La métisse/Chapitre XVII

Éditions Édouard Garand (p. 24-26).

XVII


Mais si Dieu avait accompli un miracle, ce miracle ne pouvait demeurer incomplet, inachevé ! Héraldine ne cessait de supplier le Maître divin, lui demandant, le sommant presque de lui rendre ses deux petits !

Pauvres petits ! Oh ! si elle les avait vus… le lendemain de son départ et les jours qui avaient suivi !

Sur le moment, lorsque MacSon avait chassé sa servante, France et Joubert n’avaient pas très bien compris. Quittait-elle la ferme ? ou simplement la chambre ?…

Si jeunes, ils ne pouvaient raisonner cette chose si soudaine, si imprévue. Puis, la tempête étant survenue, Esther était montée trouver les petits pour calmer leurs frayeurs. Esther avait été très affectée par le départ de la Métisse qu’elle commençait à aimer. Par ce fait, elle perdait une alliée dans le projet de réconciliation, rêvé par elle, entre son père et François Lorrain. Ensuite, il allait peser sur ses épaules inexpertes une charge et une tâche auxquelles elle ne se sentait pas préparée : la surveillance et l’éducation de France et Joubert.

La tâche serait d’autant plus difficile, que les deux enfants, très affligés par le départ subit de celle qu’ils considéraient comme leur mère, apporteraient moins de docilité et d’application. Esther, de surcroît, manquait de l’outil le plus nécessaire : l’autorité. France et Joubert, en dépit de la différence d’âge entre eux et la fille de MacSon, n’avaient pour celle-ci qu’un sentiment fraternel. Un ordre d’Esther n’était pour eux qu’une sorte de bourrade à laquelle ils ne se croyaient pas tenus d’obéir : c’était leur sœur. Car ils ne pouvaient concevoir, dans leur petite imagination, que cette grande sœur qui, de tout temps, n’avait jamais paru avoir pour eux qu’une sorte d’indifférence dédaigneuse, pût à présent élever une voix autoritaire, édicter des commandements.

Le premier jour de l’absence d’Héraldine, Esther parvint, à force de cajoleries et avec la promesse répétée que la Métisse allait revenir bientôt, à calmer les pleurs des deux petits qui ne cessaient de murmurer plaintivement :

— Maman Didine…

Sur la fin de ce premier jour, néanmoins, ils finirent par se remettre à leurs jeux coutumiers, mais sans beaucoup d’entrain, leur habillement était morne, leurs rires rares, leurs sourires forcés et amers, chacun de leurs mouvements s’exécutait dolemment.

Le soir, à leur coucher, sans Héraldine pour leur faire dire leurs prières, sans les caresses si tendres, si passionnées, si maternelles de la Métisse, les deux enfants cachaient dans l’oreiller moelleux leurs deux petites têtes inquiètes et sombres. Et au matin suivant, dans les rayons de soleil qui emplissaient la petite chambre, la baignaient d’une onde vermeille et tiède, ils ne voyaient pas apparaître leur « maman Didine » avec son sourire caressant et ses grands yeux noirs très ardents sous leurs feux d’amour. Non… mais c’était la voix d’Esther qui, d’en bas, criait avec humeur :

— Descendez, les enfants… le gruau est servi !

Esther, à la fin mécontente de la besogne qui lui incombait, montrait peu de bienveillance aux caprices enfantins de France et Joubert qui, maintenant, devaient se débrouiller eux-mêmes et comme ils l’entendraient.

Comme avant, MacSon passait ses journées hors de la ferme et demeurait presque invisible, il ne s’occupait que juste des bestiaux, matin et soir, et semblait se soucier nullement de ce qui se passait à l’intérieur de son foyer.

Un matin, France interrogea Esther :

— Quand maman Didine va-t-elle revenir ?

C’était peut-être la centième fois que la même question était posée soit par France, soit par Joubert.

Fatiguée de ne pouvoir satisfaire l’esprit interrogateur des deux petits, Esther répondit à France sur un ton bourru :

— Demande à papa… c’est lui qui l’a fait partir ! Il doit savoir quand elle reviendra !

Interroger leur papa ?… Non, jamais de la vie ! Le regard terne ou farouche du fermier les épouvantait. L’interroger ?… lui parler ? ils n’osaient pas même le regarder !

La réplique d’Esther eut pour effet de reporter leur souvenir à ce soir d’orage. Ils revirent la scène violente dont ils n’avaient pu comprendre le sens exact ni la portée. Ils comprirent vaguement que la Métisse avait été chassée pour avoir déplu au fermier. Voilà tout. Mais ce tout enfanta de ce moment une sorte de rancune contre l’Écossais qui les privait d’une mère. Ils lui en voulurent. Lorsque, des fois, MacSon demi-ivre avait l’humeur moins batailleuse et voulait taquiner les deux petits, eux lui lançaient un regard de dédain et se sauvaient. MacSon éclatait de rire, mais d’un rire faux qui voulait dissimuler ou son mécontentement ou sa fureur.

Un soir, ayant entendu les deux petits prononcer ce nom « Didine « », le fermier s’emporta et leur cria d’une voix de dogue enragé :

— Tenez, vous autres, je ne veux plus vous entendre dire ça ! Gare, si vous recommencez !

Cet avertissement ultime n’était pas fait pour effacer la rancœur des deux enfants, d’autant moins qu’ils désespéraient de revoir la Métisse. Ils souffrirent cruellement, à partir de ce soir, et leur douleur fut silencieuse, stoïque, presque farouche. Ils abandonnèrent leurs jeux, passant des journées entières à errer par la ferme, sans joie, sans ivresse. Ils ne mangèrent presque plus ; et, la nuit, le cauchemar les assiégeait. C’étaient deux petites âmes en peine, ne paraissant plus trouver dans l’existence l’attrait si bon, si irrésistible que ressent le jeune âge. Le souci creusait un léger sillon sur leurs fronts purs, la monotonie et l’amertume pâlissaient l’incarnat de leurs visages, leurs joues s’enfonçaient, des larmes souvent répandues en cachette avaient comme buriné sur ces joues creuses des lignes sombres et multiples, ils maigrissaient, s’étiolaient. Esther, prise de pitié, voulut remédier à cet état de dépérissement ; elle n’y réussit pas. Si elle tentait de les consoler, de leur faire reprendre leurs jeux, de leur promettre des plaisirs prochains, des joujoux nouveaux, des promenades, les deux petits n’avaient sur leurs petites lèvres blanches que ces mots invariables :

— Maman Didine !

Et cela voulait tout dire… c’était leur revendication !

Et comme Esther, à la fin aussi désolée qu’eux, aussi désespérée, était impuissante à faire droit à cette réclamation, France et Joubert continuaient, telle la rose dont les pétales tombent une à une à s’effeuiller. À ces deux petits êtres si vivants, si vivaces, si rieurs, si brillants de santé, il ne restait plus, au physique, qu’une petite loque humaine, et au moral, cette obsession ulcérante : Maman Didine !

MacSon finit par s’apercevoir du changement extraordinaire survenu chez ses enfants. Et chose inconcevable : la brute s’apitoya. Elle s’apitoya parce qu’elle avait encore un cœur, et ce cœur taillé de pierre, parut se fendre peu à peu. Le fermier s’informa auprès d’Esther pour savoir — bien qu’il le sut positivement — de quoi pouvait dépendre cette anémie étrange qu’il croyait découvrir chez les deux petits. Esther, contente de saisir l’occasion aux cheveux, car, comme les petits, elle redoutait son père et ne se hasardait à lui adresser la parole que pour les strictes nécessités du foyer — lui répondit que les enfants se mouraient de chagrin causé par l’absence d’Héraldine.

MacSon ne répliqua pas et resta songeur. Mais de ce jour il demeura à la ferme. D’ailleurs l’époque de la fenaison était arrivée, et il y donnerait tout son temps pour la terminer avant la moisson qui mûrissait rapidement sous l’excellente température qui régnait par le pays. Et durant les jours qui suivirent, à ses moments de repos à la maison, l’Écossais cherchait à se composer une physionomie agréable et à se rapprocher des deux petits. Mais eux trouvaient toujours une excuse pour se tenir à l’écart. Ils ne répondaient que par un « oui » ou par un « non » aux questions banales qu’il leur posait, avec le but principal de les faire sortir de leur mutisme. Il parut en éprouver du dépit et du ressentiment. Il redevint sombre et rageur.

Un matin, il prévint Esther qu’il allait se rendre au village de Bremner pour chercher un employé dont il aurait besoin à la récolte prochaine.

— Je songe aussi, Esther, à engager une servante pour le temps des récoltes et des battages, parce que je crains que la besogne soit trop forte pour toi seule.

— Les servantes sont rares, émit Esther.

— Oui, je sais.

Il demeura pensif. Dans cette réponse d’Esther il avait cru sentir un reproche, — celui d’avoir chassé la Métisse.

On était au déjeuner que le fermier venait d’achever. Esther et les petits n’en étaient encore qu’au commencement. France et Joubert, toujours mornes et pâles, mangeaient sans lever les yeux. Du coin de l’œil MacSon les observait, et, cette fois encore, ses regards durs parurent exprimer et refléter une certaine compassion.

— Esther, reprit-il au bout d’un moment, penses-tu qu’on pourrait ravoir Héraldine ?

À cette question si inattendue Esther tressaillit et rougit, et ses yeux bleu de ciel se fixèrent incertains et pleins de doute sur son père. À cette même question France et Joubert avaient simultanément levé la tête vers MacSon. Dans leurs grands yeux ébahis, le fermier crut voir briller des joies difficilement contenues, un espoir indéfinissable. Sur leurs lèvres décolorées il put deviner un craintif sourire, un sourire qui semblait naître au jour qui l’éblouissait, un sourire très timide et désaccoutumé.

— Oui, ajouta MacSon affectant l’indifférence, on pourrait peut-être la faire revenir. Qu’en penses-tu ?

— Si, seulement, on savait ce qu’elle est devenue, fit la jeune fille dont le cœur palpitait d’espoir.

— Je le sais, moi.

— Ah !

— Elle s’est réfugiée chez nos voisins.

— Nos voisins… La voix d’Esther trembla.

— Oui, les Lorrain !

Esther ne put s’empêcher de rougir très fort.

Mais le fermier, tout à ses pensées personnelles, à des projets peut-être mal définis, ne parut pas voir le trouble de la jeune fille. Il reprit :

— Veux-tu me faire plaisir, Esther ?

— Certainement, papa. Que puis-je faire ?

Un instant MacSon hésita. Il avait perdu son air écrasant de matamore, sa mine de sauvage farouche, il était presque doux.

— Tu vas, dit-il lentement, aller chez les Lorrain aujourd’hui et demander à Héraldine de revenir ici.

— Vous le voulez. ? s’écria Esther toute joyeuse.

— Puisque je te le demande.

— Mais que devrai-je lui dire… quelles raisons ?

— Ce que tu voudras… cela te regarde. Entre femmes, dit-on, on se comprend toujours. Est-ce dit ?

— C’est promis… j’irai.

Satisfait, MacSon quitta la table et sortit.

Alors France et Joubert, avec des visages tout nouveaux, des yeux brûlants et rieurs, des sourires fiévreux, des gestes fous, des bavardages sans fin, entourèrent leur grande sœur et lui demandèrent, leurs petites voix inquiétées par le doute ;

— Est-ce vrai, Esther, que Maman Didine va revenir ?

— Oui, oui, petits, elle va revenir. Je pars à l’instant la chercher.

— Chez François ? interrogea Joubert qui n’avait pas perdu un mot du colloque intervenu entre Esther et MacSon.

— Chez François, oui.

— Et tu vas la ramener avec toi ? Dis, Esther ! fit à son tour France.

— Je le pense bien.

Ce fut alors un éclatement de cris joyeux, ce furent des courses folles, des rires sonores, des battements de mains chez les deux petits, qui ne cessaient de se jeter l’un à l’autre ces noms suaves :

— Didine !

— Maman Didine !

Leur existence endormie se réveillait du coup.