La marine marchande grecque



LA
MARINE MARCHANDE
GRECQUE
DANS L’ARCHIPEL.

D’après les traités qui existent entre la France et la Turquie, les catholiques sujets ottomans se trouvent placés sous la protection française. Cette protection qui, la plupart du temps, ne s’exerce qu’individuellement, s’exerça d’une manière plus générale lors de l’insurrection grecque, et surtout dans l’Archipel.

Parmi les îles Cyclades se trouve Syra, qui est un rocher aride et triste. Le seul point sur lequel on découvre quelque végétation est le sommet d’un monticule où s’élèvent, au milieu de figuiers et de pampres, la demeure d’un évêque catholique, son église métropolitaine et quatre ou cinq cents maisons blanches et petites, qui contiennent la population primitive de l’île.

La croix latine, signe de rédemption pour une autre vie, devint, à l’époque de désolation dont je parle, et par l’effet de l’intervention française, un signe de salut en ce monde. Le Christ qu’elle porte semblait dire, comme dans les livres saints : Venez à moi ! et l’on vint, en effet, de tous les points de l’Archipel, se placer sous sa protection. Au pied de la ville catholique, il se forma ainsi une population qui, en peu de mois, donna naissance à une ville où l’on compte maintenant quatre mille maisons, des églises, des hôpitaux et des écoles publiques dans lesquelles se réunissent quatorze à quinze cents enfans.

D’abord, on ne construisit que des cahutes, des barraques en planches où chacun se logea comme il put ; plus tard, on éleva, sans symétrie, sans alignement, sans règles de voirie, des maisons de pierre à un seul rez-de-chaussée et quelques moulins à vent ; tout cela formait un labyrinthe où il était assez difficile de retrouver sa route. À l’heure qu’il est, Syra renferme plusieurs rues pavées et propres, des maisons élégamment construites, des édifices publics remarquables. Elle est occupée, dans les momens de loisir que lui laissent les affaires, à se nettoyer, à se parer, à se donner enfin un air de bonne façon, comme font les gens qui s’enrichissent et qui veulent mettre leur tenue au niveau de leur fortune.

Cette île, si pauvre qu’elle ne valait peut-être pas la peine qu’un pirate s’éloignât de sa route pour l’aller piller, est devenue le centre du plus grand mouvement commercial de la Grèce ; mais elle n’a acquis tant d’importance qu’aux dépens d’autres ports parmi lesquels on doit placer Smyrne.

Smyrne était et est encore un des entrepôts les plus importans de l’Orient. Là arrivent des marchandises de la Perse et de l’Asie-Mineure, qu’on dirige ensuite sur l’Europe ; de là, les marchandises d’Europe s’écoulent dans une grande partie de l’Asie. Mais l’étendue de côtes que peut approvisionner économiquement Smyrne, est circonscrite entre Rhodes et les Dardanelles ; car Smyrne est trop avancée dans l’Orient pour qu’il y ait avantage à transporter jusque-là des marchandises destinées, soit pour Salonique, soit pour la Syrie.

Si des habitudes, si l’amour du pays n’avaient pas retenu dans leur île si belle les négocians de Scio, dont l’habileté commerciale est célèbre, ils auraient dû nécessairement songer beaucoup plus tôt à porter leurs comptoirs et leur industrie au centre de la courbe sur le développement de laquelle on trouve Salonique, la Cavalle, l’entrée des Dardanelles, Scio, Samos, Rhodes et Candie, c’est-à-dire toutes les portes du Levant sur la Méditerranée.

Ce centre maritime eût été sans doute mieux placé géographiquement à Andros, à Tyne ou à Myconi, surtout à Andros, car ces îles sont comme les vedettes des Cyclades vers la Turquie. Mais la première des conditions à remplir pour l’île où aurait dû se concentrer le commerce était d’avoir un port commode, et ni Myconi, ni Tyne, ni Andros, n’offraient cet avantage. Il ne restait donc plus que Délos et Syra. Délos avait un port magnifique, et Délos était plus près que Syra de la côte d’Asie ; mais la différence entre ces deux îles n’était guère que de quatre à cinq lieues, et ce n’était pas la peine de renoncer à Syra, qui se trouvait plus que Délos sur la route des navires qui vont à Smyrne, à Constantinople et à Salonique, et sur la route de ceux qui en reviennent.

Eh bien ! ce que l’intérêt du commerce aurait dû faire, la guerre, les massacres, les incendies, d’un côté, et la protection française, de l’autre, ont mieux réussi à l’accomplir que le calcul et la libre volonté de l’homme. En effet, si les négocians de Scio, entraînés par tant d’avantages, avaient pris le parti d’aller résider à Syra, auraient-ils pu, sans de grandes difficultés, décider les Ipsariotes à les y suivre, à quitter leur île d’Ipsara pour aller habiter une île qui ne valait pas la leur comme résidence, et à faire tous les frais d’un nouvel établissement. Or, par un effet heureux de la guerre, Sciotes, Ipsariotes, Hydriotes même, sont venus ensemble à Syra. Les Sciotes, c’est la tête qui pense : les Ipsariotes, ce sont les jambes qui courent et les mains qui recueillent. Ipsariotes d’une part, Sciotes de l’autre, voilà donc la double source du mouvement et de la vie pour le commerce de l’Archipel.

La Grèce n’a eu pendant long-temps d’autres navires que des corsaires qui parcouraient les mers du Levant, et qui, à une certaine époque, attaquaient les pavillons dont Venise redoutait la concurrence commerciale. Cette république n’ayant pu empêcher ni les Français ni les Anglais de conclure des traités avec les sultans, et cherchant à retarder le plus possible la décadence de son commerce, se servait de l’influence qu’une longue occupation de la Morée et des îles lui avait donnée sur les Grecs, pour exciter ses anciens sujets à inquiéter la navigation de ses rivaux.

Les Grecs trouvaient double avantage à ce métier ; car, outre qu’ils réalisaient des profits considérables, les services rendus de cette façon à la république étaient reconnus par la paix dont elle les laissait jouir, même pendant ses guerres avec la Turquie. Le besoin de cette paix était si grand pour les insulaires, qu’indépendamment de l’impôt qu’exigeait d’eux le grand-seigneur, les habitans de certaines îles occupées par les musulmans payaient encore, au commencement du XVIIIe siècle, une contribution à Venise, afin que la république ne vint pas enlever, sans les payer, les rapines des pirates. Pour apprécier l’extension qu’avait prise la piraterie, il suffira de dire qu’un voyageur du temps ne trouva qu’un homme par quatre femmes dans l’île de Myconi, parce que les hommes étaient allés en course.

La piraterie que Venise entretenait dans l’Archipel avait, du reste, son analogue dans les mers d’Amérique, où la France ne répugnait pas à mettre à profit le courage et l’audace des flibustiers.

À l’origine des conquêtes maritimes des Turcs, les prisonniers de guerre ramaient seuls à bord des galères ; mais, quand les galères des sultans devinrent plus nombreuses, on recourut aux rayas grecs, et on en plaça sur les flottes, à l’instar des forçats. Plus tard, la rigueur des lois de l’islamisme, qui interdit de confier la défense du trône des califes à des mécréans, céda devant la nécessité ; par la raison qu’on avait remplacé les navires à rames par des bâtimens à voiles, on pensa que ceux qui n’avaient été que rameurs pouvaient devenir matelots. La Turquie se trouva si bien du concours des marins grecs, qu’elle donna en fief les îles au capitan-pacha, à l’effet d’inféoder le plus possible la population de ces îles à sa marine ; et, comme à quelque chose malheur est bon, les Grecs, sous le courbach et sous le bâton des Turcs, acquirent encore une audace nautique qui leur servit plus tard.

Mais ce personnel maritime formé, que pouvaient les Grecs insulaires en présence du commerce si actif qu’avaient fini par faire les Français ? Pouvaient-ils songer à élever seulement la plus faible concurrence ? Ils avaient des matelots, mais ils n’avaient pas de navires, et pas de bois pour en construire. Ils avaient de l’ardeur, mais l’argent manquait.

Bientôt, cependant, la révolution française mit l’Europe en feu. Tout le commerce de Marseille fut ruiné. Les Français, trop occupés de leurs débats, s’entr’égorgeant les uns les autres, délaissèrent la culture des champs ; les intempéries des saisons aggravèrent la position de leur pays si fertile ; ils demandèrent du blé à tout l’univers, mais l’univers s’était ligué contre eux, à l’exception seulement des régences barbaresques qui voyaient peu d’inconvénient à pactiser avec la convention, des États-Unis qui comprenaient déjà tout ce qu’a d’avantageux la neutralité commerciale, et enfin de la Turquie, pays où l’exécution d’un roi devait exciter moins d’horreur que partout ailleurs. Cependant la Turquie fut plus tard (en 1798) entraînée dans une guerre contre la France.

Il y avait donc un grand vide commercial à combler, puisque Marseille et ses navires ne fréquentaient plus les mers du Levant. À Hydra, à Myconi, à Andros, à Santorin, à Spetzia, on groupa de petites sommes ; les Sciotes qui avaient des capitaux cherchèrent des marins pour utiliser leur argent, et les Ipsariotes se présentèrent. On construisit tant bien que mal des navires qui allèrent prendre du blé, soit dans les ports de la Méditerranée, soit dans les ports de la mer Noire, et qui le portèrent, selon les temps et selon les circonstances, à Livourne, à Marseille, ou à Gênes, malgré les escadres et les blocus. On doublait, on triplait les capitaux dans un voyage, et, au retour, avec l’argent gagné on construisait de nouveaux navires qui, comme les vaisseaux des anciens Grecs se rendant au siége de Troie, naviguaient sans cartes, sans boussole, soit parce que les capitaines ne savaient pas s’en servir, soit parce qu’on n’avait pas eu le temps de s’en procurer.

Les disettes de 1812 et de 1816 redoublèrent l’ardeur des marins grecs, et portèrent la richesse et la prospérité des îles à ce point que, lors de l’insurrection, Hydra, Ipsara et Spetzia comptaient plus de trois cents navires marchands, qui, tous, devinrent des navires de guerre, et soutinrent contre les escadres turques cette lutte où Miaulis s’illustra à jamais, et où Canaris acquit une gloire que la fin de sa vie fera, peut-être, oublier aux Français.

L’équipage d’un navire grec se compose de personnes de la même famille ; le père est capitaine, les jeunes gens sont matelots ou novices, les enfans sont mousses. Chacun a sa part dans les bénéfices, suivant son âge et suivant son rang. C’est, en quelque sorte, la maison qui voyage et qui se porte tantôt ici tantôt là. Les femmes seules restent au logis pour avoir soin du ménage et allaiter les derniers nés.

Cette manière de voyager nous explique la facilité avec laquelle des familles, des populations entières se transportent quelquefois d’une île dans une autre, ou d’une île sur le continent. Syra offre-t-elle, comme durant la guerre de l’indépendance, un asile assuré, on y arrive de partout, et Syra devient un des plus grands entrepôts du Levant. Plus tard, ces mêmes hommes, dont les misères ont fait la richesse de Syra, trouvent-ils ou pensent-ils trouver quelques avantages à aller ailleurs, ils partent et se rendent, soit au Pyrée, comme un certain nombre de Sciotes et d’Hydriotes, soit à Érétri, dans l’île d’Eubée, comme l’ont fait quelques Ipsariotes. Ce sont des équipages qui changent de vaisseaux pour en prendre de meilleurs.

Parmi les populations des trois îles principales, on distingua plus particulièrement les Hydriotes. Les élémens du commerce ne consistaient pas seulement pour eux dans l’argent et l’intelligence, ils y joignaient la probité. Si je parle au passé, c’est que la population d’Hydra, en tant que population maritime, n’existe plus : ses élémens sont trop divisés pour faire corps.

Les marins d’Hydra ne mettaient en usage ni les connaissemens[1], ni aucune de ces précautions au moyen desquelles le commerce cherche à prévenir le vol ou la perte des marchandises. Dès qu’un capitaine hydriote annonçait qu’il allait faire un armement, ceux de ses compatriotes qui voulaient y prendre part lui envoyaient leurs capitaux. « Le capitaine ne donnait pas de reçu, puisqu’il ne savait pas écrire (dit M. Thiersch, un des auteurs qui ont le mieux parlé de la Grèce), on ne lui en demandait même pas, et souvent on laissait l’argent à la femme, et même à la servante, si le maître n’était pas chez lui. »

La fortune d’Hydra fut brillante, plus brillante que celle de toutes les autres îles. On trouvait à Hydra toutes les commodités de la vie et le luxe le plus recherché. L’île comptait trois mille maisons en marbre taillé, dont quelques-unes avaient coûté plus de 300,000 francs. Aujourd’hui ces maisons sont abandonnées.

Une circonstance dont on ne se rend pas compte au premier moment, c’est que, pendant qu’Hydra se dépeuple, Spetzia, sa voisine, qui n’est pas mieux située qu’elle, s’enrichit et prospère. Cela vient, dit-on, de ce que toutes les fortunes d’Hydra avaient fini par se concentrer dans quelques mains seulement, tandis que celles de Spetzia étaient plus généralement répandues. À l’époque de la paix avec la Turquie, la richesse des familles d’Hydra ne fut pas suffisante pour y rappeler des marins qui trouvaient à gagner leur vie autre part. Quelques-unes des familles riches prirent le parti de s’expatrier, soit pour aller faire le commerce ailleurs, soit pour jouir de leurs revenus. À Spetzia, au contraire, presque tout le monde ayant quelques épargnes, on se réunit, et l’on construisit des navires dans lesquels l’un avait un dixième, l’autre un quinzième d’intérêt, etc.

Autrefois les Hydriotes ne louaient jamais leurs services ; c’était le peuple le plus fier de toute la Grèce continentale ou insulaire ; maintenant il n’en est pas ainsi : la misère a fait plier leur fierté.

Aux jours de l’insurrection, Hydra servit bravement la patrie de ses hommes et de ses vaisseaux. En vertu des lois qui portent que les volontaires de la guerre de l’indépendance seront récompensés par des concessions de terrains, les marins des îles ont été placés dans une fausse position, car ils ne sont ni ne peuvent être laboureurs. Leur métier, comme celui de leurs pères, c’est de courir la mer. Ils demandèrent donc au gouvernement royal des indemnités d’une autre nature, et ils les demandèrent presque comme ils avaient demandé la liberté aux Turcs. On apaisa la sédition, mais bon nombre d’Hydriotes allèrent augmenter les équipages de la flotte ottomane, sur laquelle ils reçoivent des gages qui les mettent à même de donner du pain à leur famille. Le gouvernement grec, de son côté, s’empressa de placer sur ses bâtimens de guerre des marins d’Hydra de préférence aux autres, et c’est encore du pain pour de nombreuses familles de l’île. Le reste vit, à ce qu’on assure, des sacrifices faits par une maison opulente, qui cherche ainsi à retenir le plus possible les habitans, afin d’exercer toujours un patronage qui la rend influente.

Syra, rocher nu et aride, n’a qu’un port et de l’eau. Rien, par conséquent, qui puisse attacher l’homme au sol, ni le jardin, ni le champ héréditaire. L’intérêt commercial peut seul y retenir les exilés que Syra accueillit dans un temps de désolation. Si donc un jour l’intérêt commercial était déplacé, on aurait à redouter le déplacement de la population. Cette réflexion doit être sans cesse présente à l’esprit du gouvernement hellénique.

Déjà, dit-on, quelques symptômes d’émigration commencent à se manifester parmi les Sciotes qui habitent Syra. Sont-ils le prélude d’une fuite générale ? il faut espérer que non, et pour la Grèce, et pour les Sciotes eux-mêmes.

On a pensé que le moyen de retenir la population de Syra, et d’accroître sa prospérité, serait de déclarer l’île port franc. Le gouvernement grec s’est livré à l’examen de cette question avec une attention consciencieuse ; mais, dans l’état où sont encore ses finances, et le roi s’efforçant constamment d’arriver à un budget normal, le gouvernement a dû hésiter à se priver d’une grande partie de l’impôt de Syra. Généralement, on ignore en France les difficultés administratives contre lesquelles lutte le roi Othon. Pendant sa minorité, ses tuteurs ont dissipé sa fortune et celle de son peuple. Maintenant il s’occupe à refaire l’une et l’autre avec une persévérance qui l’honore, et dont on devrait lui tenir plus de compte.

La difficulté matérielle n’est pas la seule qui empêche le roi d’affranchir Syra de l’impôt : il y a de plus une difficulté politique ; car que diraient les blessés, les vétérans de l’insurrection grecque, ceux qui ont été pillés, spoliés, ceux dont les maisons ont été incendiées, les navires détruits ? Ne considéreraient-ils pas comme une injustice qu’une île que la guerre a enrichie reçût des avantages si importans, et cela au préjudice de leurs îles que la guerre a ruinées ? Si vous faites de Syra un port franc, diront les Hydriotes et les Spetziotes, comment récompenserez-vous Hydra et Spetzia ?

Cependant, on sera peut-être forcé de prendre un parti ; car, si la Porte affranchissait Scio de tous droits de douane, soit à l’entrée, soit à la sortie, Syra perdrait peut-être beaucoup, sans qu’Hydra ou Spetzia y gagnassent quelque chose ; mais il n’est pas nécessaire de se presser. On peut attendre que l’on prenne un parti à Constantinople, pour en prendre un à Athènes ; car, à égalité de conditions de douane, l’avantage sera toujours pour l’île la plus favorablement située. Il faut donc espérer pour la Grèce et pour les Sciotes et les Ipsariotes[2], que ceux-ci ne quitteront pas le drapeau hellène, pour aller se ranger sous le pavillon rouge des Turcs.

Quand vous arrivez à Syra, si vous demandez dans quel quartier habitent les Ipsariotes, on vous montre la partie méridionale de la ville, c’est-à-dire les environs des chantiers de construction et les abords du port. Si vous vous informez de la partie de la ville qu’habitent les Sciotes, on vous montre la partie septentrionale, c’est-à-dire les environs de la douane, et vous reconnaissez aussitôt le caractère particulier des deux populations.

Les Ipsariotes ont une telle intelligence des choses de la marine, qu’on a vu des enfans de quinze à seize ans construire des goélettes reconnues pour avoir une marche tout-à-fait supérieure. Que de fois, étant sur le pont d’un de nos bâtimens de guerre, et passant près de navires grecs, j’ai vu nos officiers admirer leur coupe élégante, leur poulaine relevée avec tant de grace, leur beaupré si bien placé, leurs voiles si larges quand elles sont développées, si minces quand elles sont serrées sur leurs vergues ! Mais ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est la manière dont ces navires sont fabriqués. Dans un espace assez restreint qui s’étend depuis les dernières maisons de Syra jusqu’aux murs d’enceinte du lazaret, on compte presque continuellement quinze ou vingt navires en construction, car Syra construit aussi pour des ports étrangers ; quelquefois les rangs sont doubles, et la même calle contient deux bâtimens : celui de devant qu’il faudra avoir fini et mis à l’eau, quand celui de derrière sera prêt à être lancé. Il n’est pas de dimanche où l’on ne voie lancer un, deux, trois, et jusqu’à quatre navires. Toutes ces constructions marchent en même temps. Les pièces de membrures sont taillées d’intuition. C’est à peine si les constructeurs, que rien dans leur mise ne distingue des plus simples ouvriers, ont un compas à leur disposition.

Pour construire des navires, nous employons des pièces de bois de chêne ; celles de ces pièces qui doivent être courbes, nous les voulons courbées naturellement. Les Ipsariotes ne sont pas si difficiles ; leurs navires sont entièrement faits de bois de pin, pas une des pièces de membrure n’est courbe ; c’est au moyen de poutres droites, et en les ajustant après les avoir taillées, qu’on obtient des courbes. Aussi, leurs navires coûtent-ils à peu près le sixième de ce que coûtent les nôtres. Il est vrai qu’ils durent beaucoup moins ; mais ces navires sont payés à leur troisième voyage, et le reste de leur service est tout bénéfice. À cela il faut ajouter que, lorsque les affaires commerciales ne sont pas très actives, les navires qui sont obligés de rester dans le port ayant coûté le sixième de ce que coûtent les nôtres, n’occasionnent, à égalité de tonnage, qu’une perte en intérêt du sixième de celle que le manque d’emploi fait éprouver à nos navires.

Il faut à nos marins presque du comfortable, comparativement à ce que demandent les marins grecs. Que de fois, à Marseille, l’autorité chargée de veiller sur l’amarrage des navires, ayant enjoint à un capitaine grec de mouiller une seconde ancre, n’a pu être obéie, parce que cette ancre n’existait pas à bord ! Que disait alors le capitaine pour s’excuser ? Bastimento nuovo, signore ! Ce qui veut dire, le bâtiment n’a pas encore gagné son second câble et sa seconde ancre ; mais, au voyage prochain, il n’en sera pas ainsi. En effet, un navire hellène est un être qui commence sa vie comme il peut, qui s’habille, qui se nettoie, qui se meuble, à mesure qu’il gagne. Le premier voyage a-t-il été heureux, le navire achète un bon compas de route, des cartes des parages qu’il fréquente, peut-être même une embarcation neuve. Au second voyage, il changera ses voiles qui vieillissent et qui avaient déjà servi à un de ses frères mort avant qu’il fût né. Mais, pour cela, il faut marcher vite, il faut arriver avant les autres ; il peut se faire que les blés de la mer Noire baissent de prix à Marseille, à Livourne, à Gênes. Le navire doit donc se presser, filer jusqu’à douze nœuds, s’il veut qu’on le fasse beau, qu’on lui donne une couche de peinture, que l’on dore la figure blanche qui décore sa poulaine. Rien n’arrête le navire grec, il fait toujours plus de voiles qu’un autre. À bord, c’est un bruit incroyable, ce sont presque continuellement des cris échangés. Dans la plus simple explication, on crie comme dans une dispute ; tout le monde commande, parce que tout le monde est maître, plus ou moins, mais cela n’empêche pas le navire de gagner de vitesse ses concurrens sardes ou autrichiens. Un navire hellène, venant du Levant, se trouve-t-il entre la Sicile et Malte, il met le cap sur la dernière de ces îles, il entre dans le port de quarantaine, passe audacieusement et à toutes voiles entre les navires qui s’y trouvent mouillés ; il jette l’ancre, il s’informe du prix du blé dans l’île ; si ce prix lui offre un bénéfice, il vend ; si, au contraire, on lui dit que le dernier paquebot à vapeur français a porté des nouvelles favorables de Livourne et de Marseille, il demande vite de l’eau et quelquefois du pain. Une heure après, déployant ses voiles, se glissant avec la plus grande adresse entre les rangs de bâtimens à l’ancre, il quitte le port, gagne le large, et va à Livourne ou à Marseille.

Un navire français ne demanderait pas seulement de l’eau et du pain à Malte, il demanderait du vin, de la viande, que sais-je ? Le Grec a à son bord des figues sèches, une certaine quantité d’olives et du poisson salé ; avec cela, du pain et de l’eau, c’est tout ce qu’il lui faut. Le capitaine mange au même plat que les autres ; presque jamais de cuisine sur le pont, pas de provisions de bois, pas de viande salée, pas de volailles, pas de légumes à acheter, pas de meubles, pas de rideaux dans la chambre, pas de glaces, pas de vaisselle, pas de tout ce qui nous ruine, pas de tout ce que nos besoins de luxe imposent à nos armateurs de navires ! Mais aussi de bons résultats, de l’argent gagné, et chez nous presque toujours de l’argent perdu ! Vous savez maintenant pourquoi le personnel et le matériel de notre marine marchande diminuent chaque jour, et pourquoi on lance jusqu’à deux, trois et quatre navires par dimanche à Syra !

Quand la marine marchande grecque se mit à faire la guerre, elle abandonna le commerce, et de même qu’elle avait, à l’époque de notre révolution, comblé le vide produit dans le mouvement commercial de l’Orient par la retraite de nos navires, de même il s’éleva trois marines marchandes nouvelles, qui vinrent combler le vide causé par l’armement en guerre des navires hydriotes, spetziotes et ipsariotes ; ce sont les marines dalmate, sarde et napolitaine. Mais, après la guerre, les Grecs, retrouvant leur esprit d’association, leur activité, leur intelligence, ont prouvé qu’il y avait place pour quatre, et je suis convaincu qu’il y aurait place pour cinq, si l’on songeait à doter la France d’une marine à bon marché.

Je ne veux pas dire que jamais on ne se soit occupé d’une question si importante ; mais, par la raison que l’administration des douanes, placée dans les attributions du ministère des finances, a perdu une grande partie de sa qualité d’administration protectrice, pour devenir une administration purement fiscale, la marine marchande, placée exclusivement dans les attributions du ministre de la marine, n’a jamais été considérée que comme un moyen de recruter la marine militaire. Il résulte de là, pour nous, une condition d’infériorité dans la Méditerranée, dont je vais essayer de donner une idée par des comparaisons.

La France, ayant sur ses côtes méridionales une population maritime qui n’est pas plus considérable que la population maritime des côtes de l’empire d’Autriche et du royaume de Sardaigne, et qui l’est beaucoup moins que celle du royaume de Naples, est obligée, par sa qualité de première puissance navale, d’entretenir des armemens nombreux. L’Autriche, la Sardaigne et Naples, au contraire, n’ont jamais à la mer plus de cinq ou six navires, dont les plus forts sont des frégates. Mille à quinze cents hommes au plus, voilà tout ce qu’il faut à chacune de ces puissances. Trois à quatre mille hommes peut-être, voilà ce que nos escadres demandent, en temps ordinaire, à la population de nos côtes de Provence, de Languedoc et de Roussillon !

De là résulte une pénurie de matelots pour le commerce français, quand il y a abondance de bras libres du service militaire chez les autres. De là vient que dans nos ports un matelot se paie jusqu’à 50 francs par mois, tandis qu’à Gênes, à Naples et en Dalmatie, on le paie 30 francs tout au plus. De là vient aussi que, lorsque nous faisons des expéditions comme celle d’Alger en 1830, les transports étrangers se louent à notre gouvernement moyennant 13 francs par mois et par tonneau, et que les navires français réclament 16 et 17 francs. De là vient, enfin, qu’après avoir établi en Afrique des droits proportionnels à l’effet de favoriser la marine nationale, le gouvernement, frappé bientôt de l’augmentation de ses dépenses, par suite des prix plus élevés qu’il paie pour le fret des objets à transporter, est obligé de revenir sur la mesure que lui avaient inspirée les intérêts français ; car c’est aussi un intérêt français que l’intérêt du contribuable.

Je n’ai pas l’intention de traiter ici la question du recrutement de l’armée navale ; je me propose seulement d’indiquer le moyen d’arracher, autant que possible, aux pavillons étrangers le transport d’un certain nombre de produits que nos lois de douane n’ont pas réservés au pavillon français, et que livre à nos concurrens la franchise du port de Marseille.

Ce n’est assurément pas exagérer que d’évaluer à deux cent cinquante, année moyenne, le nombre des navires, autrichiens, sardes, napolitains et grecs, qui portent à Marseille des denrées récoltées dans des pays autres que ceux auxquels ces navires appartiennent. Or, ces deux cent cinquante navires emploient au moins trois mille matelots, et, comme ce sont des matelots étrangers, la marine militaire de France n’a aucune action sur eux. Resterait à savoir s’il ne vaudrait pas mieux que trois mille marins français gagnassent ce que gagnent avec nous ces marins étrangers, dût la marine militaire renoncer à son droit sur eux. Dans l’un comme dans l’autre cas, la flotte ne profiterait pas de ces hommes ; mais l’argent que la France paie à des étrangers serait gagné par des Français.

Des hommes et des navires à bon marché, voilà le problème à résoudre ; sans cela nous nous trouverons toujours dans des conditions d’infériorité relativement à nos voisins, et surtout relativement aux Grecs.

Pour construire à bon marché, il faut renoncer à notre luxe d’installation, et peut-être à une partie de notre luxe de solidité ; il faut, à l’imitation même des peuples du nord qui naviguent dans des mers si mauvaises, employer dans nos constructions plus de sapin que nous n’en employons ; il faut, comme les Grecs, remplacer les voiles en fil de chanvre par des voiles en fil de coton ; au lieu de faire venir les bois de construction à Marseille, il faut faire construire les navires de Marseille là où se trouvent les forêts qui produisent les bois. Si l’on accordait au commerce français la faculté de faire construire des navires à l’étranger, il userait sans doute, au moment même, de cette faculté, et il appellerait peut-être cela de la liberté commerciale, parce qu’en Prusse, en Russie, etc., les constructions reviennent moins cher que chez nous. Mais, chose singulière ! il y a dans un de nos départemens, en France par conséquent, tous les élémens d’une construction qui ne serait pas plus chère peut-être qu’en Prusse ou en Russie, et personne ne pense à mettre tant d’avantages à profit ! Ce département, c’est la Corse. Là, le bois est à très bon marché : il y a du chêne pour les membrures, et du sapin pour la mâture et pour les bordages ; là, le minerai de l’île d’Elbe peut être converti en fer avec les branchages de l’arbre qui servirait à faire le navire ; là, s’offrent toutes les ressources des pays les plus favorisés. Construisons donc des navires en Corse, et nous n’aurons plus à nous occuper que de trouver des matelots consentant à servir sur ces navires, moyennant une solde égale, autant que possible, à celle qu’on paie en Italie.

La première condition pour avoir des équipages à bon marché, c’est que les hommes soient sobres, parce que des hommes sobres peuvent seuls trouver de l’avantage à naviguer à la part, c’est-à-dire moyennant un bénéfice proportionnel à celui du navire. Les marins qui ont des besoins sentent trop qu’à la part ils seraient moins bien nourris, ou n’auraient rien à recevoir au retour du voyage. Dans un navire où l’on navigue à la part, chacun est spéculateur : le propriétaire du bâtiment, le capitaine, le matelot, le mousse même. Alors chacun fait de son mieux pour économiser et pour aller vite, soit dans le chargement, soit dans la route, soit dans le déchargement. Quand un équipage, au contraire, est payé au mois, il peut avoir parfois intérêt à ne pas se presser. Les Dalmates, les napolitains, les Sardes, et surtout les Grecs, remplissent au plus haut degré la condition que je viens d’indiquer ; mais trouverait-on en France des populations ayant des mœurs et des habitudes analogues aux habitudes et aux mœurs de ces peuples ?

La France continentale ne nous offrirait certainement pas, dans sa partie méridionale, des hommes comme il les faudrait. Marseille attire à elle toute la population pauvre de la Provence, ou, pour mieux dire, toute la population de la Provence pauvre. On ne songe guère à se faire marin, même quand on doit gagner 50 francs par mois et la nourriture, lorsqu’en se faisant portefaix, voiturier, etc., on peut gagner 5 fr. par jour. Dans la Provence riche, la culture occupe presque tous les bras, et il en est de même en Languedoc. C’est donc encore vers la France insulaire qu’il faut tourner ses regards pour trouver ce que nous cherchons.

Le Corse vit de peu, il n’a aucune habitude de luxe, il est bon marin ; mais le Corse a peur des réquisitions pour l’armement de la flotte, et il hésite à adopter une profession qui peut l’obliger à servir l’état à plusieurs reprises, et cela pendant deux, trois et même quatre ans chaque fois, de telle sorte qu’il ne sera définitivement fixé dans ses foyers qu’à l’âge où tout travail qui réclame de la vigueur et de l’énergie lui deviendrait impossible.

On compte cependant en Corse environ deux mille marins classés ; mais il y en a la moitié qui ont passé l’âge où l’on peut encore être requis. Sur les mille qui n’ont pas atteint cet âge, il y en a trois cents au service de l’état. Avant 1790, la population maritime de l’île était bien plus nombreuse qu’aujourd’hui. Ajaccio, avec quatre mille ames de population, comptait six cents hommes propres à la navigation, et ce port expédiait à lui seul quarante à cinquante barques pour la pêche du corail sur la côte d’Afrique. Après la paix, cette branche de commerce reprenait quelque activité, lorsqu’en 1817 les Bédouins de Bone massacrèrent les pauvres marins et pillèrent ou détruisirent les bateaux corailleurs : ce fut la mort de cette industrie. À la pêche du corail succéda la contrebande. Tous les marins corses furent contrebandiers, jusqu’au moment où des lois spéciales anéantirent ce commerce illicite, dont le développement menaçait l’agriculture du pays, car les objets de contrebande consistaient principalement en grains de la mer Noire, qu’on allait acheter à Livourne. Il ne reste donc plus aujourd’hui que le transport des produits de l’île à Marseille, et le transport des produits continentaux que consomme l’île ; mais les bateaux à vapeur viennent en concurrence avec la navigation à voiles, et la marine corse va cesser d’exister, si on ne lui donne pas le moyen de se relever.

Ce qui manque à la Corse, ce sont des capitaux ; et, pour les y appeler, il faut encourager la construction et l’armement des navires.

Un ministre napolitain, frappé de ce qu’avec une si grande étendue de côtes les royaumes de Naples et de Sicile n’avaient pas de marine, fit décider que tout navire d’un certain tonnage qui serait construit dans un espace de temps déterminé, obtiendrait une remise, à ses deux premiers voyages, de 10 p. 100 sur les droits de sortie des marchandises qu’il chargerait. Par cette remise, le navire était payé presque en entier, et cela eut pour résultat de créer, en deux ou trois ans, une des marines les plus importantes de la Méditerranée.

Faisons quelque chose d’analogue en Corse, c’est-à-dire accordons une prime à ceux qui construiront dans l’île des navires de cent cinquante à trois cents tonneaux ; ajoutons-y, si cela est possible, quelques modifications dans la rigueur du service à bord des navires de guerre, et bientôt nous rivaliserons, pour le bon marché des transports, avec les marines d’Italie et avec celles de Spetzia et de Syra.


De Ségur Dupeyron.
  1. Le connaissement est la lettre de voiture maritime.
  2. Scio et Ipsara ne font pas partie de la Grèce telle que les traités l’ont constituée.