Edouard Garand (73 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 40-41).

CHAPITRE XII

L’EXPÉDITION AU MISSISSIPPI


De la Salle quitta Crèvecœur inquiet du sort du « Griffon » et retourna en toute diligence au fort Frontenac, pour en avoir des nouvelles. Dans sa route il rencontra des coureurs des bois, des Sauvages, des traiteurs et des officiers de la colonie, mais aucun, en réponse à ses interrogations, ne put le renseigner au sujet du navire disparu.

Les messagers de la nouvelle du désastre à Crèvecœur, dépêchés par Tonty, le rejoignirent à Cataracouy.

Aussitôt De la Salle prit des mesures pour surprendre les déserteurs à leur descente des pays d’en haut. Il s’embusqua sur le lac Ontario et lorsque les déserteurs arrivèrent, il en tua deux et fit les autres prisonniers.

Il organisa à la hâte un parti pour secourir son digne lieutenant, mais il atteignit Crèvecœur trop tard. Tonty n’y était plus ; les Iroquois avaient disparu après avoir poursuivi et massacré un grand nombre d’Illinois. De la Salle chercha parmi les morts laissés sans sépulture, redoutant d’y trouver le corps de son fidèle ami. Ses recherches furent infructueuses et il s’achemina vers le fort des Miamis pour y passer l’hiver, reconstruisant auparavant le fort Crèvecœur.

Pendant ce temps, Tonty et ses compagnons, surmontant des difficultés et des misères extrêmes, gagnaient un village de Poutéaoutamis, au nord des Illinois.

Au printemps, avons-nous dit, le gentilhomme italien se dirigeait sur Michilimakinac. De la Salle en faisait autant, et tous deux se retrouvèrent avec une joie facile à imaginer.

Ils se concertèrent sur les moyens à prendre pour le voyage prémédité sur le Mississippi, et décidèrent de rentrer au fort Frontenac y organiser immédiatement les choses nécessaires à cette expédition. Le P. Membré les accompagnait.

Étant arrivés dans le lac Ontario, De la Salle prit les devants pour préparer un bateau que l’Italien attendit au village de Teyagon, et de là s’embarqua pour les Illinois. À la rivière des Miamis où De la Salle devait venir les retrouver, la troupe de Tonty s’adjoignit encore quelques Français et quelques Sauvages.

Enfin, De la Salle, parut au fort des Miamis le 3 novembre 1681, et aussitôt l’expédition s’ébranla. Traversant le sud du lac des Illinois, ils se rendirent à la rivière Chicago, où il y a un portage qui mène à celle des Illinois.

L’expédition se composait de vingt-trois Français, dix-huit guerriers Mahingans et Abénakis, dix femmes sauvages et trois enfants.

Les cours d’eau à ce temps de l’année étaient recouverts d’un épais cristal. Les voyageurs se fabriquèrent des traîneaux et tirèrent dessus leurs bagages jusqu’à trente lieues au-dessus du village des Illinois, où la navigation reprenait ses droits.

De la Salle poussait de l’avant rapidement. À la fin de janvier 1682, les Français atteignaient le Mississippi à cent quarante lieues de Chicagou.

À six lieues plus loin, sur la droite en descendant, ils trouvèrent une grande rivière qui coule de l’ouest, (Missouri). La halte pour la nuit eut lieu à l’embouchure de ce cours d’eau, et le lendemain à dix-huit milles sur la gauche, l’on prenait pied à terre au village des Tamaroas, alors abandonné par la tribu hivernant dans les bois.

De la Salle y fit sa marque afin d’indiquer son passage là, et continua jusqu’à la rivière Ouabache, qui est à quatre-vingts lieues de celle des Illinois. Elle vient de l’Est et à plus de quinze cents milles de long. Les Iroquois se servent de cette voie pour porter la guerre chez les naturels du Sud.

Soixante lieues plus bas, De la Salle est forcé de relâcher à cause de la perte de Prudhomme, son armurier, qui s’égara dans les bois bordant le Mississippi. Les services de cet homme lui sont indispensables et il ordonne aussitôt des battues pour le retrouver. Tonty à la tête d’un groupe explore en tous sens la contrée adjacente, pendant une semaine. Des signaux de tous genres sont déployés mais Prudhomme demeure introuvable.

Tonty s’empare de deux sauvages Chicossas dont la bourgade est à trois journées de marche dans les terres riveraines du Mississippi. Ils ont, disent-ils, deux mille combattants, dont la plupart ont la tête plate, ce qui est une beauté parmi eux ; les femmes ayant soin d’aplatir ainsi la tête à leurs enfants, au moyen d’un coussin qu’elles leur mettent sur le front et le sanglent avec une bande, et quand ils sont gras ils ont la face aussi grande qu’une assiette creuse.

De la Salle en remit un en liberté, lui donna des présents pour porter à sa nation, afin que s’ils détenaient l’armurier, ils le renvoyassent.

Autour du terrain occupé par les cabanes des gens de l’expédition, l’on éleva une enceinte de pieux, comme mesure de protection.

Le dixième jour de la disparition de Prudhomme, ils le virent émerger du bois, pâle, hagard, les vêtements en lambeaux, les mains déchirées. Il chancelait comme un homme ivre, et n’avançait que péniblement.

On s’élança à son secours et on l’amena en présence de De la Salle et Tonty.

Lui ayant administré un cordial, (le malheureux qui à l’approche de ses amis venait de perdre connaissance), reprit ses sens. Il était à bout de forces, épuisé ; cependant, il voulut parler. Il articula faiblement et à peine intelligiblement ces mots :

— Maître !… faites lever le camp !… tout de suite !… nous avons à nos trousses une bande de démons iroquois… conduits par deux bandits de la pire espèce… qui ne parlent rien moins que de nous massacrer tous, avec des raffinements de cruauté !… Ils ont… prétendent-ils une vengeance personnelle à assouvir… l’un, contre vous… l’autre… contre M. de Tonty !…

Les deux gentilshommes à cette déclaration, se regardèrent stupéfaits. La même pensée traversa leur esprit : toujours les deux êtres auteurs de l’invasion des Iroquois au pays des Illinois ; celui de l’attaque du « Griffon » en chantier, et qui sait, peut-être le destructeur de ce navire ? Sans chercher pour le quart d’heure quels pouvaient être ces personnages, — le temps était précieux. — De la Salle songea au plus pressé. La situation était critique et comme il fallait à tout prix éviter tout engagement, il donna sur le champ l’ordre du départ.

Quelques heures après, les Français s’éloignaient à force d’avirons dans leurs canots. Le lendemain, Prudhomme, fortifié et remis un peu de ses privations dans les bois, racontait à De la Salle et à Tonty ses terribles aventures.