ! mes félicitations ! jeune homme, dit-il. Cette fois, comme l’autre, vous avez manqué votre coup.

Cravaché par l’ironie, Ernest Germain se releva.

— Ce que je n’ai pu avoir par ruse, je l’aurai par force. Le dernier mot n’est pas dit.

— Plus que vous ne le pensez. Il est une heure du matin. À deux heures la police sera ici… et vous vous acheminerez les menottes aux mains vers la prison.

La vision passa devant les yeux du roi de l’Underworld, du déshonneur de sa famille.

— En tous les cas, ils ne me prendront pas. L’un de nous deux est de trop.

Ce disant, il saisit sur la cheminée un vase à portée de la main et le lança avec force dans la direction d’André Dumas.

Celui-ci eut à peine le temps, par un geste de la tête, d’éviter le projectile qui s’écrasa sur le mur et retomba avec fracas en miettes, sur le sol.

— Ah ! tu veux la guerre, tu vas l’avoir.

À son tour, il fonça. Il se rappela ses tours de lutte. Un corps à corps s’ensuivit qui n’amena aucun résultat. Ils se relâchèrent.

Debout, en face l’un de l’autre, les deux hommes se regardaient, s’observaient, s’étudiaient. La lutte était sérieuse. Elle ne permettait pas les coups à demi.

— Tu crois m’avoir, rugit Germain. Pare celui-là.

Et sa droite s’abattit sur l’épaule de Dumas qui pivota.

Absorbés qu’ils étaient à attaquer et à se défendre, ils n’entendirent pas la sonnerie réitérée du timbre de la porte d’entrée. C’était Annette qui haletante, transie, toute mouillée, voulait absolument pénétrer à l’intérieur.

Croyant que c’était la police, Johnson ouvrit la porte toute grande. La jeune fille se précipita à l’intérieur, traversa les divers appartements et finalement alla se buter contre la porte du cabinet de travail d’André Dumas que celui-ci au préalable avait fermée à clef. Des bruits venaient jusqu’à elle, des jurons, des éclats de voix, des meubles qu’on bousculait.

Que se passait-il ?

La rencontre inévitable s’accomplissait. Comment se terminerait-elle ?

Ses forces défaillaient. Elle voulut crier. Aucun son ne put s’échapper de sa bouche.

Dans la pièce, les deux hommes avaient recommencé leur lutte effrénée.

La chemise de Dumas, déchirée, en lambeaux, découvraient son torse d’homme des campagnes, aux muscles pectoraux développés, tout en saillie. Par une coupure au sommet de l’œil gauche, le sang lui coulait dans la figure.

Ernest Germain, épuisé par les efforts répétés, chancelait, titubait, ne frappait plus que faiblement. Il avait un œil noirci, la lèvre fendue, et crachait le sang par la bouche. Un coup de poing solide venait de lui démolir deux dents.

Il se saisit d’une chaise, la brandit en l’air pour assommer son adversaire. Celui-ci le désarma, lui saisit un bras qu’il tordit, le fit ployer sur ses genoux et, lâchant prise soudain, ses deux larges mains s’abattirent sur les cotes, les doigts se resserrèrent. Il le souleva en l’air, le fit pirouetter et l’envoya s’abîmer à quelques pieds de là. Le front donna contre l’angle de la table ; le sang gicla, recouvrit tout le visage et l’homme inconscient demeura sur le plancher comme une masse inerte.

André Dumas courut vers lui, lui souleva la paupière et se pencha vers sa poitrine. Il vivait.

Il sonna Johnson.

Quelle ne fut pas sa surprise en ouvrant la porte de trouver l’Inconnue qui se remettait péniblement de ses émotions et de son évanouissement.

— Appelle un médecin ! vite, cria-t-il à son chauffeur. Sur la rue voisine, à quelques portes, il y a le docteur Jeffries. Sors l’auto et va immédiatement le chercher.

La jeune fille était sur pieds. En voyant son frère inanimé sur le sol, elle courut à lui, lui souleva la tête dans ses deux mains et l’embrassa sur les joues, sur le front, sur la bouche, malgré le sang qui la souillait à son tour.

— Ernest !… Ernest… parle-moi.

Épuisé, hébété, le jeune millionnaire s’affala dans un fauteuil, les bras ballants.

Il ressentait des douleurs par tout le corps. Le spectacle qui s’offrait à lui et qu’il contemplait d’un œil terne, le laissait perplexe. Il essayait de comprendre et n’y parvenait pas.

Était-elle sa maîtresse ? Quel lien mystérieux les unissait ? Comment la jeune fille était-elle au courant de ce qui devait se passer chez lui, ce soir ?

Il voulut se lever. Il se sentait les membres lourds, engourdis.

— Idola, appela-t-il.

Réveillée par le vacarme, la bonne accourait. Elle apporta des bols à main d’eau boriquée ainsi que des serviettes. Pendant qu’elle s’occupait à laver les plaies et les blessures de son maître, Annette prenait soin de son frère.

Son inconscience durait toujours.

Elle toisa André Dumas et lui lança à la figure :

— Monsieur, vous n’êtes qu’une brute…

— Je n’ai fait que me défendre, mademoiselle. M’expliquerez-vous à la fin quel rôle vous jouez dans ceci… je n’ose croire que…

Il pâlit et grimaça. Sa blessure à l’œil le faisait souffrir.

Sur les entrefaites, la police arriva.

Tant bien que mal, le jeune homme se redressa.

Il se livra dans son esprit un combat rapide. Il dit :

— Il est trop tard. Monsieur est mon serviteur. Et ce sont deux domestiques à moi. — Les voleurs se sont sauvés. Grâce au sang-froid de mon serviteur, ils n’ont pu rien emporter… Vous pouvez vous retirer. Je n’ai besoin de personne. Le médecin sera ici dans un instant.

Comme les agents voulaient faire un procès-verbal, il leur glissa chacun un billet de banque dans la main.

— Je désire que vous gardiez le silence le plus complet. Compris ?

— Compris.

Quand ils se furent retirés, Annette tendit la main à André Dumas et lui dit ces simples mots.

— Merci de ce que vous venez de faire pour mon frère.

Le médecin arrivait. Il prit soin des deux hommes, les pansa. Ernest Germain était revenu à lui, mais encore sous le coup de l’étourdissement.

— À présent, m’expliquerez-vous, mademoiselle ?

Pour sauver son frère, pour empêcher de croire que le mobile de ses actes était le vol et l’attrait de l’argent, la jeune fille raconta l’histoire de son père.

Durant le récit, André Dumas ne souffla mot, mais quand la jeune fille eut terminé, il lui dit :

— Mademoiselle, j’ai trouvé un moyen de tout concilier. — Je vous épouse… vous voulez ? Tu veux ?

Elle rougit et baissa la tête.

Quelques mois après, Annette Germain devenait Madame André Dumas.

Quant à son frère, il s’était réconcilié avec son ennemi de jadis. C’est lui qui administrait la firme colossale qui contrôlait tous les produits en conserve de la province de Québec.

Ainsi se terminait, dans la réalité comme il arrive sur la scène, un drame dont le dénouement menaçait de devenir une tragédie.


Montréal, 1928.

FIN