Éditions Document 47 (p. 169-190).

VIII

Les journaux ne dirent rien de la piste Takigoutchi.

Neyrac désirait faire connaître, quand elle aurait eu lieu, l’arrestation du Japonais comme l’indiscutable point final d’une affaire qui n’avait que trop ému la population.

Montmartre continuait à vivre dans l’obsession de l’éventreur ; le moindre incident prenait d’énormes proportions. On l’avait bien vu lors du faux attentat de la rue de Douai. En tout inconnu passant par hasard, on voyait le tueur des May Sisters. La nouvelle que le meurtrier était sous clef était de nature à faire aussitôt renaître la tranquillité, pensait l’inspecteur principal qui attendait, non sans fébrilité, les réponses aux mandats d’amener qu’il avait envoyés dans maintes directions.

Mais, pour tout ignorer de la culpabilité présumée de l’acrobate, les journaux ne continuaient pas moins à consacrer de longs articles au sadique de la rue Clauzel, et le Grand Journal avait attaché à cette affaire trois de ses meilleurs rédacteurs spécialisés. Sur l’instruction précise du rédacteur en chef, le secrétaire de rédaction avait coiffé leurs papiers d’un gros titre en bâtis au milieu de la première page et c’est lui qu’il vérifiait sur la morasse grasse d’encre qu’un apprenti grêlé de taches de rousseur venait de lui apporter dans le petit café près de l’imprimerie de la rue du Croissant. C’était un petit bistrot qui restait, par permission spéciale de la Préfecture de police, ouvert toute la nuit et où, à cette heure avancée, se rencontraient des filles qui renonçaient à trouver le client pour la nuit, des chauffeurs de taxi attardés et les ouvriers des imprimeries voisines.

Le patron, courtaud, rougeaud, la moustache noire coupée dru sous le nez, les manches de chemise tenues relevées par des élastiques, servait sur le zinc les cafés crème, les cafés arrosés, et les verres de vin blanc, aidé par un garçon si blême qu’il semblait devoir mourir la minute suivante. Au delà du comptoir, dont les sinuosités paraissaient faites pour donner leur démarche aux ivrognes qu’il rejetait sur le trottoir, se trouvait une petite salle séparée par une cloison qui n’atteignait pas le plafond. C’est là que le secrétaire de rédaction, tout en mangeant le jambon aux cornichons qu’il avait commandé, corrigeait sa morasse.

Autour du comptoir se pressaient les linotypistes, les metteurs en page, les fonctionnaires, tous en longue blouse noire, car c’était le moment de la brisure avant l’édition parisienne de dernière heure.

Par dessus la cloison qui le masquait, le secrétaire de rédaction cria :

— Fonfonse, tu feras attention. Tu as une lettre à l’envers dans le titre des May Sisters.

— Entendu, cria Fonfonse, un gros réjoui à fortes moustaches et aux yeux bleus toujours rieurs.

Il y eut quelqu’un pour dire :

— Ces May Sisters, tout de même, on n’arrêtera donc jamais leur assassin. Qu’est-ce qu’elle fiche, la police ?

Mais un autre répliqua :

— Je voudrais t’y voir, toi qu’es malin, à rechercher l’assassin.

Et un troisième lança :

— Ce qui me fait de la peine, c’est qu’elles étaient bougrement jolies ces deux mômes. Je ne parle pas de la troisième. Il paraît qu’elle était bossue. Mais les deux Sisters, je me les serais bien envoyées.

— Cela ne devait pas être bien difficile, reprit le premier.

Alors intervint un homme, bien taillé, joli garçon, dont l’ébriété était évidente. Il était accoudé sur le comptoir, les cheveux en désordre. Sa voix était pâteuse.

— Pas difficile, pas difficile. On dit cela. Pas difficile, ça dépend pour qui.

Le typographe reprit :

— Eh ! dis, tu les as connues, toi, les Sisters ?

— Si je les ai connues… Oh ! là là… bien sûr que je les ai connues. Et comment !

À ce moment, le prote regarda l’heure à l’horloge ronde fixée au-dessus des étagères sur lesquelles s’alignaient les bouteilles d’apéritifs.

— Allez les gars, c’est l’heure, fit-il.

Les typographes vidèrent leurs verres, sortirent.

Alors un petit homme qui jusqu’alors n’avait rien dit, absorbé par le demi de bière qu’il n’en finissait pas de boire, s’approcha de l’homme ivre. Il portait un pull-over sous son veston et un petit nœud papillon à son col. Il était coiffé d’un chapeau melon.

— Alors comme cela, vous les connaissiez, les May Sisters ?

L’homme tituba pour se retourner vers lui.

— Si je les connaissais… Personne, tu entends, personne ne les a connues comme moi. Parce que… non, ça, je ne peux pas le dire…

— Elles étaient jolies, hein ?

— Jolies… C’est rien de le dire… Et faites.

Sa main hésitante esquissa des courbes dans le vide.

— Comme cela… Des vraies statues.

— Une fine, proposa le petit homme.

— Ce ne serait pas poli de refuser.

Les verres remplis, le petit homme leva son verre.

— À votre santé.

Et il avala son verre d’un coup. L’ivrogne fit de même.

— Remettez-nous ça, patron, commanda le petit homme.

Puis, revenant à son compagnon.

— Vous êtes sans doute artiste pour les connaître aussi bien ?

L’homme hoqueta :

— Artiste, c’est-à-dire non. C’est plutôt… Enfin, je vais te le dire parce que tu es un copain. Mais faut pas le répéter. J’ai couché avec elles.

— Sans blague !

— Oui, mon vieux. C’est comme cela. Tel que tu me vois, j’ai couché avec elles. Une nuit l’une ; la nuit suivante, c’était l’autre.

— Vous n’avez pas dû vous ennuyer.

— Tu parles. Ah ! là là, quand j’y pense, ça me donne soif. Tu paies un verre ?

— Patron, fit encore le petit homme en désignant les verres. Et il y a longtemps de cela ?

— Penses-tu… Mais pourquoi que tu me poses tant de questions ?

— Histoire de blaguer. Vous pensez si je m’en balance.

— Oui, parce que faudrait pas croire des choses.

— Bien sûr… Ça ne fait rien, vous êtes un sacré veinard.

Une flamme dansa dans les yeux de l’ivrogne.

Il y eut un silence.

— Alors on rentre, dit le petit homme. Où habitez-vous ?

— 24, rue Mademoiselle.

— Justement, c’est mon quartier. Je prends un taxi. Je vais vous poser. Mais attendez-moi une minute.

Il ouvrit la porte des W.-C. où se trouvait également le téléphone. Quand il revint, l’ivrogne était affalé contre le comptoir. Le patron, prudent, écartait les verres des gestes de ses bras.

— Allez, on y va ?

L’un soutenant l’autre, ils s’engouffrèrent dans un taxi.

Le jour était levé quand Chancerel rejoignit sur le trottoir devant le 24 de la rue Mademoiselle le petit homme.

— Voilà, chef. Comme je vous ai téléphoné du bistrot, c’est là qu’il habite. Je l’ai ramené en taxi ; je l’ai hissé à son étage : au quatrième, la porte à gauche. J’ai pas quitté d’ici. Il n’est pas ressorti.

— C’est l’amant des May Sisters ?

— Il me l’a déclaré.

— Parfait. Vous passerez à mon bureau pour la prime.

— Je l’aurai pas volée. J’ai sûrement pincé un rhume. Il ne fait pas chaud ce matin. On monte ?

— On a le temps. Attendons qu’il soit un peu remis.

Les portes s’ouvrirent. Les concierges tiraient dehors les poubelles. Chancerel regardait l’immeuble : maison de petits bourgeois.

La concierge du 24 était une forte femme à la chevelure noire bien lissée. Chancerel s’approcha d’elle.

— Votre locataire du quatrième à gauche, qui est-ce ?

La commère le dévisagea.

— Qu’est-ce que vous lui voulez ?

Chancerel, dans le creux de sa main, lui montra sa plaque de la préfecture.

— Ah ! fit la femme. C’est une dame, madame Robineau, une personne très comme il faut.

— Elle n’a pas un fils ?

— Non. C’est-à-dire qu’elle a un ami qui vit avec elle.

— Comment se nomme-t-il ?

— Je n’en sais rien. Madame Robineau dit que c’est son cousin. Mais j’ai bien compris de quoi il retourne. Un cousin à la mode de l’oreiller. Il a fait quelque chose ?

— Qu’en pensez-vous ?

— Ça m’étonnerait. C’est un jeune homme convenable. Il est poli avec tout le monde. Pour le reste hein, ça les regarde.

— Quel est son métier ?

— Il est dans les journaux, je crois. En tout cas, c’est la nuit qu’il travaille. Quelquefois, il est un peu bu. Mais ça arrive à tout le monde.

— Madame Robineau reçoit-elle beaucoup ?

— Pour ainsi dire personne. Deux ou trois amies de son âge,

— Elle n’est plus toute jeune ?

— Ce n’est plus un printemps. Je sais qu’elle est veuve. C’est pour vous dire… Mais, dites-moi, il n’y aura point de scandale au moins. C’est une maison correcte ici.

— Soyez tranquille. Une simple vérification.

Un peu avant neuf heures, Chancerel monta et sonna au quatrième à gauche.

Une femme vint ouvrir. Elle était assez forte, de taille moyenne. Ses beaux yeux, dont les coins portaient la patte d’oie, étaient effrayés. Sa bouche tombait de chaque côté. Mais sa chevelure était d’un roux agressif, et en dépit de l’heure matinale, elle était soigneusement maquillée. De toutes ses forces, elle luttait contre son âge. Sous son peignoir garni de dentelles, elle était vêtue d’un pyjama de soie.

— Madame Robineau ?

— C’est moi.

— Votre cousin est ici ?

— On ne peut le voir. Il dort encore.

— Nous le réveillerons.

— Qui êtes-vous ?

— Police, fit simplement Chancerel en avançant d’autorité dans l’antichambre.

La femme, derrière lui, referma la porte. Elle bégaya :

— Que lui voulez-vous ? Il n’a rien fait de mal.

Chancerel n’avait pas la courtoisie de Neyrac.

— Ce n’est pas votre cousin, n’est-ce pas. C’est votre amant ?

La femme se troubla. Ses doigts boudinés tripotèrent les dentelles du peignoir.

— Oui, fit-elle.

— Il est beaucoup plus jeune que vous. Vous l’entretenez ?

— Je l’aide un peu à vivre. Il est si mal payé dans son journal.

— Car il travaille dans un journal. Lequel ?

— « Jour-Express », un grand journal, vous voyez. Il y passe toutes ses nuits pour presque rien. Ç’en est une honte.

— Ah ! il est toutes les nuits dehors ?

— Oui, monsieur.

— Il y a longtemps que vous le connaissez ?

— Cela va faire deux ans. Je l’ai rencontré trois ans après la mort de mon mari. C’était quelqu’un de très bien, un officier. Il était capitaine d’habillement au 232e de ligne. Un régiment superbe.

— Où l’avez-vous rencontré ?

— Dans un dancing.

Tout en parlant. Chancerel avait pénétré dans l’appartement. Il n’avait eu qu’à soulever une portière pour se trouver dans un petit salon encombré de meubles rococo et d’innombrables bibelots ridicules. Au milieu d’une des parois, un agrandissement dont le cadre portait un nœud de crêpe noir faisait voir un homme à fortes moustaches, au regard innocent, dont le cou débordait d’un col d’uniforme.

— Mon mari, présenta la veuve.

La lumière était plus franche que dans l’antichambre. Chancerel examina madame Robineau. Il remarqua un collier de perles assez belles qui ornait son cou.

— C’est lui qui vous a offert cela, demanda-t-il ?

— Oui monsieur. Je veux dire c’est mon mari.

— Mais c’est votre amant qui vous a donné ceci ?

Du doigt, l’inspecteur désignait une large ecchymose violette qu’il venait de découvrir sous le fard près de l’œil.

La femme balbutia :

— Mais non, monsieur. Je me suis heurtée à un meuble.

Chancerel tonna :

— Vous mentez, madame. C’est votre amant qui vous a frappée.

Madame Robineau baissa la tête.

— Il est parfois violent, quand il a bu.

Puis elle joignit ses mains qui tremblaient.

— Mais il n’a rien fait de mal, monsieur, dites, il n’a rien fait de mal. Vous ne venez pas l’arrêter.

Chancerel sourit.

— Simplement lui demander de venir au commissariat donner quelques renseignements.

— Comme témoin, n’est-ce pas ?

— C’est cela ; comme témoin. Au fait, comment s’appelle-t-il ?

— Vous ne le savez pas ? Jean Desmont.

C’est bien cela, rattrapa Chancerel. Nous allons lui dire bonjour.

— C’est par ici, monsieur.

La chambre était noyée de pénombre. Mais madame Robineau manœuvra les cordons de tirage des doubles rideaux et Chancerel vit l’homme qui dormait dans le grand lit défait. Ses cheveux bruns étaient épars sur un oreiller. Il y en avait un autre chiffonné tout à côté.

Chancerel s’approcha, mit la main sur l’épaule du dormeur, le secoua. Jean grogna, se retourna sur un flanc.

— Fous-moi la paix.

Chancerel insista. Jean lâcha un juron, ouvrit les yeux, entr’aperçut la silhouette insolite de l’inspecteur à son chevet. Il s’assit brusquement sur son séant.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Bonjour, Jean Desmont, fit le policier. Désolé de vous réveiller.

— Qui êtes-vous ?

— Inspecteur Chancerel. Il faut me suivre.

Jean Desmont blêmit, verdit. Une expression de terreur passa sur son visage. Il eut un haut-le-corps. Puis il s’affaissa sur lui-même, esquissa un geste d’impuissance.

— Bien, dit-il. Vous me donnez le temps de m’habiller ?

— Naturellement.

— Jean, Jean, commença madame Robineau, près des larmes.

Celui-ci lui adressa un grand signe du bras.

— Ça va, ça va. Laisse-moi.

Madame Robineau sortit dans un sanglot.

Jean se leva, commença à s’habiller.

Jean Desmont vêtu, les deux hommes allaient partir quand entra madame Robineau portant un plateau chargé sur un napperon de dentelle d’une cafetière, d’un pot de lait, de deux tasses, de tranches de pain beurrées et d’un pot de confitures d’oranges.

— Avant de l’emmener, vous le laisserez bien prendre son petit déjeuner, supplia-t-elle.

Ce fut Jean Desmont qui, rudement, répondit :

— Je n’ai pas faim.

— Oh ! inspecteur, protesta-t-elle. Et la seconde tasse qui était pour vous.

Selon les instructions de Neyrac, que Chancerel avait prévenu de la découverte de l’indicateur, l’inspecteur emmena directement Jean à la Police Judiciaire en taxi. Il le confia à deux gardiens de service dans l’antichambre de l’inspecteur principal et entra dans le bureau de ce dernier.

— Alors. Chancerel, fit Neyrac ?

— Je viens de cueillir le moineau. Il est là.

— Quel genre ?

— Un petit maquereau. Il vit avec une dame d’âge mûr. Mais attention : c’est un mauvais, un sournois, un froussard aussi. Je l’ai observé dans le taxi : il est vert.

— Il a donc avoué déjà ?

— Non. Mais il n’a certainement pas la conscience tranquille.

— Profession ?

— Il se dit rédacteur de nuit à « Jour-Express ».

— Vérifiez. On ne sait jamais. Évitons la gaffe. Avec les journaux, vous savez ce que c’est…

Il suffit d’un bref coup de téléphone pour que les inspecteurs apprissent que Jean Desmont était, à quelque titre que ce soit, parfaitement inconnu à « Jour-Express ».

Neyrac reprit :

— C’est un sournois, dites-vous ?

— J’en ai l’impression. Il a été surpris de me trouver au pied de son lit. Mais il s’est repris. Seulement il a la frousse.

— Bon. Voilà. C’est vous qui allez l’interroger. Je surveillerai pendant ce temps-là ses réactions. Elles m’en apprendront plus long que ses paroles. Asseyez-vous à ma place ; je vais me mettre là comme si j’étais un greffier. Faites-le entrer.

Jean Desmont, la figure fermée, s’assit en face de Chancerel qui, aussitôt, attaqua :

— Allons, mon petit gars, mets-toi à table, va. On t’en tiendra compte.

Jean haussa les épaules.

— Vous dites toujours cela. Je vous connais.

— Tu as déjà été interrogé ?

— Jamais. Mais on sait ce qu’on sait.

— Tu as tort de t’obstiner, puisque nous savons tout.

— Tout quoi, d’abord ?

— Eh bien, tout.

— Que vous dites. Faudrait le prouver.

Chancerel tapota son crayon contre le buvard.

— À ton aise, mon garçon. Allons-y. Tu prétends toujours être rédacteur à « Jour-Express » ?

Jean haussa les épaules d’un air las.

— Un bobard que je raconte à la vieille pour avoir mes nuits libres. Elle est jalouse.

— Je m’en doutais déjà. Et pourquoi voulais-tu avoir tes nuits libres ?

— Dites : vous avez vu la veuve Robineau. Il y a à Paris des filles un peu mieux.

— C’est donc pour courir que tu as inventé ce mensonge ?

— C’est enfantin.

— Et c’est en cherchant des aventures que tu as fait la connaissance des May Sisters ?

Jean eut un rictus, baissa la tête. C’est d’une voix sourde qu’il répondit :

— Oui. Ruby.

— Ruby et Liliane

— Non. Ruby seulement.

— Tu as été l’amant de Liliane et de Ruby, des deux ?

— Non, ni de l’une, ni de l’autre.

— Allons, allons, ne perdons pas de temps. C’est toi-même qui l’a déclaré. Nous sommes renseignés.

— C’est pas vrai. Jamais je n’ai couché avec Ruby.

— Mais avec Liliane, oui.

— Je ne la connaissais pas.

— Mais, petit imbécile, ne fais donc pas le zouave. Tu t’en es vanté… devant témoins… pas plus tard que cette nuit.

Jean releva la tête.

— C’est donc cela. C’est vrai, je l’ai dit.

— Ah ! fit Chancerel triomphant. Tu vois bien.

Mais Jean ajouta :

— C’était faux. J’ai voulu faire le malin. J’étais saoûl.

Neyrac ne perdait pas une seule expression du visage de Jean. Il percevait le trouble qui grandissait en lui.

— Nous verrons cela, dit Chancerel. Tu avoues bien que tu connaissais Ruby Aubron, la plus jeune des May Sisters.

— Oui. Je l’avais vue au Casino. Je l’ai attendue à la sortie. On s’est parlé…

Un sanglot étrangla un instant sa voix.

— Je l’aimais cette gosse… oui, je l’aimais. Mais je n’ai pas été son amant. Elle n’a pas voulu.

Chancerel enchaîna tranquillement :

— Et c’est parce qu’elle n’a pas voulu que tu l’as tuée.

Alors Jean d’un bond se mit sur ses jambes, renversant sa chaise qui tomba avec fracas. Tout son corps se mit à trembler. Il hurla :

— Non, non, pas ça, pas ça… Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi… Je ne suis pas un assassin.

Et il resta là, haletant, la figure contractée, les poings sur la tête.

Neyrac fit un signe d’intelligence à Chancerel qui reprit :

— Allons, allons, du calme. Tu as déjà des circonstances atténuantes. Tu aimais Ruby ; elle t’a résisté : tu l’as tuée. Crime passionnel. Tu pourras t’en tirer.

Mais Jean de nouveau hurla :

— Ce n’est pas moi, pas moi… non, non, pas ça…

Ce fut au tour de Chancerel d’élever la voix :

— Alors, parle-nous de la dernière fois que tu as vu ton amie Ruby… oui, raconte-nous cela.

Jean se balança comme un ours sur ses jambes. Ses yeux prirent l’expression hagarde de ceux d’une bête traquée.

— J’ai soupé avec elle la veille de sa mort… Je lui ai dit que je l’aimais… Et c’était vrai, entendez-vous, c’était vrai… Elle m’a envoyé promener… Elle s’est sauvée…

— Quel fut l’emploi de ton temps la nuit du meurtre ?

— J’étais à mes affaires.

— Ah ! ah !… car tu as des affaires ?

— Oui.

— Au fait, quelles sont donc tes ressources. La veuve Robineau t’entretient, c’est entendu. Mais tu as peut-être un métier ?

— Je suis représentant de commerce…

— Pour quelle maison ?

— En ce moment, aucune. Je suis en chômage.

— Tu as ta carte professionnelle ?

— Ils ne veulent pas me la donner tant que je n’aurai pas de maison qui m’emploie.

— Et sans doute, aucune maison ne veut de tes services tant que tu n’auras pas la carte.

— Il y a de cela.

— Ça n’a pas de raison de finir.

— Je cherche pourtant.

— La nuit ?

Jean frémit. Neyrac le nota.

— Pourquoi pas. Dans les bars, on peut se faire des relations. C’est comme cela qu’on trouve une place.

— Tu t’en rends compte en ce moment. Dans quel bar t’es-tu rendu la nuit du meurtre de Ruby ?

— Je n’ai pas été dans un bar. J’ai fait une connaissance dans la rue. On est monté chez elle.

— Dans quelle rue ?

— Je ne sais plus. J’avais du chagrin à cause de Ruby.

Chancerel ironisa :

― Un peu de mémoire te serait bien utile.

Jean se secoua comme s’il avait voulu se débarrasser d’une étreinte.

— Attendez… ça va me revenir. Du côté de la Trinité, je crois… rue Saint-Lazare peut-être bien… à l’hôtel des Chevaliers.

— C’est bien cette nuit-là que tu es allé dans cet hôtel ?

— Je crois… ou la nuit d’après.

Neyrac intervint doucement :

— Aucune importance. Dans ces hôtels, pour un séjour de quelques heures, on ne fait pas remplir de fiche. On ne trouvera aucune trace de son passage. Mais Jean Desmont, pourquoi, en apprenant le crime… le crime horrible dont avait été victime Ruby… Ruby que vous aimiez… pourquoi n’êtes-vous pas venu raconter ce que vous saviez sur elle à la police ?

Jean ne se retourna même pas vers Neyrac. Il était toujours debout, oscillant sur ses talons.

— Je n’aime pas la police, fit-il.

— Évidemment. Beaucoup de gens sont comme vous. Ils ont leurs raisons. Quelles sont les vôtres ?

— Comme cela. C’est un goût.

— Il y a, vous vous en rendez certainement compte, intérêt pour vous à surmonter maintenant cette antipathie. Je veux bien croire, moi, que vous n’êtes pas coupable ; il faut du moins m’aider à asseoir cette opinion. Et c’est pour cela que j’aimerais connaître la nature de vos occupations nocturnes.

Jean se mit en colère.

— Je vous l’ai dit. Les femmes.

— Je comprends, je comprends fort bien. Il est dommage pour vous que cet alibi soit si fragile, car il est pratiquement incontrôlable. N’y a-t-il pas autre chose ?

Jean garda le silence.

Chancerel reprit l’offensive :

— Mange donc le morceau. C’est ton intérêt. Tu es un violent. On le sait. Tu as mis un sérieux coquard à la veuve Robineau.

Jean hocha d’une épaule.

— Une discussion rapport au fric qu’elle lâche avec un élastique.

— Tu avais des besoins d’argent ?

— Toutes les poules ne marchent pas au béguin. Et puis il y a les consommations.

Et il cria :

— Ça ne veut pas dire que je suis un assassin.

Chancerel continua :

— Et Adorata ?

— Je ne l’ai jamais vue. J’en ai entendu parler que par les journaux.

Alors Neyrac, le saisissant par la nuque, l’immobilisa, et le visage près du sien, martelant les mots lui lâcha :

— Tu sais bien que c’est toi qui a tué Ruby parce qu’elle a repoussé tes avances et tu as trouvé un plaisir que tu ne connaissais pas encore à tuer, car ta violence n’avait pas été jusque-là ; et tu as tué Liliane qui t’avait amené chez elle en espérant te faire prendre, car elle te soupçonnait, pour l’empêcher de parler. Et tu as tué Adorata pour retrouver le même plaisir. Et comme tu n’es qu’un pauvre petit margoulin, tu n’as pas su tenir ta langue. Mais avoue, avoue donc. Te voilà un grand criminel. Tu l’auras la vedette, va.

Neyrac lâcha sa prise.

Jean s’écroula tout de son long sur le plancher. Il s’était évanoui.

Chancerel eut un sourire de mépris.

— Pas très costaud, le gars. On l’aura à la fatigue.

Puis il sonna les gardiens qui emportèrent Jean gémissant.

Neyrac reprit son fauteuil, s’y renversa.

— Je voudrais tout de même savoir, avant d’aller plus loin, ce qu’il faisait toutes les nuits.

— Coco, drogue, peut-être.

— Alors, il doit être connu dans le milieu. Faites donc voir cela.

— Entendu.

— Et puis, revoyez donc madame Robineau. Pas tout de suite. Dans trois ou quatre jours, quand elle y verra un peu plus clair. Pourquoi la battait-il ? Pour avoir de l’argent : elle ne devait guère lui en refuser, quoi qu’il en dise. Alors ?

— On verra ça.

— Autre chose. Continuez la surveillance au café du Croissant. Il a peut-être des amis. Ils viendront flairer le vent.

Un jeune homme frappa, entra.

— Takigoutchi est arrêté, patron.

— Où cela ?

— À Bruxelles. Voici la dépêche qui parvient à l’instant de la Sûreté belge.

Neyrac lut le télégramme à haute voix :

— Service criminel Sûreté belge à Police Judiciaire Paris. Acrobate Takigoutchi découvert studio Vermeulen, boulevard Anspach. Stop. Commençait préparation numéro jonglage couteaux dit cowboy. Stop. Nie énergiquement crimes. Stop. Reconnaît achat couteau Paris. Stop. Placé mandat-arrêt. Stop. Envoyez demande extradition.

Neyrac reposa le papier.

— Ainsi, fit-il, Takigoutchi avait besoin d’un couteau. Ce qui ne veut pas dire…

— Il y a aussi ceci, ajouta le jeune homme.

Neyrac, encore une fois, lut à haute voix pour Chancerel la note qu’on lui remettait.

— Note du Service des garnis. Pierre Jaumes. Hôtel des Pyrénées, 67, rue Jean-Macé, du 25 février au 27 février. Hôtel Morel, passage de l’Élysée des Beaux-Arts du 1er mars au 3 mars. Nulle trace depuis.

Neyrac tira à lui un dossier, en sortit un feuillet, le compulsa.

— Pierre Jaumes, fit-il, quitta l’hôtel le jour de l’assassinat de Ruby. Il reste introuvable le jour de l’assassinat de Liliane. Il quitte de nouveau l’hôtel le jour de l’assassinat d’Adorata. C’est curieux. Mais ils ont mis bien du temps aux garnis pour me fournir ces renseignements.

Chancerel sourit.

— Vous savez, les garnis…

— Je vais leur faire secouer les puces. Avec un peu plus de célérité, on aurait peut-être pu mettre la main sur lui.

Chancerel reprit :

Allons. Nous avons deux assassins arrêtés.

— Et si ni l’un ni l’autre n’était coupable, fit Neyrac…