La misère d’aimer/Laide

Bibliothèque-Charpentier (p. 235-243).

LAIDE !

Pour Jean Ajalbert.

La disgrâce de la laideur chez les femmes du peuple, l’inévitable série de souffrances et d’abandons qu’elle entraîne, toute la somme de déboires, de cruautés et d’affronts résumée dans cette seule épithète « laide », un drame banal de la rue, comme Paris artisan en voit éclore dix à vingt par jour, m’en faisait hier encore toucher du doigt la tristesse navrante.

Dans la lointaine et paisible banlieue que j’habite, presque à ma porte, s’étale et ment le luxe d’une maigre devanture de pauvre petit coiffeur. Par paresse, par insouciance, les jours où je ne descends pas à Paris, les soirs où je ne me décide à y aller que fort tard, j’entre me faire raser dans la modeste boutique ; tenue avec une propreté méticuleuse d’ailleurs et presque déserte en semaine, elle s’emplit les samedis d’une bruyante et familière clientèle de gens de quartier ; ce sont le boucher du coin, les garçons épiciers d’en face, l’aide pharmacien de la rue voisine, le marchand de vins de la petite place, le médecin du troisième, les employés de la mairie, les sergents de ville même, toutes les petites rentes et tous les petits appointements de Passy.

Ces jours-là, — devant l’eau peut-être un peu jaunie de deux grandes glaces de Saint-Gobain inclinées en miroir, le patron de l’établissement, un beau blond pour les femmes, s’y activait autour du client avec des ronds de bras et des cambrures de torse d’homme sûr de son physique, entre le va-et-vient affairé de deux garçons, et c’était, sur l’épaule du monsieur qu’on savonne ou qu’on peigne, de savantes inclinaisons de buste mettant bien en valeur le renflement des hanches, d’obséquieuses politesses de merlan trop aimable, vous commentant le dernier fait divers et, plaisantin, blaguant le Panama entre deux mots sur vos affaires et votre état de santé.

Trop parfumé, la moustache en croc soigneusement roulée au petit fer, le verbe haut, les mains toujours volantes et les jambes moulées dans des pantalons trop collants d’un gris tendre, il ne me disait rien de bon, à moi, ce bellâtre, et plus d’une fois l’envie m’avait pris d’aller porter mes rasoirs ailleurs, tant sa hâbleuse fatuité de Gaudissart arrivait par minute à m’exaspérer ; mais, les jours de semaine, il roulait par la boutique deux si beaux bébés blonds, joufflus, bouclés, avec de grands yeux vides et bleus de jeunes animaux, que je revenais là amusé et séduit par cette exubérance de santé, désarmé par la joie de vivre et le bel aplomb de cette enfance. L’animalité joyeuse de ces deux petits merlans en herbe effaçait presque à mes yeux la prétention paonnante du père ; et puis, dans le fond de la boutique, à toute heure de la journée, si matin qu’on y entrât, à toute heure de la soirée aussi, il se tenait au comptoir une petite femme maigre, pas jolie, oh non, plutôt laide même avec son profil indécis et sa tenue de bonne, mais attelée à sa tâche avec une telle ferveur résignée et, de son humble place de caissière, suivant le va-et-vient de son bel homme avec des yeux brûlants d’une telle adoration !

La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles
Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour.

Ces vers exquis de Paul Verlaine, jamais je n’en ai compris la touchante et profonde humanité comme devant cette pauvre petite coiffeuse de banlieue au buste plat, aux cheveux rares, alignant le long des jours d’insipides chiffres aux « Doit et Avoir ». Moitié caissière, à demi-bonne, elle faisait entre temps la cuisine, et ses grosses mains noueuses piquées au bout des doigts, attestaient les longs travaux de couture le soir, à la chandelle, et les durs savonnages les matins, avant l’aube, pour économiser la femme de ménage et, coûte que coûte, faire face aux échéances, équilibrer le budget.

Elle était bien l’âme de la maison, le rouage et l’intelligence de leur petit commerce, si lui en était l’entregent obséquieux, le luxe de parade à l’instar des deux bustes de cire enguirlandés et poudrés de sa montre, l’attraction de la rue, le boniment souple et complimenteur. Oui, elle en était bien l’âme (cette volonté aimante), le cœur et l’intelligence, la pauvre petite femme amoureuse du bellâtre coiffeur.

Or, hier, étant entré me faire raser, je trouvais à leur boutique comme un air inaccoutumé.

Malgré l’ordre apparent des flacons, des brosses et des peignes à leurs places, malgré la belle ordonnance des fioles à la devanture, l’aspect général n’en était plus le même ; un événement avait dû survenir en ces lieux, qui en changeait l’atmosphère et, je ne sais pourquoi, je flairais un malheur : les deux garçons étaient cependant à leur poste, occupés chacun autour d’un client ; à son poste aussi la petite caissière, immuablement assise, les coudes au comptoir, devant son grand livre, mais elle n’y était plus seule. Une autre femme était installée auprès d’elle, plus âgée, de mise cossue avec des visées à l’élégance, les cheveux étagés en boucles et les doigts luisants de bijoux, l’air d’un parente arrivée dans la coiffure et retirée des affaires. Penchée sur la petite perruquière, elle lui chuchotait d’une voix grasse comme des encouragements, vagues bruits imperceptibles qu’elle appuyait de gestes autorisés, consultait le livre de caisse, prononçait souvent le mot d’échéance en griffonnant des chiffres et donnait des avis ! L’autre, dont je n’avais pas jusqu’ici remarqué les paupières saccagées et le bout du nez rougi, l’écoutait, la lèvre crispée, avec une telle pâleur répandue sur toute sa face que la conseillère à l’élégante coiffure personnifiait tout à coup à mes yeux la faillite. Instinctivement je me pris à la haïr, cette dame aux gros bijoux dont les affreux conseils donnaient à la pauvre coiffeuse une si navrante face de suppliciée, ces tristes yeux vaincus par l’envie de pleurer.

Dernier symptôme alarmant, d’effarées voisines venaient à chaque instant du dehors, avançaient le cou dans l’embrasure de la porte et, sans entrer, fouillaient la boutique du regard, lançant un muet appel de l’œil et, sur un signe de tête de l’un des deux garçons, se retiraient sans mot dire, la mine consternée, et derrière elles bruissaient de vagues chuchotements ; à la fin je n’y tins plus et, à peine installé sur le premier siège vacant. — Qu’y a-t-il donc, murmurai-je au garçon qui me savonnait les joues, il se passe quelque chose dans le quartier. » — À quoi lui se penchant à mon oreille — « Monsieur ne sait pas, le patron est parti, — Parti ? — Oui, depuis lundi. Ça fait quatre jours et cinq nuits, et avec une femme ? et baissant le ton. « Et une belle fille, une bonne du quartier. Monsieur la connaît peut-être, la bonne de Madame R… » J’étais abasourdi, je comprenais maintenant la face endolorie, les pauvres yeux martyrs de la petite coiffeuse. « Et sa femme, et ses enfants ? haussai-je la voix indigné. — « Il a tout planté là. Oh ! c’était une rosse, il y a longtemps qu’il méditait le coup, il avait tout déménagé d’avance, ses effets, ses papiers ; lundi il n’a eu qu’à lever le pied, il est sorti comme si rien n’était, et n’est pas revenu et emportant l’argent. C’est bien là le pis, s’il n’avait pris que les deux cents francs encaisse, mais il emporte huit cents francs qui ne sont pas à lui, huit cents francs empruntés à un commerçant de la rue Poissonnière et dont l’échéance tombe demain ici, et la patronne n’a pas le premier sou. En voilà une rosse, mais chut, voilà justement le monsieur des huit cents francs, celui qu’a floué le patron ! » Deux hommes venaient d’entrer dans la boutique et très polis, avec des saluts apitoyés à la coiffeuse, s’accoudaient maintenant sur le comptoir ; et, dirigée par la dame aux frisons, la conversation roulait entre les quatre intéressés à voix précipitée, mal contenue, nerveuse, fébrile, ardente. Des lambeaux s’en saisissaient, tels ceux-là : « Avez-vous fait la déclaration à la préfecture ? a-t-on son signalement ? — il est parti dites-vous par la gare Montparnasse ? Quoi, il a emporté votre contrat de mariage, cela va entraver les démarches ; et les extraits de naissance de vos enfants… » et là-dessus reprenait l’alto de la grosse dame. « Escroquerie, il y a escroquerie, on peut demander l’extradition », et le plus âgé des deux derniers venu, l’homme aux huit cents francs sans doute, de dire avec bonhomie : « Ne vous tourmentez pas demain pour l’échéance, vous me le rendrez quand vous pourrez, cet argent, mais vous m’autorisez à porter plainte, il le faut, je l’exige, je le veux », et l’amie cossue aux mains à lourdes bagues de renchérir : « Oui il le faut, ma chère, pour vous et vos enfants », et le regard ailleurs, fixant je ne sais quel rêve, la supplication muette de ce pauvre visage de femme torturée, d’épouse trahie, de mère abandonnée, pendant ce dur débat d’affaires et d’argent. Ah ! qu’il leur est facile à ces indifférents d’accuser et de condamner et vouer aux tribunaux, à leur lente justice toujours inexorable celui qui emporte avec lui plus que sa vie et sa pauvre fortune, puisqu’elle l’aime encore et qu’il est tout son cœur, toute sa chair et tout son sang.

Laide, elle se sait laide, elle sait que, sans ses pauvres économies aujourd’hui dissipées au vent, il ne l’aurait jamais épousée, mais elle a dormi dans ses bras si heureuse, elle a connu pour lui et par lui de si inoubliables minutes, de si rares instants. S’il savait combien, au fond du cœur, elle lui pardonne !

La disgrâce de la laideur chez les femmes du peuple, l’inévitable série de souffrances et d’abandons qu’elle entraîne, toute la somme de déboires, de cruautés et d’affronts résumés dans cette seule épithète — laide — un drame banal de la rue, comme Paris artisan en voit éclore dix à vingt chaque jour, m’en faisait hier encore toucher du doigt la tristesse navrante.