La métisse/Chapitre XXXVIII

Éditions Édouard Garand (p. 55-56).

XXXVIII


Elle reprit ses sens bientôt après, et tressaillit longuement et violemment : deux petites voix frémissantes lui parlaient.

— Maman Didine, maman Didine, écoute Joubert ?

— Didine, parle à France !

— Réveille-toi, Didine !

Des petites lèvres chaudes, douces, humides, se collaient sur ses lèvres, sur ses yeux, sur son front.

Elle eut un sourire heureux, un sourire de mère ; et elle se mit à embrasser les deux petits enfants avec frénésie, à pleurer de joie… d’une joie inconnue, mystérieuse.

Soudain un cri de France :

— Du sang, Didine !… du sang !

— Du sang ! répéta Joubert. Du sang sur ton front !

La lampe qui brûlait était trop basse pour bien voir.

Héraldine se leva, très faible, et sa tête faisait atrocement mal. Un étourdissement la fit chanceler. Elle se raidit.

— Qu’ai-je donc ? se demanda-t-elle.

Sa mémoire demeurait obscure.

Elle fit jouer la mèche de la lampe. Dans un miroir elle aperçut du sang qui se coagulait sur son front. Et du sang, elle en vit sur ses joues, sur sa bouche, sur ses mains, sur l’oreiller du lit ; et elle en vit encore sur les visages de France et de Joubert, à leurs petites mains qui se tendaient, étonnées, vers elle. Et, alors elle se souvint. Mais… n’était-ce pas un rêve qu’elle avait fait ? Non… puisqu’à son front une blessure faisait mal, puisque du sang était là ! Et ensuite, pourquoi tous les meubles amoncelés contre la porte de sa chambre ?… Et toute l’affreuse scène se déroula devant ses yeux hagards ! Elle frémit de terreur… puis elle tendit une oreille anxieuse.

En bas, une sorte de fredonnement… Parfois, un choc de verre ou de bouteille… un ricanement… des mots incohérents accentués de jurons… un grognement… et encore un bruit de verre…

— MacSon qui boit ! pensa Héraldine avec un frisson.

Elle revint aux petits qui l’épiaient avec inquiétude. À l’aide d’une serviette trempée d’eau fraîche elle lava leur visage et leurs petites mains tachées de sang… de son sang à elle ! Aux questions multipliées de France elle répondait :

— Demain, France, tu sauras. Il faut faire dodo à présent.

Joubert ne parlait pas. Il demeurait sombre et semblait écouter les bruits d’en bas. À force de câlineries, de baisers, de paroles tendres, Héraldine parvint à endormir les deux petits.

Elle se mit ensuite à laver son front. La blessure ne parut pas très profonde. Elle y appliqua un linge blanc préalablement imbibé d’une huile antiseptique.

Cela fait, elle se laissa choir sur le bord de son lit et se prit à songer.

En bas, le silence régnait depuis quelques instants.

Qui pourrait dépeindre les pensées de cette créature ? Il serait osé d’en faire l’essai. Mais il est certain qu’elle devait souffrir d’une douleur intolérable… une de ces douleurs qui, si elles ne tuent pas, peuvent pour toujours ébranler le cerveau le plus solide.

La figure dans ses mains, les coudes sur les genoux, Héraldine pleurait silencieusement. Pas un sanglot, pas un hoquet, on l’entendait à peine. Mais ses larmes jaillissaient en torrent, et celles, que ses lèvres ne buvaient pas, ruisselaient entre ses doigts, goutte à goutte tombaient par terre.

Une heure se passa ainsi, lorsqu’un grand bruit se fit en bas : bruit de verre qui se brise, meubles qui tombent et qu’on écrase… Ce fut un fracas qui fit trembler la maison. Puis un jurement… un rire sourd… un pas lourd, inégal… une porte qu’on ouvre et qu’on referme avec violence… et, enfin, dehors, dans la nuit calme, une voix chantant un refrain écossais et allant vers l’étable !

Ensuite, un lourd silence au sein duquel Héraldine demeure tremblante, prêtant toujours l’oreille, comprimant avec force les battements de son cœur.

Plus rien… MacSon, peut-être, est allé chercher d’autres bouteilles ; car Héraldine s’imagine qu’il en a apporté une bonne quantité avec lui du village. Elle s’imagine aussi que l’Écossais conserve ces bouteilles quelque part aux étables, dans une cachette à lui !

— Oh ! se dit-elle, si je pouvais trouver cette maudite boisson !

Elle se lève tout à coup saisie d’une nouvelle inquiétude. Une âcre odeur de fumée fait frémir ses narines. Elle entend un vif pétillement… et une pensée terrible traverse son cerveau malade :

— Le feu !…

Elle a bondi jusqu’aux meubles tassés contre sa porte, et ces meubles, elle les écarte avec violence, avec rage, et le cri qui sort de sa gorge n’a rien d’humain :

— Au feu !

Réveillés en sursaut, les petits sautent de leur lit, pleurent, se lamentent, crispent leurs petites mains dans une folle terreur !

Par la porte qu’Héraldine vient d’ouvrir une épaisse fumée s’engouffre, une lueur sinistre troue cette fumée…

Oui, le feu est en bas ! Héraldine pousse un rugissement, elle se jette dans l’escalier… en bas, au hasard, elle saisit un tapis… elle se rue dans la cuisine… Elle voit des flammes qui sifflent sur le plancher où la table est renversée, elle voit d’autres flammes qui lèchent les cloisons… Elle combat, elle lutte, elle gagne du terrain, les flammes cèdent peu à peu… elle vaincra ! Son pied heurte une lampe renversée, et elle croit comprendre : MacSon, dans son ivresse, a tombé et culbuté la table sur laquelle la lampe était posée… le feu a pris ! Dix minutes d’un travail de géant ont suffi pour arrêter l’incendie.

Héraldine s’arrête, haletante, inondée de sueur.

Par les fenêtres les rayons d’une lune pâle entrent, éclairent à demi le désordre sinistre, et par crainte que le brasier ne se rallume, Héraldine guette… Mais la fumée l’étouffe. Elle ouvre la porte extérieure, respire l’air sain et pur de la nuit tranquille. Elle prête en même temps l’oreille dans la direction des étables. Nul bruit ! Que fait MacSon ?… Peut-être s’est-il couché sur du foin et endormi ! Peu à peu la fumée s’envole… mais l’air froid du dehors glace Héraldine. Elle repousse la porte, tire le verrou, tourne la clef dans la serrure.

D’en haut deux petites voix appellent craintivement :

— Didine ! Didine !

Elle s’élance lestement vers les voix.

— Oui, mes chéris, soyez tranquilles… il n’y a plus de danger !

Elle a rejoint les enfants qui toussent dans la fumée qui plane encore là-haut.

Héraldine ouvre une fenêtre… cinq minutes seulement. Puis elle remet au lit France et Joubert, les embrasse longuement, les rassure…

Et c’est quand les deux petits dorment avec un sourire confiant sur leurs lèvres que la brave fille, exténuée, tombe à son tour…