La loi du Sud/La dame du désert

La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 136-142).

LA DAME DU DÉSERT

Six mois de bled stérile. Six mois pendant lesquels il n’avait vu que le sol déchiqueté et farouche du désert et ces hommes rudes qui, sous sa conduite, construisaient une piste nouvelle s’avançant interminablement vers l’infini des horizons incendiés de soleil.

Il avait connu, sous la tente, les heures les plus palpitantes et les plus mornes à la fois de sa vie d’ingénieur. Lentement, il avait appris à déchiffrer le Sahara, sa luminosité irréelle, sa splendeur morte, ses coloris somptueux.

Mais, en mettant le pied sur le sol de la première ville, il se sentait prêt à l’oublier déjà.

Descendu à l’hôtel Transatlantique, un bain le délassa. Il retrouva son rasoir avec une joie toute neuve et, lorsqu’il eut changé son costume de toile kaki contre un vêtement européen, il se regarda dans une glace en souriant.

Une envie irrésistible de se mêler à la foule l’entraîna dehors. Il partit devant lui, à l’aventure.

La veille, lorsqu’il était arrivé, il avait eu un coup au cœur en embrassant, d’un seul regard, les cinq villes du M’zab qui venaient d’éclore sous ses yeux au milieu des montagnes rocailleuses comme un sourire du désert.

C’était donc là cette terre qui, gardant du passé ses règles immuables, avait fait surnommer ses habitants les puritains de l’Islam.

Les Mozabites ont créé, il y a mille ans, ces oasis étonnantes où, sans arrêt, des trois mille puits creusés dans le sol, les esclaves tirent l’eau qui arrosera la terre et alimentera les bassins.

Comme la terre est trop pauvre pour les nourrir, ils vont faire fortune dans les grandes villes. Ce sont des commerçants fameux, âpres au gain, qui rejettent la civilisation dès qu’ils reviennent chez eux.

Les femmes n’ont pas le droit, sous peine de mort, de quitter la forteresse enchantée des villes mozabites. Jusqu’à quarante ans, elles ne sortent pas, même voilées.

Elles restent, mystérieuses et secrètes, dans leurs maisons sans fenêtres, derrière leurs murs inviolables. Cependant, on les dit belles, modelées dans une chair laiteuse… Fruits savoureux… Fruits défendus.

Gérald, tentant de rejoindre la mosquée de Gardhaïa, s’égara dans les ruelles toutes semblables. À chaque instant, il lui semblait qu’il s’éloignait de son but.

Il avait chaud, une sourde inquiétude l’habitait. Tout à coup, une silhouette brune le frôla.

Il connaissait assez bien l’arabe et s’en servit pour demander son chemin.

Sous le haïk sombre, le visage découvert, une vieille femme ridée et sans charme le dévisagea longuement. Puis, prenant une décision :

— Suivez-moi, dit-elle.

Elle le conduisit dans un dédale de rues où elle évoluait à son aise.

Soudain, elle s’immobilisa. Montrant un chemin à son compagnon, elle fit un signe d’adieu et, se courbant, entra par une porte basse.

Gérald poussa une exclamation.

Ombragée de figuiers, de jasmins, de vigne et de rosiers, un palais ajouré dressait sa masse blanche.

Une gazelle, légère et bondissante, passa, lancée comme une flèche dans l’espace. Et il eut le temps, avant que la porte se refermât, de voir une jeune femme vêtue d’une longue robe blanche qui se penchait sur un bassin translucide entre des palmiers aux troncs élancés. Elle était, avec son visage enfantin, d’une beauté irréelle.

Combien de temps resta-t-il à la même place ? Il ne s’en rendit pas compte.

Lorsqu’il redescendit vers la grand’place, il était comme ivre de cette vision.

Il lui semblait que le destin lui avait fait le plus beau cadeau du monde en lui permettant de la regarder un instant.

La foule grouillante ne le tira pas de son rêve. Il s’arrêta, à la nuit tombante, près d’un conteur aveugle autour duquel un cercle s’était formé. Le visage tanné, couvert de rides profondes et sinueuses, la barbe longue et sale, il était vêtu de loques sordides.

Sur son épaule, perché, un vautour examinait l’assistance d’un œil cruel.

Brutal, un coup de tambourin retentit.

— Au nom d’Allah, l’Unique, commença-t-il…

D’une voix chantante, il raconta la merveilleuse histoire d’un guerrier qui rencontrait une princesse.

— Elle était la plus jolie des créatures… expliquait le vieillard (et sa figure était tout à coup irradiée d’extase). Sa chair était blanche comme une tubéreuse, ses longs cils voilaient un visage frais comme l’eau d’un puits, son nez était une amande et le miel coulait de sa bouche.

Gérald ferma les yeux à demi. C’était son inconnue que le conteur décrivait…

Les mots résonnaient dans sa tête et dans sa poitrine. Il entendit à peine la suite. Des obstacles surgissaient, empêchant l’amour de ces deux êtres d’éclore… La princesse en épousait un autre et il mourait pour avoir cherché l’amour.

— On ne peut rien contre le destin ! dit l’homme.

En retrouvant sa chambre, Gérald ne retrouva pas la joie toute neuve qu’il avait ressentie quelques heures plus tôt. L’idée de quitter Gardhaïa le transperçait d’une douleur aiguë.

Les projets qu’il avait lentement ciselés en ses moments d’ennui lui semblaient fades et la pensée de retrouver Paris, ses amis, des femmes de sa race, ne le tentait plus. Mais comment rester ? Et pourquoi ?

Une lueur de raison éclaira sa folie. Il frissonna. Maintes fois, il avait entendu l’histoire d’hommes blancs restés dans le désert et se décivilisant peu à peu. Il fallait réagir.

Il eut beau assister chez le major à un dîner donné en son honneur, pas un instant il ne fut capable de remonter à la surface de lui-même.

— Malade ? interrogea le toubib.

— Non ! Je me sens bien, affirma-t-il.

— Alors, c’est pire. Ça se tient là, hein ?

Il montra sa tête et continua :

— Le pays nous détraque tous un peu… Un seul remède : partir à la rencontre du printemps sur les boulevards parisiens.

Gérald fut un peu réconforté par ces paroles. Mais oui, dès qu’il aurait quitté le M’zab, il oublierait. On ne tombe pas ainsi amoureux d’un visage entrevu.

— Quand partez-vous ? lui demanda sa voisine.

— Demain soir, répondit-il d’un ton tellement énergique que celle-ci le regarda avec surprise.

Puis elle se mit à rire :

— On voit que vous avez hâte de nous fuir, conclut-elle.

Hâte de fuir ? Non ! Il aurait voulu revoir la jeune Mozabite. Il s’imagina qu’il la rejoignait, conduit par la vieille esclave. Elle viendrait près de lui… Il la tiendrait dans ses bras… Elle renverserait la tête, ses cheveux d’un noir ardent crouleraient sur ses épaules, ses cils très longs et recourbés s’abaisseraient lentement, ombrageant le visage lisse d’une blancheur éblouissante…

Ce rêve ne le quitta plus. Il le tint éveillé. Pourtant il savait qu’il était irréalisable. Jamais il ne pourrait approcher l’inconnue. Elle était gardée non seulement par les murs qui entouraient le jardin féerique, mais surtout par sa race. Elle ne saurait donc jamais qu’elle avait allumé en lui une flamme brûlante qui le dévorait.

Elle ne saurait pas ! Oh ! le lui dire seulement ! Et puis repartir, emporter son sourire un peu effrayé… La tentation était si forte qu’il résolut de tenter sa chance.

Vers dix heures, il reprit le chemin qu’il avait descendu la veille.

Il arriva enfin devant la petite porte discrète. Il attendit. Deux heures passèrent qu’il ne trouva pas longues. Enfin, la porte s’entr’ouvrit. La vieille en sortit.

Quand elle eut disparu, Gérald se précipita vers le vantail qu’elle n’avait fait que tirer. D’une main qui tremblait, il ouvrit la porte.

Le jardin lui parut encore plus beau. La jeune femme était debout, immobile, sur la terrasse fleurie de jasmin. Un vol d’oiseaux passait au-dessus de sa tête.

L’ingénieur fit un pas.

À ce moment il se sentit saisi, jeté à terre. Deux Arabes lui faisaient face. Gérald se releva et riposta.

Il frappait durement, en sportif. La lutte fut silencieuse et brutale. Il réussit à se dégager juste au moment où l’un de ses adversaires sortait un long poignard de sa ceinture.

Il descendit en courant comme un fou, sans se retourner.

Le soir même, il quittait le M’zab.

C’est en revenant un an plus tard à Gardhaïa que Gérald devait se souvenir de cette aventure. Sitôt quittée l’oasis aux cinq villes, il l’avait oubliée totalement. L’envoûtement qui avait subitement pesé sur lui s’était dissipé aussi brusquement.

— Je l’ai échappé belle ! dit-il en rejoignant son hôtel.

Et ce fut tout.

L’image de la fille du Sud s’effaça devant celle de la bagarre et les coups qu’il avait reçus lui avaient en quelque sorte fait reprendre contact avec la vie réelle.

Seulement, l’amour, quand on l’appelle, vient toujours. À peine arrivé en France, il fit connaissance d’une jeune fille. Elle n’était pas jolie au sens absurde que l’on donne à ce mot. Mais elle était mieux que cela. Tout en elle était clarté : sa peau soyeuse, son sourire, ses yeux rieurs, ses cheveux dorés et sa voix chantante.

Elle avait aussi une âme claire. C’est pourquoi elle hésita avant de laisser parler son cœur. Elle fut attirée par ce qu’il y avait en lui de différent : sa force, sa spontanéité, sa vie aventureuse, et cela même l’éloigna de lui.

Puis, quand elle eut reconnu qu’il serait un bon compagnon pour la route à suivre, elle s’abandonna.

Depuis trois semaines, ils étaient mariés.

— Pour commencer, nous ferons un beau voyage, avait-elle dit. Je veux voir ces pays dont tu m’as parlé…

Car le Sud avait marqué Gérald de son empreinte, lui laissant cette nostalgie vague dont les hommes du désert ne guérissent jamais.

— Allons plutôt en Irlande ou en Norvège, proposa-t-il.

— Non, je veux marcher sur cette piste que tu as créée…

Elle s’obstinait. Un vague malaise saisissait Gérald à l’idée d’emmener Fanette en Afrique. Était-ce un pressentiment ? Ou simplement voulait-il garder le passé pour lui seul ?

La jeune femme obtint ce qu’elle voulait.

Ils étaient maintenant à Gardhaïa. Côte à côte, ils suivaient le chemin montant qui mène à la mosquée, lui la dominant de sa haute silhouette, elle vive, menue, bondissante.

Gérald expliquait :

— Ce labyrinthe a été construit tout exprès pour égarer les étrangers… Les Mozabites sont jaloux de ce qui leur appartient…

Pas un instant il n’avait pensé à sa folie, à son amour d’un jour…

Ils atteignirent la mosquée très difficilement. Maintenant, ils redescendaient joyeusement.

Gérald s’arrêta soudain.

— Oh ! dit-il, c’est ici que…

Son doigt montrait un mur, une porte cachée.

Et l’image enfouie dans son cœur se remit à vivre. Derrière ces pierres grises, une princesse au visage frais comme l’eau d’un puits vivait dans son palais ajouré.

— C’est ici que ?… questionna Fanette, car il s’était interrompu brusquement.

Il ne répondit pas.

Il ne devait jamais répondre.

La foule l’avait bousculé, happé. Un long poignard avait brillé dans le soleil.

Gérald gisait. Le sol doré se teintait de rouge.

Il était mort pour un rêve.