La métisse/Chapitre XV

Éditions Édouard Garand (p. 21-22).

XV


Héraldine a repris possession d’elle-même, après quelques jours de soins et d’attentions apportés par François Lorrain et sa vaillante mère.

François avait dit, au lendemain de cet événement terrible :

— Maman, il faut la sauver… la sauver à tout prix ! C’est une sœur… c’est une française !…

— Oui, mon fils, nous la sauverons avec l’aide du bon Dieu. Son malheur m’afflige tellement, que, fût-ce le malheur de ma propre fille, je n’en sentirais pas moins de chagrin. Oui, nous la sauverons.

Et ils avaient réussi, vaillants cœurs français, dans cette tâche si difficile, si délicate, d’arracher à la mort, au désespoir, Héraldine Lecours.

François Lorrain avait voulu sauver une sœur… sa mère, une fille !

Avant de venir au Canada, François Lorrain avait comme la plupart de ses compatriotes de France, une idée bien vague des races qui peuplaient l’Amérique du Nord.

Dans cette colonie d’Angleterre il s’attendait de ne trouver qu’un régime purement britannique s’exerçant sur une agglomération anglophile. On lui avait bien dit, comme à tout colon qui se hasardait vers cette partie si mal connue, ou inconnue, du vaste monde, qu’une portion de cette Amérique du Nord était peuplée de français : c’est-à-dire d’une nationalité issue de ces pionniers venus de France jadis, dans un passé si lointain en arrière qu’il demeurait ignoré. Et cette nationalité, avait-on ajouté, avait conservé « un peu » de la langue ancestrale, et quelques usages et coutumes du vieux monde. On n’avait pas manqué non plus de l’informer qu’il se trouverait en pays presque catholique.

François Lorrain avait touché terre à Montréal, dans la province de Québec, où durant quelques années, il avait exercé le métier de jardinier. Il avait ensuite parcouru cette province française, s’était rendu en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick, travaillant, économisant, avec ce but louable de faire venir plus tard sa mère demeurée là-bas avec son frère cadet, et d’acquérir une ferme quelque part.

Plus tard il avait franchi la frontière américaine, visitant le Maine, le Vermont, le Massachusetts, le Rhodes-Island. Partout, à son grand étonnement, il s’était trouvé en pays français et catholique.

Pendant huit années François Lorrain avait acquis une connaissance plus que superficielle des français de l’Amérique. Après les canadiens de la province de Québec, il avait vécu au milieu des Français de la Nouvelle-Écosse, l’ancienne Acadie. Plus tard, il irait vivre parmi les français du Nord, c’est-à-dire les Métis. De tous côtés il avait entendu et admiré la pureté de la langue française, partout il avait retrouvé les coutumes et, en partie, les lois civiles de la vieille France. Et de ces français, inconnus presque par l’au- delà de l’Atlantique, il en avait compté près de cinq millions ! Quoi ! cela réuni et groupé, c’était déjà une petite France ! Il se le dit avec une sorte de plaisir et d’orgueil. Allons ! est-ce que la France pouvait jamais mourir ? Que la vieille fût détruite, asservie par l’étranger, dispersée, englobée dans des races étrangères, il restait là-bas pour la faire revivre et grandir à nouveau tous les éléments nécessaires ! Il restait là-bas cinq millions de vrais Français !

François Lorrain avait avec ravissement écrit tout cela à sa mère, à son frère cadet, à des amis qui doutaient. Il avait crié dans ses lettres :

— Venez sans crainte… ici on est encore en France !

Peu de temps après le frère cadet allait mourir, et la mère allait, vendre le petit patrimoine et traverser la mer pour venir rejoindre son dernier fils.

À cette époque François Lorrain habitait la province du Manitoba. Il avait trouvé là les Métis, race originaire des premiers Français établis dans les Territoires qui, se trouvant seuls dans le défrichement et la culture des terres, furent contraints de choisir leurs femmes parmi les peuplades indigènes que la colonisation des provinces de l’Est avait repoussées plus vers le nord, vers les bois. Aux progénitures de ces alliances, des Canadiens de la province de Québec, colons vigoureux, s’allièrent à leur tour, et en moins de soixante ans une nouvelle race française surgissait, la race Métisse. Et c’est au sein de ce petit peuple que François Lorrain retrouva plus vivaces la langue et les coutumes de son pays de France. Car, moins en promiscuité avec les Anglo-Saxons, vivant plus en groupe, les Métis du Manitoba furent moins sujets à l’athophie que les Canadiens des États-Unis. Ils surent conserver intactes les traditions françaises. Le ferme moral des anciens colons français, au lieu de s’amoindrir et de s’effiloquer au contact d’étrangers et sous un climat différent, au travers des difficultés imprévues, presque insurmontables, parut se développer davantage, grandir ; et cette race nouvelle, comme les Canadiens de Québec, les Acadiens de la Nouvelle-Écosse, loin de descendre au rang des races inférieures, tel que l’ont clamé tant d’ergoteurs et de gazetiers fats et malappris du Canada et des États américains, — Oui, cette race nouvelle s’élevait au niveau des races supérieures, parce qu’elle était une race française !

On méprisa leur simplicité à ces Métis, on dédaigna de les regarder comme des êtres humains. Les étrangers envieux et cupides, sans moral et sans foi, sans patrie peut-être, sans foyer, clamèrent :

— Peuple de cerf… viles paysans abrutis, ployant l’échine sous la férule de leurs prêtres !…

Et, un jour, croyant avoir affaire à des chiens peureux qu’on chasserait dans les bois à coups de pied, ces insensés s’approchèrent, fantoches stupides, et voulurent étendre une main vorace sur un domaine dont ils estimaient l’infinie richesse. Mais alors les cerfs craintifs se montrèrent au lieu de s’enfuir, et les mécréants virent des hommes se dresser, des hommes forts, des hommes de race, des Français… Ils s’en allèrent, les malandrins, la peur collée sur la nuque… ils s’en allèrent rapporter à d’autres malfaiteurs qu’il fallait des soldats pour chasser les chiens !

Les soldats, hélas ! sont venus ! Ils sont venus comme naguère ils étaient venus en Québec… comme ils étaient venus auparavant en Acadie ! Car ce petit peuple qui grandissait rapidement, qui demeurait l’image d’un grand peuple là-bas tant détesté, oui, ce pauvre petit peuple avait porté ombrage ! Toujours, par tout, la supériorité irrite, blesse, enrage… on veut l’abattre avant qu’elle n’ait atteint à trop de puissance !

Mais, Dieu merci, l’on n’a rien abattu ! Au contraire : en essayant de mettre la bêche dans ce nid de fourmis, on y a développé une activité énorme, une fièvre de reconstruction, une vie plus intense, un espoir plus grand en l’avenir.

Et l’on pourrait, dans une certaine mesure, appliquer à la race métisse, comme aux autres races françaises du Canada, ces belles paroles que, au lendemain de la guerre de 1914, un grand homme d’État français allait écrire au sujet de la Belgique renaissante :

« Une nation qui, en dépit d’un morcellement criminel et d’une violence prolongée, avait gardé intactes ses traditions et sa langue, qui n’avait jamais laissé étouffer sa voix ou prescrire ses revendications et qui, soit dans l’exil, soit sous la domination étrangère, avait réussi à préserver sa nationalité, renaissait… »

Seulement, la race métisse, comme la race acadienne, continuait de vivre et de demeurer une race véritablement française.

Voilà ce qu’avait pensé François Lorrain… voilà ce qu’il était prêt à crier à quiconque eût douté d’une telle merveille !

La sympathie éprouvée par François Lorrain et par sa mère à l’égard de cette pauvre Métisse, de cette étrangère, une domestique, un rien qu’on chassait à coups de pied, n’est pas étonnante. François l’avait déclaré :

— Maman, c’est une sœur… c’est une française !