La logique de Lotze


LA LOGIQUE DE LOTZE


M. Lotze n’est pas seulement le métaphysicien original et hardi que l’on sait[1], il est encore un logicien de premier ordre. Moins heureuse que la Métaphysique, la Logique, qui forme la première partie du Système de Philosophie, n’a pas encore été traduite en français. Elle a du moins été éditée en anglais par M. Bosanquet[2]. Nos voisins d’outre-Manche, si curieux de ces études logiques trop dédaignées en France, ne pouvaient manquer de faire bon accueil à cette traduction fort soignée et qui témoigne des efforts consciencieux de l’éditeur. À defaut d’une traduction, nous voudrions indiquer les principales théories logiques de M. Lotze et montrer la place qu’il occupe dans l’histoire de la Science logique.

Le titre même de l’ouvrage de M. Lotze montre à quelle préoccupation il a obéi en l’écrivant. Il a voulu ordonner et lier ses idées, et nous donner vraiment un Système de Philosophie. Dans ce système, la Logique annonce et prépare la Métaphysique. Les théories ontologiques si lucidement exposées ici même sont implicitement contenues dans les théories logiques que nous avons à exposer aujourd’hui. Ces théories logiques, à leur tour, M. Lotze a voulu qu’elles fussent non seulement cohérentes mais exposées dans un ordre tel que la première étant posée toutes les autres dussent logiquement s’en déduire. Tout se tient dans le monde, tout de même doit se tenir dans la science et c’est ainsi que la science reproduit l’ordre même du Réel.

La Logique s’ouvre par la constatation d’un fait, c’est qu’il y a dans l’esprit une suite de pensées ei une connexion nécessaire entre les pensées. Tantôt nos idées se suivent sans être liées les unes aux autres autrement que par une contiguïté mentale, tantôt non seulement elles se suivent mais elles sont nécessairement enchaînées les unes aux autres. La réflexion a bientôt montré que, dans le second cas, les idées changent tandis que la nécessité qui les unit reste invariable. S’occuper des lois nécessaires et invariables qui unissent les pensées est l’œuvre du logicien ; le psychologue s’occupe de décrire le cours des idées et de découvrir ses lois.

La Psychologie est ainsi une science de fait et la Logique une science de droit. Le psychologue constate ce qui est, le logicien analyse ce qui doit être. Ce dernier doit aussi tirer de cette analyse des conséquences pratiques pour découvrir la réalité constitutive des choses et même déterminer un idéal de la connaissance complète où la pensée serait achevée et arrivée à la perfection. La Logique a donc trois parties qui correspondent dans l’ouvrage à autant de livres : 1o la logique de la pensée ou logique pure ; 2o la logique de la recherche ou logique appliquée ; 3o la logique de la connaissance ou méthodologie. Nous n’analyserons ici que le premier livre de beaucoup le plus important en nous efforçant de suivre autant que possible la pensée et l’expression même de l’auteur.

Concevoir, juger, raisonner, sont les trois opérations de l’esprit, disait l’ancienne logique. M. Lotze n’est pas d’un autre avis ; aussi nous donnera-t-il une théorie du concept, une théorie du jugement et une théorie du raisonnement.

I

Qu’est-ce qu’un concept et quelles sont les lois du concept ? Pour répondre à cette question, M. Lotze commence par nous expliquer comment les impressions se changent en idées, comment à leur tour les idées entrent comme éléments dans les concepts. Les impressions ne sont que des états de conscience, de purs modes de nous-mêmes qui tantôt restent enfermés en nous et sont complètement inintelligibles aux autres hommes, et d’autres fois deviennent intelligibles aux autres et ont alors en dehors de nous une certaine valeur. Quand est-ce que cela arrive ? quand nous parvenons à nommer nos états, à les exprimer par un signe verbal. C’est alors que l’impression est transformée en idée, ce qui n’était que nôtre les autres y peuvent participer, le sujet devient objet. Par l’acte logique qui consiste à créer un nom, nous faisons de l’idée un objet. Mais il est bien clair que cet objet ne doit nullement se confondre avec la réalité des choses. De même les parties du discours, le sujet, le verbe, l’attribut, ne doivent pas se confondre avec la substance, l’événement, la propriété, qui sont des objets réels, métaphysiques, tandis que le sujet, le verbe, l’attribut ne sont que des objets idéaux, logiques.

Il suit de là cette remarque importante que l’activité la plus originale de l’esprit consiste dans l’invention du langage et que là où il n’y a point de langage il n’y a point de pensée. Mais est-ce à dire pour cela que le langage doive être nécessairement verbal ? En aucune façon, et les sourds-muets sont parfaitement capables de penser. Par langage, en effet, il faut entendre une distinction intérieure que saisit la conscience entre ses états. Dès que nous séparons et distinguons ainsi nos états les uns des autres, quelle que soit la façon dont nous opérons cette distinction, nous proférons une parole intérieure.

C’est cette parole intérieure qui est absolument indispensable à l’existence de la pensée. Étudions le mécanisme logique de cette parole intérieure. Pour penser, il faut donc poser, distinguer et comparer les uns aux autres nos divers états. Ce sont les règles constantes et nécessaires de ces diverses opérations qui constituent les lois ou formes de la pensée. Il semble donc qu’il y ait des cadres tout faits qui imposent leurs formes à la pensée. M. Lotze n’adopte pas cette théorie célèbre de Kant. Il croit au contraire, avec Leibnitz, que ce sont les relations mêmes des impressions qui, s’imposant à notre conscience, engendrent les formes. L’action de la pensée n’est pas constructive ni créatrice, cette action consiste simplement à interpréter les relations qui existent entre nos impressions passives : cette action n’est que réaction.

La première loi qui résulte de l’acte même de penser est la loi de position ou d’objectivation. Poser une idée, c’est l’objectiver. Nous n’avons point d’idée que nous ne posions son contenu ; or, considérer d’une façon quelconque le contenu d’une idée, c’est la considérer comme objet. Mais, par le fait même que nous posons affirmativement le contenu d’une idée, nous excluons de ce contenu toutes les autres idées. La négation est donc la compagne inséparable de l’affirmation. Toute pensée est constituée par une affirmation qui est en même temps une négation. Ainsi, par le fait même qu’on pose une idée, on la distingue des autres ; mais le fait primitif est toujours l’impression positive ; c’est l’affirmation qui rend logiquement possible la distinction.

Ce n’est pas tout. Non seulement nous distinguons les idées les unes des autres, mais encore nous remarquons qu’une idée est distinguée d’une autre idée de plusieurs façons diverses ; b, par exemple, se distingue de c autrement qu’il ne se distingue de a. Nous sommes donc amenés à distinguer non seulement les idées mais les distinctions elles-mêmes, c’est ce qui s’appelle comparer. Toute idée nous paraît ainsi enveloppée comme d’un réseau de relations diverses que nous comparons les unes aux autres. Mais nous ne pouvons comparer les choses diverses sans qu’il entre un élément commun dans toutes ces relations. Cet élément commun ne peut être qu’un universel. Mais cet universel n’est pas un concept formé par la pensée, ainsi que l’ont cru les logiciens. Il sert à expliquer la pensée et par suite ne doit pas en résulter. Il n’est donc pas un produit de la pensée, mais quelque chose que la pensée découvre en elle-même. L’universel qui entre dans la composition de toute idée n’est pas lui-même une idée, car toute idée a quelque particularité qui permet sa position devant l’esprit. Or, l’universel ne peut avoir de telles particularités.

Grâce à cet universel nous pouvons : 1o combiner des éléments hétérogènes ; 2o différencier des éléments homogènes, et nous formons ainsi trois couples d’idées de quantité : le plus et le moins ; le grand et le petit ; l’un et le multiple, car sans ces idées de quantité nous ne pourrions différencier les idées les unes des autres, et dès lors nous ne pourrions pas comparer leurs relations. Une idée est donc formée par la position d’une impression, par sa distinction avec les autres, par la comparaison de ses relations entre elles, comparaison que rendent possible l’universel et les idées de quantité qui en résultent. La Logique ne va pas plus loin. Elle laisse à la Psychologie le soin de rechercher comment naissent et se développent ces idées de quantité, et aux mathématiques celui d’en déduire les conséquences contenues dans leur essence. Une idée est donc formée par la position d’une impression ou affirmation, par la distinction de cette impression, c’est-à-dire par une négation, par une comparaison, c’est-à-dire par une quantification.

Mais nous n’avons encore qu’une représentation consciente ; les divers moments que nous avons distingués dans la formation de l’idée sont donnés dans une réceptivité passive, l’idée est formée dans l’esprit ; elle n’est pas formée par l’esprit. Ce que l’esprit forme en agissant lui-même n’est plus une idée, mais un concept. C’est dans cette formation que l’esprit devient actif. Toute activité de l’esprit constitue une synthèse. Or, il y a deux sortes de synthèses ; la première est une synthèse de l’appréhension, qui fait que les idées se rencontrent dans une seule et même conscience. Cette rencontre est assurée par l’unité de l’âme et le mécanisme de la mémoire. Cette première synthèse n’est pas un acte logique, mais reste purement psychologique. La seconde synthèse est une synthèse de la perception, qui pose les idées dans des points définis et séparés de l’espace et du temps. Cette synthèse n’est autre chose que la connaissance de la chose. Pour arriver à connaître ainsi les choses, à les concevoir, il faut un fondement qui permette d’unifier les différents attributs de la chose. Comment découvrons-nous ce fondement ? En comparant les uns aux autres des exemples différents ou en observant le même exemple dans diverses circonstances. Si, par exemple, nous observons le groupe d’attributs a, b, c, d et le comparons aux groupes a, b, c, f, a, b, c, g, nous verrons que nous pouvons poser le groupe commun a b c comme le lien de tous les groupes divers. C’est ainsi que la comparaison est indispensable à la synthèse logique.

Il entre sans doute de l’abstraction dans la comparaison, mais cette abstraction n’est pas le résultat de l’élimination pure et simple des différences, d’une négation ; elle provient aussi de la position du contenu de l’abstraction, d’une affirmation. Dans l’exemple cité, considérer a, b, c, c’est certainement abstraire, c’est-à-dire éliminer d, f, g, mais c’est aussi et surtout poser a, b, c, donc affirmer. Cet élément a, b, c, commun à plusieurs idées et qui est le concept même, est l’universel logique. « Dans tous les cas donc, l’universel est produit, non en éliminant simplement les attributs différents p1 et p2, q1 et q2, qui se montrent dans les individus que l’on compare, mais en substituant à leur place les attributs universels P et Q, dont p1 et p2, q1 et q2 sont des espèces particulières. » La loi de l’abstraction consiste donc à compenser l’omission des attributs individuels par la position de l’universel qui leur correspond. Ainsi se forme un second universel qui est proprement logique et qui a besoin, pour se former, du premier universel que la Psychologie nous avait déjà montré enveloppé dans les impressions.

Le concept s’exprime par un nom général qui a une extension et une compréhension. M. Lotze se demande s’il y a des concepts singuliers. On sait qu’Aristote n’admettait pas de tels concepts. M. Lotze les admet à la condition qu’on considère l’individu singulier comme un assemblage défini de qualités générales. Un universel peut à son tour n’être pas un concept et n’être qu’une image générale. Un sujet S, pour avoir le droit d’entrer dans la logique, doit porter en lui la loi organique de la connexion des attributs qui le composent. Ces attributs d’ailleurs ne sont pas égaux entre eux, ils se déterminent les uns les autres selon un certain ordre de dépendance. Il suit de là que le symbole de la structure interne d’un concept n’est pas une équation de cette forme S = a + b + c + d mais une équation de cette forme : S = (a, b, c).

De ces considérations découlent les lois de la subordination des espèces au genre et par suite de la subsomption. M. Lotze définit l’espèce : le concept qui peut être représenté sous une forme imaginative ; le genre, ce qui ne peut l’être et est seulement exprimé. Passant à la raison inverse de l’extension et de la compréhension des concepts, M. Lotze dit que cette loi lui paraît fausse là où sa vérité serait importante, et de peu d’importance là où elle est vraie. Puis vient la distinction de la différence spécifique, du propre et de l’accident.

Après avoir ainsi achevé la théorie des universaux, M. Lotze se demande quelle est la forme que prendrait le système entier de nos concepts si nous le supposions complet, et il répond que cette forme serait semblable à celle d’une chaîne de montagnes assise sur une base très large et terminée par plusieurs pics escarpés. Le monde serait ainsi formé d’idées éternelles et immobiles étagées les unes au-dessus des autres. Mais le devenir que constate l’expérience ne nous permet pas de nous représenter ainsi la réalité. Nous voyons se produire des changements, de nouveaux attributs apparaître dans un concept sans que le fonds même de ce concept ait changé, nous nous demandons alors quelle est la raison de cette variation. La forme que nous donnons à notre réponse est le jugement où le concept est posé comme sujet, la variation comme prédicat, et où la relation constatée entre les deux s’exprime par la copule.

II

Cette conception de la fonction du jugement domine toute la théorie de M. Lotze. Ce qui donne naissance au jugement est une variation qui s’impose à notre pensée ; aussi la relation exprimée par le jugement n’a-t-elle point lieu entre des idées, mais entre la matière de nos idées. Dans ce jugement : l’or est jaune, le sujet est l’or et non l’idée or, de même le prédicat est jaune et non l’idée jaune. La copule logique ne peut se placer qu’entre des objets. Les idées sont psychologiquement enveloppées les unes dans les autres, idéalement connexes, mais n’ont point de relations discursives et dès lors logiques. La partie essentielle du jugement est donc la copule ; dès lors les formes essentielles du jugement découleront des sens différents que nous donnerons à la copule, c’est-à-dire des différences que nous apercevrons dans les relations entre le sujet et le prédicat, différences que nous exprimons plus ou moins bien par les formes grammaticales de la proposition.

M. Lotze critique ici les catégories du jugement devenues classiques depuis Kant, et montre que ni la quantité, ni la qualité, ni même la modalité des jugements, telle du moins qu’elle est ordinairement comprise, n’ont une valeur logique. Le principe sur lequel il s’appuie dans cette critique que nous ne pouvons développer ici est qu’aucune de ces catégories n’exprime une relation de la copule. Toutes les relations de la copule lui paraissent exprimées dans les jugements catégoriques, hypothétiques et disjonctifs.

M. Lotze déroule ici la série des formes du jugement. Le jugement catégorique précède l’hypothétique et le disjonctif, mais n’y en a-t-il aucun autre avant le catégorique ? « Cette proposition S est P ne peut être exprimée avant que le cours de nos idées nous ait informé qu’un S est posé et a des caractères reconnaissables de telle sorte qu’un P peut lui être uni dans la pensée à titre d’attribut. » Ainsi, la position impersonnelle de S est la condition du jugement S est P, mais cette position de S est un jugement impersonnel. Ainsi pour pouvoir dire : le froid est grand, il faut auparavant avoir dit : il fait froid. Dire ceci, ce n’est pas seulement sentir, mais juger. La condition préalable du jugement catégorique se trouve donc dans un jugement impersonnel. Ce jugement rapporte la perception présente à un sujet permanent, désigné d’une façon indéfinie par le pronom il. En fait, ce mot il représente la pensée d’un sujet commun auquel les phénomènes sont liés comme prédicats ou dont ils procèdent. Ce sujet commun n’est autre que la Réalité tout entière.

La plupart des logiciens donnent pour exemple du jugement catégorique des jugements de cette sorte : S est P, l’or est pesant, l’arbre est vert. La structure de ces propositions est simple et claire, mais cette apparente clarté enveloppe une énigme. Nous ne savons comment le sens de la copule dans le jugement catégorique nous pousse à faire subir à notre activité logique une foule de modifications successives. — On est, en effet, embarrassé dès qu’on demande en quel sens S et P sont unis dans un jugement catégorique en tant que ce jugement est distinct du jugement hypothétique et du jugement disjonctif. La réponse commune est que le jugement catégorique affirme P et S absolument, tandis que, dans les deux autres espèces de jugement, il entre une condition ou une alternative. M. Lotze ne trouve pas cette réponse satisfaisante. En effet, quand on dit : l’or est pesant, on n’affirme point l’identité de l’or avec la pesanteur ; l’attribut est possédé par le sujet, il n’est pas le sujet, il ne peut donc lui être attribué que sous certaines conditions restrictives. Platon a été le premier à toucher cette question, mais sa solution est insuffisante. C’est Aristote qui a rendu possible la découverte de la véritable solution en observant que c’est par une opération logique que P est rapporté à S. Mais il n’a pas montré la modification particulière que subit S lorsqu’on lui attribue P. — Dire avec Kant que l’attribut est adapté au sujet comme l’accident à la substance, c’est d’abord introduire la métaphysique dans la logique et de plus expliquer obscurum per obscurius. Il faut donc conclure que l’attribution de P à S est un acte de synthèse logique. Cette synthèse logique n’est pas dominée par le principe d’identité : en effet, si S = S et n’égale que S, que P = P et n’égale que P, on ne peut dire absolument que S = P. D’où M. Lotze conclut que le principe de contradiction ou d’identité est une loi ultime de la constitution interne de la pensée, mais que cette loi ne peut rien produire par elle-même et n’est même pas susceptible d’être exprimée.

Comment cependant arriver à justifier le jugement catégorique ? Il y en a de deux sortes : le jugement analytique et le jugement synthétique. En logique, il faut justifier tous ces jugements. Dans le jugement synthétique à posteriori, l’expérience nous montre l’existence simultanée de S et de P, mais leur union dans la pensée est l’œuvre de l’esprit et une interprétation du donné. Le jugement synthétique à priori contredit plus formellement encore le principe d’identité. La difficulté est la même pour le jugement analytique. Quel droit avons-nous d’attribuer à S un P qui n’est pas S ? Nous ne pourrons arriver à établir ce droit qu’en montrant que tous ces jugements se ramènent en définitive à des identités. Or, c’est ce que nous pouvons faire si nous remarquons que dans la formule ordinaire du jugement catégorique : S est P, S et P sont pris dans un sens universel ; mais dans la pensée de celui qui formule le jugement, S a un sens déterminé Σ qui coïncide de tous points et est dès lors parfaitement identique avec une portion déterminée de P, soit Π. La relation exprimée n’est plus une relation universelle entre deux universels, mais une relation singulière entre deux expressions différentes d’une seule et même existence individuelle. Ainsi quand nous disons : quelques hommes sont noirs, nous voulons dire : les hommes noirs sont les hommes noirs, ce qui est une pure tautologie. Quand nous disons de même : le chien boit, l’analyse nous montre que cela revient à dire : ce qui boit = ce qui boit. Il en est de même dans ces jugements mathématiques : La ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre ; 7 + 5 = 12. Ces jugements sont analytiques et non synthétiques, comme l’avait cru Kant. Tous les jugements catégoriques peuvent donc se ramener à de pures identités. Si nous désignons par A les hommes noirs, par B le chien qui boit et par C César qui passe le Rubicon, le premier jugement prendra cette forme A = A, le second celle-ci : B = B, le troisième cette autre : C = C Seulement, dans le premier cas, il faudra dire que A existe toujours, que B existe quelquefois seulement, et que C n’a existé qu’une fois. Nous n’affirmons pas ainsi une relation entre les parties d’un contenu, mais nous affirmons le contenu spécial d’un seul fait.

Mais, en réduisant ainsi le jugement catégorique à une identité, nous avons exclu de S toutes les circonstances qui lui donnaient un contenu plus vaste que Σ ; or, sans ces circonstances, Σ lui-même n’aurait pas pu se produire. Par conséquent ces circonstances sont des conditions de S. La théorie du jugement catégorique nous conduit ainsi à celle du jugement hypothétique dont la forme est si est S, S est P, ou encore si S est Q, S est P.

Pourquoi poser comme condition de l’existence de Σ les attributs qui composent l’ensemble de S ? Parce que nous sentons que ces attributs sont liés à Σ, qu’il y a entre eux et Σ une cohésion invincible. Il est clair que si cette cohésion existe, Σ doit être lié à ces attributs comme à ses propres conditions. Chaque élément d’un ensemble en effet est fonction des autres éléments. Ce n’est plus ici le principe d’identité que nous invoquerons pour justifier le jugement. Le principe d’identité affirme l’identité des éléments différenciés en tant que tels ; il ne peut rien dire de la dépendance réciproque de ces éléments. Réfléchir sur cette dépendance des choses c’est faire de la métaphysique d’après le principe de causalité efficiente. La Logique ne s’occupe que de la raison suffisante, c’est-à-dire non pas des relations réelles entre les choses, mais des relations purement idéales. Si nous adoptons comme expression du principe d’identité cette formule A = A, et A + B = C comme expression du principe de raison, nous appellerons raison le sujet A + B et conséquence le prédicat C. Nous verrons alors que les deux parties du sujet A et B sent en relation réciproque et que c’est leur cohésion qui détermine C. Or, nous avons vu que tout jugement catégorique revenait à cette forme Σ + C est P, car S = Σ + C (C désignant les circonstances de S autres que Σ). Il s’ensuit donc que le jugement catégorique dépend du principe de raison non moins que du principe d’idendité. C’est Herbart qui a fait le premier cette démonstration.

M. Lotze tire de ces considérations dont personne ne contestera l’intérêt et la nouveauté les réflexions suivantes sur les différences qui séparent les deux principes d’identité et de raison. Le premier se rapporte aux éléments et s’impose nécessairement à la pensée à cause de l’impossibilité de son contraire ; le second régit la combinaison des éléments et n’est « qu’une assomption de relativités mutuelles dans la matière pensable dont la vérité est garantie par une impression concentrée de toute l’expérience ». Une tendance générale de l’esprit logique à regarder le coexistant comme cohérent nous pousse à affirmer la connexion des raisons et des conséquences. L’expérience répond à notre attente, mais nous ne rencontrons pas ici une nécessité semblable à celle que nous imposait le principe d’identité. Un monde sans raison suffisante n’est pas absurde il pourrait être conçu, mais il ne pourrait pas être connu. Ce qui nous pousse à tout soumettre au principe de raison c’est que nous le sentons agir dans toute expérience mentale. Or, le monde de l’esprit est pour le moins aussi réel que le monde externe ; les objets de l’expérience mentale, les pensées, répondent donc à notre tendance logique et en rendent la réalisation possible. C’est ainsi que le principe de raison arrive à faire partie de notre substance mentale, non à titre de nécessité, mais à titre de fait.

Il nous reste à déterminer comment, dans chaque cas déterminé, A combiné avec B forme la raison adéquate de C. Pour éviter d’avoir à se poser cette question à chaque expérience nouvelle, il doit y avoir un principe dans lequel nous trouvons nécessairement la connexion des trois termes A + B = C en un seul universel. Si nous désignons A + B par M, la formule logique de ce principe sera : tout sujet peut recevoir comme prédicat ce qui est requis par le concept du genre auquel il appartient. On voit par là que la subordination de l’individuel à l’universel est l’instrument logique compréhensif qui s’applique aux données de l’expérience.

La première forme du jugement général est la proposition quantitativement indéterminée : l’homme est mortel, le péché est punissable. Au point de vue logique, ce jugement se distingue de la proposition universelle : tous les hommes sont mortels, qui n’exprime qu’une collection de jugements singuliers, un total qui peut ne pas être complet. Au contraire, le jugement indéterminé exprime une loi qui ne comporte pas d’exception. Ce jugement peut donc être véritablement appelé apodictique, puisqu’il énonce, outre le fait, la raison du fait. Le sujet logique n’est pas le concept homme par exemple, mais le S individuel qui participe au type. La formule de ce jugement n’est donc pas M est P (M désignant, comme nous l’avons dit, A + B, dans le jugement hypothétique A + B = C), mais S est P ; or, S ne peut être P que s’il est M, par suite le jugement hypothétique : si S est M, S est P, est la condition du jugement apodictique.

Tant qu’un concept générique universel M se présente comme sujet dans un jugement général, le prédicat P qui lui est joint doit être compris avec une égale universalité. P est en effet l’attribut du sujet universel et non du sujet individuel S. Comment alors corriger l’erreur qui se produit nécessairement quand on dit S est P ? en opérant dans P une disjonction. Si, en effet, P = p1 + p2 + p3, nous pourrons bien dire que si S est un M il est ou p1, ou p2, ou p3. Nous sommes ainsi arrivés à formuler le jugement disjonctif. Le jugement disjonctif a une valeur que n’ont ni le jugement copulatif (S est à la fois p et q et r), ni le jugement rémotif (S n’est ni p, ni q, ni r), malgré la ressemblance des formes. Les raisons en sont aisées à trouver et nous ne nous y attarderons pas. L’expression formelle du jugement disjonctif se trouve dans le Dictum de omni et nullo et dans le Principium exclusi tertii. Les formules usuelles du Dictum sont complètement fausses, car il n’est évidemment pas vrai que ce qui est vrai de l’universel comme tel le soit aussi du particulier ou de l’individu comme tels. La seule formule correcte est celle-ci : Quidquid de omnibus valet valet etiam de quibusdam et de singulis ; mais cette formule est aussi stérile que correcte. Il faut remplacer le véritable universel par la somme de tous les individus et alors le dictum doit prendre la forme d’un jugement disjonctif. Quand un P universel est l’attribut d’un concept universel M, l’une de ses modifications p1, p2, p3, à l’exclusion des autres, appartient à chaque S, espèce de M. — Il y a ainsi dans le dictum deux parties, l’une positive, qui ne peut être expressément énoncée, que l’universel détermine le particulier ; l’autre négative, qui détermine la manière dont s’opère cette détermination. Cette partie négative est fondée sur le principe du tiers exclu. Ce principe, en effet, n’affirme rien de plus que ce que nous venons de remarquer, à savoir que, de deux prédicats contradictoires p1, p2, d’un sujet S, S en a toujours une à l’exclusion de l’autre. Cette loi n’est d’ailleurs qu’un cas particulier de cette loi universelle de la pensée dont il a été parlé plus haut à propos de la formation du concept, et que nous pouvons nommer la loi disjonctive de la pensée. Cette loi nous force à choisir entre les attributs contradictoires d’un même sujet ; mais, pour opérer ce choix, il faut un moyen. La forme de la pensée qui combine deux jugements pour en former un troisième se nomme inférence ou raisonnement.

III

M. Lotze se trouve donc amené à faire la théorie du raisonnement. Après avoir exposé la théorie ordinaire des inférences immédiates, il expose la doctrine d’Aristote sur le syllogisme et ses figures. Il se contente de quelques remarques de détail ; il proteste, par exemple, contre cette loi de Pierre d’Espagne :


Utraque si præmissa neget nil inde sequetur,

et soutient qu’un syllogisme à deux prémisses négatives peut parfaitement être correct. Il n’admet pas l’existence de la quatrième figure et croit que la seconde et la troisième figure peuvent se ramener à la première. Mais toutes ces formes syllogistiques ont moins d’importance à ses yeux que ce fait qu’elles découlent toutes de la relation de condition à conséquence et non de cause à effet. En effet, la conclusion syllogistique est toujours absolument nécessaire et ne peut pas ne pas exister. Or, il en est de même de la conséquence par rapport à la condition. Une condition a toujours sa conséquence dans l’idéal ; dans le monde réel, au contraire, une cause, alors même qu’elle existe et qu’elle agit, peut toujours voir son effet empêché par une autre cause contraire.

Le syllogisme, tel que l’a compris Aristote, est un syllogisme subsomptif qui explique ce qui est contenu dans le jugement disjonctif et forme le groupe le plus élémentaire des opérations intellectuelles. Au syllogisme ainsi compris on peut faire une objection. On veut prouver la vérité de la conclusion par la vérité des prémisses, mais les deux prémisses elles-mêmes ne peuvent être vraies que si la conclusion l’est. La majeure : Tous les hommes sont mortels, est la garantie de la vérité de la conclusion : Caius est mortel, par l’intermédiaire de la mineure qui subsume Caius parmi les hommes, mais tous les hommes ne sont mortels que si l’homme Caius est mortel. Il y a évidemment là un cercle qui enlève toute valeur logique au syllogisme ainsi entendu. On reconnaît l’objection de Stuart Mill. M. Lotze ne conteste pas la force de cette objection dans le cas où la majeure est une proposition analytique qui n’a pu être formée que par une expérience ou une construction préalable portant sur tous les individus qui peuvent être subsumés au moyen terme. Mais le cas est différent quand la majeure est un jugement synthétique. Le moyen peut alors être conçu sans le grand terme, et on peut sans faire de cercle déduire de la majeure la conclusion. Cette remarque est plus claire encore si nous regardons la majeure comme un jugement hypothétique. Mais il faut reconnaître alors la possibilité de poser la majeure et la mineure sans avoir une connaissance complète. C’est l’induction qui nous permet de poser une majeure comme universelle sans avoir parcouru le cercle entier de l’expérience possible. Le principe sur lequel repose l’induction permet cette position. Ce principe n’est autre que le principe même d’identité. De ce principe en effet nous tirons directement la conviction que chaque phénomène déterminé M ne dépend que d’une seule condition déterminée, et lorsque dans des circonstances différentes en apparence et dans différents sujets P, S, T, V, le même M se montre, cela doit inévitablement se produire grâce à quelque élément commun Σ, qui est la véritable condition identique de M ou le vrai sujet de M. — La position de la mineure est rendue possible par l’inférence analogique. Il n’est pas probable que la rencontre d’attributs semblables dans différents sujets soit due au hasard, c’est cette probabilité qui fonde le raisonnement analogique. On peut donc justifier à l’aide de l’induction et du raisonnement par analogie le raisonnement syllogistique et le mettre à l’abri de tout reproche.

M. Lotze s’occupe ensuite des raisonnements mathématiques et il montre que le fond de ces raisonnements consiste dans des substitutions de termes égaux et que de tels raisonnements ne sont possibles qu’entre des termes qui n’expriment que des quantités. Seuls en effet ces termes peuvent s’égaler rigoureusement les uns les autres. Mais dès que l’on veut établir des relations entre des termes qui expriment des qualités il ne peut plus y avoir équation, mais hiérarchisation et dépendance des termes. Or, le procédé logique qui établit la manière dont les termes dépendent les uns des autres se nomme classification.

La classification porte sur des concepts. Un concept, nous l’avons vu, n’est pas une simple somme d’attributs, mais une connexion d’attributs hiérarchisés selon une loi. C’est par un mécanisme psychique que se forme le concept, et il semble dès lors qu’une réunion d’attributs quelconques constitue un concept, mais le véritable concept est formé seulement par l’union des attributs essentiels et a ainsi son fondement dans la réalité. Distinguer les attributs essentiels de ceux qui ne le sont pas, telle est l’œuvre propre de la classification. La véritable classification est celle qui non seulement découvre les attributs essentiels, mais encore les range selon leur ordre de dépendance réciproque dans la constitution même de l’objet, on a alors les véritables idées constitutives des choses. Ces idées nous paraissent avoir une activité et un but. Ainsi se hiérarchisent logiquement les espèces selon le développement de l’idée.

L’espèce logiquement la plus parfaite est celle dans laquelle tous les attributs ont la plus haute valeur donnée par le genre. Mais chaque genre peut avoir lui-même un modèle de perfection dans un genre plus élevé. Nous sommes ainsi conduits à concevoir un genre suprême dont l’activité conduit et gouverne le développement de tous les autres. Nous avons là l’idéal et non le type de la classification naturelle. Le type en effet est une perfection stationnaire de l’espèce, l’idéal une perfection progressive. Mais dans quel sens devrons-nous diriger cet idéal progressif ? C’est ce qu’il faut rechercher. Le développement des concepts est conditionné par autre chose que par ces concepts eux-mêmes, à savoir par les relations qui existent entre ces concepts pris comme attributs d’un jugement et l’opération totale d’un jugement. Cette condition doit trouver sa place dans un système logique. Alors même qu’on professerait la théorie que les concepts sortent les uns des autres selon des lois purement extensives, il faudrait encore étudier ces lois qui seraient alors les conditions du développement des concepts. À plus forte raison, si l’on adopte une théorie de la détermination compréhensive des concepts. Ainsi la classification elle-même nous conduit au delà du concept particulier jusqu’aux lois universelles de connexion entre les attributs, ce qui nous confirme dans notre manière de nous représenter le concept comme déterminant une connexion entre les attributs. Si le concept représente les choses, une chose ne sera donc que le résultat selon les lois universelles d’une somme de conditions. C’est cette vue qui domine la science moderne. La science d’autrefois ne faisait que classer ; la science moderne veut en outre expliquer ; de là le caractère mécanique qui la domine. La classification idéale aboutirait donc à la découverte des rapports véritables qui unissent sous les lois et les conditions toutes les choses. Il faut reconnaître que cet idéal ne peut pas se satisfaire.

Cette assertion que les choses individuelles ne sont que des assemblages, sous des lois générales, de caractères généraux semble mettre en opposition la science et l’esthétique. Car comment peut-il y avoir beauté s’il n’y a plus de caractères individuels ? Mais cette apparence est trompeuse. En effet la mineure joue dans le raisonnement un rôle à la fois esthétique et logique, car elle nous montre que les événements particuliers sont soumis à des lois et ne sont pas l’effet du hasard, elle constitue par conséquent le point de jonction du singulier et du général. Nous voyons par là que les lois ne sont pas quelque chose d’extérieur à la réalité, mais qu’elles constituent sa véritable nature, et cela nous amène à concevoir l’idéal suprême de la pensée sous la forme de la loi universelle où se trouve la source d’existence qui se développe dans le monde. Cette loi n’est pas seulement une conception idéale, mais le sujet même de la réalité, ce sujet impersonnel que nous affirmons dans le premier jugement. C’est ainsi que la nature ressemble à un organisme vivant. Nous sommes arrivés au seuil même de la Métaphysique dont la Logique n’est que la préparation.

IV

Nous avons analysé avec soin la première partie de la Logique de M. Lotze, nous attachant surtout à traduire et à conserver le mouvement logique de la pensée. La place nous manquerait pour continuer ce travail pour les deux dernières parties, moins originales d’ailleurs et partant moins intéressantes. Nous signalerons cependant dans la deuxième partie une note sur le Calcul Logique de Boole où se trouve discutée et jugée avec une grande justesse de vues la théorie de la Quantification du prédicat. M. Lotze est loin de marquer de l’enthousiasme pour ce que l’on nomme emphatiquement en Angleterre la Nouvelle Analytique ; et après ce que nous avons dit plus haut qu’il n’admet d’équation qu’entre les termes de quantités et non entre ceux qui expriment des qualités, il n’était pas difficile de le supposer. Signalons encore un chapitre sur la probabilité et sur la question du nombre des votants dans les élections. La troisième partie renferme des chapitres intéressants sur le scepticisme, le monde des idées, sur les méthodes à priori et à posteriori, sur la signification réelle et idéale des actes logiques et enfin sur les vérités à priori. Ce dernier chapitre est d’une très haute importance pour l’intelligence du système de M. Lotze. L’auteur y montre que la loi d’identité est insuffisante pour fonder une connaissance quelle qu’elle soit et que dans la formation de toute connaissance se trouve une part d’activité synthétique.

Si maintenant le lecteur réclame de nous un jugement d’ensemble sur l’ouvrage que nous venons d’analyser en partie, nous dirons d’abord que parmi les idées les plus remarquables de M. Lotze il y en a qui sont nées et ont été imprimées en France en même temps qu’en Allemagne. Ceux qui ont lu la thèse de M. Lachelier de Naturâ syllogismi[3], ses Leçons inédites de logique, ou qui ont eu le bonheur de suivre son enseignement en ont reconnu quelques-unes. Ainsi l’impossibilité de réduire la logique aux équations mathématiques fait le fond de la thèse de Naturâ syllogismi, la théorie de la classification telle que l’expose M. Lotze se retrouve dans le Cours inédit, et nous trouvons des idées analogues exprimées dans la Logique publiée chez Masson par M. Liard. Ceci dit, non pour diminuer le mérite de M. Lotze qui ne doit rien à nos auteurs, mais pour revendiquer ce qui nous appartient. Nous regrettons à ce propos que l’attention de M. Lotze n’ait pas été attirée sur le très important article publié ici même en 1876 par M. Lachelier. Il y aurait trouvé peut-être matière à réflexions, et sa théorie des inférences immédiates et des figures du syllogisme aurait pu s’en ressentir. Peut-être aussi son chapitre sur la Définition eût-il gagné quelque chose à la lecture de la thèse de M. Liard sur les Définitions géométriques et les définitions empiriques[4].

Venant à l’ouvrage même, on ne saurait trop admirer la force de cohésion et la sûreté de raisonnement qui se montrent dans tout le système. La clarté même n’y manque pas, bien que notre analyse forcément succincte coure le risque de détruire cette qualité. Mais ce sont là qualités de pure forme. Que vaut le fond ? Quelle est la position de M. Lotze dans le mouvement logique contemporain ?

Toute la Logique de M. Lotze semble basée sur le principe d’identité, ou sur celui du tiers exclu, qui sont des expressions différentes de la loi disjonctive de la pensée. L’induction elle-même, nous l’avons vu, repose en dernière analyse sur le principe d’identité. Mais, d’un autre côté, M. Lotze n’admet ni la quantification du prédicat, ni la logique par équations, qui en est la conséquence. Il n’admet pas non plus que le syllogisme subsomptif, tel que l’a compris Aristote, puisse être exempté du reproche de cercle vicieux et cela, parce que dans ce syllogisme la conclusion est contenue dans les prémisses à la façon d’un cercle qui est contenu dans un autre, selon les symboles d’Euler. Et pourquoi M. Lotze fait-il ces reproches au syllogisme aristotélique ? Parce qu’il est frappé, comme l’avait été Aristote lui-même dans les derniers Analytiques, du rôle que joue dans la syllogistique un principe bien plus vaste et bien plus fécond que celui de contradiction, le principe qui unit la condition à sa conséquence, le principe de raison. C’est parce qu’il est pénétré de la force de ce principe qu’il accorde dans la classification une importance aussi grande à la loi de la subordination des attributs ; à la fin de la Logique, il semble même vouloir trouver dans ce principe la loi synthétique dernière qui forme, hiérarchise et domine tous les concepts et par eux le système entier de la science et de la métaphysique. Il y a donc une double tendance qui se partage l’ouvrage : tantôt c’est le principe d’identité qui semble le fondement du système et tantôt c’est le principe de raison. Dès les premières pages, le principe de raison semblait l’emporter lorsque M. Lotze ramenait le jugement catégorique au jugement hypothétique ; mais, par la position d’une formule malencontreusement imitée des mathématiques, A + B = C, le jugement hypothétique a lui-même été ramené à un jugement disjonctif. C’est ici, croyons-nous, que se trouve le défaut logique du système et le lieu où naît la contradiction. En effet, M. Lotze pose arbitrairement la formule A + B = C, le signe = signifie ici : produit ; puis il interprète la formule selon l’usage vulgaire, = signifie alors : égale. Le jugement de production, de condition, devient un simple jugement d’égalité, le principe de raison n’est plus qu’un cas du principe d’identité.

Nul cependant mieux que M. Lotze n’a marqué la différence essentielle de ces principes. Le premier domine la réalité, le dernier ne conditionne que la possibilité des choses. Celui-ci en un sens est plus vaste que celui-là, mais combien aussi il est moins riche et a moins de fécondité ! Ainsi toutes les théories logiques de M. Lotze semblent osciller autour d’un double pivot. Tantôt c’est le principe de raison qui domine et alors nous voyons se former cette théorie si remarquable du jugement et de la classification, la réfutation du calcul logique, et le chapitre dernier sur les vérités à priori ; tantôt c’est le principe d’identité et nous voyons alors l’induction se fonder sur ce principe même au risque de toutes les objections qu’il est facile de soulever.

C’est qu’en effet peut-être faut-il choisir pour fonder la Logique entre le principe de contradiction et la loi de raison suffisante. Si, dans le syllogisme, la conclusion ne fait que répéter les prémisses, comment éviter les reproches de Stuart Mill ? Si la conclusion est plus vaste que les prémisses, comment justifier le syllogisme par le seul principe d’identité ? Voilà la Logique enfermée dans un dilemme. On en sortira si l’on avoue résolument que la conclusion est autre que les prémisses, qu’elle en sort sans doute, mais qu’elle en diffère. Mais il faut alors reconnaître que le principe qui domine la syllogistique est un principe d’une toute autre portée que celui d’identité ou de contradiction. Hegel a ouvert les voies. C’est dans cette direction que l’on doit chercher une rénovation de la Logique et non dans les subtilités vides de la quantification du prédicat, du calcul logique et de la logique par substitution. On abandonnerait alors la syllogistique un peu étroite tirée des premiers Analytiques pour constituer une syllogistique plus large dont on pourrait trouver plus que le germe dans les derniers Analytiques. — M. Lotze a eu un sentiment très vif de cette situation de la Logique. Des parties entières de son système et de beaucoup les plus importantes sont orientées dans le sens que nous indiquons. Mais pour n’y avoir pas tourné toutes les autres, sa Logique ne peut être considérée comme un Organum définitif. Elle regarde sans doute vers l’avenir, mais reste encore trop engagée dans le passé, aussi ne marque-t-elle qu’une étape et n’est-elle qu’une transition.


  1. Voir dans la Revue d’avril l’article de M. Penjon.
  2. 1 vol. in-8o, Oxford 1884. M. Bosanquet a eu pour collaborateurs MM. Nettleship, Peters, Conybeare, Tatton et Wilson.
  3. Paris, Ladrange, 1871.
  4. Paris, Ladrange, 1873.