La main de fer/4
CHAPITRE II
MAIN-DE-FER
Le lendemain, à son réveil, avant le saut du lit, De la Salle repassa minutieusement dans sa mémoire tous les événements de la veille. Qu’il eût affaire à quelque misérable ayant de bonnes raisons de le craindre, c’était évident, mais c’est la voix du gaillard subitement dégrisé qui l’intriguait, car il lui semblait que cette voix n’était pas étrangère à son oreille.
Il eut beau chercher, fouiller le passé, la lumière ne se fit point sur ce qu’il voulait élucider.
Mais il s’arrêta tout à coup à une idée qui venait de surgir à son esprit.
Il s’habilla rapidement, endossant le plus modeste de ses vêtements, s’arma de son épée et d’une paire de pistolets qu’il dissimula sous son pourpoint.
Le jour commençait à peine, et c’est même ce qui décida De la Salle à mettre son projet à exécution.
Il sortit de son hôtel et se dirigea aussitôt vers la ruelle, endroit de sa rencontre de la veille avec le turbulent disciple de Bacchus. Il se promena dans ces parages et, lorsqu’il voyait quelqu’un venir à lui, il baissait la tête, rabattant son large feutre sur ses yeux et prenait la mine craintive, effarouchée, du malfaiteur qui a maille à partir avec Dame Justice et se tient toujours aux aguets en cas d’alerte.
Puis, quand il arrivait de la sorte à quelques pas du personnage, il se redressait, poussait sa coiffure en arrière d’un geste de la main, et du coin de l’œil épiait un signe lui révélant la présence de celui qu’il cherchait.
— Cet individu quel qu’il soit, ne m’est pas étranger cela est sûr, et, s’il me redoute c’est qu’il craint et pour cause que je le reconnaisse ; donc, en ouvrant l’œil, je parviendrai peut-être à le retrouver !… Je soupçonne que cela en vaut la peine. Pourquoi ?… Je ne saurais l’expliquer… mais j’en ai l’intuition… continuons !…
Et les allées et les venues se renouvelaient, — il faut l’avouer, — sans succès.
Une fois ou deux, De la Salle se crut en bon chemin, mais trop avide de retrouver l’homme mystérieux, il se méprit chaque fois sur des gestes, n’ayant point du tout la signification qu’il leur attribuait.
En chaque cas, il en fut pour des excuses.
Non rebuté, il recommença ses marches et contremarches, lorsque enfin il se dit :
— Non ! mais au lieu de me morfondre ici à faire les cent pas, si je visitais les cabarets des environs ?… Morbleu !… Je parie que de cette façon je retrouve mon gaillard !… Allons !… en chasse !…
Sitôt dit, sitôt fait. Il se dirigea vers le premier cabaret qu’il vit et y entra.
Il prit place à une table près de la porte et commanda une bouteille de vin ; il s’en versa un plein gobelet, quoique son idée n’était pas du tout de boire. En le sirotant, il étudia les personnes présentes dans la pièce. Il examina d’abord les plus rapprochées de lui. Rien, là !
Ensuite, tout au fond de la salle, il aperçut deux lurons à la mine sordide, qui festoyaient gaiement. Leurs lèvres se penchaient très souvent, avec amour, sur le bord de deux grands bols, dans lesquels ils se versaient de copieuses rasades. Ils mangeaient goulûment d’un certain ragoût posé devant eux.
De la Salle ne voyait que le visage de l’un des compères, l’autre lui tournant le dos. À en juger par leur belle humeur, leurs propos étaient amusants : ils riaient à gorge déployée.
Tout à coup celui qui tournait le dos se mit à chantonner :
« Si tu veux, ma toute belle,
Faire mon bonheur… »
— C’est lui ! s’écria De la Salle, s’oubliant subitement.
À ces mots imprudents, chacun dans le cabaret de regarder qui avait parlé.
De la Salle sentit immédiatement quelle bévue il commettait ; il songea à la réparer tout de suite.
Déjà les clients du bouge murmuraient entre eux, et les mots de limier de police, etc., se faisaient entendre. Un mauvais parti s’annonçait pour notre homme.
Il le conjura.
— L’ami, dit-il, s’adressant au chanteur, je suis à la recherche d’un ancien qui a déjà travaillé pour moi jadis… et j’aurais encore besoin de lui…
— Compris… et… à quel nom répond-il, votre ami ?
— Au sien.
— Ah, ça !… vous êtes farceur, vous !…
— Des fois !
— Dites donc, bourgeois, est-ce que je lui ressemble à votre ami ?
Il fallait bien répondre quelque chose à tout hasard.
— Oui… un peu…
— Alors, je dis que c’est un beau garçon !…
À cette rude plaisanterie, il y eut une saillie générale chez tous les habitués de la maison, car le drôle avait une physionomie repoussante.
Son hilarité calmée, il reprit :
— C’est en m’entendant chanter que vous avez cru reconnaître votre ami, pas vrai ?
— C’est cela, et parce que, aussi, vous avez chanté la même chanson que lui…
— Oh ! bien !… je sais maintenant qui vous cherchez !… Revenez ce soir et vous le verrez !…
— Je doute que vous le sachiez !…
— Pariez-vous une chope de vin que je le connais ?
— Va pour le vin.
— C’est Jolicœur !
Quoique De la Salle nourrissait un vague espoir d’entendre prononcer un nom par le misérable, qui le mettrait sur la trace de son inconnu, il était loin de penser que ce serait celui-là. Aussi trahit-il son étonnement par :
— Hein ! Jolicœur ?… Vous dites Jolicœur ?… demanda-t-il se levant tout d’une pièce.
— Eh bien ! oui !… Qu’est-ce que vous avez ?… Cela semble vous surprendre beaucoup ?…
— Ma foi !… oui !… fit-il, se rasseyant, je le croyais trépassé depuis longtemps !… Ah ! mais dites-moi, ce Jolicœur a-t-il déjà été en Amérique ?… Ce n’est peut-être pas le même que j’ai connu !…
— Oui, il y est allé… et a failli y rester pour tout de bon !…
— Et vous dites que je le verrai ici ce soir ?
— Je le crois ; il vient toujours faire son petit tour.
— Merci !…
De la Salle se leva et allant au comptoir où siégeait le cabaretier, il lui jeta un louis en disant :
— Voici pour ma consommation et pour le vin que j’ai promis à cet homme.
Il sortit accompagné des remerciements empressés de l’individu qu’il venait de régaler.
À son retour à l’hôtel « Aux armes de Bretagne », notre Rouennais songeait à ce qu’il venait d’apprendre. Il pouvait à peine en croire ses sens.
— Pourtant, se disait-il, j’ai bien entendu, bien compris… et plus j’y pense, plus je suis forcé d’admettre que tout cela a un cachet de vérité !… Mais alors, la fuite de ce Jolicœur du fort de Cataracouy tient du miracle !… Dois-je le signaler à la police ?… La noire rancune lui souffle peut-être de mauvais projets contre ma sécurité future… Allons !… je crois que la prudence me commande de le mettre dans l’impossibilité de me nuire ; j’irai voir le lieutenant-général de police ce soir.
Le soir, dans son entrevue avec ce personnage, il obtient la promesse que Jolicœur serait à courte échéance logé aux dépens du Roi, pour un temps indéterminé, et sans privilège de sortir de la ville.
De la Salle revint donc de cette visite plus tranquille, sur un point.
Celui qui était l’objet de cette démarche et de cette mesure de prudence avait été averti par les deux habitués de l’auberge, qu’un bourgeois avait besoin de ses services ; sur la description qu’ils lui en firent, Jolicœur eut l’intuition que De la Salle l’avait découvert.
L’on conçoit aisément que ce gaillard risquant de se faire arrêter, n’eut rien de plus pressé que de savoir sa sécurité personnelle assurée. Sans tarder d’un moment, il s’éclipsa ; comme la taupe il rentra sous terre et il se cacha dans les catacombes de Paris.
Lorsque les sbires du lieutenant-général de police d’Argenson opérèrent leur descente aux lieux que fréquentait d’habitude le gibier qu’ils cherchaient, ils ne furent pas heureux.
Et, l’ancien valet du fort Frontenac craignant s’il sortait trop tôt de sa retraite, de sentir la main d’un agent de police l’appréhender, restait prudemment coi.
Pendant ce temps, M. de Tonty, comme l’avait convié M. de la Salle, venait dîner avec son futur chef, aux « Armes de la Bretagne ».
Ayant satisfait aux exigences d’un bon appétit, ces deux messieurs, en dégustant leur café, parlèrent de la Nouvelle-France et des vastes projets qui hantaient le cerveau de De la Salle : du commerce des fourrures avec les sauvages de l’Amérique, qu’il voulait pratiquer sur échelle colossale ; des découvertes qu’il prévoyait à l’ouest et au sud des Grands Lacs canadiens. Tonty l’écoutait ravi, car cette vie aventureuse lui souriait, lui qui, depuis sa tendre enfance, vivait au sein des vicissitudes, des misères causées par les événements que nous allons mentionner.
Le père d’Henry était un banquier napolitain, jouissant d’une certaine renommée comme financier. En juillet 1647, les Lazzaroni de Naples se révoltèrent contre une mesure arbitraire que voulait leur imposer le vice-roi espagnol, le duc d’Arcos, et, le célèbre peintre Salvator Rosa ainsi que Lorenzo Tonty, furent du nombre de ceux qui se joignirent aux pêcheurs italiens que commandait Massaniello. Tonty s’empara de la forteresse de Gaëte, près de la ville, et s’y maintint durant le règne éphémère de Massaniello. Ce dernier, grisé par le succès d’abord obtenu, voulut jouer au despote, mais ses partisans qui refusaient d’accepter les impôts du duc, ne pouvaient tolérer en leur propre chef des caprices tyranniques. C’eût été tomber de Charybde en Scylla, aussi s’en débarrassèrent-ils promptement, en l’assassinant.
À la suite de cette affaire, les Lazzaroni n’ayant plus de guide, et la zizanie régnant parmi eux, Tonty les abandonna et se réfugia à Paris, où son concitoyen le Cardinal Mazarin, alors premier ministre de France, exerçait une grande autorité.
En ce temps-là les frais de guerre et des fonctionnaires malhonnêtes avaient mis à sec le trésor royal.
En 1653, Lorenzo Tonty suggéra au Cardinal un moyen de remplir la caisse du roi, par des emprunts et des rentes viagères dont les extinctions profitent aux survivants : on les appela Tontines. Le premier essai n’eut point de réussite.
Le gentilhomme napolitain, après l’échec subit dans son projet soumis à Mazarin, fut en défaveur et vit s’évanouir ses chances d’avancement, et pendant quelques années végéta tristement.
Henry dont la naissance remonte à 1650, venait d’atteindre sa dix-huitième année, âge auquel une carrière s’impose. Il opta pour la marine, et son père le plaça en qualité de cadet, à Marseille. L’année suivante, Lorenzo pour un motif resté inconnu, fut incarcéré à la Bastille, d’où il ne sortit que huit ans plus tard, pour mourir misérablement, pendant que le gouvernement de Louis XIV battait monnaie avec son invention.
Deux ans après Henry servait comme garde-marine. Il remplit cette charge jusqu’en 1674.
Il fit sept campagnes, dont quatre à bord des vaisseaux de guerre, et trois sur les galères.
Cela nous porte à 1677. Il était alors à Messine, en Sicile, remplissant les fonctions de capitaine-lieutenant du mestre de camp qui commandait vingt mille hommes. Il portait en plus le grade de capitaine-lieutenant de la brigade de Vintimille.
Henry, comme tous les braves, d’ailleurs, racontait sans forfanterie ses prouesses, ses faits d’armes.
Écoutons-le plutôt lorsqu’il s’exprime sur un combat où il perdit la main droite :
— Voyant l’ennemi s’avancer pour attaquer la porte de Libisso, fîmes une sortie. Au fort de la mêlée j’eus la main droite emportée par une grenade. Nous eûmes le dessus, et nos gens rentrèrent en désordre dans la ville, mais je fus fait prisonnier ainsi que quelques autres et conduit à Métasse. En route, je perdais beaucoup de sang par ma blessure et me sentais affaiblir ; aussi, je résolus de ne pas attendre la présence d’un chirurgien pour faire l’opération nécessaire. Je pris un couteau et je me coupai le poing, puis j’arrangeai les chairs sanglantes et je me ligaturai le poignet…
— Comment ! s’écria De la Salle, vous n’avez qu’une main de bonne et la gauche avec cela ?
Le chevalier sourit et dit en montrant sa main droite :
— J’ai remplacé la main perdue par une autre en cuivre. Je m’en trouve assez bien, quoique je sois plus gauche avec, fit-il en riant, que lorsque j’emploie la gauche.
— Corbleu ! je le crois. Mais, mon cher monsieur de Tonty, je crains que cela ne vous nuise en Canada, dans la vie qu’il nous faut suivre. Il se trouvera des circonstances, des cas imprévus où votre vie et celle de vos hommes dépendront de votre habileté à vous servir de vos deux mains… Et si votre main droite se prête avec difficultés aux manœuvres que vous voudrez lui imposer, et que votre gauche soit inhabile à suivre les commandements que votre esprit lui donnera, des inconvénients graves, sérieux peuvent en résulter !…
— M. de la Salle, dit Tonty, je ne vous demande que la faveur d’un essai avant de me juger !… Si vous n’êtes pas satisfait de moi, je reprendrai la route de France sans délai !… Je vous disais, il y a un instant, reprit-il, que, fait prisonnier je fus conduit à Métasse. J’y fus détenu six mois, et ensuite échangé contre le fils du gouverneur de cette place et l’on me renvoya en France…
— Vous revîntes en France ?
— Oui, mais je n’y restai que fort peu de temps ; ayant reçu du roi trois cents livres je me procurai cette main articulée pour remplacer celle qui me manquait, et je repartis pour la Sicile où je fis la campagne en qualité de volontaire sur les galères, jusqu’à la conclusion de la paix de Nimègue, qui me jeta de nouveau sur le carreau, sans emploi !
Il s’empressa d’ajouter :
— Je me rends bien compte que si j’ai bien pu finir la campagne de Sicile avec une main de cuivre, ce pourrait être une affaire toute différente dans les contrées sauvages du Canada, mais j’ai conscience que vous aurez lieu d’être content de moi !
— Je vous crois, dit De la Salle, et prenant un verre de vin il salua son convive de ces mots :
— Au succès de mon lieutenant en Canada !
Tonty se hâta d’y faire honneur, et répondit :
— Merci !… Et à la pleine réussite de vos projets !…
Il fut donc convenu que Tonty suivrait De la Salle.
Celui-ci entretint longuement son nouvel assistant et lui exposa clairement le tableau des plans qu’il méditait pour les pays d’outremer.
Ils se séparèrent enfin, mais en convenant d’un rendez-vous pour quelques jours plus tard.
Que dirais-je encore ? Ils se revirent plusieurs fois encore après cela. C’était une école pour notre chevalier, car au sortir de ces entretiens il possédait de plus amples notions de notre colonie.
Quelques jours de réclusion sous terre ennuyèrent énormément le beau Jolicœur, et malgré sa prudence, il ne put résister à l’envie qui le brûlait de mettre le nez dehors.
Il se risqua graduellement à reparaître sur le pavé de Paris, mais il se tint au loin de ses anciens quartiers, craignant, peut-être avec raison, de faire une mauvaise rencontre.
Un jour, il vit passer M. de la Salle dans une chaise à porteurs. Cette vue réveilla sa haine un instant oubliée durant son émoi causé par son appréhension d’être arrêté.
Dès lors l’esprit de vengeance le tenailla incessamment et lui souffla les plus noirs projets.
Tant que celui qu’il redoutait habiterait Paris, ce serait comme l’épée de Damoclès suspendue sur sa tête. Si jamais son ancien maître le rencontrait, il n’avait pas de doute qu’il serait pris immédiatement. En second lieu, les limiers du vicomte d’Argenson lui donnaient le cauchemar ; il s’imaginait presque toujours voir l’un d’eux briser le fil qui retenait en l’air l’arme redoutable.
Et comme il soutenait son innocence du crime imputé, il en rageait ! S’il était coupable comment expliquer son attitude ? Par l’irritation d’avoir été découvert et exposé ; par la jalousie que nourrit tout fourbe envers ce qui est droit et bon. Mais s’il était innocent ? Ah ! le lecteur s’expliquera bien toute la révolte animant le malheureux, déchu depuis ce jour fatal où il connut injustement l’opprobre publique, pauvre victime de circonstances impossibles à contrôler.
Parce que Jolicœur continuait à se dire innocent sans que rien vînt affirmer la véracité de sa parole, méritait-il d’être cru ? Il y a des êtres à la conscience maculée qui finissent par ajouter bonne foi entièrement à leur version, à force de se la répéter à eux et à ceux qui daignent les entendre.
Dans quelle catégorie classer cet homme ? Faute de preuves matérielles faisons-lui le bénéfice du doute.
Jolicœur machinait donc un projet qui devait satisfaire les sentiments de son cœur.
Seul, il ne pouvait rien, aussi dut-il s’associer un couple de spadassins de ses connaissances, jolis oiseaux dignes du gibet, et qui mirent leurs brettes à son service, moyennant une part dans le butin que Jolicœur leur assura être riche.
Il n’y avait plus qu’à épier M. de la Salle et profitant d’un soir obscur, à son retour d’une soirée ou d’un diner, de lui tomber dessus l’épée haute.
Trois contre un ! Il succomberait prestement, le temps de le dire. On ne lui permettrait pas de se reconnaître tant l’attaque serait brusque.
À qui sait attendre tout vient à point ! Et comme celui qui est aiguillonné par la haine ne vit que pour assouvir ce sentiment, la patience lui est souvent nécessaire. Jolicœur sut épier, attendre et saisir le moment propice pour le guet-apens médité.
Croyant n’avoir plus rien à redouter de son ancien valet, De la Salle était un peu moins sur ses gardes. Une rencontre intempestive d’un ou deux coupe-jarrets existait bien, mais ces gens-là ne sont pas réellement braves, et il comptait pour s’en débarrasser sur sa bonne épée reposant toujours à l’aise, toujours dégagée dans son étroite gaine.
Le dîner avait été somptueux chez M. de Tonty et De la Salle en revenait avec cette expression de bien-être ressentie des gastronomes, après un repas succulent, arrosé de bons vins.
Une douce mollesse détendait ses nerfs, et le balancement soutenu et égal de la chaise à porteur dans laquelle il reposait, alourdissait ses paupières, quand soudain (il avait vingt minutes environ qu’il avait quitté l’hôtel du prince) la chaise tomba lourdement sur le pavé et les porteurs s’enfuirent.
En même temps, quelqu’un ouvrait violemment la porte, et De la Salle, maintenant alerte, vit briller une lame d’acier à la lumière du réverbère du coin.
Il se jeta dehors en dégainant et il s’adossa tout de suite contre le mur d’une maison pour éviter d’être cerné, pressentant qu’il allait avoir une dangereuse partie sur les bras. Bientôt un cercle de fer s’abattit autour de sa tête. De la Salle n’était pas un ferrailleur, et il dut concentrer toute son énergie pour parer les bottes qu’on lui portait. On le tenait là comme cloué.
Il eut la vision de faiblir et de tomber percé, criblé comme une passoire, s’il ne recevait pas d’aide. Il le comprit bien.
Il appela au secours !
Les bandits le harcelèrent de plus près.
Il cria encore !
Les drôles le pressèrent en ricanant. L’endroit était désert, et rien n’indiquait que l’appel serait entendu.
Le cliquetis des fers se croisant paraissait se multiplier et fatiguait beaucoup le bras de De la Salle, qui lança un dernier cri désespéré.
Des bruits de pas se firent entendre. L’un des trois brigands se détache du groupe pour se porter au-devant du nouveau personnage arrivant en scène.
— Tenez bon ! disait le nouveau venu. Je viens vous secourir !
Au son de la voix, De la Salle tressaillit et se ranima.
Un cri sourd, une chute, et le drôle qui s’était séparé de ses amis tombait frappé en pleine figure, puis un deuxième s’affaissait comme s’il eut reçu un coup de massue sur le crâne. Le troisième, voyant cela, eut peur et prit la fuite.
De la Salle, libéré, s’avança pour remercier son sauveur. Que l’on juge de son étonnement en reconnaissant De Tonty. La surprise de celui-ci fut non moins grande.
— Vive Dieu, s’écria De la Salle, aussitôt leur effusion de compliments et de remerciements passée, mon cher chevalier, vous m’avez rendu un fier service !
— Grâce à ma Main-de-Fer, répondit le fils du Napolitain.
— Comment cela ?… Que dites-vous ?
— Eh oui !… voyez plutôt !…
Il montrait les coupe-jarrets qui gisaient sans vie à leurs pieds. L’un avait le visage fracassé, l’autre la tête fendue, et tous deux baignaient dans leur sang. Leurs blessures étaient produites comme par un instrument contondant : la main droite de Tonty.
De la Salle se pencha pour voir de plus près.
Il eut une exclamation de stupeur.
— Qu’est-ce donc ? demanda De Tonty.
— Le misérable que je voulais faire arrêter !… Jolicœur !…
Tonty se baissa à son tour et posa sa main gauche sur la poitrine de Jolicœur.
— Je ne sens pas battre le cœur, dit-il.
Il se releva.
— Il n’a que ce qu’il mérite, répondit De la Salle. Allons-nous-en !… La police ramassera et fera ce que bon lui semblera de ces deux corps !…
Ce fut l’oraison funèbre de Jolicœur et de son compagnon.