La morale dans l’ancien Japon

La morale dans l’ancien Japon
Revue pédagogique, second semestre 1891 (p. 242-247).

LA MORALE DANS L’ANCIEN JAPON



Si les fondements scientifiques de la morale ont fourni et fournissent encore matière aux disputes et aux systèmes, il n’en est heureusement pas de même des préceptes qui la composent. N’en déplaise à Pascal, les principes de la morale varient peu d’une époque à l’autre, et d’un pays à un autre. Toute société impose à ses membres certaines règles de conduite, sans lesquelles elle ne saurait subsister.

Prenons, de toutes les civilisations, celle qui paraît le plus complètement aux antipodes de la nôtre, ne lui ayant rien fourni et rien emprunté (jusqu’au milieu de ce siècle tout au moins), nous entendons la civilisation sinico-japonaise. Elle a produit de nombreux et de grands moralistes, dont un justement célèbre, même en Europe, Confucius. Ce qui nous surprend, soit dans les œuvres de ce grand homme, soit dans les innombrables traités ou opuscules qui se sont inspirés de lui, c’est l’absence de couleur locale. On s’attendrait à y trouver quelque chose de particulier, comme le reflet d’une civilisation jaune. Eh bien ! supprimez les noms barbares qui émaillent ces écrits et déroutent nos yeux ; changez-en la forme quelquefois originale, et vous croirez lire Sénèque ou Pline le Jeune.

Nous avons sous les yeux deux petits volumes japonais, manuels obscurs écrits à l’usage des enfants et des familles du peuple. C’est la morale à la portée des esprits simples et des humbles. Le fatras historique et littéraire, qui nous rend pénible la lecture des classiques chinois, a presque disparu. Les auteurs, deux maîtres d’école, ne visent pas — et pour cause — à l’originalité. Ils ont ramassé, dans le fonds banal, les idées les plus élémentaires, pour en composer leurs modestes compilations. Il nous a semblé qu’ils pouvaient nous initier, mieux que des ouvrages plus savants, à la vie morale des hommes de l’Extrême-Orient.

Le plus ancien, écrit en 1773, et imprimé à Kioto en 1779, a pour titre « Enseignement de la morale aux enfants ». Dans une courte préface, l’auteur nous apprend que, trois fois par mois, il commente verbalement les préceptes résumés dans son livre. Il invite les parents à lui envoyer leurs enfants : l’entrée de l’école est gratuite ; il refusera même les dons qu’on voudrait spontanément lui faire. Pour attirer les enfants pauvres, il prévient le public que ses élèves n’auront pas à endosser leur vêtement de cérémonie. « Les filles seront séparées des garçons par un store. Le silence est de rigueur pendant les leçons. À l’entrée et à la sortie, les plus grands surveilleront les petits. On devra faire attention au feu. »

Trois gravures illustrent le volume : l’une représente l’entrée en classe ; quelques surveillants prennent les noms ; une autre figure le départ, après la classe ; la troisième nous montre la classe même d’un côté sont les filles et de l’autre les garçons. Dans l’ouvrage, l’auteur semble avoir voulu conserver cette division. La première partie s’adresse plus spécialement aux garçons, la seconde aux filles.

L’autre volume fut publié en 1845. À en croire le titre, « Devoirs des maîtres et des serviteurs », il ne comprendrait qu’une bien petite partie de la morale. En réalité, c’est presque un code de morale pour les familles. Tous les membres de la famille et les domestiques y trouvent l’énoncé de leurs devoirs le chef de famille dans le premier chapitre, la mère dans le second, les fils dans le troisième, les filles dans le quatrième ; les chapitres V et VI sont consacrés aux domestiques mâles, le septième à la nourrice et le dernier aux servantes.

Nous avons dit qu’à la première lecture ces traités n’offraient rien de bien original. À la seconde lecture, les particularités apparaissent. Peut-être sont-elles plutôt encore dans ce qui manque à ces ouvrages que dans ce qu’ils renferment. Nous sommes frappé surtout du caractère négatif de cette morale orientale : elle défend, sans presque jamais ordonner. Le développement de la volonté n’y tient aucune place.

Cette observation faite, passons en revue les traits les plus saillants des deux opuscules.

Les Japonais ont peu innové en philosophie et en morale. On sera donc peu surpris de les voir débuter par le dogme fondamental de la Chine : le respect de la tradition et des ancêtres. On sait que les Chinois l’exagèrent jusqu’à en tirer la négation de tout progrès. Bien qu’il ait, en passant au Japon, quelque peu perdu de sa rigueur, nous lisons toutefois dans le traité des Devoirs des maîtres et des serviteurs : « Le chef d’une famille doit tout faire pour suivre la profession de son père ; il n’en doit pas chercher d’autre. L’ancienne organisation du Japon était en parfaite conformité avec ce principe. Dans les arts notamment, le fils suivait la condition du père et souvent héritait de son talent. Ajoutons que le culte des ancêtres était alors et n’a pas cessé d’être encore très pratiqué. Dans chaque maison japonaise, palais ou cabane, on peut apercevoir sur une planchette, dans la chambre d’honneur, le petit temple qui leur est consacré : matin et soir, la ménagère leur offre, sur de mignonnes coupes de cuivre, les prémices du repas, sauf ensuite à les leur reprendre.

Dans les écoles, la parole des anciens et surtout celle des sages de la Chine n’a pas cessé de faire autorité.

Comment le peuple japonais peut-il allier à ces doctrines l’amour des innovations dont la génération actuelle donne tant de preuves ? L’explication nous entraînerait trop loin. Bornons-nous à constater la coexistence de ces deux tendances, en apparence inconciliables.

Un autre trait frappant de nos recueils, c’est la part considérable qu’ils font à ce que nous appellerions la « civilité puérile et honnête ». Chinois et Japonais sont, entre eux du moins, d’une politesse raffinée. Ils en apprennent de bonne heure les éléments. De coquets volumes illustrés enseignent, aux femmes surtout, l’attitude à prendre dans les circonstances usuelles de la vie. Des touristes ont donné à entendre que derrière cette politesse de forme il n’y a rien ; ce serait pures cérémonies et grimaces. Cette appréciation est injuste, et, pour nous en tenir à nos petits livres, ils gardent sur cette matière une mesure parfaite, et souvent leur politesse peut s’appeler la bonté. S’ils nous disent que « l’enfant impoli sera plus tard un méchant », ils conseillent, à deux lignes de là, en excellents termes, de ne pas railler les êtres difformes. « C’est une détestable habitude que prennent surtout les femmes. La raillerie irrite ces pauvres gens et les pousse à se venger. » Plus loin, ils recommandent la sobriété à table et la douceur dans les relations. À la femme surtout ils conseillent l’égalité d’humeur, la patience, les délicates attentions pour les hôtes de son mari. Ces conseils parfois ne manquent pas de finesse : « Que la femme se garde de faire trop haut l’éloge de ses enfants. La modestie et le bon goût s’unissent pour le lui défendre. »

Mais c’est principalement dans les rapports de maître à domestique que s’affirment la douceur et la politesse des mœurs japonaises. « Le domestique est l’enfant du maître. Celui-ci doit l’aimer comme il aime son enfant… Il faut bien se garder de traiter les domestiques avec sévérité. Encore moins doit-on les frapper. » Nos pères ont, eux aussi, connu les domestiques qui faisaient partie intégrante de la famille. Le pater familias alors était un grand juge. On voit que dans le Japon du bon vieux temps, le père jouait le même rôle : « Il jugera sans partialité les différends qui s’élèveront entre ses serviteurs. En revanche et logiquement il s’imposait de manger comme eux. « Il ne doit pas se réserver d’aliments choisis et leur faire manger des choses de qualité inférieure. » C’était là l’égalité comme la comprenait l’Extrême-Orient.

Ni dans le fond, ni dans la forme, avons-nous dit, nos auteurs ne font preuve d’une grande originalité. Mais quelquefois ils empruntent aux dictons populaires des images qui ne manquent pas de piquant : « L’homme devient bon ou mauvais selon ses amis. Celui qui s’approche du feu s’échauffe. Celui qui tombe dans la boue se salit. »

Volontiers, sur la foi des touristes, on se représente le Japon comme un mauvais lieu ; toutes les femmes y seraient vénales. Telle n’est certes pas l’impression qui ressort de la lecture de nos petits traités. On ne saurait prendre plus de soin qu’ils ne font pour les détourner de la coquetterie et les conserver modestes : « Qu’elle ne soit pas trop élégante dans sa coiffure et ses vêtements, qu’elle se coiffe elle-même sans requérir l’aide d’une main étrangère. » C’était beaucoup demander ; et peut-être l’auteur exigeait-il beaucoup pour obtenir un peu.

Nos moralistes ne veulent pas que la femme recherche les modes nouvelles, ni qu’elle se farde le visage et les lèvres comme une courtisane. « Elle ne doit pas s’entretenir familièrement avec les jeunes gens, ni faire parade de son esprit auprès des étrangers. » Vis-à-vis des hôtes de son mari, elle doit se montrer polie, sans exagération, et surtout sans manifester ses préférences.

En somme on se préoccupait alors d’élever la femme, non pour les salons, mais pour la maison. Peu importaient les qualités brillantes et les talents d’agrément : « Si ses parents sont riches, elle fera bien d’apprendre le shamisen et le koto (deux instruments de musique) ; mais si elle appartient à la classe moyenne, ce n’est pas nécessaire. »

Les idées japonaises sur l’éducation des femmes et leur rôle dans la famille différaient d’ailleurs assez profondément des nôtres. C’était un brocard courant que la femme était née pour obéir : jeune, à ses parents ; mariée, à son mari et à ses beaux-parents ; vieille, à son fils ; « aussi doit-elle, de bonne heure, s’habituer à ne pas agir suivant sa volonté propre ».

Le mariage est loin de l’émanciper. Au contraire, sa chaîne en devient plus lourde. Son mari, elle le connaît à peine : souvent les futurs époux ne se voyaient que deux ou trois fois avant le mariage. Et la jeune femme se sépare absolument de sa famille naturelle pour se donner toute à la famille qui la reçoit : « La femme mariée doit oublier son père et sa mère. La piété filiale consiste pour elle à aimer ses beaux-parents. » Les moralistes les plus célèbres ne s’expriment pas autrement, et neuf fois sur dix les exemples de piété filiale que donnent les traités chinois visent les beaux-parents. Pour bien marquer que la jeune femme ne rentrera plus chez ses parents, on allume du feu sur le seuil de la maison paternelle. « La femme n’a pas de maison hors celle de son mari. »

Ce mari, c’est le maître ; non seulement elle lui devra obéissance et fidélité, mais elle devra bien se garder d’être jalouse. On l’en avertit dès son enfance, et la jalousie féminine apparaît chez les peuples orientaux comme un vice capital, une des sept causes qui autorisent la répudiation. Aussi quelles recommandations ! « La femme ne doit pas se montrer jalouse, alors même que son mari aimerait une autre femme. » Les Japonais ont connu la polygamie légale, bien qu’à l’état d’exception réservée aux gens riches. Il fallait donc empêcher que la coexistence de deux épouses jetât le trouble dans la maison. Mais ce n’est pas tout, et l’un de nos auteurs, peignant une femme insupportable, note que « quand le mari rentre trop tard, elle ne manque pas de lui demander où il est allé et de manifester sa jalousie ».

Il est juste d’ajouter que, chez elle, la femme est bien la maîtresse de maison, chargée de la haute direction du ménage. L’éducation qu’elle reçoit l’y prépare fort bien, et de bonne heure elle sait quels seront à cet égard ses devoirs. « La jeune fille doit apprendre à coudre dès l’âge de onze à douze ans… Elle vivra dans l’intérieur de la maison et ne restera pas près de la porte. Surtout qu’elle se garde de bavarder. » L’avarice et la prodigalité dans les dépenses du ménage fournissent de très amples développements. D’ailleurs nos auteurs ne craignent pas d’entrer dans le détail. La femme fera sagement d’acheter chaque jour les provisions du lendemain et de tout payer comptant : lorsqu’on achète à crédit, c’est plus cher. Quand les servantes feront cuire les aliments, elle contrôlera par elle-même si l’eau ne manque pas et si le feu n’est pas trop vif… Il est honteux pour la femme que son mari, ses enfants et même ses domestiques portent des vêtements malpropres. Elle doit constamment tenir ces vêtements en bon état, les faire laver et les réparer. »

De 1773 à 1845, le Japon avait peu changé. Depuis lors il a subi des modifications dont l’histoire offre peu d’exemples. Toutefois, s’il est un domaine qui soit resté fermé aux innovations, c’est celui de la morale. Les vieux maîtres, qui enseignaient à la grand’mère l’obéissance absolue, la modestie, et les formules de la politesse nationale, ne sont pas morts. Ils sont encore les conseillers de la petite-fille ou du moins ils l’étaient encore, quand nous avons quitté le Japon. C’est encore leur souffle qui inspire le programme des écoles actuelles : la couture, les travaux du ménage, la cuisine et même les soins à donner aux tout petits enfants y tiennent une large place.

En sera-t-il de même longtemps encore ? C’est peu probable. D’une part, les sciences venues d’Europe ont forcé la porte des écoles elles s’y entassent et rendent chaque jour plus étroite la place laissée aux choses du passé ! Elles finiront sans doute par les expulser. D’autre part, des revues spéciales revendiquent hautement pour les femmes la place qu’elles tiennent en Europe. Il n’est d’ailleurs au pouvoir de personne d’arrêter le flot des idées nouvelles : qu’on les juge bonnes ou mauvaises, elles ensevelissent le passé.