La mort de Talleyrand


LA MORT DE TALLEYRAND[1]


Un de mes amis, qui habite l’Italie, m’écrivit de Rome, au mois de septembre 1838, pour me demander ce qu’il fallait penser de tout ce qui se racontait si diversement en France des derniers jours et de la fin de M. de Talleyrand. « Envoyez-moi une longue lettre, me disait-il, et même, si vous le pouvez, un mémoire : on le lira ici avec un extrême intérêt. » J’ai tardé à lui répondre ; plusieurs graves circonstances m’ont empêché de le faire sur-le-champ. Le 2 février 1839 m’a décidé à ne pas retarder davantage. Ce que j’ai écrit n’est ni une lettre ni un mémoire : c’est le simple récit de ce que j’ai vu.


Paris, 2 février 1839.

Je consens bien volontiers, mon cher ami, à mettre sous vos yeux le récit exact et authentique des derniers jours et des derniers momens de M. le prince de Talleyrand. Dieu, qui m’a fait le témoin d’une si grande miséricorde, ne m’a pas donné une telle consolation pour moi seul ; cette consolation appartient à toute l’Eglise, car une haute réparation vient d’être offerte à son honneur, et une âme, dont un long et triste égarement faisait, depuis cinquante années, gémir la religion, vient d’être enfin rendue à la vérité, aux lumières de la foi et aux saintes joies de l’espérance chrétienne : c’est du moins ma profonde et intime conviction…

J’ai été appelé pour la première fois auprès de M. le prince de Talleyrand au mois de février dernier (1838) ; il voulut bien me faire inviter à dîner. Je ne vous cacherai pas que cette invitation me surprit et m’embarrassa singulièrement. Je savais depuis peu que M. de Talleyrand avait quelquefois entendu parler de moi ; mon nom avait été prononcé devant lui par sa jeune nièce, Mlle Pauline de Périgord, que je dirigeais depuis sa première communion. Je savais même que M. de Talleyrand parlait quelquefois de moi avec bienveillance… Lorsque je reçus cette invitation, je n’en fus ni moins embarrassé, ni moins surpris. C’était le 2 février, jour anniversaire de sa naissance ; il entrait alors dans sa quatre-vingt-cinquième année. M’inviter en un pareil jour, pour une fête de famille, à une époque si solennelle de sa vie, me parut extraordinaire et presque significatif…

Évidemment, pour lui comme pour moi, il ne s’agissait pas seulement d’une invitation à dîner. Toutefois, après y avoir réfléchi, je crus devoir refuser l’honneur qu’il voulait bien me faire. Je lui écrivis donc en m’excusant sur mes fonctions et sur ma vie retirée, ajoutant que Mgr l’archevêque lui-même avait la bonté d’agréer cette excuse, ce qui était vrai. M. de Talleyrand ne l’agréa pas, du moins facilement, et j’ai su depuis que mon refus l’avait gravement contrarié. Cet homme qui n’avait jamais d’émotions extérieures, et dont le visage paraissait essentiellement impassible, quelque contrariété qu’il éprouvât, prit aussitôt un air sérieux, et dit ces mots singuliers : « Ce refus m’étonne ; on m’avait dit que l’abbé Dupanloup était homme d’esprit : si c’était vrai, il serait venu ; il aurait compris de quelle importance était son entrée dans cette maison. » Ces paroles vraiment singulières me furent redites ; j’avoue qu’elles me firent impression et me donnèrent du regret.

Quelques jours se passèrent, et, malgré mon premier refus, M. de Talleyrand voulut bien renouveler son invitation. Cette fois, je ne crus pas pouvoir refuser… C’était le dimanche 18 février.

Faut-il vous dire toutes mes pensées, en y allant, mes craintes, mes espérances, mes dispositions ? Elles vous étonneront, vous déplairont peut-être. Les voici néanmoins dans leur naïveté : j’étais sérieusement contrarié, triste même de me trouver, sans trop savoir pourquoi ni comment, condamné à ces relations ; ennuyé de quitter ma pieuse retraite pour me voir jeté rue Saint-Florentin à l’hôtel de M. de Talleyrand ; comprenant d’ailleurs l’importance, et craignant l’inutilité de ma démarche ; sachant bien que, le lendemain, tout Paris et les journaux s’empareraient de cette nouvelle, comme cela est en effet arrivé. Faut-il vous l’avouer même ? J’étais comme tout le monde, croyant très peu à la bonne foi du prince de Talleyrand, sachant son habileté, et moi n’en ayant aucune ; trouvant tout cela embarrassant, et cependant obligé, par le devoir de mon ministère et par ma conscience, à le subir, mais en revanche décidé à marcher droit, à rompre en visière le plus tôt possible, et à ne pas accepter un rôle, en supposant qu’on m’en eût préparé un.

Je franchis le seuil de l’hôtel de M. de Talleyrand dans ces dispositions, me confiant d’ailleurs à Dieu qui savait ma droiture, et lui demandant de me faire éviter l’extrême rigueur, qui eût été inconvenante et coupable vis-à-vis de la bonne foi et d’un retour sincère ; mais lui demandant aussi d’épargner à mon ministère le malheur de la plus légère faiblesse.

J’entrai enfin… Le prince me reçut avec une extrême bienveillance ; il était assis dans un de ces grands fauteuils, hauts et larges, où il se tenait habituellement ; c’est de là qu’il dominait tout ce qui l’entourait, si absolument et si poliment toutefois, de son regard élevé, de sa parole brève, rare, spirituelle et si accentuée. Je ne sache pas que les rois soient plus rois dans leur intérieur que M. de Talleyrand ne le paraissait dans son salon. C’était ce salon célèbre qu’avait habité l’empereur Alexandre, et où s’étaient agitées tant de passions, discutées tant d’affaires, décidés tant d’intérêts, le sort de la France et de l’Europe… Je trouvai dans ce salon beaucoup plus de monde que je n’avais prévu ; j’arrivai cependant jusqu’à lui. Après l’échange des premiers témoignages de mon respect et de sa bienveillance, on me présenta, et il m’offrit lui-même un fauteuil près de lui ; je crus devoir accepter simplement et prendre cette place sans cérémonie.

La conversation s’engagea ; elle parut d’abord assez froide, et on remarqua que la première demi-heure, qui fut de sa part bienveillante et polio, fut aussi un peu embarrassée ; pour moi, Dieu le permit ainsi, respectueux au dehors, je n’éprouvai au dedans qu’un profond sentiment de compassion et de tristesse à la vue de ce vieillard ; mais sans trouble ni embarras…

L’heure du dîner arriva. Il y avait vingt personnes à table. Bientôt la conversation s’anima ; mais jugez de ma surprise : je m’attendais sans doute à la trouver toujours convenable, elle fut constamment, de plus, toute religieuse, je dirai même tout ecclésiastique. M. de Talleyrand parla beaucoup des sermons et des prédicateurs actuels : il cita plusieurs beaux passages, plusieurs belles paroles des prédicateurs qu’il avait écoutés dans sa jeunesse. C’était la première fois que je l’entendais et que je le voyais de si près. Je l’observais avec une certaine curiosité, et, je le répète, sans aucun embarras. Je remarquai surtout avec quel à-propos, et quelle finesse d’esprit, et quelle grâce, il citait.

On parla de Mgr  l’archevêque de Paris, des œuvres de charité auxquelles il dévouait sa vie et prodiguait le peu qui lui restait de fortune. « Personne n’est plus généreux que M. l’archevêque, dit le prince ; mais surtout, ajouta-t-il avec une expression très prononcée, personne ne sait mieux donner que lui. » Je ne pouvais qu’applaudira de telles paroles.

À cette occasion, il fit les réflexions, les plus curieuses pour moi, sur l’Angleterre et sur la manière dont on y fait ou plutôt dont on n’y fait pas la charité. « C’est une chose, disait-il, qu’ignorent les Anglais ; le fond même de leur caractère, qui est chacun pour soi et que ne corrige pas la sécheresse du protestantisme, les rend insensibles aux misères du prochain. »

À la fin du dîner, la conversation s’éleva. Il parla longtemps seul, et je fus étonné, je l’avoue, de la franchise et de l’énergie avec lesquelles il flétrit le XIXe siècle, « époque de mépris pour toute autorité. » Il s’éleva contre les « insensés » qui attaquent l’idée religieuse. Il dit encore : « Triste temps que le nôtre où plus rien n’est respecté ! « Nous étions, je le répète, vingt personnes quand il parlait ainsi…

Le dîner fini, nous le précédâmes dans son salon ; M. de Talleyrand y entra le dernier. Il paraît que c’était assez son habitude. Il demeurait dans la salle à manger quelque temps après tout le monde, puis rentrait lentement, appuyé sur le bras de sa jeune nièce ou de quelqu’un de ses petits-neveux, qui allaient à sa rencontre. Il reprit bientôt sa place et aussi la conversation qui, pendant une heure, fut très animée. On ne parla que de Saint-Sulpice, du séminaire, des anciens sulpiciens qui avaient été ses maîtres, des plus forts théologiens de cette société et de ce temps, de M. Emery spécialement, dont il louait, avec une grande effusion de cœur, la haute vertu et l’admirable conduite dans des circonstances difficiles. Le beau mot de Fénelon mourant à Louis XIV : Je ne connais rien de plus apostolique, de plus vénérable que Saint-Sulpice, fut cité plusieurs fois. Il rappelait les beaux souvenirs de l’Eglise de France, de ses jours d’épreuves, toujours pour elle les plus glorieux, qui l’amenèrent, comme naturellement, à faire un magnifique et touchant éloge du vénérable Pie VII. J’étais, je le constate, saisi, stupéfait, presque entraîné ; je ne pus du moins, en sortant, m’empêcher de me dire à moi-même : voilà bien certainement une des plus édifiantes conversations qui se soient tenues aujourd’hui dans Paris ; il ne manquait vraiment qu’une croix sur cette poitrine pour me persuader que je conversais avec un des plus vénérables évêques de France…

J’étais sorti de l’hôtel Talleyrand frappé de la grandeur en quelque sorte solennelle du maître ; je me représentais malgré moi cette tête si noble et si haute, ces traits expressifs et imposans, ce regard si pénétrant, si profond ; je me représentais surtout ce respect, ces soins, cette tendresse, je dirais presque ce culte de sa famille et de ses amis, derrière lequel l’homme privé semblait se reposer des agitations du monde, considérant de là, avec une si parfaite tranquillité, l’extraordinaire violence des outrages et des injures prodigués à l’homme public. Car une chose que j’ignorais, et qu’on ignore généralement, c’est que M. le prince de Talleyrand était vénéré et chéri de tout ce qui l’approchait ; et, comme cette vénération et cette tendresse lui ont été fidèles pendant toute une vie presque séculaire, il faut bien, me disais-je, que ceux qui en ont dit tant de mal, et jamais de bien, aient eu un peu tort et n’aient pas tout su…

Mais le souvenir le plus vif qui me resta de ma première entrevue avec M. le prince de Talleyrand fut ce caractère de gravité, cette sorte de préoccupation religieuse qui m’avait d’abord frappé dans sa conversation. Il ne s’y était peut-être pas dit un mot que n’eût pu avouer un évêque : la justesse et l’orthodoxie des principes, la noblesse et la pureté des sentimens attestaient des réflexions sincères et profondes, et un intérêt très prononcé pour les pensées de ce genre. Il me semblait bien difficile qu’un homme, qui savait faire de telles réflexions et rendait hautement hommage à de pareils principes, échappât à la nécessité de réfléchir sur lui-même, et peut-être de se condamner déjà sévèrement : il y a là du moins, me disais-je, il y a évidemment un travail de la conscience et de la grâce…

Arriva, sur ces entrefaites, une circonstance remarquable… Je veux parler du discours qu’il prononça à l’Académie des sciences morales et politiques à l’occasion de la mort de M. Reinhard, son confrère et son ami.

C’était le 3 mars 1838. Un nombreux concours de curieux se pressait à cette séance mémorable ; et la parole fine et délicate, noble, morale et presque religieuse de l’orateur défraya largement l’attente de la curiosité publique. On remarqua avec quel art il sut louer, dans M. Reinhard, le théologien et le diplomate, deux traits de ressemblance entre cette vie et la sienne : ces divers et singuliers rapprochemens sont si visibles dans ce discours, qu’en vérité M. de Talleyrand parut ne se servir du nom de M. Reinhard que comme d’un texte pour rendre solennellement un dernier et public hommage aux études religieuses de sa première jeunesse et pour expliquer les principes élevés, quoique si souvent méconnus, de la diplomatie…

Cette couleur morale de ses idées se prononçait même davantage à mesure qu’il approchait du terme de son discours. Il remarqua dans M. Reinhard, comme un des principaux traits à sa louange, le sentiment du devoir, ce sentiment vrai et profond. « On ne sait pas assez, dit M. de Talleyrand, tout ce qu’il y a de puissance dans ce sentiment. » Il l’appela même bientôt la religion du devoir ; il termina à peu près par-là cette espèce de déclaration qu’il avait voulu faire au public des secrètes pensées de son âme. Aussi ce discours produisit-il un étonnement universel. Ce langage solennel révéla dans M. de Talleyrand des idées qu’on ne lui supposait pas…

J’ai appris, seulement depuis la mort de M. de Talleyrand, un mot de lui si bon et si aimable pour moi qu’il eût alors bien encouragé mes espérances, si je l’avais su. Aujourd’hui encore, le souvenir de cette bienveillante parole me touche : la veille de la séance de l’Académie, parcourant son discours, il s’arrêta à ces mots : la religion du devoir, et dit en souriant : « Voilà qui plaira à l’abbé Dupanloup. » Quand il arriva au passage sur les études théologiques, quelqu’un osa l’interrompre pour lui dire : « Convenez que ceci est bien plus à votre adresse qu’à celle de ce bon M. Reinhard. — Mais sûrement, reprit-il ; il n’y a pas de mal à ramener le public à mon point de départ. » Et comme on lui témoignait quelle consolation c’était de lui voir placer la fin de sa vie à l’ombre des souvenirs et des bonnes traditions de sa première jeunesse : « J’étais sûr que cela vous plairait, » fut sa bonne et gracieuse réponse…

Je n’avais pas vu M. de Talleyrand depuis le jour où j’avais dîné chez lui ; le souvenir même de la satisfaction que j’avais eue à le voir et à l’entendre, peut-être même l’impression d’un certain plaisir que ma présence avait paru lui faire, ne m’avaient inspiré qu’une plus grande réserve. J’étais allé écrire mon nom chez lui ; mais j’avais cru, par discrétion, ne devoir pas en faire davantage. Je pensai autrement après avoir reçu son discours à l’Académie, et je voulus l’en remercier en personne…

Je me présentai donc chez lui et je lui fis demander s’il voulait bien me recevoir. « J’en serai ravi, » fut sa bienveillante réponse. Il chargea sa jeune nièce de me la transmettre sur-le-champ et de m’introduire elle-même dans son appartement… Mlle de Périgord me laissa bientôt seul avec M. de Talleyrand… Après un moment de silence, sa première parole, quand nous nous trouvâmes seuls, fut celle-ci : « Eh bien ! monsieur l’abbé, j’ai parlé du devoir, dans mon discours à l’Académie… J’ai voulu le faire en cette occasion… » Mes réponses lui exprimèrent la consolation, je n’osai dire encore les espérances, que ces graves paroles avaient données à Mgr l’archevêque et à moi-même.

« J’ai fait l’éloge de la théologie, ajouta-t-il ; ce que j’ai dit est certain, et je suis bien aise de l’avoir fait remarquer. » Je ne pus, à cette occasion, m’empêcher de le remercier en souriant, au nom de tous ceux qui ont étudié plus ou moins cette science, de l’honneur qu’il leur avait ménagé. La conversation continua très gravement sur ces matières. Il revint de nouveau à l’éloge de l’ancienne Église de France, puis aux sulpiciens, dont le souvenir se représentait toujours. Je lui témoignai encore combien j’étais touché de cette affection si fidèlement conservée pour ses anciens maîtres…

… Notre conversation se soutint sur le même ton pendant une demi-heure, puis elle devint plus sérieuse ; elle prit même une teinte de mélancolie touchante quand il me parla de sa santé, dans laquelle il avait, depuis quelques jours, éprouvé quelques atteintes. Il m’entretint aussi de son grand âge, des réflexions que la vieillesse amène à faire. « Je suis bien vieux, monsieur l’abbé, me dit-il, je suis bien vieux !… Cette saison est bien, mauvaise… Je vais mal !… Oui, cela va mal » ajouta-t-il avec un mouvement agité et pénible…

Les tristes paroles qu’il venait de m’adresser semblaient me révéler le secret de ses plus graves pensées et m’indiquer que ses réflexions les plus intimes étaient dès lors tournées vers un sérieux avenir : je n’en pouvais douter. Ces paroles semblaient m’inviter même à faire un pas en avant, car elles furent suivies d’un moment de profond silence pendant lequel j’observais, avec une extrême compassion, le triste abattement de ses regards et la douloureuse agitation de son âme. Il venait assurément de faire un grand effort pour me dire ces paroles, et cependant j’hésitai quelque temps à y répondre : un sentiment de réserve et de délicatesse indéfinissable, dont je m’applaudis aujourd’hui, et qui me paraissait un devoir, enchaînait mon zèle… Tout à coup, il interrompit brusquement ce trop long silence : « Comment avez-vous trouvé Mme de Dino, monsieur l’abbé ? — Bien souffrante, mon Prince, mais plus occupée de vous que d’elle. — C’est vrai, » me dit-il. Ce mot m’encouragea et j’ajoutai : « J’ai trouvé Mme de Dino et sa fille bien profondément, bien sérieusement occupées de vous. » Il me regarda avec une expression reconnaissante et attendrie, sans me répondre par aucune parole. En cet instant, je me levai pour me retirer.

Ce jour-là et les jours suivans, M. de Talleyrand parut fortement préoccupé et bien plus sérieux qu’à l’ordinaire… C’est à cette époque qu’il se rendit chez son notaire pour revoir son testament, auquel il avait fait déjà un changement important, dont je ne fus informé que plus tard, et qui, si je l’avais alors connu, eût éclairci bien des doutes, calmé bien des inquiétudes. Mais, après avoir fait ce changement, M. de Talleyrand referma son testament, le cacheta, et garda un silence absolu sur le changement qu’il y avait fait.

Ce qui est très remarquable, et ce que nous n’avons su que plus tard encore, c’est que, dix-huit mois auparavant, il avait déjà demandé son testament et y avait ajouté de sa main, à la date du mois d’octobre 1836, des paroles expresses par lesquelles il déclarait vouloir mourir dans le sein de l’Église catholique, apostolique et romaine.

… Quelques jours après ma dernière visite, j’eus la pensée de lui faire hommage du Christianisme présenté aux hommes du monde par Fénelon. Il me sembla que ce pouvait être une réponse au présent qu’il m’avait fait de son discours à l’Académie, et que ce serait même un moyen de continuer respectueusement des relations que, dans ma conscience, je ne croyais plus devoir interrompre. Néanmoins, avant de lui envoyer cet ouvrage, je dus m’assurer que je ne commettrais pas une indiscrétion, et Mme la duchesse de Dino, que je consultai, me fit répondre par Mlle de Périgord, sa fille, que M. de Talleyrand recevrait avec un grand plaisir le livre et l’auteur…

Sur cette réponse, je n’hésitai plus et j’envoyai le livre, accompagné de la lettre suivante, que vous trouverez peut-être bien hardie ; mais il me sembla que je pouvais, que je devais parler ce langage. Il était nécessaire de donner enfin à mes relations quelque chose de significatif, et l’occasion me parut convenable : je le fis donc, et Dieu bénit ma hardiesse. Voici cette lettre :


Prince,

Mlle Pauline m’assure que je ne serai pas trop indiscret, si je prends la liberté de vous offrir l’hommage d’un travail fort simple et fort humble, mais auquel le nom de Fénelon a donné quelque prix et peut-être un succès utile ; et l’extrême bonté, que vous avez eue pour moi il y a quelque temps, m’encouragerait encore à cette indiscrétion.

Il est bien vrai que quelques pages rares, et pourtant trop nombreuses, sont de moi dans ces six volumes : mais ce n’est pas là ce. que j’oserais jamais vous présenter en échange du discours prononcé à l’Académie et dont vous avez bien voulu me destiner un exemplaire : c’est par Fénelon que j’essaie d’acquitter ma reconnaissance et de vous rendre quelque chose de ce plaisir si délicat que j’ai éprouvé en lisant ces quelques pages, dont il ne m’est permis de parler ici qu’avec une respectueuse réserve : c’est donc à la faveur, et comme à l’abri d’un si grand nom, que j’ose me présenter à votre indulgente bonté.

Ce qui ajoute à ma confiance, Prince, c’est que le génie, les vertus, le caractère sacré de l’archevêque de Cambrai et surtout ses malheurs et son admirable retour donnent à sa vie quelque chose d’incomparable et d’achevé, à sa parole une force et une douceur irrésistibles, k sa mémoire enfin je ne sais quoi de vénérable et d’attendrissant. Oserais-je vous le dire encore en toute simplicité ? Fénelon fut comme vous élève de Saint-Sulpice ; il en conserva toute sa vie le souvenir, et, mourant, il écrivait à Louis XIV : « Je ne connais rien de plus apostolique et de plus vénérable que Saint-Sulpice. » Lors donc que j’ai retrouvé, dans vos discours, cette profonde et aimable reconnaissance de Fénelon pour ceux qui avaient élevé sa jeunesse cléricale ; lorsque je vous ai entendu, à son exemple, vous faire une joie des souvenirs de Saint-Sulpice, et louer avec effusion de cœur les maîtres vénérables de vos premières années ; lorsque, parmi tous les souvenirs d’une vie si traversée, les beaux jours de l’ancienne Église de France, que vous avez vus briller et aussi s’évanouir, sont vos souvenirs les plus profonds, les plus familiers et les plus chers, enfant ignoré de Saint-Sulpice, et admirateur obscur de Fénelon, je me suis senti ému et j’ai eu la confiance qu’un livre, protégé par un si grand nom, serait bien accueilli de vous.

Il le sera peut-être aussi, présenté par les mains de cette enfant, véritable ange de grâce et de piété, dont les soins, la tendresse et l’innocence entourent votre vieillesse ; sa noble simplicité, son angélique candeur vous rappellent le pieux et auguste vieillard, dont le nom et les vertus sont pour vous un héritage si cher ; homme saint et véritablement apostolique qui nous bénissait tous avec une majesté si douce, que l’Église de Paris a vu vieillir dans la longue et laborieuse carrière du devoir ; qu’elle a vu mourir dans la paix des justes, et dont la mémoire sera à jamais en bénédiction.

Lundi, 26 mars 1838.


Je n’ai pas besoin de vous dire, mon cher ami, quel était le but de cette lettre ; je venais demander à M. de Talleyrand, au nom de Fénelon, et d’un si grand exemple, au nom des sulpiciens qu’il aimait et de l’Eglise de France qu’il avait si malheureusement attristée ; enfin au nom de sa jeune nièce et du pieux cardinal de Périgord, je venais lui demander, à lui aussi, un retour qui consolerait enfin l’Eglise, réjouirait sa famille et honorerait sa mémoire. Mais j’ignorais si ma lettre atteindrait ce but ; je craignais qu’elle ne lui déplût, j’étais dans une extrême incertitude, lorsque, dès le lendemain matin, je reçus ces lignes si expressives dans leur rapidité : « Je ne veux pas perdre une minute pour vous dire, monsieur l’abbé, que votre admirable lettre a provoqué enfin cette grande conversation si attendue…, J’en espère de bons résultats et je viens en réjouir votre bon cœur. Je suis encore si émue et si épuisée que ma main tremble. »

… Mlle Pauline de Périgord avait remis elle-même mon hommage et ma lettre à M. le prince de Talleyrand, puis s’était retirée. Il demeura seul et lut cette lettre ; j’ignore l’impression qu’elle lui fit en ce moment. Seulement, quelques heures après, Mme la duchesse de Dino, descendant chez lui, le trouva seul encore et fort sérieux. « Je viens de recevoir une lettre de l’abbé Dupanloup, dit-il après quelques momens de silence. La connaissez-vous ? — Non, monsieur. — Eh bien ! lisez-la. » Mme la duchesse de Dino reçut la lettre de sa main et en commença silencieusement la lecture : « Non, lisez-la tout haut. »

Cette recommandation était significative et faisait essentiellement pressentir un résultat. Mme la duchesse de Dino lut ma lettre tout haut à M. de Talleyrand : il écouta cette lecture paisiblement, sans émotion apparente ; et même, vers la fin de la lettre, Mme de Dino ayant peine à contenir la sienne : « Achevez donc cette lettre, lui dit-il avec une certaine brusquerie ; il ne s’agit pas de s’attendrir… Tout cela est sérieux… » Puis, la lettre achevée jusqu’au bout, après quelques momens de réflexion et de silence, il dit brusquement à Mme de Dino : « Si je tombais sérieusement malade, je demanderais un prêtre. Pensez-vous que l’abbé Dupanloup viendrait avec plaisir ? — Je n’en doute pas, répondit Mme la duchesse de Dino ; mais, pour qu’il pût vous être utile, il faudrait que vous fussiez rentré dans l’ordre commun dont vous êtes malheureusement sorti. — Oui, oui, reprit-il, j’ai quelque chose à faire vis-à-vis de Rome, je le sais ; il y a même assez longtemps que j’y songe. — Et depuis quand ? lui demanda Mme de Dino, fort surprise de cette révélation inattendue. — Depuis la dernière visite de l’archevêque de Bourges à Valençay ; et depuis encore, lorsque l’abbé Taury y est venu… Je me suis demandé alors pourquoi l’archevêque, qui était là plus directement mon pasteur, ne me provoquait pas ; pourquoi ce bon sulpicien ne me parlait de rien. » Mme la duchesse de Dino lui prit les mains et, se plaçant devant lui, les larmes aux yeux, lui dit : « Mais pourquoi attendre une provocation ? Pourquoi ne pas faire spontanément, librement, généreusement, la démarche la plus honorable pour vous-même, la plus consolante pour l’Église et pour les honnêtes gens ? Vous trouveriez Rome bien disposée, je le sais… Mgr l’archevêque de Paris vous est fort attaché ; essayez. — Je ne le refuse pas, répondit-il. J’ai quelque chose à faire, je le sens bien… Mais savez-vous ce qu’on veut de moi ? Pourquoi ne me le dit-on pas ? — Eh bien ! monsieur, voulez-vous que je vous le dise ? Je vous le dirai si vous voulez, reprit Mme la duchesse de Dino. — Dites, j’en serai fort aise. — Permettez-vous que je ferme votre porte, afin qu’on ne nous dérange pas ? — Oui, fermez ; je le veux bien. » Mme la duchesse de Dino ferma la porte de l’appartement, et, demeurée seule avec M. de Talleyrand, entrant dans le fond de la question que Mgr l’archevêque lui avait expliquée en grand détail, aborda courageusement ce qu’il y avait dans cette question de plus pénible, de plus délicat, et dit sans détour à M. de Talleyrand ce que l’Église demandait de lui et la réparation qu’il lui devait pour le serment à la constitution civile du clergé, le sacre de l’évêque Gobel et le scandale de son mariage. « Mais j’étais libre, remarqua sur ce dernier point M. de Talleyrand ; le bref de Pie VII m’avait délié de mes vœux de prêtre et d’évêque. » Elle lui expliqua le contraire.

Tout cela fut écouté avec un sérieux et une douceur qui donnèrent dès lors de vraies espérances. M. de Talleyrand mit fin lui-même à la conversation par ces paroles décisives : « Je suis depuis longtemps dans ces pensées-là ; mais, puisque j’ai quelque chose à faire de plus, je ne dois pas tarder : je ne veux pas que jamais on attribue ce que je ferai à la faiblesse de l’âge, je le dois faire dans le mois même de mon discours à l’Académie. » Cela était formel.

Quelques jours après, je reçus la lettre suivante de M. le prince de Talleyrand lui-même : « Tous les souvenirs que vous invoquez, monsieur l’abbé, me sont en effet bien chers ; et je vous remercie d’avoir deviné la place qu’ils ont conservée dans ma pensée et dans mon cœur. — Mais, pour me faire apprécier dignement l’ouvrage que vous avez bien voulu m’envoyer par mon jeune ange gardien, il suffisait, monsieur l’abbé, qu’il vînt de vous. — J’y ai cherché tout de suite les pages dont vous parlez trop modestement, et j’y ai remarqué avec une satisfaction particulière le passage suivant : « Cet homme extraordinaire sembla apporter ici ce coup d’œil invincible qui le faisait triompher dans les batailles, lorsque, jugeant que l’impiété et l’anarchie étaient sœurs, il les fit taire toutes deux à la fois devant sa redoutable épée, etc., etc. »

« J’espère avoir bientôt, monsieur l’abbé, le plaisir de vous renouveler moi-même tous mes remerciemens et l’expression de tous mes sentimens les plus distingués. »

Ce que je vais ajouter est une circonstance bien légère ; je veux néanmoins que vous le sachiez. Il était fort simple, après y avoir répondu, que M. de Talleyrand jetât ma lettre au feu ; et je ne comptais guère jamais la revoir : il voulut cependant la conserver, et, après sa mort, on l’a retrouvée dans ses papiers, avec une note de sa main indiquant la réponse.

Ce fut peu de jours après cette lettre qu’il me fit présent d’une belle Imitation elzévir. Il était, à ce qu’on m’a dit, fort curieux de ces anciennes éditions ; il aimait d’ailleurs beaucoup cet admirable livre. En me l’envoyant, il me fit dire qu’il serait heureux d’apprendre que l’exemplaire, dont il avait lui-même fait choix pour moi, devînt, par préférence à tout autre, mon vade mecum.

Sur sa demande réitérée, j’allai bientôt le voir une troisième fois : c’était après Pâques… La conversation fut aussitôt reprise sur le ton des précédentes, comme une suite naturelle, comme s’il n’y avait pas eu d’interruption. Il fut question de la semaine sainte, de l’affluence dans les églises pour la visite des tombeaux, des prédications du Carême, du mouvement religieux dont il paraissait singulièrement occupé et satisfait. Il me parla surtout avec attendrissement de la piété de sa jeune nièce…

Il ne se passa rien de plus sérieux ce jour-là. Je mis seulement sur sa table, en m’en allant, ma Journée du chrétien, d’après Bossuet. Je savais qu’il s’occupait activement de la conclusion de sa grande affaire, je crus devoir montrer d’autant plus de réserve qu’il montrait lui-même plus de bienveillance pour moi ; et j’ai appris, depuis encore, qu’il m’avait su gré de ma discrétion. D’ailleurs, rien ne pressait extrêmement en apparence.

Quelques semaines après, à l’occasion de la mort de M. le duc de Talleyrand, son frère, j’allai lui faire mon compliment de condoléance. Cette entrevue fut la dernière de celles qui précédèrent sa maladie. C’était environ quinze jours auparavant. Sa santé était parfaite ; je ne l’avais jamais vu si bien portant. Jamais non plus, de toutes les conversations que j’ai eues avec lui, il ne s’en est trouvé de plus curieuse… Elle fut d’abord triste et sérieuse ; le sujet qui m’amenait en explique assez la raison. « La séparation était faite depuis longtemps, me dit-il, (son frère était, depuis plusieurs années, entièrement paralysé) ; le dernier coup est néanmoins toujours bien pénible. » Et, à cette occasion, il me parla de la mort de sa mère avec une vivacité de tendresse et de regret qui me prouva, ce que je commençais d’ailleurs à soupçonner, qu’il y avait, dans cet homme, un cœur aussi généralement qu’injustement méconnu. Mme la comtesse de Talleyrand, sa mère, était morte il y avait vingt-neuf ans, au mois de juin 1809.

Ce jour-là, je fus surtout frappé de la fermeté paisible et religieuse avec laquelle il m’entretint pendant une demi-heure de la mort et de la nécessité de s’y préparer… Loin que ces graves et tristes pensées l’agitassent, il paraissait s’y complaire, et ce fut dans cette conversation même qu’il me raconta cette anecdote qu’il avait déjà racontée, la veille, dans son salon, et qui est devenue publique. Je ne me ferai donc pas scrupule de vous la répéter :

« Il s’est passé, me dit-il, ces jours-ci, quelque chose de curieux à la Chambre des députés, dans la salle des Conférences ; on y parlait de la mort de mon frère, qui, depuis quatre ans, privé de ses facultés, n’avait pu se reconnaître avant de mourir. « Je voudrais mourir comme cela, dit M. X. ; nous faisons un ménage excellent, ma femme et moi, mais nous sommes en dissentiment sur un point : ma femme voudrait se reconnaître avant de mourir ; moi, je voudrais mourir de mort subite… foudroyé. » Et, s’adressant à M. Royer-Collard, qui était présent : « Qu’en pensez-vous, monsieur Royer-Collard ? lui dit-il. — Monsieur, lui répondit M. Royer-Collard, quand on se donne le droit de tout dire, on s’expose à tout entendre, le vœu que vous formez est animal. — Vous êtes bien sévère, lui répondit M. X. un peu étonné. — Non, je suis juste. — Vous pensez donc à la mort ? — Oui, monsieur, tous les jours. » Assez déconcerté, M. X. se tourna vers un autre député qui se trouvait là et avait tout entendu : « Et vous, monsieur B., vous êtes plus jeune et plus homme du monde ; êtes-vous du même avis ? — Oui, monsieur. »

Cette anecdote lui plaisait à dire, et il y avait une intention évidente dans sa manière de me la raconter. Cela devint beaucoup plus sensible pour moi, lorsque, sans me laisser le temps de lui communiquer l’impression étrange que me faisait un trait aussi singulier, raconté par lui, à moi, il reprit, comme font les vieillards, ce qu’il venait de dire, et qu’il me la raconta une seconde fois, avec une chaleur et une accentuation extraordinaires, et quand il fut revenu à ce mot : foudroyé, il s’arrêta tout à coup, et ajouta d’une voix basse, quoique forte : « Mourir d’un coup de foudre ! c’est trop fort ! » Et l’expression de sa physionomie compléta sa pensée.

Suivit la conversation la plus grave et la plus religieuse : « Il est certain, lui dis-je alors, qu’après une longue vie, mêlée de tant d’agitations, il est souverainement raisonnable de souhaiter au moins quelques momens de paix pour se reconnaître et se retrouver avant de mourir. — C’est évident, monsieur l’abbé, » me répondit-il… La conversation avait été longue, et je me retirai. Il me retint, me demanda de ne pas le quitter si vite…

Il ne me voyait jamais sans m’entretenir très affectueusement de Mgr l’archevêque de Paris, de sa santé, de ses travaux : cette fois, il m’en parla beaucoup plus qu’à l’ordinaire ; il me parla surtout de sa vie errante. Il insistait avec un ton de douleur sur cette position étrange, sur cet abandon où on laissait un archevêque de Paris ; et ses paroles furent même parfois singulièrement incisives… « Quand donc logera-t-on M. l’archevêque ? me dit-il. — Je crois, Prince, lui répondis-je, que cela ne peut beaucoup tarder… On le veut sérieusement aujourd’hui… on s’en occupe… on y pense… on y pense beaucoup à l’Hôtel de ville. — On y pense, reprit-il d’un ton d’ironie mordante qui n’appartenait qu’à lui, on y pense, oui ! oui !

« Nous pensâmes beaucoup et rien n’imaginâmes. »

Et il ajouta, en s’animant par degrés, et prenant tout à coup une voix haute : « Je respecte et je comprends les motifs de M. l’archevêque, sa position était très difficile ; mais, pour moi, à sa place, j’aurais été me loger tout près de la cathédrale, tout près de l’ancien archevêché, chez un de mes chanoines, dans la rue Bossuet. » Ces paroles excitèrent en moi un étonnement dont il s’aperçut. Il continua : « Oui, il y a là une maison que j’ai vue et qui convenait. Cela aurait plu à beaucoup de gens, déplu à beaucoup d’autres, et n’en eût été que mieux ; et quand on aurait passé par-là, on aurait dit : Il est ici, il était là ! Cela eût fait très bien. Qu’en pensez-vous, monsieur l’abbé ? »

La conversation était devenue très vive ; il y avait depuis quelques momens entre lui et moi un échange de paroles et d’exclamations très promptes et, j’ose dire, comme entre des gens qui s’entendent. C’est dans cet entraînement que j’eus la hardiesse de lui répondre : « Je pense comme vous, mon Prince : il est évident que ce n’est pas là une pensée de l’Hôtel de ville… c’est une pensée vraiment épiscopale… » Cette dernière phrase me traversa rapidement l’esprit, elle était fort naturelle ; je la laissai paraître dans sa brusque naïveté ; loin de lui déplaire, elle le flatta visiblement, elle l’anima davantage encore : « Oui, cela eût fait très bien ! à merveille ! un grand et heureux effet ! M. l’archevêque de Paris, pauvre, errant, a une grande dignité. Mais, logé dans cette humble maison, sa dignité devenait extrême et eût embarrassé. Il n’y avait pas moyen de lui résister. Vous savez, monsieur l’abbé, la belle parole que ceci me rappelle : C’est une croix de bois qui a sauvé le monde. La pauvreté va bien à ceux qui en savent porter dignement le poids. » Il s’arrêta là.

Je lui demandai alors si ces paroles étaient réellement de M. de Montlosier. « Oui, certainement, répondit-il, j’y étais : l’impression en fut extraordinaire. Nous étions douze cents, les tribunes étaient remplies. Quand l’orateur prononça ces paroles, il n’y eut pas un applaudissement, mais toutes les respirations restèrent suspendues, et, lorsqu’il eut terminé, quelques momens après, on entendit tout le monde respirer. »

Tel fut constamment le ton de cette conversation, comme vous le voyez, fort significative, ou plutôt, car je ne puis trouver d’expression plus simple et plus vraie, de cette conversation toute transparente, où il fut perpétuellement question de la vie, de la mort, des principes et des sentimens les plus intimes de M. de Talleyrand, sous des noms déguisés qui semblaient être une convention tacite entre lui et moi. Sans nous expliquer davantage cette fois-là, il fut évident à mes yeux que nous avions fait un grand pas…

Sa pensée, toujours réservée jusqu’alors, se révéla tout à coup dans un écrit d’une grande importance, qui fut le premier acte extérieur, la première manifestation explicite des dispositions, des regrets, du repentir même de M. de Talleyrand. C’est une appréciation en quelque sorte officielle des diverses circonstances de sa longue carrière, appréciation faite par lui-même, par conséquent encore incomplète, mais toutefois commencement sérieux du procès dans lequel il voulait juger définitivement lui-même sa vie et la condamner. Il y exposait sa cause, il est vrai, avec certains avantages, mais il consentait par-là même à s’entendre discuter, à s’éclairer, à se rétracter enfin, à s’exécuter même, s’il le fallait…

Je ne vous citerai pas cette pièce entière ; elle est fort longue, très détaillée, trop peut-être. M. de Talleyrand l’avait rédigée plus de quinze jours avant sa mort, spontanément, à une époque où il se portait parfaitement bien. Elle parut fort remarquable à bien des égards à Mgr l’archevêque ; le prince la lui avait envoyée directement dans les premiers jours de mai, et Monseigneur l’examina fort attentivement…

Il me semble qu’elle résumait parfaitement la vie de M. de Talleyrand, dans les deux grandes phases politique et religieuse où il a particulièrement figuré ; et aussi les erreurs où l’entraînement des temps et la faiblesse humaine l’avaient précipité sous ces deux rapports. Mais vous comprenez que j’abandonne la partie politique à qui voudra la juger ; je me déclare ici tout à fait incompétent. Le rôle immense que M. de Talleyrand a joué dans les affaires de ce pays appartient à l’ordre commun ; la société, « dans le cours de cette Révolution qui dure depuis cinquante ans » (c’est l’expression de M. de Talleyrand), a changé dix fois de formes et de maîtres, et M. de Talleyrand a prétendu faire consister son patriotisme à arrêter autant que possible la Révolution sous toutes les formes de gouvernement et sous tous les maîtres : il se dit « le défenseur constant de la monarchie française, » et il en appelle « à tous les hommes impartiaux qui l’excuseront certainement, » affirme-t-il. Je ne juge pas un tel procès… Je ne trouvai donc à tout ceci qu’un défaut, c’était de paraître et d’être réellement déplacé dans un acte semblable, où il ne pouvait et ne devait être question que des malheurs et des égaremens de sa vie religieuse. Mais, sous ce dernier rapport, il y avait dans cette pièce des choses fort remarquables, fort consolantes, et qui sont devenues le fond de la déclaration que M. de Talleyrand a adressée au Souverain Pontife.

Ce que j’y ai trouvé de plus singulièrement remarquable, je ne crains pas de le dire, c’est le langage qu’il y tient sur le protestantisme, sur « cet ennemi de l’unité, » comme il l’appelle, semblant vouloir désigner par-là ce qui fuit le caractère propre et distinctif, en même temps que le signe de réprobation et l’incurable plaie du protestantisme…

Mais ce qui est plus digne encore d’observation, c’est l’hommage qu’il rend au « vénérable Pie VII » (expression pour lui consacrée) ; c’est la simplicité avec laquelle il se déclare toujours « enfant de l’Eglise ; » c’est sa disposition à condamner de nouveau le schisme constitutionnel, « si l’Eglise le juge nécessaire ; » c’est enfin la solennité des paroles qui achèvent cette déclaration : « Mes derniers vœux seront pour l’Eglise et pour son chef suprême. » Suivent quelques lignes pleines de bienveillance et d’affection pour Mgr l’archevêque : « S’il lui plaît de faire passer sous les yeux de Sa Sainteté les explications sommaires qui précèdent, et la déclaration qui la termine, il m’aura donné une nouvelle preuve de cette bonté qui le distingue et qui m’attache très sincèrement à lui. »

Vous me demanderez peut-être maintenant pourquoi cette pièce n’a pas suffi, et pourquoi, sur-le-champ, elle ne fut pas envoyée à Rome. C’est que, malgré les excellentes choses qui s’y trouvaient et qui avaient le mérite d’être parfaitement spontanées, cette pièce parut encore trop incomplète et vraiment insuffisante. Je vous l’ai dit, M. de Talleyrand cherchait à s’y excuser. Cela se conçoit ; mais cela était peu digne de la haute gravité d’une déclaration semblable… Il s’y trouvait cependant une excuse convenable, d’une haute délicatesse, qui a été conservée dans sa lettre au Pape ; la voici : « Le respect que je dois à la mémoire de ceux de qui j’ai reçu le jour ne me défend pas de dire que toute ma jeunesse a été conduite vers une profession pour laquelle je n’étais pas né. » Il est certainement impossible d’exprimer avec un respect plus délicat ce qui était vrai au fond, et ce qui avait été pour lui le plus grand des malheurs.

Mais on jugea avec raison qu’il n’était pas assez explicite sur les obligations imprescriptibles du caractère sacerdotal dont il avait été revêtu. « Délié par le vénérable Pie VII, » dit-il : ces paroles ne suffisaient pas ; M. de Talleyrand avait été délié de l’exercice des fonctions ecclésiastiques, mais non délié de ses vœux ; il avait cessé d’être un des ministres actifs de l’Eglise, mais il n’avait pas cessé d’en avoir le caractère ineffaçable. C’étaient là des choses fort importantes, qui ne se trouvaient pas dites assez clairement, et qu’il fallait déclarer, pour réparer devant l’Eglise le scandale d’un mariage sacrilège. On doit pourtant remarquer que M. de Talleyrand avait antérieurement expliqué sa pensée de manière à laisser peu de chose à désirer. Dans ce même testament qu’il avait rouvert pour déclarer qu’il voulait mourir dans le sein de l’Eglise catholique, apostolique et romaine, on lisait cette phrase : « Délié par le vénérable Pie VII, j’étais libre. » J’étais libre, était une erreur, il le reconnut, et, raturant de lui-même ces mots, il les avait remplacés par ceux-ci : « Je me croyais libre. » Cette rectification était claire, satisfaisante. Mais, dans une déclaration officielle, que M. de Talleyrand voulait mettre sous les yeux du chef de l’Eglise, ce sens clair et satisfaisant devait se trouver plus que jamais, l’obscurité à cet égard, jointe à l’absence des formes ecclésiastiques, nécessaires dans une pièce de cette importance et de cette solennité, nous obligea à lui demander une déclaration nouvelle où les graves erreurs de sa vie fussent plus formellement condamnées, et qui devînt une réparation aussi honorable pour lui que consolante pour l’Église…

Depuis que M. de Talleyrand avait envoyé son projet de déclaration à Mgr l’archevêque de Paris, il se passa environ dix jours jusqu’à celui où il ressentit les premières atteintes du mal qui le conduisit à la mort… Ce fut le samedi 12 mai qu’un frisson le prit avant son dîner, lequel fut suivi de vomissemens abondans et d’une fièvre violente…

La journée du dimanche fut assez bonne ; quoique la fièvre continuât, le malade ne voulut pas rester dans son lit, passa tout le jour dans sa chambre et dans son salon, et vit constamment du monde.

Le lundi 14, la maladie avait pris un caractère tout à fait grave et menaçant ; une tumeur inflammatoire et gangreneuse s’était déclarée ; il fallut lui en faire l’opération ; il la subit avec un grand courage ; et, pendant qu’elle dura, il ne dit que ces mots : « Savez-vous que vous me faites très mal ! » Il avait du reste conservé assez d’empire sur lui-même et assez de force pour paraître ensuite dans son salon et pour recevoir comme à l’ordinaire…

Je ne tardai pas à être informé de tout ce qui se passait. Il y avait plusieurs jours que je n’avais vu M. de Talleyrand ; mais je n’avais pas cessé, comme vous le pensez bien, de réfléchir et de prier beaucoup pour lui. Mgr l’archevêque m’avait remis le projet de déclaration dont je vous ai parlé, en me chargeant de le représenter au prince avec des modifications essentielles. Je me suis reproché de ne pas m’être hâté davantage ; il est vrai que j’étais loin de prévoir une fin si prochaine ; mais que de sollicitudes nous eussent été épargnées si j’avais achevé de traiter la grande affaire avec lui, pendant qu’il jouissait d’une parfaite santé ! — Cette pièce, ainsi rectifiée, se composait, au reste, des termes mêmes de la déclaration écrite de la main de M. de Talleyrand en deux pages in-quarto. Ma mission était d’obtenir qu’il y souscrivît et qu’il achevât ensuite de compléter sa paix avec Dieu et avec sa conscience.

Tel était l’état des choses, quand on vint me chercher le mardi 15, dès le matin… J’arrivai à la rue Saint-Florentin… On m’entoura aussitôt. « Il est bien mal, me dit-on, bien mal ! Cependant il vous verra volontiers ; dès que Pauline lui a prononcé votre nom, il a répondu qu’il vous recevrait avec plaisir et sur-le-champ. »

… Je fis un effort violent pour secouer ces impressions de douleur et de faiblesse, et j’entrai dans la chambre du prince. Dès que je parus : « Monsieur l’abbé, me dit-il, il y a longtemps que nous ne nous sommes vus : me voilà bien malade. » Je ne tardai pas davantage, et, répondant à ces tristes paroles, j’entrai avec trop de vivacité peut-être et de précision dans les pensées que cette maladie grave paraissait lui inspirer. J’ajoutai que je lui rapportais les deux pages qu’il avait envoyées à Mgr l’archevêque, et que, s’il voulait bien, j’allais les lui relire, telles qu’elles avaient dû être modifiées sur quelques points. Il me répondit, avec une fermeté qui m’étonna, je l’avoue, et me découragea presque : « Monsieur l’abbé, j’avais bien réfléchi à ce que j’écrivais. J’ai tout mis dans ces deux pages : et ceux qui sauront les bien lire, y trouveront tout ce qu’il faut. »

Cette réponse me jeta dans un étrange embarras. La situation était extrême, j’étais prêt à me lever et à sortir, lui offrant mes vœux et mes regrets, lorsque Dieu m’assista : ce fut très prompt, dans ma pensée, car je lui répondis aussitôt : « C’est vrai, mon Prince, je le reconnais : ceux qui sauront lire y trouveront ce qu’il faut ; mais vous n’ignorez pas que, dans ce pays-ci, beaucoup de gens ne savent pas lire. Permettez-moi de l’ajouter, on sera d’ailleurs très difficile pour vous : on ne voudra pas bien lire : on ne trouvera pas ce qu’il faut dans ces deux pages, on ne voudra pas comprendre ce que vous y avez mis. »

Cette observation le frappa, il me répondit sur-le-champ : « Vous avez raison. » Je continuai : « Les deux pages que je vous rapporte sont dans le fond, et même souvent dans la forme et les termes, ce que vous avez écrit ; il y a de plus seulement quelques modifications qui les rendent inattaquables, et, si vous me permettez de l’ajouter, plus honorables pour vous, plus consolantes pour votre famille, plus satisfaisantes pour l’Église. Permettez-vous que je les lise ? — Volontiers, me répondit-il ; mais plutôt, donnez-les-moi, je les lirai moi-même. » Il les reçut de ma main et en commença aussitôt la lecture.

Cette lecture fut longue. Il ne faudrait pas se représenter M. de Talleyrand, malgré sa position, dans un état qui le privât de son attention. Une sorte de paralysie enchaînait ses jambes et la partie inférieure de son corps ; mais il avait l’usage libre et parfait du reste, particulièrement de sa tête, et tout le monde sait qu’il conserva, sans le moindre affaiblissement, sa fermeté d’âme et sa liberté d’esprit jusqu’au dernier moment de sa vie. Assis, appuyé et presque debout sur le bord de son lit, il garda cette attitude jusqu’à sa mort ; ce fut même ainsi qu’il mourut ; car il ne se coucha presque pas durant sa maladie. Ce fut donc dans cette position qu’il lut lui-même le projet de déclaration fait par lui, et revu par Mgr l’archevêque. Je dois le dire, en ce moment, son attitude était vraiment imposante, son visage était calme, sérieux, méditatif ; sa main soutenait son front ; son œil était fixe et pensif ; et moi, immobile, silencieux, j’observais son visage qui demeura impassible : il lisait avec une attention concentrée. Pendant ce temps, j’espérais, je priais intérieurement. Mon anxiété était extrême ; je n’ai jamais si bien compris l’impuissance de l’homme et le besoin de la puissance et de la bonté de Dieu pour agir sur les âmes.

Cette lecture terminée, après un moment de silence, M. de Talleyrand, relevant la tête, dit ces mots : « Monsieur l’abbé, je suis très satisfait de ce papier. » Cette parole me saisit de joie : je crus un moment que tout était fait ; j’allais lui demander d’achever sur-le-champ ce grand acte, en signant cette déclaration, lorsqu’il me donna une preuve nouvelle et inattendue de cette indépendance, qui était le fond de son caractère et de son esprit, en ajoutant avec une extrême simplicité, du ton le plus calme, mais absolu : « Vous voulez bien me laisser ce papier ? Je désire le relire encore une fois. » Je fus attristé de cette demande, je dus néanmoins y consentir. J’avoue d’ailleurs que M. de Talleyrand ne me paraissait pas aussi mal qu’on me l’avait dit d’abord. Il ploya lui-même le papier, et le mit dans son sein.

Alors il leva les yeux sur moi, comme pour me parler. Je le prévins par un mouvement rapide et involontaire, et lui demandai comment il se trouvait en ce moment, si je ne l’avais pas importuné, fatigué. « Non, non, reprit-il vivement, j’ai eu très grand plaisir à vous voir. » Je voulais toutefois me retirer, mais il me retint. Je restai donc seul avec lui, et, pendant un assez long temps, nous nous entretînmes fort sérieusement de son état, de l’avenir, de sa mort, peut-être prochaine, de Dieu qui pouvait seul le sauver. Cette conversation n’est plus de nature à vous être racontée, même confidentiellement. Dieu seul sait les secrets de sa miséricorde et les voies de sa grâce dans cette âme… Je me retirai enfin, continuant à juger que cet état si grave n’était certainement pas extrême…

Le lendemain mercredi, dès le grand matin, on m’envoya promptement chercher. Le malade était beaucoup plus mal…

Il y avait là, vous le savez déjà, une jeune et pieuse enfant, dont la foi comprenait vivement et partageait nos désirs et notre sollicitude… « Ma fille, lui dit sa mère, tu sais tout ce que tu dois à la tendresse de ton oncle : voici le moment de lui montrer ta reconnaissance ! » Et, continuant avec larmes, elle ajouta qu’il lui appartenait maintenant, à elle, à elle surtout, d’acquitter la dette de son cœur par un « immense et dernier service ; » qu’il fallait qu’elle allât elle-même l’avertir de ma visite, lui en rappeler l’objet, et lui demander qu’il ne refusât pas les consolations que je venais lui apporter. La jeune personne, profondément touchée, fondait en pleurs tout le temps que lui parlait sa mère ; et puis tout à coup la force de Dieu descendit dans son âme ; ses larmes s’arrêtèrent, elle essuya ses yeux, redressa la tête, et, après avoir porté rapidement ses regards sur sa mère et sur moi, je la vis se précipiter au même instant à mes genoux : « Mon père, s’écria-t-elle d’une voix émue, mais assurée, donnez-moi votre bénédiction ! » Mon âme, je l’avoue, ne put tenir à ce spectacle. Je devins à mon tour plus faible que l’enfant elle-même ; des larmes coulèrent involontairement de mes yeux ; puis, étendant les mains, je bénis au nom de Dieu l’ange visible du vieillard. Aussitôt la jeune fille se releva et, sans tourner la tête, d’un pas ferme, d’un air de résolution qui enchaînait nos regards à tous ses mouvemens, elle s’éloigna de nous, se dirigea vers la chambre du malade et disparut. Dieu sait le charme et la force qu’il donna à sa parole, mais, quand elle revint au bout de quelque temps, elle me dit avec un sourire mêlé de larmes : « Monsieur l’abbé, bon oncle sera bien heureux de vous recevoir. »

J’entrai donc et je m’approchai de son lit. Je le trouvai paisible. Ses yeux étaient baissés ; il les leva sur moi, et un sourire de bonté touchante répandit sur son visage souffrant une sorte de satisfaction et de sérénité… Il y avait cependant une altération visible dans ses traits et comme un reste d’atteinte douloureuse ; car cette faiblesse, qui avait causé tant d’alarmes, avait été due à un accès de souffrance aiguë qu’il avait ressentie dans la partie malade de son corps. La paralysie gagnait les entrailles ; c’était la mort qui montait par degrés. Néanmoins son aspect calma un peu ma première frayeur. Je le trouvais mal, très mal, mais non pas expirant : loin de là ; il y avait, à mes yeux, la triste chance qu’il pût souffrir assez de temps encore avant de mourir…

Je lui parlai d’un ton profondément compatissant de ses douleurs ; il y parut fort sensible. Je lui parlai de la mort ; il m’écouta avec reconnaissance. « Prince, lui dis-je, je bénis Dieu de vous revoir un peu plus paisible ce matin ; mais aussi nous avons tous bien ardemment prié pour vous, et si la mort qui vous menace, ajoutai-je avec une émotion et des larmes que je ne pus maîtriser, nous pénètre tous de douleur, du moins nous remercions Dieu qui vous la rendra plus douce après vous avoir ménagé le temps et la force de mettre ordre aux affaires de votre conscience et de votre salut éternel. » À ces mots, M. de Talleyrand avait relevé la tête ; l’abattement de ses traits avait fait place à une contenance plus ferme ; sa physionomie, ses regards avaient repris toute leur vie ; son attention, son intérêt se réveillaient… Les personnes qui entouraient avec moi son lit s’éloignèrent et nous laissèrent seuls… « Je vous remercie, » me dit-il d’un air dont je ne puis redire la bienveillance. Cette parole ouvrit aussitôt la conversation la plus sérieuse que j’eusse encore eue avec lui ; car je trouvai, dans M. de Talleyrand, toute la plénitude de ses facultés, et en moi une sorte de hardiesse de zèle que Dieu me prêta pour cette heure si grave. Je lui parlai alors, dans les termes les plus forts et les plus énergiques, de son âme, de la mort, de l’éternité ; je ne lui cachai pas qu’il touchait au terme de sa longue et orageuse carrière, que la vie allait s’éteindre pour lui, et qu’il pouvait au premier moment paraître devant le tribunal de Dieu. Je lui peignis fortement ce qu’avaient de redoutable les jugemens de Dieu. J’étais entraîné par une émotion poignante et irrésistible ; je lui dis qu’il était temps et sage de prévenir ce jugement terrible en se jugeant lui-même. Je lui rappelai surtout alors que, s’il avait admiré cette croix de bois qui a sauvé le monde, c’était aussi cette même croix qui devait bénir ses derniers instans, sauver son âme, purifier sa vie, préparer son éternité, le réunir à son vénérable oncle le cardinal, combler les vœux de Mgr l’archevêque, ceux de sa famille, de ses meilleurs amis, et obtenir pour la religion cette juste et indispensable satisfaction qu’il lui avait promise et qu’elle le conjurait, par ma bouche, de ne plus différer à lui donner.

Ces paroles étaient vives, pressantes ; en les disant, ma voix était animée ; je n’étais plus le maître de mon zèle ; j’étais pressé du besoin d’arracher cette âme à une mort effrayante, à un danger pire que la mort, au péril de mourir dans un repentir commencé, mais imparfait. Ma conscience m’eût reproché une faiblesse comme un crime, et je dois le dire, j’aurais trahi les désirs mêmes du malade qui m’entendait. Car je n’oublierai jamais le véritable épanouissement de reconnaissance qui se peignait sur son visage, la bienheureuse avidité de son regard, tandis qu’il m’écoutait : « Oui, oui, je veux tout cela, » me dit-il, en m’offrant sa main et saisissant la mienne avec la plus sensible émotion : « Je le veux, vous le savez, je vous l’ai déjà dit, je l’ai dit à Mme de Dino. » Et, continuant la conversation intime de la veille, faisant justice complète de sa vie entière, il eût immédiatement commencé l’œuvre de sa réconciliation avec Dieu, si je ne lui avais fait observer que sa confession ne pouvait s’achever qu’après sa déclaration, préliminaire indispensable de sa réconciliation avec Dieu devant l’Eglise. « C’est juste, me répondit-il : alors je veux voir Mme de Dino ; je veux relire ces deux actes avec elle ; je veux y ajouter quelque chose ; et nous terminerons ensuite. » Il y avait de la force dans sa voix, quand il me parlait ainsi, et cette pensée me consola un peu de ce nouveau retardement, auquel j’espérais du reste un terme prochain…

… Vers le milieu du jour, le malade parut tranquille. Depuis notre entretien du matin, je l’avais revu plusieurs fois ; et, comme je craignais de le fatiguer, je lui parlais peu, me contentant de prier à côté de lui, de réciter mon bréviaire ou mon chapelet, et de lui demander par intervalles si ses douleurs trouvaient quelque soulagement. « Vous me faites du bien, me répétait-il souvent, vous me faites du bien ! » Il ajouta même une fois : « J’aurais déjà fait ce que je vous ai promis si je ne souffrais pas tant. »

J’engageai cependant Mme la duchesse de Dino à aller conférer avec lui de l’affaire de sa rétractation, sur laquelle il m’avait déclaré vouloir s’entendre une dernière fois avec elle. Je renonce à vous dire avec quels battemens de cœur j’attendais l’issue de cet entretien. Quelle cruelle anxiété parmi toute cette famille en larmes et en prières, parmi tous ces honnêtes et vrais amis qui se pressaient à sa porte ! Tout le monde, en suspens, semblait attendre un arrêt de vie ou de mort. M. Royer-Collard, qui était là, dit alors un mot remarquable, qui fut d’un grand effet : « Ne craignez rien : lui qui a toujours été l’homme de la pacification ne refusera pas de faire sa paix avec Dieu avant de mourir. » Cette parole fut rapportée à M. de Talleyrand ; sa figure s’anima aussitôt d’une expression extraordinaire, et il se souleva vivement, en disant : « Je ne le refuse pas, je ne le refuse pas ! »

En effet, il venait de déclarer à Mme la duchesse de Dino qu’il acceptait tous les termes de la déclaration, qu’il les reconnaissait comme siens, qu’il voulait les signer et mourir en vrai et fidèle enfant de l’Eglise catholique : « Vous le savez, madame de Dino, il y a longtemps que je vous l’ai déclaré : je le veux. »

Il était impossible de tenir un langage plus explicite, d’exprimer une volonté plus ferme ; mais restait à donner la dernière preuve… On lui proposa de signer sur-le-champ ces deux pièces importantes : « Je ne tarderai pas, dit-il, seulement je veux les revoir. Je tiens à y ajouter quelque chose et je suis en ce moment trop fatigué : je vous dirai quand il sera temps. — Mais, Prince, pendant que votre main le peut encore ? — Qu’on soit tranquille ; je ne tarderai pas. » Ces paroles renouvelaient la joie et les alarmes de nos cœurs. La triste image de la mort était toujours là devant nos yeux ; mais nous ne pouvions rien que prier et attendre…

La journée s’acheva donc pour nous dans ces inquiétudes… Enfin, vers huit heures du soir, le trouvant un peu plus accablé, je voulus calmer mon inquiétude et sonder son état ; jetais décidé à être pressant si son état le demandait. Je. lui dis : « Prince, je vais faire donner de vos nouvelles à Mgr l’archevêque, que votre état inquiète et tourmente vivement ; voudriez-vous, auparavant, signer votre déclaration, afin que je puisse lui donner en même temps la douce consolation de vous savoir prêt à paraître en paix devant Dieu ? » Il trouva encore une force étonnante pour me répondre : « Remerciez bien Mgr l’archevêque, dites-lui que tout sera fait. — Mais quand sera-ce, bon oncle ? reprit sa jeune nièce, qui était auprès de lui en ce moment. — Demain, répondit-il, entre cinq et six heures du matin. — Demain ? reprit-elle. — Oui, demain, entre cinq et six heures. » Je fis signe alors à Mlle de Périgord de ne pas insister davantage, et j’ajoutai moi-même : « Je puis donc, Prince, donner cette espérance… » Il m’interrompit très vivement : « Ne dites pas cette espérance, dites cette certitude : c’est positif. » Ces deux mots furent prononcés avec une force et une fermeté si extraordinaires que j’en suis encore étonné et que je les entends encore…

… Vers neuf heures du soir, la fille de M. le baron de Talleyrand, sa jeune nièce, qui devait faire sa première communion le lendemain, vint, selon l’usage, lui faire ses adieux du soir. Il la reçut avec une bonté et une douceur qui attendrirent tous les assistans. Cette enfant était émue, silencieuse ; cette scène alla visiblement à l’âme de M. de Talleyrand.

Deux heures après, M. Cruveilhier ayant paru craindre que la raison du malade ne se troublât, on crut devoir faire auprès de lui, avec tous les ménagemens convenables, une démarche dont je n’ai pas été témoin : je vais laisser un moment ici parler un de ses amis, qui se trouvait là et qui ne l’a pas quitté :

«… À onze heures, je fis entrer Mlle Pauline de Périgord près du lit du malade ; ses dispositions actuelles, le terme prochain qu’il avait fixé, tout laissait espérer que cette tentative serait heureuse et que le moment était favorable. M. Cruveilhier se tenait à quelque distance : je tenais une bougie à la main et soulevai le rideau du lit ; Mlle Pauline, tenant une plume et les deux papiers, s’approcha du malade : « Bon oncle, lui dit-elle, avec un charme de candeur et de tendresse qu’il est impossible de décrire, tu es calme en ce moment, ne voudrais-tu pas signer ces deux papiers dont tu as approuvé le contenu ? Cela te soulagera. — Mais il n’est pas six heures, » répondit le prince. Ici j’admirai la candeur de cette jeune fille, qui, malgré l’ardent désir qu’elle avait de voir se réaliser le plus cher de ses vœux, ne sut que rougir, et ne trouva pas un mot pour altérer la vérité, dans un moment où une âme moins pure n’aurait peut-être pas eu de scrupule de faire un mensonge qui lui aurait paru justifié par le résultat. Elle n’insista donc pas après la réponse du prince qui lui dit ensuite : « Je t’ai dit que je signerais demain entre cinq et six heures du matin : je te promets encore de le faire… »

Sans être délivré du poids de mes inquiétudes, je me sentis pourtant un peu soulagé ; chacun se retira, et, le malade paraissant un peu plus calme, je me retirai aussi pour aller prendre, dans une pièce voisine, quelque repos dont j’avais un extrême besoin… Le lendemain, à quatre heures et demie, j’étais debout. Je me dirigeai, tremblant d’émotion, vers la chambre de M. de Talleyrand, où j’avais été déjà devancé par les anges gardiens que Dieu lui avait donnés. Quel spectacle et quel moment !

Nous fîmes tous silence… La nuit avait été paisible ; la douleur même ne se manifestait plus par aucun indice extérieur ; mais il ne fallait pas se faire illusion, les traits tirés du malade, ses joues creuses, le calme même de son accablement, tout attestait que la force même de souffrir s’épuisait et que la mort était bien proche. Quelques mots rapides, échangés à voix basse, firent prendre une résolution qui paraissait pressante. Il allait être cinq heures : c’était l’heure indiquée par M. de Talleyrand pour la signature de sa déclaration ; mais nous ignorions s’il aurait encore assez de force pour signer lui-même cette pièce et la lettre au Pape qui devait raccompagner. Dans ce cas, prévu par Mgr l’archevêque, des témoins graves étaient indispensables. On envoya au même instant plusieurs voitures à la fois chercher sur divers points de la ville les témoins nécessaires de ce grand et solennel moment…

Cependant le jour était venu. Arrivèrent successivement M. le duc de Poix, M. de Sainte-Aulaire, M. de Barante, M. Royer-Collard et M. Molé : c’étaient les témoins convoqués et prévenus à l’avance. Il était certes difficile de choisir des hommes d’un caractère plus honorable et d’une plus haute autorité. Leur intervention immédiate, comme vous le verrez bientôt, ne fut cependant pas nécessaire…

… Ce fut M. de Talleyrand lui-même, qui, le premier, rendit le mouvement à cette scène muette et immobile. Il regarda tous ceux qui l’entouraient, l’un après l’autre, avec un léger sourire, et les salua d’un mouvement à peine sensible de sa tête, puis, baissant les yeux, comme pour se recueillir et les rouvrant bientôt, nous le vîmes, secouant en quelque sorte, comme il l’avait fait plusieurs fois, la douleur à laquelle il demeurait en proie, redonner à son visage une nouvelle expression de vie, reprendre un air de force, et nous l’entendîmes prononcer d’une voix claire et ferme ces paroles : « Quelle heure est-il ? » Un frissonnement courut dans mes veines : il se souvenait donc de l’heure qu’il s’était assignée à lui-même ; il voulait donc y être fidèle ! Sa pensée n’avait donc pas cessé de méditer ; il méditait encore ; il avait encore toute la vie de son intelligence, de sa volonté. L’heure du salut était donc arrivée. « Il est six heures, » lui répondit quelqu’un. Je ne sais pourquoi, j’eus le cœur troublé de la crainte de le tromper, même par cette réponse ; d’ôter quelque chose à son mérite, de devoir la moindre parcelle de cet acte suprême à un mouvement de surprise. « Prince, il n’est guère plus de cinq heures, repris-je. — Bien, » dit le prince, d’une voix calme, dominant encore et lui-même et les autres ; tous en furent stupéfaits.

Dieu m’inspira en ce moment une pensée qui eut un effet d’un souvenir impérissable pour tous les témoins de cette scène attendrissante. Tout le monde était levé et sur pied dans la maison, même cette jeune enfant, qui, la veille, était venue faire à son oncle mourant de si touchans adieux, et qui allait, ce jour-là, dans quelques heures, faire sa première communion. Il me vint en pensée de la lui faire revoir encore… Il me sembla que sa présence porterait une douce et salutaire confiance dans cette âme près de comparaître devant son juge, préparerait heureusement le grand acte qui allait s’accomplir et serait comme la première des bénédictions de ce grand jour. La jeune Marie de Talleyrand descendit donc, et, au moment où tous, muets et recueillis, nous ne pouvions détacher de la couche du malade nos pensées et nos regards, elle se présenta tout à coup à la porte de l’appartement, les yeux timides et baissés, le visage pâle, entièrement vêtue de blanc. Elle apparaissait vraiment comme l’ange de la grâce et du pardon…

À sa vue, un changement subit dans les traits du malade révéla l’émotion profonde de son âme : son sourire, son regard semblaient charmés. L’enfant se mit d’abord à genoux à ses pieds et lui dit : « Mon oncle, je vais bien prier Dieu pour vous ; je vous demande votre bénédiction. » C’était une scène à fendre l’âme. Nous nous éloignâmes un peu, nous étrangers, pour ne pas troubler cette dernière scène de famille ; et alors, se soulevant avec effort : « Mon enfant, lui dit-il, je te souhaite beaucoup de bonheur pendant ta vie, et, si j’y puis contribuer par quelque chose, je le ferai de tout mon cœur. — Vous le pouvez en la bénissant, » lui dit Mme la duchesse de Dino. Alors, étendant la main, il la bénit : l’enfant fondait en larmes Elle se releva bientôt et se retira. M. de Talleyrand la suivit un moment des yeux pendant qu’elle s’éloignait, et, après avoir jeté sur elle un dernier regard, il se retourna vers M. de Bacourt et laissa entendre ces paroles : « Voilà les deux extrémités de la vie : elle va faire sa première communion… Et moi… ! » Il n’acheva pas la phrase…

Mais bientôt six heures sonnèrent. Alors nous nous approchâmes. Nous touchions enfin au terme si longtemps promis, si longtemps désiré…

L’agitation de mon âme n’était plus ce trouble inquiet et cruel qui m’avait tant de fois désespéré. J’étais presque sûr alors de la miséricorde de Dieu, mon cœur n’était plus agité que par l’espérance de voir la religion et l’Église bientôt consolées, et ma foi couronnée dans un de ses plus ardens désirs. Nous nous avançâmes : M. de Bacourt soutenait M. de Talleyrand du côté droit ; M. le duc de Valençay du côté gauche ; Mme la duchesse de Dino et sa fille devant lui à ses pieds ; M. Cruveilhier, son médecin, était derrière un des rideaux du lit ; son vieux serviteur Hélie, derrière l’autre ; je demeurai debout le plus éloigné. On a dit que M. le duc de Poix, M. Molé, M. de Barante, M. Royer-Collard et M. de Sainte-Aulaire étaient auprès de lui ; cela n’est pas exact. Ces messieurs demeurèrent à la porte de sa chambre qui était ouverte, mais derrière une portière à demi fermée, et les actes leur furent présentés immédiatement après la signature de M. de Talleyrand. En ce moment, Mlle Pauline, s’approchant, lui dit : « Bon oncle, il est six heures ; veux-tu que je te présente ces papiers que tu as promis de signer à cette heure-ci ? » Ce mouvement le tira du recueillement où il était plongé depuis quelques momens ; il leva la tête. Au même moment, on le vit faire un grand effort pour se soulever ; la faiblesse ne le lui permettant pas, il fallut l’aider. Après s’être un moment remis de cette secousse, il prit la plume des mains de Mlle Pauline. « Monsieur de Talleyrand, lui dit Mme de Dino, voulez-vous que je vous relise ces papiers avant que vous les signiez ? Vous les connaissez, mais voulez-vous que je vous les relise encore ? — Oui, lisez, » répondit-il. À ces mots, subjugués comme par une force supérieure et attirés vers lui, tous se serrèrent, s’approchèrent : avec quelle avidité d’attention, avec quels serremens de cœur ! Dieu le sait. Le prince était assis sur le bord de son lit, et soutenu par des coussins ; son maintien était sérieux, ses yeux élevés et fermes, dans l’attitude et avec l’expression de l’attention la plus grave. Mme la duchesse de Dino s’avança très près de lui : tant que dura la lecture, il écouta, la tête haute et droite, sans donner le moindre signe de fatigue ; son esprit n’était pas seulement présent, mais on peut dire qu’il dominait cette scène. Mlle de Périgord s’était mise à genoux auprès de sa mère : j’étais debout derrière ; M. « Cruveilhier, dans le fond de la chambre, et le vieux valet de chambre appuyé sur le bois du lit et fondant en larmes. M. de Talleyrand avait expressément demandé qu’il fût présent à cette heure solennelle ; ses domestiques étaient trop nombreux pour y assister tous ; il voulut du moins que le plus ancien d’entre eux les y représentât, et pût leur redire fidèlement ce que son maître avait fait et déclaré avant de mourir. Mme la duchesse de Dino lui fit d’abord, en présence de l’assemblée, lecture de sa déclaration que vous connaissez, puisque des journaux l’ont publiée. C’est un long désaveu des temps les plus malheureux et les plus célèbres de sa vie, et la franche condamnation du siècle auquel il avait appartenu. À chaque phrase, Mme de Dino lui faisait observer que c’était sa propre rédaction : il faisait chaque fois un signe approbatif. Il y avait, dans ce que lisait Mme de Dino, des choses si graves que je craignais que M. de Talleyrand n’en pût soutenir les termes. J’étais tenté de demander à Mme la duchesse de Dino, que son émotion entraînait, de modérer l’accent de sa voix : je craignais que l’humiliation ne fût trop forte…

… La lecture de la déclaration finie (elle avait duré environ dix minutes), M. de Talleyrand reçut la pièce des mains de Mme la duchesse de Dino ; il la prit de la main gauche ; il avait constamment, pendant cette lecture, tenu élevée, de la main droite, la plume qu’on lui avait présentée d’abord, et sans le moindre signe d’incertitude et d’hésitation, sans aucune espèce d’altération extraordinaire sur son visage ou dans ses traits, sans prononcer aucune parole, d’une main ferme et assurée, il commença à tracer son nom : La plume ne traçant aucun caractère, parce qu’elle s’était desséchée pendant le temps de la lecture, il la plongea lui-même dans un encrier qu’on lui présenta, et il apposa alors, en caractères parfaitement tracés, sa grande signature, celle qu’il n’employait que dans les plus grands traités diplomatiques : CHARLES-MAURICE, prince DE TALLEYRAND.

Cette première pièce signée, M. de Talleyrand prit la parole et fit observer qu’il y avait certaines choses qu’il ne retrouvait pas dans ce qu’on venait de lui lire, et qu’il tenait à envoyer au Saint-Père. Mme de Dino lui répondit que ces choses se trouvaient exprimées dans la lettre écrite au Pape, dont on allait lui donner lecture : cette réponse le satisfit.

Alors Mme la duchesse de Dino fit lecture de la lettre par laquelle M. de Talleyrand adressait sa déclaration à Sa Sainteté. Vous connaissez également cette lettre par les journaux. La lecture en fut longue encore, très grave et aussi solennelle. M. de Talleyrand signa de même, sans aucune hésitation, et toujours de sa grande signature…

Mme la duchesse de Dino reprit des mains du prince les actes qu’il venait de signer. Il y manquait pourtant encore une dernière formalité que d’autres pouvaient remplir, mais pour laquelle il fallait son consentement : c’était la date de cette déclaration. « Prince, lui demanda-t-on, quelle date désirez-vous donner à cet acte ? » Le prince était alors remarquable par la gravité extraordinaire de sa physionomie : son air était solennel et imposant. Il répondit avec un accent de voix très marqué : « La semaine de mon discours à l’Académie. » Cette réponse fit sur toute l’assemblée une sorte d’effet électrique : tous furent saisis d’admiration à la vue de cette volonté, toujours ferme, nette et maîtresse d’elle-même, qui agissait avec ce calme et cette autorité, presque dans les bras de la mort, et qui, comme au temps de sa plus grande force, décidait, seule et avec une précision rigoureuse et réfléchie, jusqu’aux détails de la plus grande affaire qu’elle ait jamais eu à régler. « De quel jour est mon discours à l’Académie ? ajouta-t-il. — Du 3 mars, répondit-on. — Eh bien ! écrivez le 10, afin que ce soit de la même semaine. »

… Quels souvenirs que ces scènes successives et rapides de joies si vives et d’alarmes si amères ! Je me retirai à l’écart : et seul, à genoux, je rendis grâce à Dieu de ses miséricordes et lui demandai d’achever son ouvrage. Car la confession du prince, quoiqu’elle ne présentât plus d’obstacle, me préoccupait… Cette confession n’était pas d’ailleurs difficile à obtenir, après ce qui venait de se passer : il avait même signé les pièces importantes adressées au Souverain Pontife, et qui avaient fait sa paix avec l’Église, comme une condition indispensable de la paix qu’il voulait faire avec Dieu avant de mourir. Cette confession était encore moins difficile à faire après les entretiens intimes qui l’avaient préparée déjà et heureusement commencée les deux jours précédens. M. de Talleyrand s’en était sérieusement occupé plusieurs jours à l’avance…

Lorsque je revins auprès du malade, il était environ huit heures ; il y avait un grand mouvement dans tout l’hôtel. Ce mouvement se faisait sentir jusque dans l’appartement du prince où je vis tout le monde s’agiter auprès de lui : on lui annonçait le Roi. Je me retirai donc encore une fois, regrettant vivement que sa confession n’eût pas précédé cette visite. Tout ce qui pouvait être une secousse me faisait peur dans l’état de faiblesse où était le malade…

L’effet de cette visite sur l’état du prince fut très grand. Il tomba dans un accablement qui effraya ; l’altération de ses traits parut profonde et, quoique sa respiration annonçât encore beaucoup de vie, quand on lui parlait, il ne répondait plus. On vint m’avertir. J’accourus, j’eus l’âme percée de ce douloureux spectacle ! Que faire ? Prier et attendre… Le malade était toujours profondément absorbé ; il y avait plus de deux heures que cet état durait ; mon inquiétude et mon embarras étaient au comble. Je reçus en ce moment une lettre de Mgr l’archevêque qui releva mon courage ; elle était pleine d’un zèle si apostolique et des joies d’une foi si vive, que mon zèle et ma foi en furent aussi ranimés. C’était la Providence qui m’envoyait cette lettre ; elle me servit d’introduction auprès du prince. Je m’approchai : « Prince, lui dis-je… » À ces mots, il ouvrit les yeux qu’il fixa sur moi ; il essaya même un sourire : « Prince, Mgr l’archevêque me charge de vous dire combien il est occupé de vous, combien votre état l’afflige, combien vous lui êtes cher… » En m’écoutant, il paraissait ému d’une vive reconnaissance, il y avait sur son visage ce je ne sais quoi de douloureux, mais d’attendri, qui donne quelquefois une expression si touchante au visage des mourans ; il trouva encore la force de parler : « Je suis bien sensible, dit-il d’une voix faible, mais distincte, aux bontés de Mgr l’archevêque ; je le remercie… beaucoup. » Je l’interrompis pour lui épargner la fatigue d’un effort prolongé. « Mgr l’archevêque, ajoutai-je, bénit Dieu surtout de votre courage à consoler la religion et à mettre votre conscience en paix. » J’ajoutai : « Oui, mon Prince, vous avez ce matin donné à l’Église une grande consolation ; maintenant je viens, au nom de l’Église, vous offrir les dernières consolations de votre foi, les derniers secours de la religion. Vous vous êtes réconcilié avec l’Église catholique, que vous aviez affligée ; le moment est venu de vous réconcilier aussi avec Dieu par un nouvel aveu et par un repentir sincère de toutes les fautes de votre vie ! » Alors il fit un mouvement comme pour s’avancer vers moi : je m’approchai, et aussitôt ses deux mains saisissant les miennes, et les pressant avec une force et une émotion extraordinaires, il ne les quitta plus, pendant tout le temps que dura sa confession ; j’eus même besoin d’un assez grand effort pour dégager ma main des siennes, quand le moment de donner l’absolution fut venu.

Il la reçut avec une humilité, un attendrissement, une foi qui me firent verser des larmes et qui, sans doute, touchèrent le cœur de Dieu, et firent descendre sur cette tête humiliée la miséricorde et le pardon…

Après son absolution, je ne pouvais me détacher de lui ; je ne sais quels liens puissans m’enchaînaient à ses côtés. Il fallut cependant le laisser se reposer d’une fatigue qui devait être très grande pour son état de faiblesse. Je voulais m’éloigner : c’est alors que, levant ses yeux défaillans vers moi, il me rappela, et, me prenant de nouveau les mains avec affection, il prononça très distinctement ces paroles : « Dites bien à M. l’archevêque… » Il continua, mais son extrême faiblesse ne lui permit pas de continuer assez haut pour être entendu. M. le duc de Valençay et M. de Bacourt, qui soutenaient en ce moment sa tête, et moi, nous approchâmes, et je lui dis : « Prince, que désirez-vous que je dise à Mgr l’archevêque ? » Il fit un nouvel effort et reprit : « Dites-lui bien que je… » Il continua encore, mais nous ne pûmes saisir le sens des paroles que ses lèvres, assez longtemps agitées, prononcèrent visiblement.

Pour le reposer et lui épargner cette fatigue qui était pénible à voir, je repris moi-même : « Il est certain, mon Prince, que Mgr l’archevêque vous est profondément dévoué, à vous, à toute votre famille ; et vous savez combien il aimait et vénérait le pieux cardinal de Périgord, votre oncle. — Et vous savez, mon oncle, reprit alors M. le duc de Valençay, combien Mgr l’archevêque vous est, surtout à vous, demeuré toujours attaché. — Au point, repris-je, que, ce matin encore, il me disait qu’il donnerait volontiers sa vie pour vous. » Son émotion, à ces mots, fut extrême ; il fit un grand effort, et nous entendîmes très distinctement ces paroles : « Dites-lui qu’il a un bien meilleur usage à en faire !… » Puis, il retomba dans une sorte d’anéantissement, dont nous voulûmes au moins respecter, en ce moment, l’effrayant et triste repos.

Je ne tardai cependant pas à lui donner l’extrême-onction ; à ce moment, sa chambre était remplie, non seulement des membres de sa famille qui y étaient rentrés, mais d’une foule d’amis, qui se pressaient autour de son lit de mort… Je fis les saintes onctions sur ses yeux qu’il ferma, sur ses lèvres, sur sa poitrine ; il avait évidemment toute sa connaissance et nous en donna constamment des preuves attendrissantes jusqu’à son dernier soupir. En particulier, je n’oublierai jamais celle-ci : je ne crus devoir réciter les litanies des saints qu’après lui avoir appliqué toutes les saintes onctions, et je me plaçai près de lui, de côté cependant et à quelque distance. Uniquement occupé à prier, je ne le regardais que de temps à autre… Tout à coup, on m’interrompit dans ma prière, on venait de remarquer qu’il répondait lui-même, que ses lèvres répétaient les paroles des litanies : Priez pour moi ; ayez pitié de moi. Et quand j’arrivai, parmi les saints martyrs, à saint Maurice, et que je prononçai son nom, il reconnut son saint patron ; nous le vîmes s’incliner, et son regard, son sourire, sa prière cherchèrent mon regard pour me faire entendre qu’il s’unissait à mes prières, puis il referma les yeux ; mais le mouvement de ses lèvres continua à témoigner qu’il s’unissait à nos intentions et priait avec nous. Quand je vins à prononcer, quelques instans après, parmi les saints pontifes, le nom de saint Charles, son autre patron, la même chose se reproduisit d’une manière aussi marquée ; son regard chercha encore le mien : il trouvait une sensible consolation à me faire remarquer de nouveau combien ces prières le touchaient…

Vers trois heures, voyant l’heure venir, je commençai les prières des agonisans. M. de Talleyrand, quoique au moment suprême, avait évidemment toute sa connaissance : il priait même avec une hum ! lité, une ferveur vraiment admirables. On me le fit remarquer encore : « Monsieur l’abbé, me dit-on, voyez comme il prie ! »

… Cependant il touchait visiblement au dernier terme : la mort était présente. Je recommençai les prières des agonisans. Mais à ce moment, quelles prières ! quelles larmes ! Quel silence ! Rien, mon ami, ne saurait vous peindre la scène qui se passait alors près de ce lit funèbre. Quand j’ouvris mon bréviaire pour lire l’admirable prière de l’Église sur le chrétien agonisant, ma voix s’émut malgré moi, et mes regards attristés, retombant involontairement sur ce visage décoloré par la mort, je ne pouvais trouver la force de parler. Enfin, après un violent effort, je pus prononcer, d’une voix tremblante et entrecoupée, ces premières paroles : Partez, âme chrétienne. À ces mots, pendant que j’étais arrêté par mon émotion, tous les nombreux assistans qui remplissaient la chambre du malade tombèrent à genoux, d’un mouvement unanime et spontané…

Cependant le triste dénouement s’accomplissait sous nos yeux : nos regards étaient alors fixés sur ces lèvres pâles et sans mouvement. Il n’y a qu’un instant, pendant les prières publiques de son agonie, nous l’avions vu, les yeux tantôt ouverts, tantôt abaissés, suivre avec les signes d’une parfaite intelligence tout ce qui se passait autour de lui, et nous répondre encore par ce sourire qui ne l’abandonna que dans la mort… Tout à coup, sa tête s’abattit. Alors M. de Bacourt, l’un des hommes les plus honorables que la divine Providence ait placés auprès de lui à ses derniers momens, essaya de soulever doucement sa tête pour la soutenir. La main du mourant, déjà froide, s’agita dans la main de son ami et la serra fortement encore ; il tourna une dernière fois ses yeux vers lui ; mais ce fut le dernier signe de vie qu’il donna. Tous les assistans le comprirent, et tous, agenouillés autour de son lit, observant le dernier mouvement de ses lèvres, nous les vîmes se fermer enfin pour jamais. M. de Talleyrand avait cessé de vivre et de souffrir. C’était le 17 mai 1838, à 3 heures 35 de l’après-midi…

J’ai, mon cher ami, fini une tâche que j’ai entreprise pour vous, et qui n’a pas été sans douceur pour moi. Voilà bien fidèlement, bien authentiquement retracées toutes les circonstances de cette mort, qui a fait presque autant de bruit que la vie dont elle a achevé le cours. M. de Talleyrand est maintenant devant Dieu ! J’espère fermement que Dieu l’a reçu dans sa miséricorde, et lui a continué les bénédictions répandues visiblement sur la fin de sa longue carrière. J’ose croire que cette mort sera chère à la Religion qu’elle satisfait et à l’Église qu’elle console…


F. Dupanloup.
  1. M. Bernard de Lacombe, dont nous avons naguère donné des articles sur Talleyrand, est sur le point de faire paraître à la librairie Pion, sous le titre la Vie privée de Talleyrand, un volume qui contiendra entre autres choses le récit écrit par l’abbé Dupanloup, le futur évêque d’Orléans, de ses relations avec le célèbre diplomate. Ce sont les parties essentielles de ce récit que nous publions.