La misère d’aimer/L’homme aimé

Bibliothèque-Charpentier (p. 201-223).

LA MISÈRE D’AIMER

L’HOMME AIMÉ

I

Paquet de lettres trouvées, le 12 juin dernier, dans le parc de Versailles, dans l’avenue conduisant aux Jambettes.
Mercredi, 20 mai 1892.

En effet, je suis rentrée fort triste dimanche soir à Passy, mon pauvre ami, j’ai attendu jusqu’à sept heures et demie et j’ai dit : « Bah ! une déception de plus à toutes celles déjà éprouvées, souffertes et subies et voilà.

Ta lettre d’aujourd’hui m’apprend qu’il n’y a pas de ta faute, un bal la veille dans le quartier Saint-Louis, le matin la manœuvre… soit, mais elle arrive bien, ta lettre… car ton Sosie existe !… Enfin, il est de par le monde un autre Maurice, traits pour traits ; cette ressemblance que je cherche depuis des mois pour essayer d’en terminer enfin…, je l’ai trouvée, je la tiens. Il habite à ma porte ou presque, a ton âge, mais n’est pas Normand comme toi, c’est un Italien, lui, mais d’origine parisienne ; il est installé avec une véritable mère dans un petit hôtel au Ranelagh, depuis près d’un mois, c’est presque un rastaquouère, mais qu’importe ! il a tes yeux, ta moustache et tes lèvres, il embrasse même beaucoup mieux que toi.

Tu lui pardonneras donc la nuit que je lui ai donnée hier, comme toutes celles que je lui donnerai sans doute, car il est là sous ma main, lui, et n’en est pas encore à l’ère des prétextes et des faux fuyants ; tu garderas l’âme et lui prendra le corps jusqu’à ce que l’âme suive,… tu n’y vois, n’est-ce pas, aucune opposition ?

Nous nous verrons d’ailleurs dimanche à Saint-Cloud, si tu le désires, à cinq heures et demie, comme toujours, dans l’avenue du bord de l’eau.

Seulement, tâche cette fois de ne pas t’endormir dans le train, lutte contre le sommeil, si tu peux, la veille ne te fatigue pas trop. Tu sais que le 15 juin le baron m’emmène avec lui à Évian, tu ne me reverras donc que le 12 juillet : je reviendrai exprès pour cette date. Le 11 juillet expirera la fin du fameux bail d’un an, les trois derniers mois auront été bien tourmentés, bien tiraillés et douloureux et, selon ta décision et ton humeur d’alors, nous verrons à en signer un autre, mais moins traversé d’épreuves et d’angoisses que le premier, n’est-ce pas ? et s’il y a lieu, ton Sosie sera alors congédié, car, si j’aime ta ressemblance, mauvaise bête… n’est-ce pas la meilleure preuve… bref, passons.

Ci-joint la loge que tu me demandes pour l’Odéon. C’est Réjane elle-même qui me l’envoie. Amoureuse, voilà un rôle que j’aurais joué au naturel, moi ! Écris-moi vite et surtout dis-moi oui pour dimanche.

Mes lèvres sur les tiennes, Marthe.


Vendredi soir, 22 mai 92. — Décidément tu ne m’aimes plus, tu n’es même plus jaloux ! Je m’attendais à des récriminations, à des violences ; je t’aurais écrit, il y a trois mois : « ton Sosie existe, il est à ma porte » que mon Maurice serait accouru ici le mors aux dents, et qui sait s’il n’y aurait pas eu, rue de Longchamp, des potiches en l’air et des coups de cravache ! Mais non, tu m’écris froidement : « Courage et continue, peut-être te guériras-tu de moi comme tu m’as guéri d’une autre ! » Tu en es à me reprocher la pitié que j’ai eue pour toi, car c’est par la pitié que tu m’as prise, tu le sais bien, à Aix, l’été dernier, vers cette époque même, quand je t’ai rencontré si désemparé, si triste, t’isolant de tout comme un sauvage et avec, dans tes grands yeux sombres, un regard à la fois si étrange et si tendre, un regard à la fois effaré, navré et suppliant, un regard d’enfant égaré ou de malade sans maison (le regard de malade sans maison n’est pas de moi, j’ai lu cela quelque part). Alors comme un gros sanglot m’a remuée tout entière et j’ai cru que mon sang se caillait à l’entour de mon cœur, et je t’ai aimé et avec toute ma chair et avec toute mon âme… et tu semblais m’aimer alors. Il y avait plus que de la reconnaissance dans tes étreintes d’abord emportées, si fougueuses (tu m’en faisais du mal presque) et puis si longuement pâmées, si fraternellement caressantes.

Tu ne m’as pas répondu pour Saint-Cloud. Seras-tu libre demain ? Viendras-tu ? Si trop occupé demain pour écrire, envoie-moi dimanche un télégramme, que je l’aie avant quatre heures ; la victoria sera attelée, je n’ai qu’à traverser le Bois, Boulogne et le pont.

Je te pardonne et je t’aime, Marthe.


Jeudi, 28 mai 1892. — Pourquoi je suis venue à Versailles ! Pourquoi n’étais-tu pas à Saint-Cloud dimanche ? Ni lettre ni télégramme, toute la journée j’étais comme folle ; à quatre heures je suis partie quand même.

Oh ! ces trois heures et demie d’attente dans ce parc, ces trois heures de piétinement sur place et d’allées et venues de bête fauve en cage : à chaque silhouette d’homme un peu élégant qui paraissait dans l’avenue, tout le cœur me tressautait dans la poitrine et j’avais comme un grand froid partout et comme un besoin d’air, j’étouffais et je grelottais… Le parc était plein de monde, on a dû me prendre pour une toquée ; au Pavillon-Bleu il y avait des Lautars qui jouaient des valses… Un homme, un ouvrier endimanché, je crois, a passé qui te ressemblait, j’ai vu le moment où j’allais le suivre, mais j’étais alors pas loin de la voiture et le valet de pied regardait… Et tu me demandes pourquoi j’étais à Versailles lundi dans la journée, mais parce que je n’en pouvais plus d’inquiétude. Devant ce silence, cette absence j’ai imaginé tout et toutes les bêtises, un accident de cheval, un duel et pis encore, que sais-je ? Sait-on jamais avec vous, dans la cavalerie ! et je suis accourue… Monsieur n’y était pas, permission de deux jours, parti dans sa famille… Était-ce bien sa famille ?

Et comme cela me serait égal, mon ami, que tu en aimes une autre, s’il y avait encore une petite place pour moi dans cet amour. La chambre de bonne, oui, je m’en contenterai dans ta vie ; quand on aime, on n’est pas fier et je consentirais très bien à monter par l’escalier de service, si c’était toi qui m’en ouvrais la porte et si, à la dernière marche, j’étais sûre de m’abattre sur ta poitrine et de sentir tes lèvres s’appuyer sur les miennes, ton cœur comme autrefois battre à grands coups contre mon cœur.

Tu me grondes de ma fugue à Versailles comme d’une équipée et me pries de ne plus y mettre les pieds à l’avenir ; tu m’allègues tes chefs, le mauvais effet vis-à-vis tes camarades, des réflexions qui auraient été faites, que sais-je… enfin mon élégance trop particulière et trop voyante de… fille, il fallait être franc et écrire le mot : ton ordonnance en a été estomaqué, me dis-tu, ton ordonnance… ! Quand j’allais coucher chez toi, cet hiver, et tenir compagnie à monsieur qui s’était fait f… aux arrêts, on avait beau braver la consigne, il ne s’estomaquait pas alors si facilement, ton ordonnance… Je t’embête et je l’assomme, n’est-ce pas, il faut mieux le dire. C’est bien, je ferai mes paquets ; une chose m’étonne, c’est que tu ne m’aies pas reproché le baron qui m’entretient et le théâtre où je joue : tu étais assez fier pourtant, cet hiver, d’avoir pour maîtresse une comédienne, et les officiers de ton régiment, quand tu les amenais déjeuner et dîner chez moi, ne s’offusquaient ni de la vaisselle plate de ma table, ni des menus de mon maître d’hôtel.

D’ailleurs, j’en ai assez. Si ça t’embête tant que ça et si je suis devenue une corvée d’écurie, renvoie-moi mes lettres, je te retournerai immédiatement les tiennes, je ne m’en servirai pas, moi, pour entraver un beau mariage ; d’ailleurs ta famille ne casquerait pas, elle n’a pas le sou ta famille. Si le cœur t’en dit, rompons donc et bonsoir.

Marthe D.

P.-S. — Je dîne ce soir avec ton Sosie.

Lundi soir, 1er Juin.

Pourquoi nous obstiner, ma chère,
À vouloir dans un vain effort
Rallumer la flamme éphémère,
Au foyer désormais bien mort.

Quand la source claire est tarie,
Les pleurs de nos yeux arrachés
Feront-ils, ô ma douce amie,
Refleurir les roseaux séchés ?

Vous m’avez pris saignant encore,
Le cœur meurtri d’un autre amour,
Vous avez cru voir une aurore
Dans l’adieu d’un dernier beau jour.

Et je jouissais en égoïste
De votre touchant abandon,
Lisant dans votre regard triste
L’espoir assuré du pardon.

Je fus le chien indifférent
Qui rôde affamé de caresse,
Apitoyant sur sa détresse,
Le long des grands chemins errant.

Je n’eus point la reconnaissance,
Mais j’aurais la sincérité
Et je vous livre la vengeance,
Le mépris de ma lâcheté.

Et tu crois tout expliquer et tout excuser en m’envoyant ces vers. Il y a beau temps que je les connais, ces vers : ils sont le fait d’une âme lâche et égoïste, apitoyée sur ses propres maux, dure à ceux d’autrui, prenant un mauvais plaisir à ressasser son chagrin, en tirant même de la bonne copie et se souciant, il faut voir, de la douleur née par lui et pour lui, le doux et bon poète.

Les autres bons poètes, ses confrères, ne peuvent le renier, celui-là ; il est bien de la race ingrate des rimeurs.

Tu as, je ne sais par quel hasard (car tu ne lis guère) découvert cette apologie de l’ingratitude et tu me l’envoies, tranquillement, recopiée de ta main sur vélin de nuance mauve et pas signée (une délicatesse), de façon que je puisse au besoin croire à une inspiration personnelle.

Malheureusement, j’ai de la lecture (dans notre métier, nous, filles de théâtre, nous sommes bien forcées de lire) et je les ai reconnus et salués au passage, tes vers, comme on salue ici un financier véreux ou une vieille femme encore galante. Tu aurais pu les signer, va, ces vers, ils n’en auraient pas moins déshonoré leur auteur.

Tu me fais vraiment pitié, mon pauvre ami.

Je joue mardi prochain, l’autre, dans un bénéfice : j’y remplis un rôle d’homme, que j’ai demandé rien que pour une tirade autrement humaine et intéressante que les râles d’impuissant que tu m’adresses là ; en veux-tu un échantillon ?

Soit ! donc, j’évoquerai, ma chère, pour vous plaire,
Ce morne amour, hélas ! qui fut notre chimère,
Regrets sans fin, ennuis profonds, poignants remords,
Et toute la tristesse atroce des jours morts ;
Je dirai nos plus beaux espoirs déçus sans cesse,
Ces deux cœurs dévoués jusques la bassesse
Et soumis l’un à l’autre et puis, finalement,
Pour toute récompense et tout remerciement,
Navrés, martyrisés, bafoués l’un par l’autre,
Ma folle jalousie étreinte par la vôtre,
Vos soupçons complétant l’humeur de mes soupçons,
Toutes vos trahisons, toutes mes trahisons,
Et puisque ce passé vous flatte et vous agrée ;
Etc., etc.

Ce sont des vrais vers, au moins, ceux-là.

Je t’enverrai une loge où tu pourras les entendre et les savourer tout à ton aise ; tu pourras même amener tes chefs et tes petits camarades, la loge est de six places.

J’ai congédié ton Sosie, il te ressemblait trop, il me dégoûtait.

M. D.


Lundi soir, 8 Juin. — Comment, grand enfant, c’est pour des ennuis d’argent que tu étais devenu si triste, si maussade, c’est pour cent cinquante misérables louis perdus à ton cercle que tu me boudes depuis trois mois ! Les marchands d’argent t’ont tenu la dragée haute, pauvre petit, et tu as signé pour six mille francs de billets ! Mais il fallait me le dire. Pourquoi ne t’es-tu pas confié à moi ! Je t’aurais mis entre bonnes mains. Et puis j’ai toujours, moi, dans mon secrétaire, quelques centaines de louis à la disposition des amies et des amis déveinards ; je ne suis pas un père de famille, moi.

Va, pleure pas, m’ami ; nous arrangerons tout ça. Tu es aussi par trop délicat, sais-tu ? Tu serais riche à millions comme le baron…, tu me donnerais tout l’argent que je te demanderais, n’est-ce pas ! Eh bien ! alors ?… Tu as reçu ta loge ? Viens me chercher après la représentation dans la mienne.

Quelle nuit nous allons passer, grand lion ! Je t’embrasse dans le cou, là où tes cheveux ras sentent si bon.

Ta petite sale,

Marthe.

P.-S. — Viens en uniforme.

II

— Alors, c’est bien fini, Marthon ?

À quoi l’interpellée se soulevant à demi du rocking-chair, où elle s’alanguissait toute blanche de la tête aux pieds, blanche de chair et blanche de vêtements avec à la ceinture un bouquet de roses blanches, avait un joli geste d’insouciance et de vatout, mais, comme néanmoins elle se taisait, les lèvres entr’ouvertes dans la moue d’un sourire vague, celle qui l’interrogeait assise en face d’elle, les genoux presque dans ses genoux, examinait longuement ses yeux d’un violet sombre, restés comme agrandis dans la pâleur de la face, et devant cette physionomie de langueur, cette attitude de convalescente gardait un doute, pas convaincue.

L’interrogée, elle, continuait de sourire indolemment d’un sourire sans force dans le décor estival et léger de cette véranda de bois peint de bleu tendre, au toit enguirlandé de clématites aux fleurs violâtres ; et sur les grands ombrages dormants du parc et le coin de Seine, qui le bordait au loin, la frêle jeune femme se détachait, dans sa batiste blanche, si irréelle et délicate que l’autre avait un élan de curiosité tendre et, s’emparant des deux pâles mains inertes : « Guérie, tu es bien guérie ! la vraie vérité, je te trouve un drôle d’air, tu sais, ma petite Marthe, et avec une sollicitude passionnée d’amant elle pétrissait et caressait entre ses doigts les deux petites mains dans ses mains prisonnières !

— Guérie. Si, oui, je t’assure. » Et avec un souple redressement du buste la robe blanche se rapprochait de la robe rose assise devant elle et, tout en lui serrant les mains, tendait à ses regards le miroir de ses yeux.

— Ça t’a fait mal ?

— Un peu, sur le moment, mais il fallait en finir…, il y a trois mois que cet amour-là était à l’agonie…, j’ai tout fait pour prolonger le malade, mais il était condamné. Alors j’ai brusqué le dénouement, j’ai tenté une dernière épreuve et…

— Et…

— Et ma foi, l’amour est bien mort cette fois, la dent qui faisait mal n’y est plus. »

Et se levant toute droite, elle appuyait sur son corsage à la place du cœur, un peu au-dessus du bouquet de roses blanches, la main de son amie.

— Tu vois, il est bien tranquille.

— Comme l’eau qui dort, hasardait l’autre.

— Non, ma chérie, mon amour est bien mort et rien, j’en ai bien peur, ne le réveillera plus.

— Et tu le regrettes !

— Dame, c’est si bon d’aimer !

— Même qui ne vous aime plus.

Alors elle, avec un léger tremblement dans la voix.

— Même qui ne vous aime plus !

— Folle, reprenait l’autre.

— Non, pas folle, mais sage, ce qui est bien plus triste. Car la sagesse, c’est l’expérience, c’est-à-dire le désenchantement de la vie !

— Tu l’aimes encore.

— Non pas, hélas, puisque je le méprise…

— Tu le méprises.

— Oh ! cela de toutes mes forces… et c’est là mon seul chagrin, vois-tu, d’avoir aimé qui ne le méritait pas. Il n’y a pas de pire mésalliance que celle du cœur, est-il écrit quelque part ; on se console de tout, même de perdre qui l’on aimait, mais la honte reste de ces erreurs-là, comme d’une faute… c’est là, vois-tu, la plus cruelle méprise !

— Cela s’était remis pourtant entre vous deux, en juin !

— Oui, quand le pauvre garçon m’avait avoué ses ennuis, ses pertes au jeu, ses emprunts, ses sottises et ses six mille francs de dettes ; ah ! j’avais tout payé et de grand cœur, vois-tu, on ne compte pas quand on aime, et le bonheur de l’aimé n’a pas de prix. Je l’avais vu sauvage, taciturne, cherchant à m’éviter, à s’isoler, lui que j’avais connu si plein de belle humeur, si vivant et si tendre… et puis, cette belle humeur était un peu mon œuvre, il était si malheureux quand je l’avais connu, le pauvre cher ; je pouvais être fière de cette liaison-là, comme d’une bonne action ; c’est par la pitié qu’il m’avait prise et c’est par l’amour que je l’avais guéri… D’ailleurs, à quoi bon revenir là-dessus. Tu sais par moi et mieux que moi peut-être tous les détails de notre première rencontre, toutes les émotions de cette année d’épreuves et de passion… Les dettes payées, il m’était donc revenu ; la nuit de son retour avait été délirante, mais le baron m’emmenait le lendemain à Spa ; il me fallait partir en plein bonheur recommençant…, mais que m’importait, puisque je l’avais reconquis.

Je le quittai défaillante à la fois de joie et de reconnaissance, devenue même meilleure pour le baron et les autres dans l’excès de mon bonheur, déjà toute à l’ivresse de la prochaine entrevue arrêtée et fixée d’avance avec lui…, car le 11 de ce mois tombait l’anniversaire de notre fameuse première rencontre, à Aix, l’année précédente. Le 11 de ce mois expirait notre bail d’un an, que nous voulions renouveler maintenant l’un et l’autre d’un commun accord, tous deux plus ardemment encore épris, pris et repris.

J’avais prévenu le baron qu’il me faudrait, le 11, revenir passer un jour pour affaires à Paris…

Le 10 au soir Maurice avait sa dépêche… Je t’avoue que je m’attendais un peu à le trouver à la gare…, il y avait douze jours que nous ne nous étions vus…, et ce que le cœur me battait, pauvre sotte, en débarquant de mon coupé-lit.

Sur le quai, personne…, mais j’en prenais mon parti. Jacques et le coupé m’attendaient dehors. À l’hôtel je trouvai un petit bleu de Maurice : il n’avait pu venir, retenu par son service à Versailles, mais il serait à six heures à Passy… j’avais cinq heures devant moi.

Je les employai à faire une de ces toilettes… intimes et soignées, toutes dans la science et le raffinement de dessous que tu sais, les dessous de la femme amoureuse qui s’attend à être aimée à outrance ; j’avais mis le parfum qu’il aime et qui n’est pas le mien cependant, mais qui l’est devenu et… (ce que c’est que de nous), je m’ingéniais à retrouver dans ma garde-robe une toilette de nuance et de forme analogues à celle que je portais à Aix, l’année dernière, à pareille époque, le soir de ce fameux 11 juillet, que nous allions faire revivre entre nous.

À six heures et demie, avec trente minutes de retard, mon Maurice entre dans ma chambre, et devine de quelles paroles il accueille mon retour : « Vous avez fait un bon voyage… » Vous, il me disait vous, maintenant. « Le baron va bien ? » Puis me toisant des pieds à la tête, comme pour un examen : « Quelle singulière robe vous avez là, ma chère, est-ce que vous comptez dîner dehors dans cet accoutrement… nous allons faire émeute au restaurant, savez-vous ? »

Au restaurant !… moi qui avais fait dresser dans le petit salon attenant à ma chambre un dîner de deux couverts, dont j’avais patiemment médité et élaboré le menu.

— Au restaurant ! ne pouvais-je m’empêcher de dire.

— Mais oui, au restaurant. Je vous emmène aux Ambassadeurs, nous verrons ce Kam-Hill dont on conte merveille.

Et, comme suffoquée, je hasardai mon projet de dîner chez moi, en tête-à-tête :

— Dans ce petit salon, s’écriait-il, dans cet hôtel démeublé et désert, nous deux, tous seuls, non merci, c’est trop triste !

Et, durant cet échange de mots blessants et bêtes, pas un serrement de main, par un baiser sur le front ou sur la joue, par un de ces regards caressants qui reprennent possession d’une femme et qui demandent pardon de la phrase brutale et désirent et rachètent : le cœur figé dans la poitrine, je me sentais devenue comme inerte, toute froide devant lui.

— Si cette robe vous déplaît, je vais la défaire et en mettre une autre, mon ami.

— Que non, ma chère amie, ce serait trop long. Trouvez un joli manteau, voilà tout ; et puis vous êtes très bien ainsi !

Et, tranquillement, monsieur, assis dans une causeuse, allumait une cigarette.

Je dînais ce soir-là en musique, et le soir, à l’heure des liqueurs, j’entendais le chanteur Kam-Hill.

— « Et tu l’emmenais coucher après cela, toi, mon amie Marthon ? interrogeait la robe rose.

À quoi, la robe blanche :

— Que veux-tu, j’étais revenue de Spa exprès pour ça, et puis le désir rend si bête, car je le désirais encore et follement et avec toute mon âme et avec toute ma peau, ardemment, à me sentir défaillir, rien qu’à frôler mon bras nu sur le drap de son pardessus mastic, rien qu’à regarder un peu l’ombre portée de ses cils noirs sur le hâle de ses pommettes… et puis, parée comme je l’étais, je m’attendais à tout…, c’est-à-dire à cette étreinte impérieuse et violente, un peu brutale même, dans laquelle un homme aimé se fait tout pardonner, parce que cette étreinte vous livre, toute et toute et partout à lui.

Nous rentrons à l’hôtel…, silencieux, un peu gênés. Il se repent, il a des regrets, je pensais en moi-même, je le connais, il se déridera sur l’oreiller, le premier baiser va être délicieux.

En effet, nous nous couchons sans échanger un mot, il était même au lit avant moi : moi qui le guettais du coin de l’œil, j’avais envie d’éclater de rire sous cape, comme une envie de femme énervée qu’on chatouille, maladive, presque douloureuse, comme un spasme…, je passe de l’autre côté du lit et, frissonnante, toute parfumée, je me glisse auprès de lui.

Que fait alors monsieur ? Il me tourne le dos, prend un livre, un roman pris à la portée de sa main sur une table de laque, allume à la bougie une cigarette turque et…

— Il lit…

— Oui, ma chère, il se met à lire, à mon nez, contre moi, la peau contre ma peau, dans la tiédeur de ma chair désirante et pâmée, dans les draps de mon propre lit. Alors, ma chère, une lueur s’est faite dans ma pensée. « Il a encore joué, me suis-je dit, il a encore perdu, il a besoin d’argent et n’ose plus me le dire, il attend que je le devine… et de là son manège : il veut que je l’interroge, que je le force à m’avouer encore, prêt à se confesser, mais trop lâche pour aller au devant d’une explication franche… et il joue de ruse, il feint de lire, il lit. »

Alors, je le trouvais si femme, pis, si fille, si courtisane, si nous autres et si moi-même dans cette petite comédie, combien de fois jouée par nous dans l’alcôve, auprès des entreteneurs sérieux de notre luxe, que je le méprisais, cet homme-fille, mais si fort, si fort que la nausée me prit et de sa personne et de sa chair et de son odeur : je me levais d’un bond, enfilais un peignoir, courais à mon secrétaire, l’ouvrais et, prenant au hasard une liasse de billets de banque : — « Combien as-tu encore perdu, m’écriai-je ? Combien te faut-il encore ?… Tiens, paie-toi, prends à même… je te tiens quitte… Mais fais vite, hors d’ici. » Et je lui jetai les billets au travers du lit.

Il s’était levé, très pâle, venait vers moi tout nu ; mais, comme une folle, je le frappais étourdiment à la face, et, le repoussant avec une vigueur que je ne me connaissais pas, je sonnais éperdument ma femme de chambre, et, cette fille étant presque aussitôt apparue : « Faites atteler, suffoquai-je, donnez les ordres à Jacques, Monsieur Maurice repart de suite, il doit être à Versailles cette nuit ».

— Et lui, qu’a-t-il fait ?

— Lui, il s’est rhabillé, en silence, a ramassé les papiers bleus, et, détachant délicatement deux billets de mille, entre huit ou dix autres dont se composait la liasse, il a remis le paquet sur mon secrétaire et me saluant jusqu’à terre : « C’est donc de huit mille francs, dix mille avec les intérêts au bout d’un an, dont je vous suis débiteur, madame. Merci. » Et il est parti…

— Et tu ne l’as pas revu ? demandait la robe rose.

— Je ne le reverrai jamais.

— Et tu pleures ?

— De ne plus pouvoir l’aimer : c’est le pire malheur, vois-tu, qui nous puisse arriver à nous autres créatures d’amour, de ne plus y croire, de ne pouvoir plus.