La métisse/Chapitre XXVIII

Éditions Édouard Garand (p. 41-42).

XXVIII


Lorsque François vit la lueur de la lanterne disparaître sur la route, Esther se trouvait à mi-chemin seulement. Elle avait également entendu le roulement de la voiture.

Elle avait aussitôt soufflé sa lanterne, et s’était dissimulée derrière quelques buissons.

Elle pressentait que cette voiture était occupée par son père et Hansen, qui allaient accomplir leur œuvre de destruction et de mort.

La voiture s’approcha lentement, silencieuse, la noirceur trop dense ne permit pas à Esther d’en voir les occupants. Seulement, il lui sembla que quelque chose de sombre traversait l’obscurité devant elle, et son regard comme son ouïe n’étaient guidés que par le bruit des roues. Puis la voiture s’éloigna. Frissonnante sous la pluie et dans le vent glacé, Esther attendit longtemps avant de rallumer sa lanterne et de poursuivre son chemin.

Rallumer sa lanterne !… Hélas ! elle s’aperçut qu’elle n’avait plus d’allumettes. Et c’est le cœur gros d’inquiétude qu’elle se remit en marche sur le chemin détrempé, glissant, tombant, se relevant. Peu à peu une lassitude énorme s’empara de ses jambes ; et pour peu elle se fut assise sur le bord de la route, dans l’eau n’importe où pour se reposer.

Mais à force de volonté et de courage, elle parvint à diminuer encore la distance qui la séparait de la ferme de son père, et quinze minutes de marche au plus restaient à faire.

Esther s’arrêta pour reprendre haleine. La pluie qui tombait sur sa tête par torrents, la noyait, roulait en ruisseau sur sa nuque, et cette pluie lui semblait bouillante, tant son sang courait dans ses veines comme une lave ardente.

Un coup de feu, parti du nord, la fit tressauter. Ses yeux désorbités interrogèrent en vain la nuit, et son oreille se tendit avec l’énergie que donne l’épouvante.

Un deuxième coup de fusil retentit… puis un troisième…

Oui, cela devait venir de la ferme de François Lorrain.

L’épouvante fit place à une curiosité maladive. Pour mieux écouter, elle comprima de ses deux mains sa poitrine qui éclatait.

Mais le silence demeura, seulement troublé par les gouttelettes de pluie fouettant l’eau des ornières..

Elle fut à nouveau saisie par une terreur superstitieuse, elle chancela tant ses jambes semblaient refuser de la soutenir encore, ses oreilles bourdonnèrent, et elle eut peur de mourir. Alors, avec une sorte d’énergie sauvage, elle se lança le long de la route au hasard, vers la ferme qu’elle devinait peu éloignée. Et c’est ainsi qu’elle arriva enfin, exténuée, à bout de forces.

Dans la cuisine, la lampe continuait de brûler.

Esther replaça sa lanterne dans le placard. Elle s’aperçut, à ce moment, que sa mante et ses jupes laissaient derrière elle une traînée d’eau, une rivière. Cela pouvait la trahir. Elle sortit dehors et tordit le mieux possible son linge, puis elle rentra et gagna hâtivement sa chambre en évitant de faire du bruit.

La jeune fille tressaillit violemment quand, avant de pénétrer dans sa chambre, la voix d’Héraldine demanda ;

— Est-ce toi, Esther ?

La pauvre enfant fit acte de volonté pour donner à sa voix l’accent accoutumé.

— Oui, Héraldine, c’est moi.

— Nos hommes sont-ils arrivés du village ? Que répondre ?… un mensonge parut nécessaire à la jeune fille, quitte plus tard à s’expliquer.

— Non, pas encore… je les attends.

— Quelle heure est-il ?

— Il passe dix heures, Héraldine.

— Merci, Esther.

C’est tout… mais l’effort a été effrayant pour Esther qui rentrée dans sa chambre, s’affaissa sur son lit, sans la force d’enlever ses vêtements mouillés.

Une heure passe.

Esther, comme plongée dans une sorte de demi-sommeil, perçoit le bruit d’une voiture qui pénètre dans la cour. Elle écoute sans bouger.

Aucun bruit de voix dehors.

Du reste, le vent gémit plaintivement et la pluie bat toujours aux vitres de la fenêtre.

Durant un quart d’heure Esther subit une angoisse mortelle. Elle demeure étendue sur son lit, sans un mouvement, les yeux grands ouverts, fixes, les bras en croix… On eût dit un cadavre qu’on vient de retirer de l’eau. Non, ce n’est pas un cadavre, car Esther vit encore ; mais elle n’ose bouger afin de pouvoir mieux saisir les bruits d’en bas.

Car elle a entendu une porte s’ouvrir et se refermer. Un pas lourd a retenti… un seul pas, et pas un murmure de voix, comme si une seule personne venait de pénétrer dans la maison. Puis le même pas pesant monte lentement l’escalier… Alors, la jeune fille se dresse d’un bond, et court à sa lampe qu’elle éteint. Et debout dans l’obscurité de sa chambre, haletante, Esther attend. Le pas s’est arrêté, une voix sourde demande :

— Es-tu couchée, Esther ?

C’est la voix de son père, et il semble à la jeune fille que l’accent de cette voix est très naturel.

— Oui, papa, répond-elle avec un effort violent.

— J’avais cru voir de la lumière dans ta chambre ?

— C’est vrai… j’avais oublié d’éteindre ma lampe. Avez-vous soupé ?

— Oui, répond la voix de MacSon. Je vais me coucher à présent.

Et le pas, toujours pesant du fermier s’éloigne.

Esther respire bruyamment.

Mais le pas s’arrête, et la voix de MacSon parle encore :

— Esther, Hansen est-il revenu ?

Cette question posée avec tant d’indifférence et de naturel agite le cerveau d’Esther. Elle croit, cette fois, vivre dans un rêve affreux.

— Je ne sais pas, répond-elle à tout hasard, sans savoir ce qu’elle dit.

Et les paroles suivantes de MacSon lui prouvent qu’elle fait un rêve prodigieux.

— Je l’ai vu au village. Il m’a dit qu’il reviendrait à la ferme de bonne heure.

— Non… je n’ai pas vu revenir Hansen, papa !

MacSon, sans mot dire cette fois, descend et s’enferme dans sa chambre.

Alors Esther est saisie d’une vision terrible : sa porte s’ouvre lentement… sur le seuil apparaît un homme tout couvert de boue et de sang… l’homme titube, ricane, menace… et dans cet homme Esther croit reconnaître Hansen !

Il semble à la jeune fille qu’elle pousse un cri formidable… Puis elle étend les bras, oscille, tombe à la renverse sur le travers de son lit.