La loi du Sud/Adolescence

La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 97-105).

ADOLESCENCE

— Faites passer à Cestrières, dit le grand Fouque, en tendant une enveloppe à son voisin de classe.

Celui-ci, tout en restant penché sur son cahier, obéit. Cinq fois, la consigne fut répétée à voix basse avant que l’envoi échouât sur le pupitre du destinataire.

La tête dans ses mains, Cestrières était à tel point absorbé par ses pensées studieuses qu’il ne vit rien. Le lycéen assis à sa droite, qui le regardait avidement, le poussa du coude et, désignant l’enveloppe blanche, aveuglante, insolite, chuchota :

— De la part de Fouque !

Toute la rangée était immobilisée, saisissant joyeusement cette occasion de dissipation. Cestrières prit le message distraitement.

Ce n’était point une lettre, comme il s’y attendait, mais une photographie. L’ayant regardée, il rougit violemment, la remit dans l’enveloppe avec une moue méprisante et la rendit. Elle repassa donc cinq mains impatientes. Comme les élèves craignaient Fouque, aucun n’osa en regarder le contenu.

Quand elle lui revint, ce dernier n’eut qu’un mot :

— Chochotte !

Il ressortit la photographie et la contempla. Elle représentait une femme à demi-nue, à la chair drue et pulpeuse. Elle offrait ses cuisses, ses seins, ses épaules, comme autant de tentations.

Il l’avait volée à son frère aîné.

« Je la montrerai à Cestrières, » s’était-il dit, sitôt son exploit consommé d’une main tremblante.

Il leva les yeux et rencontra le regard de son ami. Une haine inattendue qui les étonna eux-mêmes, bouleversa leurs visages. Fouque haïssait celui qui venait de dédaigner son présent et Cestrières celui qui avait vilainement rompu son rêve.

Depuis le matin, il était lourd d’un secret. Il devait, après la classe, rejoindre Claire et canoter avec elle sur le Doubs. Et c’était juste le jour que choisissait Fouque pour lui montrer cette chair moelleuse et ce sourire bassement complaisant. Qu’il ait pu, à la minute où il pensait à Claire, voir cela, lui semblait un sacrilège.

Fouque attendait Cestrières à la sortie. Celui-ci, malgré l’impatience qui lui donnait des fourmillements dans tout le corps, avait décidé de sortir le dernier. C’était le meilleur moyen d’échapper aux autres.

Fouque bondit sur lui, le regard mauvais, la bouche molle.

— Qu’est-ce qui te prend ?… Tu vas m’expliquer… dit-il en s’avançant très près.

— Je suis bien libre de ne pas aimer les cochonneries.

— Oh ! là ! là ! c’est nouveau alors… Enfin, si tu veux faire ton puceau, à ton aise.

— Merci de la permission !

Dans le tram, il aperçut ses yeux brillants, ses cheveux en désordre. Naturellement, il avait oublié son peigne ! Avec irritation, il passa ses mains dans sa toison bouclée. Puis il se regarda dans une vitre qui faisait miroir. C’était déjà mieux.

Une femme aperçut son manège et lui sourit gentiment. Le sourire s’adressait à ses quinze ans. Il rougit sans comprendre. Et elle rougit de ce trouble qu’elle interpréta à sa façon.

— Voyez-vous ça, ces jeunes… ils pensent déjà aux femmes…

Pour Cestrières, ce n’était pas vrai. Il pensait à Claire. Et Claire avait son âge.

Elle était là, au terminus, quand il descendit.

— Bonjour, Mario, cria-t-elle de loin.

— Bonjour, Claire.

Leurs mains se prirent.

Elle avait des yeux qui enveloppaient les êtres de bleu, un visage lisse, un corps mince.

Pendant que Mario la redécouvrait, s’émerveillant qu’elle fût semblable à ses rêves, il pressait la main qu’elle lui avait abandonnée.

Quand il s’en aperçut, il la lâcha brusquement. Elle retomba, lui faisant don de cette tiédeur animale qui restait au creux de sa paume.

Claire ne se douta pas de son trouble.

Ils marchaient côte à côte, grands et jeunes, unis par tout cela qui formait leur être transitoire. Car, à quinze ans, on n’existe pas vraiment.

Après un silence qui leur semblait naturel, ils se mirent à parler tous les deux à la fois.

— Quelle chance qu’il fasse si beau !

— Le fleuve est calme et soyeux comme un lac.

— Nous prendrons la petite barque verte.

— Oui, c’est la plus légère.

— Oh ! ça vous est égal, vous êtes si fort ! s’exclama Claire.

— C’est vrai, dit-il avec satisfaction.

Cette satisfaction ne venait pas de son orgueil, mais le consolait d’être, auprès d’elle, si fine, si racée, une sorte de brute bien portante qui se reprochait secrètement son appétit et son sommeil.

— Vous êtes vraiment gentille d’être venue…

— Pourquoi ne l’aurais-je pas fait ? s’étonna-t-elle.

Oui. Pourquoi ? Ses parents la laissaient très libre. Sa mère avait ses bridges, son père ses affaires. Si on lui demandait l’emploi de son temps, elle répondrait simplement :

— J’ai canoté avec un camarade.

Pour Mario, qui soupçonnait le péché par tous ces élans et ces moteurs d’un corps qui, par moments, semblait fondre sous lui, leur rendez-vous n’était pas aussi simple.

Il se souvint brusquement de Fouque et de l’image nue… Malgré lui, il s’éloigna de Claire. Qu’elle ne sache pas ! Qu’elle ne comprenne jamais ces choses !

Ils atteignirent, par un chemin bordé d’arbres, la maison du vieux qui louait les barques.

Mario s’était débarrassé de sa veste et ramait à grands coups silencieux. Les palettes de bois, après la plongée, glissaient un instant sur l’eau, puis replongeaient.

— Nous allons dans l’île ? questionna Claire, assise en face de lui.

— Bien sûr !

— C’est si beau une île !

— Oh ! oui… Être seuls ! Vivre loin du monde.

Le monde, c’était l’ennemi, les autres, ceux qui ne comprenaient pas, ceux qui étaient différents ! Il ne savait qui, des autres ou de lui, avait raison. Tout le drame était là.

— Je préfère les fleuves aux lacs, disait Claire.

Un fleuve,
De l’eau toujours neuve,
Qui vient d’où ?
Pour aller où ?

— Vous êtes poète, interrogea-t-elle ?

De peur qu’elle se moquât de lui, il s’en défendit.

— On est bien, soupira-t-elle, en montrant ses dents égales comme des grains de riz.

Elle portait une jupe bleue, toute plissée, et un chandail d’un bleu plus pâle, qui montait jusqu’au col.

La petite jaquette de fourrure était lovée à ses pieds comme un animal familier.

Mario enveloppait l’adolescente de son regard, pour graver sous ses paupières et la retrouver intacte le lendemain. Il ne s’attarda pas aux jambes, pourtant élégantes et féminines. Les jambes, pour lui, étaient terriblement prosaïques. Elles servaient à marcher. C’était tout.

Il baissa les yeux et se sentit subitement très malheureux. Il avait de grands pieds et ses chaussures grossières en accentuaient encore la laideur.

C’était de ces chaussures inusables qu’on lui achetait exprès. Non par économie, mais par un de ces principes que la bourgeoisie a acceptés une fois pour toutes.

Elle mit ses doigts dans l’eau qui était fraîche et rit de la sensation éprouvée.

La main blanche laissait un sillage, comme un voilier minuscule.

Mario, malgré lui, pensa à ses mains.

Ses doigts étaient tachés d’encre, ses ongles cassés ou rongés, sa chair couturée de cicatrices.

Une fois de plus, il comprit qu’il n’était pas digne d’elle.

— L’île ! criait Claire de la voix que durent avoir tous les conquérants.

Ils sautèrent sur la rive. Et, tout de suite, elle se mit à courir, droit devant elle, ses mèches blondes battant sa nuque.

Il partit à sa poursuite, les poings serrés, les lèvres durement closes, sautant par-dessus les fourrés. Il ne l’atteignit qu’après une longue course.

Il la tenait pressée contre un arbre moussu et froid.

L’étreinte dura quelques instants. Leurs chaleurs se mêlèrent. Il sentit le parfum de ses cheveux, mais ne s’émut point. Le jeu avait ôté tout ce qu’il pouvait y avoir d’impur en eux.

Tout essoufflés, avec un grand rire de joie, ils tombèrent ensemble sur la terre odorante.

Claire souriait.

Elle aimait ce long glissement qui lui rappelait ses rêves de la nuit.

Il y avait, dans l’attitude de Claire, quelque chose d’abandonné et de sensuel que Mario perçut cependant. C’est alors qu’il prit la tête de la jeune fille et la posa doucement sur ses genoux.

— Merci, dit-elle à mi-voix. Je suis bien mieux ainsi.

Il n’osait plus bouger et ce qu’il éprouvait était assez semblable au sentiment d’une mère qui, pour la première fois tient son enfant dans ses bras.

Il remarquait mieux maintenant sa peau blonde, sans défaut, sans tare, sur laquelle jouait la lumière ; les fossettes qui creusaient puérilement ses joues et sa bouche tendre.

Une envie irrésistible lui vint de toucher cette chair tranquille, mais il se retint.

Il cueillit une fleur mauve dont il avait oublié le nom et, doucement, redessina le fin visage tendu vers lui.

Claire baissa ses paupières pour mieux savourer la caresse. Derrière le rideau de ses longs cils, les prunelles bleues furent captives un instant.

Elle était belle ! Il se sentait encore plus rude, plus grossier, plus laid.

On le lui avait répété si souvent qu’il le croyait trop bien. Le jeune mâle qu’il était avait honte devant son enfance qui n’en finissait pas de se détacher de lui.

Il ressentit si violemment son indignité que son col l’étrangla tout à coup.

— Allons-nous en, dit-il.

— Déjà ! soupira la jeune fille.

— Il se fait tard. Mais nous reviendrons, promit-il.

Il savait bien qu’il ne reviendrait plus avec elle dans cet endroit. Les instants qu’il venait de vivre avaient été trop parfaits pour qu’il les retrouve jamais.

Ils remontèrent dans la barque. Claire le regardait ramer, avec un sourire léger, un peu distrait. Elle pensait au retour et lui échappait déjà.

Non, elle ne l’aimerait jamais !

Là, dans l’île, il avait tenu sa chance. S’il avait parlé, dit ce qu’elle était pour lui, elle l’aurait écouté. C’était trop tard.

L’être qu’il avait été lorsqu’il supportait le doux poids de sa tête n’existait plus. Il était resté dans l’île.

Il pensa, avec une acuité soudaine, aux moyens de la conquérir. S’il avait vécu au temps médiéval, il serait parti batailler pour elle. Il était né trop tard.

Tout à l’heure, il aurait fallu qu’un serpent la morde. Il aurait posé ses lèvres sur sa plaie et bu le poison comme une liqueur enivrante. Il serait mort pour elle, rien que pour voir dans le bleu de ses yeux les lueurs humides de l’amour.

Il rêva de catastrophes, où, toujours, il survenait à point pour la sauver…

Les flammes incendiaient sa maison, elle apparaissait au dernier étage, les cheveux en désordre, le visage figé d’effroi. Il montait sans souci des poutres qui tombaient sur lui, respirant sans crainte l’âcre fumée qui l’ensevelissait…

Elle tendait les bras… Il l’emportait, serrée contre lui… Puis il la laissait (dans tout cela, il n’imaginait pas la foule. Ils étaient seuls tous les deux) et s’enfuyait sans même attendre son merci.

Alors, elle savait ce qu’il était vraiment : un chevalier, un preux, un héros. Un héros qui n’avait fait, jusque là, que vivre, étudier et lire. Vivre, parce qu’il le fallait bien. Étudier, parce qu’on l’y obligeait. Lire, parce qu’il oubliait tout alors.

Hélas ! il était devant elle avec ses mains vides. Il n’avait rien à lui offrir. Comment la sauver, puisqu’aucun danger ne la menaçait ?

Une coulée pourpre et bleue tombait du ciel sur l’eau. Le rivage, dans le lointain, formait une ligne sombre.

Il fallait rentrer, et rien de ce merveilleux qu’il attendait n’était venu. Rien ne viendrait jamais !

Il eut un éblouissement !

Claire avait dit tout à l’heure qu’elle ne savait pas nager :

S’ils chaviraient, il pourrait la sauver…

Mais pourquoi la barque chavirerait-elle ? Elle était solide et le fleuve paisible.

Son dernier espoir fuyait.

Chavirer… mais pourquoi pas ? Il suffirait d’un geste maladroit pour faire retourner l’embarcation… Il se jetterait à l’eau, la ramènerait à terre… Elle comprendrait alors qu’il était fort et puissant. Et lorsqu’elle aurait compris, il immolerait sa force et deviendrait son esclave.

— Voulez-vous ramer ? demanda-t-il.

— Je m’en tirerais trop mal !

— Je vous conseillerai.

— Comment arriver jusqu’à vous ? J’ai peur de tomber !

— Mais non. Il n’y a aucun danger. Levez-vous lentement, toute droite, bien au milieu de la barque, et venez ici. Quand vous atteindrez ma place, je me lèverai à mon tour.

— Bon. Je vais essayer.

Elle venait à lui, étendant les bras. Quand elle fut arrivée, il se leva brusquement.

Que se passa-t-il ? Il n’avait pas envie, à ce moment, de faire chavirer l’embarcation, mais son idée s’était matérialisée et semblait agir comme en dehors de lui.

Claire se cramponna à sa manche. Il perdit l’équilibre, tomba à gauche. La barque pencha… Le cri de Claire fut étouffé par l’eau qui la happait.

Mario revenait à la surface, s’ébrouait, respirait fortement et partait au secours de son amie.

Un remous lui indiqua l’endroit où elle avait disparu. Il plongea, la ramena à l’air.

Elle se débattait furieusement et, s’agrippant à son cou, l’entraîna avec elle.

Il recommença son manège, mais, une fois encore, elle l’emmena au fond de l’eau.

Il perdit son souffle, s’affolait, s’épuisait à cette lutte vaine… Un instant, il pensa à rejoindre la rive, à la laisser… Sa honte lui insuffla une force nouvelle. Il plongea, la ramena d’un bras rude. Elle s’abandonnait.

— Sauvés, nous sommes sauvés, dit-il à haute voix.

La barque dansait mollement, à la dérive. Alors, il repartit vers l’île en nageant lentement d’une seule main, réservant ses forces.

À mesure qu’il avançait, son fardeau se faisait plus incompréhensiblement léger…

Il s’accrocha au vieux ponton de bois où ils avaient débarqués tout à l’heure, remonta à terre, tira Claire près de lui.

Il la regarda.

C’était elle et ce n’était plus elle. Son visage lisse était devenu flou. Elle semblait plus grande, irréelle. Ses yeux grands ouverts semblaient voir des choses qu’ils n’avaient jamais vues.

Une angoisse inconnue le fit tomber à genoux.

— Claire ! Claire ! appela-t-il.

Mais elle ne répondit pas.

Dans la nuit, on trouva, près du cadavre de la jeune fille, le héros adolescent qui, épuisé de fatigue, s’était endormi…