DE
LA LITTÉRATURE POPULAIRE
EN ITALIE.

I.
VENISE.

Il ne faut chercher, dans la poésie italienne du XVIe siècle, ni les traditions, ni l’histoire, ni les mœurs de l’Italie ; la nationalité de cette poésie est profonde, mais abstraite ; rien de plus italien que la Jérusalem délivrée ou le Roland Furieux, mais l’action de ces poèmes est empruntée à l’histoire de France. Pulci, Berni, ont chanté ironiquement des exploits chevaleresques étrangers à l’Italie. D’autres poètes ont préféré les souvenirs classiques à l’histoire nationale, et le peuple italien a toujours été en dehors de la poésie italienne. Qu’une nation, sans poésie, sans traditions, sans vitalité, se trouve réduite à imiter les étrangers ou les anciens, c’est naturel ; mais que l’Italie du XVIe siècle ait oublié toutes ses gloires italiennes, son magnifique moyen-âge, son Dante, la papauté de Grégoire VII, les vêpres siciliennes, les condottieri, Cola de Rienzo, Savonarola, une foule de héros, et avec tout cela les mœurs si poétiques de Venise, de Naples et de Palerme, c’est un phénomène sans exemple dans l’histoire des littératures.

Pourquoi une poésie si riche est-elle si impopulaire ? Parce que la littérature italienne s’est répandue de Florence dans toutes les cours de la péninsule, sans descendre jusqu’au peuple, qui parlait des langues différentes et tenait à des traditions absolument locales. La poésie des Italiens a été une poésie de cour et d’aristocratie ; elle a plané sur toute l’Italie, à cause même de son défaut de personnalité ; elle a été nationale à force de dédaigner les municipes. On aurait dit qu’elle craignait de se salir en touchant à Gênes, à Venise ou à Naples, et que tous les poètes s’étaient donné le mot pour oublier leurs villes natales et passer à la nation. Il en résulta une profonde division entre la poésie nationale et la poésie populaire : celle-ci ne pouvait parler que la langue du peuple ; elle ne pouvait chanter que les passions municipales ; elle resta donc confinée aux patois d’Italie, et par conséquent elle lutta toujours contre la poésie nationale avec cette inimitié instinctive que les patois ont pour les langues. Tant que la langue italienne fut dans sa vigueur, la poésie populaire resta stérile, et on ne la rencontra que dans les états les plus excentriques de l’Italie, à Venise et en Sicile. Quand la littérature italienne déchut, la littérature des patois prit son essor ; une multitude de poètes surgit, comme par enchantement, dans toutes les villes, et la poésie populaire aborda hardiment toute cette variété de mœurs, de bizarreries et de traditions, si négligée par les écrivains du siècle de Léon X.

On a d’habitude un grand mépris pour les littératures municipales ; ce ne sont, en effet, que des essais, des ébauches bientôt supprimées par les littératures nationales ; Corneille et Bossuet établissent sans retour en France la suprématie de la langue sur les patois. Il en est bien autrement des patois de l’Italie ; ils succèdent presque tous à une grande époque littéraire ; ils exploitent les débris de la poésie italienne ; ils se vengent de sa tyrannie, et ils éclatent avec tout ce qu’il y a de plus fantasque et de plus poétique dans les petites nationalités de la péninsule. D’ailleurs la langue italienne n’a pas de capitale ; elle n’est pas même parlée par le douzième de la population ; plusieurs patois diffèrent de l’italien bien plus qu’il ne diffère lui-même de l’espagnol, au point que dans quelques comédies, composées en patois bergamasque et en patois vénitien, on n’a pas fait de difficulté d’introduire des rôles écrits en langue espagnole. Ajoutez que Dante a décoré les patois d’Italie du titre de langues, tout en disant que la langue italienne n’est parlée nulle part, et vous verrez qu’ils ont pu se développer au XVIIe et XVIIIe siècles avec une liberté vraiment inouie pour les nations de l’Europe. À présent encore (et nous sommes bien loin de Dante), après les efforts du siècle de Léon X et de ses continuateurs, de Florence et d’une foule d’écrivains, l’italien passe dans toute l’Italie pour un langage guindé et plein d’affectation ; on a de la peine à le tolérer dans les étrangers ; quelquefois on lui préfère le français, et même ceux qui ont été élevés à Florence se hâtent, de retour dans leur pays, de parler leur patois. La langue italienne conserve un air d’apparat académique et une raideur de formes qui l’empêchent de pénétrer dans l’intimité de la vie ; dans les deux derniers siècles, elle n’a pas même produit un roman médiocre, ou une chanson bachique acceptée par le peuple ; la raillerie italienne est lourde et a peu de prise sur les individus. Au contraire, les patois sont pleins de naïveté et d’originalité dans la forme ; ils saisissent les moindres nuances de la pensée ; ils se livrent aux caprices les plus hardis. La poésie de ces dialectes se grave dans la mémoire de tout le monde, et les railleries qui leur sont familières manquent rarement de transformer en caricatures, en types, ceux qui en sont frappés.

En Italie, on compte quatorze patois, plusieurs centaines d’écrivains municipaux, une foule immense de chansons, de poèmes, de parodies, de contes ; chaque ville a son épopée, chaque bourgade a son grand homme[1]. Cependant ce n’est qu’aux extrémités de l’Italie que la littérature populaire se développe avec le plus de force. À Venise, elle commence par les voyages de Marco Polo, et finit par revendiquer Ch. Gozzi et Goldoni, les deux meilleurs auteurs comiques de l’Italie. Naples a son Dante, son Boccace, son Pétrarque : ce sont Cortese, Basile et Sgruttendio ; ils fleurissent en même temps, et ils expriment tout l’élan plébéien de l’époque de Masaniello. Milan, plus original que poétique, a deux grands hommes, Maggi et Porta ; l’un appartient à la Lombardie espagnole et aux mœurs aristocratiques du XVIIe siècle ; Porta se moque de tout ce que l’autre a décrit, et saisit par des croquis admirables tous les ridicules du pays, soudainement démasqués par la révolution française. Les Siciliens dépassent les plus grands poètes de l’Italie par leurs rêveries amoureuses et par la délicatesse attique de leurs pastorales. Ces poésies populaires n’ont été ni connues ni jugées ; les écrivains supérieurs n’ont pas voulu s’en occuper, les autres ne comprenaient pas les langues ; le peuple admire sans analyser. Nous tâcherons de faire connaître les grands hommes de Venise, de Milan, de Naples et de Palerme ; nous ne parlerons pas de l’Italie centrale et des petits états ; ceux-ci se rattachent aux quatre capitales du sud et du nord ; quant à l’Italie centrale, l’affinité entre les patois et la langue y efface l’originalité des municipes.

Le gouvernement, la politique, les arts, les plaisirs, tout était exceptionnel à Venise ; c’était une ville amphibie, commerçante et conquérante, à demi italienne, à demi byzantine. Détachée brusquement de Padoue lors de l’irruption des barbares, elle s’agrandit obscurément par un immense commerce de monopole, et elle put se joindre à Pise et à Gênes, afin de porter en Asie la grande invasion des croisades. Plus tard elle se réunit aux croisés pour attaquer l’empire d’Orient, qui tomba sans résistance, et laissa libre carrière aux conquêtes de Venise de l’autre côté de l’Adriatique. La couronne de Byzance, la domination de l’archipel, le commerce de l’Orient, voilà ce qui formait la grandeur de la république. Vers la fin du moyen-âge, elle s’appelait la fille aînée de la république romaine, elle dominait sur la quatrième partie des terres que Rome avait possédées à l’époque des empereurs, et cependant elle n’avait pas de pouvoir en Italie, et elle redoutait encore la petite ville de Padoue. Ce bizarre état de choses faillit déplacer le siége du gouvernement et le transporter à Constantinople. En 1296, on acheva la constitution politique de Venise ; on dérouta tous les partis par une étrange complication d’élections, et on constitua un gouvernement unique, où se trouvaient réunis un roi sans pouvoir, une aristocratie sans châteaux et un peuple sans liberté. L’inquisition fut le palladium de Venise. La métaphore qui compare la république à un vaisseau était une réalité à Venise, qui était en effet un immense vaisseau de marbre fixé sur des pilotis. Un millier d’hommes bien résolus, une conjuration heureuse, pouvaient y détruire le gouvernement. Avant 1296, vingt doges avaient été massacrés ; plusieurs fois la république s’était vue à deux doigts de sa perte, mais l’inquisition était là comme une machine énorme suspendue dans l’air, pour écraser les ennemis de l’état, et Venise resta toujours à la tête de huit millions d’hommes, traversa l’époque des grandes trahisons italiennes, déjoua les coalitions de l’Espagne, de l’empereur et de la France, et cela avec des secrets d’état confiés à deux cent quatre-vingts personnes, avec un commerce immense, avec la politique des Borgia rédigée en code, avec une foule d’étrangers dans son sein, un carnaval perpétuel, et des prisons au-dessous du niveau de la mer.

La littérature de Venise commence au XIIIe siècle, avec les relations des voyageurs. L’attention des marchands de Venise était tournée vers l’Orient. Ils partaient avec leurs pacotilles et des lettres du pontife, visitaient Alexandrie, Constantinople, Samarcande, et revenaient raconter à leurs compatriotes les merveilles de l’Asie. Marco Polo, les Zeno, Ca da Mosto, voilà les premiers écrivains de Venise ; ce sont des commerçans et des poètes ; leurs livres offrent une suite de renseignemens géographiques, où la naïveté populaire éclate auprès de l’admiration enthousiaste. Plus tard, au XVe siècle, la littérature révèle la corruption qui commence à régner dans les villes italiennes ; on en est déjà à la plaisanterie libertine, à la satire des couvens ; on lit les vers graveleux d’un moine suspendu dans une cage au clocher de Saint-Marc, pour des vices honteux.

Jusqu’ici la langue vénitienne flottait entre le latin et l’italien ; au XVIe siècle, elle se dépouille de sa grossièreté. Elle devient riche, colorée, pleine de nuances ; la plaisanterie jaillit de ses phrases, chacun de ses mots tourne à l’épigramme, et les mœurs poétiques de Venise passent dans sa littérature populaire. Cette révolution est marquée par un petit poème anonyme sur la guerre des Castellani et des Nicoloti. Les Castellani étaient les ouvriers de l’arsenal et les Nicoloti ceux de la ville. Ces deux partis demeuraient dans des quartiers différens, ne se mêlaient jamais, et, à la Saint-Simon, se donnaient rendez-vous au pont des Serfs, où ils se présentaient armés de bâtons, pour se livrer des batailles régulières. C’était un tournoi plébéien, tout le monde accourait au spectacle, la foule occupait la lagune, les quais, les maisons, grimpait sur les toits, et les nobles ne manquaient pas à cette fête nationale, qui perpétuait les divisions du peuple au profit de l’aristocratie. Le poète a décrit, dans des Stances vives et légères, les bravades des partis, les incidens burlesques de la lutte, l’irritabilité des combattans, la raillerie des gondoliers, la bravoure insouciante des ouvriers, cette grêle de bons mots et de coups de bâton qui faisaient les frais de la fête. Il a saisi à vol d’oiseau tous les détails de ce drame avec une grace vraiment vénitienne. Même à présent sa poésie n’est pas dépourvue de charme ; elle transporte le lecteur dans l’époque dont elle peint les mœurs, et réveille le gros rire du vieux temps. Dans les dernières stances du poème, la scène change ; on quitte le champ de bataille pour assister à l’agonie de deux combattans. L’un laisse son bien à la ville, à condition qu’elle décernera un prix au Nicoloto qui se battra avec le plus de valeur à la Saint-Simon ; l’autre meurt en chrétien, en rappelant aux Vénitiens qu’ils sont tous fils de saint Marc, et qu’ils doivent s’aimer comme des frères. Mais cette moralité est prononcée du bout des lèvres. « Il y a eu plusieurs morts, dit l’auteur ; patience ! telle est la volonté de celui qui a bâti le monde. » On voit bien que l’année suivante on se battra de même ; les nobles riront sous cape à leurs balcons ; seulement prendront-ils garde à ce que le carnage n’aille pas trop loin : l’arsenal en souffrirait. — Ce poème n’a été imprimé qu’en 1817. Il laisse supposer une foule de poésies du plus haut intérêt. On ne peut se persuader, en effet, que l’auteur d’une œuvre si distinguée n’ait eu ni maîtres, ni disciples, ni collègues, et se soit borné à écrire une centaine de stances.

Calmo est le poète le plus célèbre de Venise, et le premier qui se soit servi du patois dans le but de le maintenir contre l’influence croissante de la langue italienne. Il écrivit des comédies, des églogues et des lettres[2]. Ses lettres sont des complimens, des panégyriques, des flatteries ampoulées qu’il adressait à ses Mécènes de Venise et à tous les grands artistes de l’Italie. Il y déploie une extraordinaire facilité de bavardage, et un luxe d’images tout-à-fait byzantin. Ses périodes sont longues et compliquées, il les surcharge d’épithètes et de métaphores, il ne se borne pas à quatre ou cinq adjectifs pour qualifier une idée, il continue tant qu’il trouve des mots ou des synonymes, et il ne quitte sa période que quand elle est bariolée de toutes les couleurs que lui fournit la langue. « Que vous soyez béni, dit-il à un de ses amis, homme aromatisé, verni, lavé dans les fontaines de l’Hélicon, nourri avec les herbes du Parnasse, élevé dans les écoles d’Athènes, grandi dans le paradis terrestre ; humain, gentil, honnête, prudent, docile, courtois, sage, généreux, etc., etc. Vous êtes la comète des Romains, ajoute-t-il, le pivot du consistoire, la colonne de feu qui guide le navire de saint Pierre. Phébus, Mercure, Salomon, Alexandre, Scipion, Darius, Annibal, Xercès, Charlemagne, Gatta-Melata, perdraient leur réputation vis-à-vis de vous. » Il semble que toute l’histoire ne soit là que pour remplir de phrases ces interminables apologies.

Calmo est amoureux du faux éclat, il surcharge son style, il complique le mètre et jusqu’à la langue en la mêlant à l’italien. Ses églogues se ressentent du voisinage de la ville ; on y entend les bruits de Venise, les réparties, les quolibets des gondoliers ; on y voit des bergères qui épousent deux maris pour obéir aux oracles de Vénus, d’autres sont entourées de vieillards lascifs dans lesquels on peut reconnaître les oisifs de la place de Saint-Marc, elles ne peuvent pas sortir de chez elles sans s’exposer à être violées. L’églogue pour Calmo n’est qu’un masque ; mais ce déguisement a un charme que rehausse encore l’habileté de la composition, et l’on aime à voir Venise à travers le voile de la fiction pastorale.

Dans les comédies de Calmo, les mauvaises qualités de ce poète concourent pour produire des effets nouveaux. Son bavardage donne de la légèreté au dialogue, sa fantaisie est forcée de se contenir, parce que la marche de la pièce est toujours pressée par les évènemens ; les couleurs vives et heurtées communiquent à ses drames un attrait de plus, et les peintures de Venise qui troublaient l’harmonie des églogues y répandent un intérêt extraordinaire. Il ne faut pas chercher de la morale dans Calmo : il vivait au XVIe siècle ; alors les Castellani et les Nicoloti se tuaient de gaieté de cœur ; les amans portaient le poignard ; il y avait une foule d’assassins à gages ; les femmes publiques tenaient grande maison, et le luxe des passions italiennes débordait naturellement sur le théâtre. La scène de Calmo est encombrée, comme celle de l’Arétin, de courtisanes, d’entremetteurs, de bravaches, etc. ; il va sans dire que l’auteur vénitien est inférieur au poète italien, mais il avait un avantage sur son célèbre contemporain, celui de parler les patois, de mêler dans ses pièces les dialectes de la moitié de l’Italie et par conséquent de s’adresser à l’Italie populaire. Aussi ses succès étaient-ils éclatans. Quand on jouait le Travaglia ou la Spagnolas, la salle du spectacle était assiégée par le peuple ; on tâchait d’y pénétrer par les fenêtres, on traversait les toits des maisons, on marchait sur les gouttières, on risquait sa vie pour lorgner un lambeau de la représentation. Calmo était fils d’un gondolier ; il mourut en 1571.

La carrière lyrique de la poésie vénitienne s’ouvre dans les premières années du XVIe siècle, par des chansons gaies, railleuses, pétillantes de passion et d’impertinence, exprimant un amour fou, endetté, toujours alerte pour commettre une billevesée, incapable d’aucune action sérieuse. « Si la crainte, dit un poète, ne m’en empêchait, je voudrais me tuer, ma maîtresse m’a tout promis, elle m’a pris jusqu’au dernier sou, je suis au désespoir, mais je suis fou d’amour. » Cette strophe peut servir de programme à tous les poètes vénitiens depuis Calmo jusqu’à Bona (1550-1650). Veniero[3] est le meilleur d’entre eux. Il est admirable par l’harmonie, la richesse et l’éclat de ses chansons ; son amour touche presque à la tendresse, quoiqu’il ne puisse cacher ni un fonds d’ironie, ni l’embarras des dettes. Ses plus belles chansons sont l’éloge d’une femme en haillons et la lamentation d’un ouvrier obligé de mettre en gage jusqu’à son poignard d’argent pour faire sa cour à sa maîtresse. Les vers de Veniero sont intraduisibles : la phrase vénitienne y est maniée avec une hardiesse inouïe ; on ne peut traduire cette poésie à la lettre sans la fausser, et dans une paraphrase elle disparaît entièrement. Ainsi le poète dira : « Ô femmes, faites répandre des lacs de pleurs, élevez des vents de soupirs, faites-vous des armées d’amans, créez de nouveaux tourmens, distillez-vous l’enfer dans les yeux, que des milliers de malheureux se jettent à vos pieds. Amour, je ne serai pas ta victime, à moins que je ne te donne l’huile et la farine pour me rôtir, etc. « Ces images dans le dialecte ont un charme particulier.

Ingegneri, Caravia, Briti, Pino, sont les successeurs, pour ne pas dire les disciples, de Veniero. Ingegneri[4] a passé sa vie loin de sa patrie, mais il a toujours chanté l’amour vénitien, avec les promenades en gondole, et les amans qui suivent les dames à l’église. Caravia a écrit une très longue lamentation de Naspo Bizarro, ouvrier de l’arsenal. Dans les trois premiers chants, Naspo est furieux d’amour et de jalousie ; il dira : « Ma blonde, tes yeux sont plus étincelans que les étoiles du ciel et les diamans de l’Inde, il n’y a que le Titien qui puisse faire ton portrait ; les trésors de la Zecca, de l’Arsenal et du Bucentero ne pourraient pas acheter ta beauté, etc. » Et, quelques stances plus loin, il ajoutera : « Madame, dites à cet étranger tout parfumé, avec les bottes et l’épée de velours, et les revers à broderies, qu’il ne rode plus sous votre fenêtre, s’il aime la vie ; je ferai jouer mon poignard. L’autre nuit, j’ai déjà fait bon marché de Tecla, Merlin, Maron, etc. » — Le quatrième chant a pour titre : Fin des Amours de Naspo Bizarro, qui a épousé joyeusement sa maîtresse pour vivre en hon chrétien baptisé. — Le cinquième est une plainte de l’ouvrier qui se repent bien de son mariage : il est taquiné par ses créanciers et par sa femme ; ses amis lui conseillent de la battre. — Que voulez-vous ? répond-il avec bonhomie ; elle deviendrait enragée et se vengerait sur mon honneur. — Pino (1573) continue sur ce ton, il chante comme Caravia la bizarrerie de Naspo, qui, cette fois, est très disposé à battre sa femme. Ces poésies sont datées de la prison ou de l’exil. L’ouvrier prie sa femme de vendre ses robes pour le racheter ; le plus souvent il la querelle parce qu’elle lui avait caché le poignard et l’épée ; s’il était sorti avec sa bonne lame, il se serait défendu, et les sbires ne l’auraient pas enlevé. Toujours des dettes, des coups de stylet, de l’amour, et quelque coup de bâton donné même à la belle. Il est si habitué à frapper, dit-il, qu’il pourrait l’estropier par mégarde. — Britti[5] ferme la série de ces lyriques. Moins élégant que ses devanciers, il les surpasse par la rapidité du mètre, par l’étourderie des refrains et par la facilité entraînante du langage.

Vers 1640, la verve du XVIe siècle disparaît, la période lyrique de la poésie vénitienne cesse ; Veniero n’a plus d’imitateurs ; on ne songe plus ni aux Castellani, ni aux Nicoloti ; l’amour n’est plus ni violent, ni poétique, et les idées modernes apparaissent pour la première fois à Venise à la suite de la réaction catholique dirigée contre les libertés du moyen-âge et contre les libertés de la réforme. Mais les idées modernes à Venise ne produisent que de l’étonnement. Bona, le poète de l’époque, placé entre les exigences de la morale et la dépravation pittoresque de Venise, éprouve le vertige ; il considère le monde comme une cage de fous. Les grands seigneurs qui jouent des monceaux d’or, les pauvres qui meurent d’inanition, Apicius qui voyage par gourmandise, Régulus qui se fait massacrer par des Africains, pour lui ce sont des mascarades qu’il mêle sans façons au carnaval de Venise, aux masques italiens et à toutes les folies du pays. Ne comprenant plus rien au vice ni à la vertu, il délaie son idée fixe dans une vingtaine de brochures, qu’il allonge indéfiniment avec maints exemples d’histoire et de mythologie. On retrouve le même chaos dans les chants de Beldati sur la fondation de Venise ; on y voit confondus ensemble les dieux de l’Olympe et les saints du christianisme, le libertinage de Vénus et la dévotion catholique. La société vénitienne se dessine obscurément dans cette poésie anarchique : Diane, Vénus et les autres déesses de Beldati sont d’aimables Vénitiennes qui étourdissent l’Olympe de leurs caquetages ; elles ont des amoureux, bouleversent tout ce qui les entoure et président aux embellissemens de la ville. Dieu, la Vierge et les saints planent sur cette société païenne, comme le sénat et l’inquisition sur le carnaval de Venise. Voilà ce que fut le siècle de Louis XIV sur l’Adriatique.

La régence y fut mieux comprise ; elle s’allia à ce libertinage ancien qui ne demandait pas mieux que de recevoir une forme moderne. Venise adopta l’incrédulité des écrivains français, et le mouvement du siècle, aidé par les passions, alla jusqu’à ébranler l’immobilité du sénat. On supprima les couvens, on fit des lois somptuaires, on oublia l’ancienne Venise des Nicoloti et des Castellani, tout le monde fut occupé du présent. Les uns furent péniblement affectés par ce mouvement qui faisait craquer tous les ressorts de la république ; les autres se hâtèrent de jouir de ce reflet que la régence française jetait sur Venise, et cette double exaltation d’alarmes et de saturnales se reproduisit dans la poésie.

Baffo est le poète des orgies, il chante le triomphe de Vénus ; sa poésie est une fête d’amour, célébrée au milieu des saints et des madones ; pas une seule de ses épigrammes qui ne révolte la pudeur ; pas un de ses madrigaux qui ne soit souillé par les expressions les plus techniques de la langue du libertinage ; toutes les images se salissent en traversant l’esprit de Baffo, et ces images provoquent le fou rire sur tout ce qu’il y a de plus grave et de plus respecté dans la république. Ici c’est le couvent avec ses règles, ses austérités, ses dévotions, qui devient un temple de Priape. Là c’est l’ombre de Bonfadio, l’historien cynique de Gênes, qui revient de l’autre monde pour dire à Baffo qu’il a cherché Dieu partout, mais qu’il ne l’a trouvé nulle part ; ailleurs c’est Baffo lui-même qui fait ses sonnets d’outre-tombe pour débiter toute sorte d’obscénités. Puis on rencontre une foule d’observations, de réflexions, de railleries sur Dieu, sur l’enfer, sur l’honneur, sur la vertu, ou bien l’apologie du vice, la religion du soleil et une foule d’autres choses destinées à achever l’éducation des dilettanti. « Vive le vice ! dit-il, il embellit la ville, il fait circuler l’argent, il nourrit les artistes : ôtez l’amour, la gourmandise et l’ambition, l’argent et le génie ne servent plus à rien. Dieu et l’honneur sont des chimères, adorez le soleil et la lune, comme les anciens, et vivez dans la sainte simplicité de l’âge d’or. » Voilà le catéchisme de Baffo. Cinquante ans auparavant le poète aurait été étranglé ; mais les temps étaient changés, et il put se moquer des nonnes, des papes, des religieux, traîner son âge d’or de boudoir dans quatre gros volumes de poésies à peu près imitées de la Priapée de Piron, sans que l’attention du conseil des dix fût éveillée par ces débauches poétiques. Baffo passait sa vie à rêver des couvens de Vénus, des festins de Néron, des églises de prostituées, etc. ; il était le patriarche de la nouvelle société de Venise ; il applaudissait à ces jolies femmes qui ne croyaient pas au purgatoire pour vivre à l’anglaise, à ces élégans qui se réunissaient dans les parloirs des couvens, à ces tables de jeu chargées d’or, où les nobles, les dames et des sénateurs masqués venaient jeter leur fortune. C’était, disait-il, la régénération de Venise.

Labia[6], véritable Vénitien, pétri de préjugés et d’exaltation patriotique, s’attristait de tout ce qui jetait Baffo dans l’ivresse : il se raidissait contre les idées étrangères ; il jetait des cris d’effroi en voyant la baisse du commerce, la religion frappée par la main du gouvernement, la noblesse ravagée par le jeu et le luxe ; pour lui, c’était la fin du monde. Ses vers sont mauvais ; mais qu’elle était poétique l’indignation soulevée en lui par le moindre évènement ! Un théâtre brûle, il est affligé de l’empressement qu’on met à le reconstruire ; les Vénitiens se montrent joyeux dans une fête populaire, et il lui prend envie de pleurer sur le sort de cette population que, dans ses noirs pressentimens, il voit menacée par une catastrophe imminente ; on ferme les cafés, il est choqué de cette puérilité de la police, tandis que le vice coule à plein bord dans les réduits. Il est inutile de dire que Labia a décoché ses meilleurs traits contre les modes, les femmes, les sigisbés, et contre ce poète dévergondé dont la seule existence est un scandale pour les vieux Vénitiens ; mais ce qui excitait au plus haut degré sa colère, c’était la suppression des monastères. Quand il traitait ce sujet, il ne s’arrêtait pas aux regrets ou aux invectives ; il discutait, et alors toute la poésie de ses sentimens s’évanouissait ; il ne restait plus que l’écrivain médiocre.

Quelques années après Baffo et Labia, l’ardeur des disputes sur les réformes s’éteignait dans des causeries de salon. Quelque vieillard entêté disait qu’il fallait verrouiller les femmes dans les maisons, qu’elles avaient ruiné la république. Celles-ci se plaignaient des lois somptuaires. Ces messieurs, disaient-elles, ces beaux chevaliers servans qui vont rendre l’ame pour nous, voudraient nous faire marcher en sabots ; on voudrait brûler nos saints pères, Helvétius, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, l’Académie des Dames et Ninon de l’Enclos. — Non, mesdames, répondait un poète, il s’agit seulement de diminuer le nombre des cocus[7]. Telles étaient les dernières réflexions inspirées par les nouvelles mœurs de Venise. Vers 1750, on rouvre les cafés, on abolit les lois somptuaires, la république donne des fêtes magnifiques, la poésie vénitienne à son dernier jour répand plus d’éclat que jamais. Les satires, les parodies, les farces se multipliaient à cette époque avec une fécondité prodigieuse ; on opposait comédie à comédie, caricature à caricature ; le théâtre était une lanterne magique éblouissante ; les pièces de Goldoni, de Gozzi, de Chiari, des Sacchi, se succédaient avec une rapidité merveilleuse. La littérature circulait dans toutes les classes ; l’élégance régnait partout. Son empire s’étendait jusqu’aux historiettes de carrefour, qui étaient tirées à quatre-vingt mille exemplaires dans l’almanach de Pozzoboni. Le nouveau mouvement, communiqué, pour ainsi dire, par une chaîne électrique de saillies, s’étendait depuis Baffo, qui vivait encore pour se moquer de Goldoni, jusqu’à Gritti et Lamberti, qui sont les grands hommes du XVIIIe siècle à Venise. Nous parlerons plus tard du théâtre. Nous ne nous arrêterons pas à Merati, à Pozzoboni, à Bada et aux autres poètes ; ils n’ont rien de particulier, et ne sont que le cortége naturel d’une littérature riche et brillante ; Gritti et Lamberti suffisent pour faire connaître le caractère et l’inspiration de cette dernière époque.

Gritti avait le génie de bigarrer les idées ; il exploitait mieux que personne les métaphores si hardies de la langue vénitienne ; il entassait image sur image, fiction sur fiction ; sa poésie est un mélange d’apologues, de fables, d’histoires chinoises, de contes allégoriques. Bien qu’adonné à un genre dont les limites sont fort étroites, il déploie dans ses ouvrages une richesse et une variété de couleurs tout-à-fait inattendues ; il égaie les moralités les plus triviales par un mélange continuel de causeries vénitiennes et d’aventures orientales. Doit-il dire qu’il faut éviter les excès ? Il se décrit lui-même dans sa mansarde ; son oncle lui présente deux sots qui se mettent à ergoter sur la métaphysique, et il se débarrasse de ces importuns par l’apologue du soleil et des deux brames : — L’un, dit-il, s’aveugla à force de contempler le soleil, et, ne le voyant plus, le nia ; — l’autre s’ensevelit sous terre dans un puits, de crainte d’être aveuglé par ses rayons. Le poète se moque de ses deux interlocuteurs ; ceux-ci gagnent l’escalier, non sans murmurer contre le mauvais plaisant, et il reste dans sa mansarde à corriger ses apologues.

Dans la fable chinoise du Brigliadoro, Gritti porte la bizarrerie au comble, en combinant dans la même pièce un récit, une action et une discussion. La scène est à Pékin ; tout est prêt pour le supplice du premier estafier de la cour, l’empereur veut remplir lui-même les fonctions d’exécuteur, pour venger la mort du plus beau cheval de ses écuries. Trois mille mandarins, le parasol sur la tête, les bras croisés et les yeux fixés sur leurs moustaches, composent un double rang qui descend du trône, des escaliers du palais, monte sur les balcons et arrive jusqu’au pied de l’observatoire. Un homme presbyte peut découvrir à vol d’oiseau une foule immense répandue dans les champs, accroupie sur les toits, accrochée aux arbres ; on voit une myriade de toges blanches, rouges, bleues, brunes, qui font l’effet d’une pluie de fleurs tombée sur l’herbe. Jamais Bibiena n’a fait, à coups de pinceau, apparaître sur la scène un plus beau spectacle. Sur l’observatoire sont placés deux spectateurs privilégiés, le père Paralaxe, jésuite, et l’ambassadeur plénipotentiaire du Japon. « Je vous demande pardon, excellence, dit le jésuite ; pourquoi vous, qui appréciez les écrivains les plus purs de la langue toscane, parlez-vous le dialecte trivial de Venise, et précisément avec l’accent de Pantalon ? — De quel pays êtes-vous ? répartit l’ambassadeur. De Florence, n’est-ce pas ? — Oui. — Il est donc naturel que vous parliez le toscan : les quindi et squinci ne vous coûtent rien ; mais pour moi c’est différent, je suis Vénitien… — Vénitien ! vous, un plénipotentiaire du Japon à la Chine ? » L’ambassadeur n’était autre que Pantalon, qui avait perdu tout son bien dans les dissipations de Venise, et qui avait refait sa fortune dans les voyages, à force d’adresse et de sagacité. Il se moque de la langue florentine ; il démontre que son patois vaut mieux que cette langue ou que celle de tout autre pays, et tandis que l’on conduit l’estafier au supplice avec toutes les formalités chinoises, Pantalon raconte ses aventures au jésuite. C’est une suite de péripéties burlesques, imaginées pour parodier les vicissitudes de la cour. Un empereur l’a attaché à sa suite en considération de sa servilité ; un autre a voulu le faire empaler, parce qu’il n’avait pu lui apprendre le vénitien en trente leçons. Le successeur de ce dernier voulait le faire pendre pour d’autres raisons, quand une révolution de sans-culottes a placé sur le trône un autre prince. Pantalon, dégoûté de la cour, aurait voulu vivre dans la retraite ; mais son adresse au jeu de gobelets l’a fait remarquer, et on l’a chargé d’une importante mission pour la Chine : il a dû obéir. Le père Paralaxe interrompt plusieurs fois le récit par des observations d’une gravité burlesque ; il parle un italien lourd, qui fait ressortir à la fois sa bêtise et la vivacité ironique du Vénitien. Le spectacle de l’estafier que l’on doit exécuter va toujours son train, et fournit matière à de nouvelles interruptions. La scène est partagée entre l’estafier condamné et Pantalon ; et dans ce théâtre à double fond, les caractères des personnages se dessinent avec une lucidité magique. Pantalon essaie d’engager le jésuite à demander la grace du condamné. Mais le père fait la sourde oreille ; il pense que les jésuites doivent songer uniquement à leur conservation. C’est un disciple de Confucius qui sauve la vie à l’estafier, et la pièce finit par les révérences du père Paralaxe, qui, avec son obséquiosité florentine, sollicite l’appui du Vénitien pour se pousser à la cour. La fable du Brigliadoro est le plus grand tour de force de la poésie vénitienne ; les idées les plus disparates se groupent sur cet observatoire de Pékin, mais le poète se tire de toutes les difficultés sans effort ; il se ménage d’étranges coups de scène, et produit le plus charmant pêle-mêle d’idées chinoises, florentines et vénitiennes.

Gritti a écrit des comédies, des parodies et des romans en italien ; ses comédies furent sifflées, et ses autres productions italiennes n’eurent pas de succès. La langue nationale n’avait pas assez de vivacité, et n’était pas assez riche en métaphores pour se prêter aux saillies de ce poète. Jamais il n’aurait trouvé dans l’italien les ressources suffisantes pour nourrir ce feu croisé de bons mots et de satires qu’on remarque dans le Brigliadoro. De là l’antipathie de Gritti pour les Florentins, son dédain pour la langue italienne, et ses petites vengeances, telles que la caricature du père Paralaxe, si égoïste, si plat, et si passionné pour lo scrivere purgato. Le style de Gritti, dans ses œuvres écrites en vénitien, est d’une variété extraordinaire ; on regrette de voir enfouies dans un patois des beautés si pures, une connaissance si profonde des ressources de l’art, et une manière si neuve d’entrelacer les tableaux et les parodies sans nuire à l’élégance.

Gritti ne mourut qu’en 1806. De son vivant, la poésie vénitienne subit une dernière phase ; elle devint légère et coquette ; elle adapta le patois à de nouveaux sujets, à de nouveaux interlocuteurs.

C’est la femme qui inspire les dernières œuvres de cette littérature. La Vénitienne est spirituelle, légère, grondeuse, elle tient de la bizarrerie de Naspo ; dans les comédies de Goldoni, elle fait marcher de front six intrigues sans se compromettre ; dans l’Observateur de G. Gozzi, elle renvoie les amis qui n’osent pas demander ce qu’elle brûle d’accorder ; dans les drames de Charles Gozzi, elle plane sur une région magique où Arlequin et les sorciers essaient en vain de découvrir une fille innocente. Lamberti observe la femme de Venise au milieu des cafés, des concerts, des casini. Souvent, quand il parle de sa ville natale, des Vénitiennes, de sa maîtresse, l’envie de railler le prend ; la tendresse qui éclate dans toutes ses descriptions, en fait mieux ressortir alors la légère ironie. Lamberti a écrit un poème sur les quatre saisons de l’année. Il trace le tableau de l’hiver à la ville : c’est une vie d’ivresse et d’étourdissement qui commence à midi dans les cafés, et finit avec la nuit au milieu du jeu et de l’amour. Le printemps est une causerie de Philis, qui raconte ses promenades avec de nombreux galans, les amours de ses amies ; puis viennent les visites, les chuchotemens, les grandes soirées, la médisance, les éclats de rire, une foule de petits riens pleins de charmes. Pour peindre l’été, Lamberti nous montre Tonina à sa toilette entre la femme de chambre et le poète ; tous les travers, toutes les naïvetés, toutes les aimables impertinences de la jeune Vénitienne, Lamberti est parvenu à les traduire dans sa poésie avec une vérité saisissante. Ses strophes rendent par des mouvemens admirables la légèreté, les caprices du babil ; les joyeuses médisances bondissent dans ses vers de six syllabes ; le bavardage pétulant de la Vénitienne est rendu dans toute sa mélodie ; la volubilité de ses bouderies, de ses câlineries, a passé dans le mètre et jusque dans la moindre des phrases. L’automne est une espèce d’amende honorable ; Lamberti n’ose plus railler, il est doux, soumis, il porte docilement le joug de la vie vénitienne ; au corso de Treviso, au casino de Padoue, il est toujours à côté de Tonina, mais il est prêt à étudier le beau monde, à critiquer sérieusement les vieilles modes, et pour la cause la plus légère, il s’abandonnera à la folle gaieté de son pays.

La poésie vénitienne finit avec Lamberti. À Venise, on a voulu lui donner un successeur dans Buratti ; mais celui-ci n’a eu ni la force, ni le caractère, ni les instincts du poète vénitien. Il a écrit des sonnets pour des chanteuses, pour des danseurs, quelques quatrains pour des noces et des dîners ; il a affecté cette fainéantise dont Lamberti subissait l’empire à regret, et il n’a rien laissé de remarquable, si ce n’est un éloge de l’empereur François Ier, qu’il appelle le régénérateur de Venise. C’est ainsi que la poésie vénitienne a passé ; elle a subi la conquête étrangère bien plus paisiblement qu’elle n’avait souffert des lois somptuaires en 1730 ; elle s’est éteinte sans qu’on puisse même indiquer l’heure de sa mort.

Padoue, si long-temps indépendante, a conservé un patois profondément distinct de l’italien, du vénitien et du milanais. Sa poésie a été exclusivement rustique. Des amours champêtres, des rendez-vous au clair de la lune dans une basse-cour, des espiègleries toutes villageoises, voilà les sujets favoris des poètes de Padoue, qui prennent toujours les noms d’agriculteurs ou de bouviers. « Toutes les paysannes, dit l’un d’eux, vantent la beauté de ma maîtresse ; elle est sans défaut à leurs yeux, elle est fraîche comme une rose, seulement elle est un peu brune. En savez-vous la raison ? C’est la faute du soleil, qui l’aime, qui la poursuit de ses rayons ; c’est là ce qui l’a rendue plus piquante que les autres. » Voici un madrigal de Berterello : « Veux-tu savoir, Octavie, le nom de celle que j’aime ? Va te regarder dans ce seau plein d’eau : tu l’y verras. Mais non, ne t’y regarde pas ; tu pourrais éprouver le sort de Narcisse. » Le même auteur a donné une traduction en padouan de plusieurs morceaux de l’Arioste, et le Roland furieux a pris, dans ses vers, un caractère on ne peut plus rustique. Au reste, les idées les plus étrangères à la campagne revêtent des couleurs champêtres quand elles sont exprimées par les poètes de Padoue. Voici un sonnet de Maganza sur une danseuse : « Giralda, je t’ai vue danser, et, jalouses de ta beauté, les fleurs naissaient sous tes pieds comme au souffle du printemps. Tu es plus légère que le vent ; tu pourrais danser sur la mer sans te mouiller ; si quelqu’un te voyait là sur les vagues, il te croirait surgie des eaux comme Vénus ; tu es unique sur la terre, comme l’étoile polaire dans le ciel. »

Maganza, Riva, Rusticello et Berterello[8] passent pour les classiques de Padoue. La difficulté de la langue et la monotonie qui règne dans ces écrivains, qui n’ont composé que des poésies amoureuses, nous empêchent de les caractériser séparément. Maganza se distingue par sa sensibilité ; il s’identifie avec les villageois dont il peint les passions avec une singulière vivacité. Rusticello, le moins original des quatre, tombe sous l’influence de la littérature classique. Ces poètes ont fleuri de 1550 à 1650, précisément à l’époque de la poésie enjouée et citadine de Veniero. Il leur a fallu une grande fermeté pour lutter, d’un côté, contre la langue italienne, de l’autre contre le patois vénitien ; cependant ils ont continué d’écrire en padouan jusqu’au XVIIe siècle. Nulle part les protestations contre la littérature nationale n’ont été plus fréquentes qu’à Padoue : « Il serait bien drôle, dit un poète de Padoue, que je voulusse écrire en florentin ou en allemand, moi qui vis au milieu des champs[9]. » — Un autre avait dit avant lui : « Maintenant tout le monde marche au rebours ; personne ne veut plus parler sa langue, on veut contrefaire les Florentins : c’est comme si moi, qui suis de Padoue, je voulais écrire en allemand ou en français. Maudits soient les fous, cancaro ai matti[10] !

Pourquoi la poésie de Padoue est-elle restée constamment villageoise ? Par une étrange transaction avec l’influence vénitienne. Venise étendait son influence jusqu’aux portes de Padoue ; elle ne pouvait effacer le patois si rétif des Padouans, mais elle déplaçait leur poésie. Celle-ci, au lieu de régner dans la ville de Padoue, fut transportée dans les villas vénitiennes qui paraient les bords de la Brenta ; c’est pourquoi les poètes de Padoue n’ont chanté que des amours champêtres. À leur insu, sans tenir ni à leur ville, ni à Venise, ils ont écrit la véritable pastorale vénitienne ; ils ont suivi de loin la poésie de Veniero, se sont adressés aux nobles de la république, et leur ont dédié leurs ouvrages, en y joignant un dictionnaire padouano-vénitien, pour se faire comprendre.

L’influence de Venise a été plus immédiate sur les autres villes de son domaine : Vérone a eu son poète, Attinuzzi[11], mais elle a bientôt cédé à la capitale son bel-esprit Bona ; plus tard, Brescia a envoyé Chiari à Venise ; Bergame, si originale par son langage et par son Arlequin, a pris à Venise un traducteur de l’Arioste, et a mêlé à son langage le dialecte vénitien dans une foule de pièces[12]. La Dalmatie fut représentée à Venise par Molino, Vénitien de naissance, qui écrivit un long poème dans un patois à demi grec, à demi italien[13]. Les autres villes subirent obscurément des vicissitudes du même genre, tantôt subjuguées par la capitale, tantôt l’enrichissant de leur originalité. Venise professait le principe de n’effacer aucune municipalité, et d’entretenir les différences caractéristiques des villes italiennes. Ce principe, à l’insu de tout le monde, se traduisait naturellement dans l’art vénitien, qui résumait, sous la forme la plus élégante, la poésie d’une population de huit millions d’habitans dispersés dans les montagnes de la Haute-Italie et dans le fond de l’Adriatique.

En 1796, il y avait encore en Lombardie des sociétés de nobles et de bourgeois, qui faisaient un long apprentissage pour jouer les rôles d’Arlequin, de Pantalon et d’autres masques dans les fêtes du carnaval. C’était un reste du moyen-âge. Dans le vieux temps, lorsque la poésie était dans les choses et jusque dans les costumes, la mascarade était une parodie gigantesque qui devait servir de pendant à ces autres représentations sérieuses des fiançailles du doge avec la mer, et des fêtes siciliennes de la Vara et de sainte Rosalie. Ces parodies étaient jouées par des sociétés nombreuses d’après les traditions et avec le langage et les masques propres aux caricatures nationales. Plus tard, quand la poésie se concentra dans la langue et quand le poète put se détacher de la foule, la mascarade monta sur les tréteaux, se recruta de toutes les caricatures italiennes, partagea l’inspiration des patois, et, cessant d’être un divertissement propre au carnaval, courut tous les théâtres de l’Italie. Telle est l’origine de la comédie de l’art ou de la comédie impromptu, qu’on improvisait, le masque au visage, en employant les idiomes des municipes italiens[14]. À vrai dire, les savans la font remonter jusqu’aux atellanes des anciens ; on montre dans saint Thomas des passages qui font allusion à des farces populaires ; on prouve que ces farces n’ont jamais été abandonnées dans le moyen-âge ; on montre sur des vases anciens des masques qui ressemblent à Polichinelle ; il y a même dans Cicéron une jolie phrase qu’on pourrait très bien appliquer aux lazzis d’Arlequin[15]. Il est possible que des réminiscences de la scène antique aient traversé le moyen-âge avec celles des saturnales. Quoi qu’il en soit de la question archéologique, si les tréteaux sont anciens, la scène, l’art, les personnages sont modernes. Venise, la ville du carnaval, a toujours été le centre de la comédie de l’art ; ses acteurs ont toujours gardé le masque, les patois, et précisément les patois des provinces vénitiennes ; et toujours improvisateurs, toujours en dehors des traditions classiques, à toute époque ils ont fait cause commune avec les littératures municipales contre la littérature nationale. Dès le XVIe siècle, la comédie de l’art luttait contre la comédie italienne, ou, en d’autres termes, contre la comédie écrite et nationale. — « Nous sommes Bergamasques et Vénitiens, disaient à Florence les improvisateurs ; nous parcourons toutes les villes d’Italie, la foule est à nous, on se réjouit à nos spectacles ; mais vos pauvres comédies italiennes, à force de tirades, font bâiller les marbres ! » — Le théâtre national italien était entretenu à grands frais par les princes et par les académies ; on l’appelait le théâtre de l’académie ; il jouissait d’une gloire tout aristocratique, mais le peuple courait aux représentations populaires. À la chute de la littérature italienne, les représentations académiques furent entièrement supprimées (1620), et les acteurs impromptu se perfectionnèrent et se multiplièrent avec une rapidité prodigieuse. Vers 1690, les efforts tentés pour restaurer la littérature italienne causèrent de sérieux embarras à la comédie de l’art ; elle perdit ses meilleurs acteurs, ses pièces les plus saillantes ; cependant elle se tira encore de cette crise et déjoua ses adversaires. La lutte se renouvela au XVIIIe siècle avec plus d’ardeur que jamais, et cette fois encore le théâtre italien obtint à Venise quelques avantages ; mais la comédie de l’art ne mourut qu’avec Venise.

La comédie impromptu n’a laissé de traces que dans des chroniques de coulisse, où il n’est question que du talent des acteurs[16], et dans quelques comédies en patois[17], écrites sous l’influence des littératures municipales. En compulsant ces matériaux, nous avons trouvé que l’histoire de la comédie de l’art doit être divisée en cinq périodes.

Dans la première période, cette comédie paraît à la cour de Léon X ; elle égaie les mascarades de Florence, elle stationne à Venise et à Padoue, court l’Italie, et se montre jusque parmi les garnisons vénitiennes de Candie et de Corfou. Partageant la scène avec la comédie italienne, elle traite les mêmes sujets que cette dernière, et représente des intrigues de courtisanes, des enlèvemens de jeunes filles ou des aventures d’étudians. Ses personnages sont ceux de l’Arétin : des femmes insignifiantes, des pères débonnaires, des prostituées, des marchands, un pédant qui sert d’entremetteur à son élève, tout en lui citant Sénèque au rebours ; quelques assassins, des juifs et des sbires, pour compléter la moralité de la scène. Appartenant à la même époque, les deux comédies devaient en effet se ressembler par les personnages et les sujets ; mais là s’arrêtait l’analogie, et, dans tout le reste, la comédie de l’art se montrait parfaitement indépendante. Elle se détachait des souvenirs classiques jusqu’à oublier Boccace, qui tient de si près aux comédies de l’Arétin ; elle multipliait à loisir les valets et les bouffons, elle brodait ses improvisations de tours de force et de culbutes, et ne connaissait ni règles ni mesure dans le luxe des accessoires. Les acteurs impromptu étaient en même temps poètes et baladins, et ils reproduisaient tout un carnaval à chaque représentation. La comédie de l’art mettait à contribution tous les pays de l’Italie. Milan, Messine, Bergame, donnaient les valets, Venise les pantalons, la Romagne les amoureux et les crocheteurs, Naples les polichinelles et les capitaines. À tous les incidens de la comédie se rapportaient des personnages créés exprès, et dont le masque et le langage représentaient une contrée, une ville de l’Italie. Ces niais, qui, dans les comédies italiennes de Parabosco et de Bibiena, s’attendent à être transformés en perroquets ou en chevaux, ou croient devenir invisibles au moyen de quelque sorcellerie, étaient, dans la comédie de l’art, des arlequins de Bergame ou des pantalons de Venise ; les personnages vagues de fourbes, d’intrigans, d’astrologues, devenaient des Romagnols, des Bolonais. Si la comédie italienne compliquait l’intrigue par l’équivoque d’un valet ou d’une lettre, la comédie de l’art introduisait le Bègue, et personnifiait ainsi jusqu’à l’équivoque. Il n’y avait pas de bouffonnerie qui ne pût marcher avec le secours de ces mascarades.

Calmo, Ruzzante et Molino ont transporté dans leurs comédies ces improvisations, qui s’effaçaient de la mémoire des autres poètes quand ils avaient quitté la scène. Nous avons déjà parlé de Calmo. Ruzzante était le plus grand bouffon de Padoue : il passait l’été chez un Cornaro de Codevico, et là, ayant appris le langage des paysans, il s’en servait pour jouer des tours plaisans à tous les habitans du village ; souvent il se déguisait, il courait les rues, arrêtait les passans, débitait une foule de bons mots, de proverbes, et la foule se ruait sur ses pas pour l’entendre. Au théâtre, il se chargeait du rôle principal de la pièce. On dit qu’il a été le premier à introduire sur la scène les rôles d’Arlequin et de Pantalon. La noblesse de Padoue raffolait de Ruzzante et colportait ses calembours dans toutes les villas de la province. Les bouffonneries de Ruzzante dans les campagnes de Padoue ont exercé sur son talent poétique une influence qu’il est aisé d’apercevoir. La vie de Molino n’a pas été si plaisante ; mais, comme Ruzzante, il devint auteur en jouant des rôles sur de petits théâtres, quand il était de garnison à Candie et à Corfou.

En 1560 commence la seconde période de la comédie de l’art. Les réactions du catholicisme, la domination espagnole et toute l’Europe moderne pèsent sur les idées italiennes ; la liberté, l’immoralité et le génie du moyen-âge disparaissent. Pour la première fois, on trouve les pièces de l’Arétin scandaleuses, et la comédie impromptu est la première à se ressentir de cette révolution. Scène, rôles, sujets, tout est changé. On substitue des intrigues de mariage aux intrigues de courtisanes, on écarte les prostituées et les entremetteurs, on supprime le rôle du pédant, car il n’y a plus d’étudians à garder ; le chef de la famille se dessine avec plus de précision, car c’est de lui que dépend la marche de la pièce, et les valets vont voir augmenter leur importance ; ils sont les seuls, en effet, qui puissent désormais ouvrir les portes aux amans. — Voici les personnages principaux qu’on remarque dans les comédies de cette époque : des amoureux venus de la Romagne, les seuls de tous les personnages qui parlent italien ; Pantalon, négociant de Venise, homme simple et de bonne foi, toujours veuf avec deux filles à garder, et toujours dupe d’un amant, d’un valet, ou d’une servante ; Arlequin, balourd et niais, qui entreprend de gré ou de force une foule de fourberies et d’impostures ; Burattin, Scapin, ou Trivelin de Bergame, qu’on introduit pour faire ressortir la niaiserie de son compatriote Arlequin ; le docteur Gratien de Bologne, admis sur la scène (1560), avec son bavardage et son érudition burlesque, pour remplacer la bêtise doctorale du pédant ; enfin, les capitaines Fuego, Muerte, et autres bravaches espagnols, substitués au capitaine napolitain, qui naturellement a été supprimé par la domination espagnole. Ces personnages ne se bornent pas à la simple représentation des mœurs de la ville : plus le théâtre national et classique faiblit, plus le théâtre qui s’appuie sur les patois grandit par des drames fantasques, et la comédie de l’art va se doubler pour supplanter la tragédie italienne. Calmo avait préludé à cette tendance par ses églogues veneto-pastorales. Pasqualigo introduisit dans la fable pastorale des Intricati (1581) le capitaine espagnol et le docteur Gratien ; Guidozzo, en 1610, admit dans une autre pastorale (le Caprice) Burattin, Gratien, Pantalon et un capitaine allemand ; Cimilotti (1619) égaya sa pièce des Faux Dieux avec les personnages de Pantalon, Gratien, Arlequin et Scapin. Évidemment ces pièces furent inspirées par la comédie de l’art ; les masques de Pantalon, d’Arlequin, y étaient une espèce d’antithèse. On opposait ces types plébéiens aux types plus élevés que recherchait dans ses déguisemens la société de Venise. On trouve un exemple de ces antithèses dans le drame des Intricati (les Embarrassés). Une bergère qui ressemble beaucoup à Alanio s’habille en homme, va faire sa cour à Selvaggia, lui inspire une passion furieuse, et va tout dire au véritable Alanio, qui veut profiter de la méprise de Selvaggia. Ce n’est pas qu’Alanio aime Selvaggia ; au contraire, il aime Isménie. Mais celle-ci aime Montano, et Montano est épris de Selvaggia. Deux autres couples ne sont pas plus heureux : Philémon et Dantée font leur cour à Armie et Doride sans être écoutés. Un capitaine qui parle espagnol, le docteur Gratien de Bologne et un paysan viennent compliquer l’embarras des amoureux en enlevant deux bergères ; celles-ci s’échappent et ils les rattrapent, mais elles enivrent les ravisseurs, et parviennent encore à s’enfuir. Après plusieurs vicissitudes insignifiantes, les bergers et les bergères vont prier Vénus de faire cesser leurs peines ; ils se rendent à l’église, invoquent la déesse, et sont exaucés par une fée bienfaisante qui les endort et les unit à leur réveil. Cette pièce est médiocre ; mais il est difficile d’imaginer un plus étrange abus de la mascarade, un plus singulier mélange d’images vénitiennes, de fictions pastorales, d’oracles et de magie.

À la suppression du théâtre national (1611), la comédie de l’art entre dans une troisième période. Tous les héros, les saints, les fées, les démons, les prodiges du théâtre de Lopez et de Calderon, débordent à Venise sur la scène, dans les mascarades et dans les comédies improvisées. Le Festin de Pierre, la Conversion de sainte Marguerite de Cortone, les combats de saint Cyprien contre le diable, les exploits des rois de Léon, de Castille et d’Aragon, font le tour des théâtres d’Italie, traînant Polichinelle et Pantalon à leur suite. Étrange pêle-mêle de grandeur héroïque et de bouffonneries plébéiennes ! Je ne sais rien de plus terrible que cette statue du commandeur qui se rend au banquet de don Juan ; le valet espagnol qui va lui ouvrir tombe de frayeur. Arlequin tombe aussi en faisant la culbute, de sorte que le flambeau passe entre ses jambes et reste droit et allumé. — Au-dessous de ces pièces à grand spectacle, les farces inspirées par les mœurs de la ville poursuivaient leur cours, offrant, comme autrefois, un riche répertoire de railleries, de saillies, de propos graveleux, et force momeries, culbutes et saletés. Pantalon, Arlequin, Scapin et le docteur jouaient dans toutes les pièces, les autres masques n’intervenaient que par hasard. Arlequin était le protagoniste de toutes les balourdises : tantôt il se croyait mort, et il allait s’ensevelir ; tantôt, effrayé par le capitaine, il s’échappait, faisait le tour des loges, ne se soutenant que par ses bras et revenant de l’autre côté de la scène ; tantôt il jouait le rôle de prince, de médecin, de peintre, de gentilhomme, et il était toujours d’une stupidité fabuleuse, comme descendant direct de ces grands niais des comédies du XVIe siècle qui n’avaient rien trouvé d’incroyable. Cette période fut l’âge d’or du théâtre vénitien ; il régnait sans partage, ses acteurs étaient de véritables écrivains. Flaminio Scala imprimait cinquante canevas pour la comédie de l’art ; Andréini publiait une foule de drames écrits sous l’influence espagnole ; d’autres comédiens composaient des dialogues, des pièces, des poésies détachées. C’étaient de mauvaises productions sans doute, mais elles attestaient un talent bien supérieur à celui qu’on exige aujourd’hui pour la profession d’acteur.

En 1680, commence une autre période. L’influence française se substitue à l’influence espagnole ; on fait des canevas avec des pièces de Molière, de Corneille et de Racine ; on improvise d’après ces canevas, en conservant les personnages, les masques et les patois de la comédie de l’art. Mais cette fois les pièces françaises sont trop classiques, trop correctes, pour permettre le laisser-aller de l’impromptu ; elles excluent la bouffonnerie ; les mœurs aussi sont changées, les acteurs ont de la peine à intéresser le public, leurs saillies sont usées, et l’improvisation n’en fournit pas de nouvelles. Il faut pourtant qu’ils se soutiennent ; ils sont donc obligés d’apprendre par cœur des tirades, de préparer d’avance les scènes, de se faire interrompre par les lazzis d’Arlequin, pour avoir le moyen ensuite de renouer le dialogue avec plus de vigueur. Ils sont aussi obligés de modifier le personnel de la comédie. Le rôle du docteur cesse de plaire dès 1690 ; on ne s’intéresse plus aux drôleries de l’avocat bolonais ; Pantalon, qu’on appelait magnifique à cause de sa richesse et de sa générosité, devient avare et jaloux ; le capitaine espagnol disparaît, ou plutôt il prend l’habit bourgeois de Scaramouche, tout en conservant son orgueil et son allure fanfaronne (1670) ; enfin les vieux masques de bègues, de paysans, de crocheteurs, sont employés plus rarement, parce que la civilisation a déjà passé son niveau sur toutes ces étranges inégalités des mœurs italiennes. Ce n’est pas tout : les acteurs qui avaient des prétentions littéraires, devaient voir avec impatience le règne d’une comédie qui perdait tous les jours ses ressources ; ils devaient éprouver l’envie d’imiter le théâtre français ; et puisque l’influence de la littérature française avait réveillé tous les instincts classiques de l’Italie, ils devaient désirer de voir s’établir un théâtre de l’académie, comme au temps de Léon X. On songea donc à combattre la comédie de l’art, et à constituer un théâtre national. Mais où prendre les pièces ? Cotta les emprunta sans façon à la France ; il traduisit Corneille, Racine, et prétendit réformer le théâtre italien avec des pièces françaises. Il est inutile de dire qu’il échoua. Riccoboni, plus tard, inspiré par les tendances classiques des savans italiens, alla fouiller parmi les vieilles comédies de l’Italie, en choisit une, la Scolastica de l’Arioste, et fit son coup d’essai. On ne put pas même continuer la représentation. Il y avait une foule immense dans le parterre, mais il y avait eu un grave malentendu entre le public et l’acteur. Tandis que celui-ci rêvait le siècle de Léon X et ses vieilles comédies, le peuple, qui ne savait plus ce que c’était qu’une comédie de l’Arioste, était accouru, s’attendant à voir les amours d’Angélique et Médor, les fureurs de Roland, les douze paladins de France, avec Pantalon, Arlequin, Polichinelle, et tout cela augmenté de féeries, de combats et de transfigurations. Jugez du désappointement des Vénitiens, quand ils se virent trompés par des érudits ! Riccoboni se retira en France, en maugréant contre l’ignorance de ses compatriotes.

Quatre ans après Riccoboni se présenta Goldoni, et on vit commencer la dernière époque de la comédie de l’art.

Goldoni était né avec la passion du théâtre : à quatre ans il jouait des rôles dans des farces, à huit ans il crayonnait un drame, à l’école il ne rêvait que représentations théâtrales ; à peine fut-il adolescent qu’il vécut au milieu des comédiens. Doué d’un caractère singulièrement mobile, profondément religieux avec les prêtres, mauvais sujet avec les étudians, charlatan avec les maîtres de musique, tour à tour attaché d’ambassade, sous-préfet, avocat, consul de Gênes, tantôt à la veille de se faire moine, tantôt banqueroutier, Goldoni prenait la vie comme une comédie, il jouait sérieusement ses rôles ; seulement il était obligé de changer de scène, parce que ses équipées lui rendaient impossible un long séjour dans une ville. Un jour le directeur d’une compagnie comique le prit à ses gages, dès-lors il fut définitivement acquis au théâtre. Aussi étourdi dans la pratique de l’art qu’il l’avait été dans celle de la vie, il écrivit une foule de dialogues, de poésies, de farces, de parodies, de comédies sérieuses, de tragédies héroïques, de canevas pour la comédie impromptu, il aborda tous les genres avec une effronterie inconcevable. Sans avoir plus de goût qu’un imprésario, il se réglait d’après le parterre ; nul ou spirituel à son insu, il improvisait toujours les yeux fixés sur Venise, sous la commande d’un entrepreneur, entre les mutineries d’une prima donna et les sollicitations d’un arlequin. — Belisario ou les Querelles du peuple de Chiozza, le Tasse ou l’avocat de Venise, Pantalon ou Térence, tout lui était égal ; quand il peignait les mœurs vénitiennes, il devenait grand poète à son insu ; quand il abordait des sujets étrangers à Venise, il n’était plus qu’un écrivain médiocre, et il s’abandonnait à sa facilité sans s’apercevoir, à la fin de ses cinq actes, qu’il avait tiré une œuvre triviale d’un grand souvenir d’histoire ou de littérature. Au reste, il avait un peu le faire des grands maîtres, quelque chose de cette facilité de génie qui a fait vivre l’Espagne dans les drames de Lope, et Venise est vraiment palpitante dans les scènes que Goldoni a tracées avec un laisser-aller sans pareil. Il l’a montrée telle qu’elle était, avec ses casini, ses cafés, ses gondoliers, ses dames, ses pauvres filles, ses sénateurs, ses causeries, ses bals, ses masques. Jamais écrivain italien n’a pénétré si avant dans l’intimité de la vie ; jamais auteur comique en Italie n’a pris mieux que Goldoni la nature sur le fait, et n’a uni à cette qualité autant d’insouciance. Mais quand Goldoni devait apporter à son travail un peu de soin, un peu d’étude, il ne pouvait renoncer ni à sa négligence, ni à ses habitudes d’improvisateur. Une seule fois il voulut écrire en bonne langue italienne, il feuilleta le dictionnaire de la Crusca, les polémiques sur le Tasse, etc. ; mais il s’ennuya bientôt, il ferma les livres, et fit une comédie sur le Tasse et sur les pédans de Florence. Le langage de la Toscane y était ridiculisé par l’antithèse des patois de Naples et de Venise. C’était sa manière de se venger des critiques, il les surprenait à force de gaieté et de facilité. Pourvu qu’il eût des applaudissemens populaires, il était heureux : une seule accusation le piquait, celle d’épuisement ; c’était une injure amère pour cet improvisateur.

En 1760, à l’âge de cinquante-trois ans, il vint en France : arrivé à Paris, il fut effrayé de la grandeur de la nation française, il vit les débats du XVIIIe siècle. Voltaire, Rousseau, les écrivains groupés en partis, se combattant sous leurs véritables chefs, Molière morcelé, mais multiplié par une foule de poètes. Ce fut un spectacle à faire tourner la tête au pauvre Vénitien. Il perdit sa verve, sa facilité d’improvisation ; n’ayant plus sous les yeux ses caricatures, ses abbés, sa troupe, ses impresari, ses Vénitiens, il ne se confia plus en ses forces ; pour la première fois de sa vie il médita, il soigna sa langue, son style, il observa de nouveau la société, et après dix ans de silence, il écrivit en français son Bourru, bienfaisant. « C’est ma première pièce, » disait-il dans sa préface, et il avait raison, c’était la première comédie qu’il écrivait pour une nation.

En Italie, Goldoni passe pour le réformateur du théâtre ; mais d’un côté on le loue d’avoir établi une comédie italienne, de l’autre on lui reproche d’avoir détruit la comédie de l’art. Qu’a-t-il fait ? Dans Goldoni, il y a trois écrivains, un Vénitien, un Italien et un Français, ce sont trois artistes réunis dans la personne d’un aventurier. En italien, il a écrit des pièces bien médiocres, il ne connaît pas même le génie de sa langue, souvent ses dialogues sont d’une trivialité repoussante. En français, il a été un auteur manqué, puisqu’il n’a laissé qu’une seule pièce. En vénitien, il a été homme de génie, il s’est servi du patois mieux que personne, il a dépassé Calmo, Ruzzante, Molino, et il règne dans ses tableaux de Venise un mouvement, une variété de sujets, une multiplicité de personnages vraiment extraordinaires. Était-il ennemi de la comédie de l’art ? Non : il était trop profondément Vénitien pour cela. On l’a accusé d’avoir détruit la comédie impromptu, parce qu’il voulait la soumettre à une véritable réforme, et il devait s’élever bien des cris contre l’homme qui déplaçait hardiment tous les masques, qui introduisait sur la scène une foule de personnages tout-à-fait ignorés, et qui obligeait les acteurs à apprendre par cœur presque tous les rôles. Mais Goldoni n’était pas ennemi de la comédie de l’art, il était poète de patois ; voyez ses chefs-d’œuvre avoués, ils sont écrits en patois vénitien ; voyez la médiocrité traînante de ses comédies nationales, l’impatience qu’il témoigne contre les puristes de Florence ; voyez ses sentimens, ses aventures, ses satires, ses souvenirs de Vénitien qu’il fait passer dans ses comédies ; voyez la confiance vulgaire avec laquelle il s’adresse au peuple, les masques de Pantalon, de Florindo, d’Arlequin, du docteur, conservés dans ses pièces, et la rapidité ingouvernable de l’impromptu avec laquelle il écrit, toujours pressé entre les évènemens de la veille et les exigences d’un impresario. — Ce sont des traits qui appartiennent à la comédie de l’art : Goldoni en a hérité ; il a exploité l’improvisation ; s’il l’a endommagée, c’est qu’il l’a écrite ; il ne l’a supprimée qu’en tant qu’il a établi un théâtre vénitien. Nul doute que si Venise avait été la capitale de l’Italie, Goldoni eût été le Molière de la nation. La comédie de l’art aurait alors été vaincue par le théâtre italien, et les caricatures locales auraient livré la scène à des personnages plus généraux. Mais l’Italie ne pouvait pas avoir un théâtre comique : d’abord elle laissa croupir Goldoni à Venise, ensuite elle le laissa partir pour la France, et le pauvre avocat ne fut jamais devant la nation qu’un honnête aventurier.

Comment se fit-il donc que Goldoni passa pour le réformateur du théâtre italien ? Par méprise : c’est qu’il écrivit une foule de mauvaises comédies italiennes, qu’il y eut assez de pédans pour les prôner, et qu’en cette qualité d’auteur italien, il fut cruellement embarrassé par un imitateur et par un adversaire. L’imitateur fut l’abbé Chiari, écrivain détestable dont le nom est proverbial en Italie comme synonyme de sottise littéraire. Cet abbé se mit à suivre pas à pas les traces de Goldoni, depuis la sotte innovation des vers martelliens[18] jusqu’aux trois comédies des Sœurs persiennes, qu’il transformait en Sœurs chinoises pour se donner le ton de marcher de pair avec Goldoni. Sans talent, sans facilité, incapable de peindre une scène vénitienne, Chiari voulut reproduire toutes les qualités des œuvres italiennes de Goldoni, et en donnant soixante pièces au théâtre, il se présenta comme le véritable ennemi de la comédie de l’art. Il eut tout juste assez de succès pour ameuter contre son maître tous les partisans de la vieille manière d’improviser. Goldoni était bon homme ; s’il écrivait une comédie italienne, le jour suivant il donnait un canevas à la compagnie Sacchi, puis il écrivait une excellente farce vénitienne, et tout était fini. Mais quand le malheureux Goldoni eut l’abbé Chiari à ses trousses, il dut subir la responsabilité de ses fautes : un instant il eut la vogue de réformateur, mais ses fautes se multiplièrent par celles de son imitateur, et il finit par présenter aux critiques une énorme collection de comédies détestables. Ce fut dans cette fausse position qu’il s’attira les railleries de Baffo, les critiques perçantes de Baretti. C’est à cela qu’il dut d’être ridiculisé par des farces populaires qui le poussèrent au mauvais parti de demander l’intervention de la police : c’est là enfin ce qui lui valut l’inimitié de Ch. Gozzi, son mauvais ange, qui possédait toutes les qualités nécessaires pour l’abreuver de chagrins. On chercherait en vain un écrivain italien plus malencontreux que Goldoni. D’un côté, il fut harcelé par les écrivains qui savaient ce que c’était qu’une bonne comédie nationale ; de l’autre, il dut essuyer les invectives des littérateurs des municipes qui considéraient la comédie de l’art comme la plus belle gloire de l’Italie.

Charles Gozzi, rival de Goldoni, joua dans la littérature le rôle d’un écolier espiègle, plein de malice et d’effronterie. Il railla Goldoni d’abord pour le simple plaisir de la médisance, ensuite par dépit, puis parce qu’il fallait humilier le silence de ce dernier qui se retranchait derrière les applaudissemens populaires. « Je pense, se dit-il un jour, que si je pouvais attirer beaucoup de monde à des pièces d’un titre puéril et d’un sujet encore plus frivole, j’aurais démontré à M. Goldoni que les claquemens de mains ne prouvent pas la bonté de ses pièces. » Aussitôt dit, aussitôt fait ; il appliqua la forme dramatique à un conte d’enfans. Des jeunes filles écloses d’oranges, des rois de carreau qui vont mourir par suite d’un poison qu’on leur a administré en vers martelliens ; des châteaux enchantés, des cerbères que l’on endort à force de tirades héroï-comiques ; des verroux, des cordes, des balais qui parlent : telles sont les inventions qu’il voulut transporter sur la scène. Scapin, le Bègue, Arlequin, et toutes les mascarades vénitiennes augmentèrent cette réunion bizarre. Gozzi confia sa pièce aux plus habiles improvisateurs de Venise. Il eut un succès fou. La parodie fit éclater de rire, les féeries firent passer le public par toutes les émotions de la terreur. Étonné de son propre talent, Gozzi voulut l’exploiter. Il laissa de côté la parodie, lâcha bride à son imagination et poursuivit sa carrière dramatique par la pièce du Corbeau, dont un conte napolitain lui fournit le sujet. Le roi Millo doit mourir de mélancolie s’il n’épouse pas la princesse qui a les cheveux noirs comme les plumes du corbeau qu’il a tué à la chasse. Janvier, frère du roi, part pour la chercher, la trouve et l’enlève. La scène s’ouvre par un orage. Pantalon dirige les manœuvres du vaisseau, il débarque avec Janvier déguisé en marchand. Pantalon est le grand-amiral de l’empire ; Janvier, sous son déguisement, a enlevé la princesse à un roi de l’Orient, il va se mettre de nouveau en mer pour la conduire à son frère, quand un nécromant irrité lui annonce que Millo mourra la première nuit de ses noces, et que celui qui voudra révéler ce secret sera transformé en statue. Désespoir de Janvier. Au second acte, on voit Millo sous le poids de son chagrin mystérieux ; Truffaldin et Scapin tournent autour de lui avec une foule de lazzis ; tout à coup on entend le canon du port, le capitaine Bredouille vient annoncer l’arrivée d’un vaisseau, on reconnaît la bannière du prince royal, Millo va à sa rencontre. Janvier n’ose pas révéler le secret, il présente la princesse, en se promettant de tout faire pour défendre la vie du roi ; il tâche d’empêcher le mariage, mais ses démarches excitent des soupçons ; il veille sur Millo, mais celui-ci ne voyant pas les dangers invisibles qui l’entourent, se croit trahi, et Janvier est arrêté, jeté au fond d’une tour et condamné à mort par le parlement. Ce n’est qu’à cette dernière extrémité que le prince royal se décide à révéler son secret : il fait appeler le roi, il tâche de l’émouvoir ; et après avoir épuisé tous ses efforts, il lui apprend les prophéties et les menaces du nécromant. Aussitôt le ciel s’obscurcit, la terre tremble, il en sort des flammes, et Janvier est transformé en statue. Le deuil est dès-lors à la cour ; Truffaldin et Scapin s’éloignent de ce séjour qui ne leur convient plus ; le roi est plongé dans une profonde affliction, il ne peut pas se détacher de la statue de son frère. Pantalon, accablé de douleur, hésite à croire ce qu’il voit. La princesse voudrait fuir, se cacher dans la solitude, elle est agitée par d’obscurs pressentimens, elle prévoit d’autres malheurs. En effet, le magicien apparaît de nouveau, et il annonce que la mort de la princesse est nécessaire pour rendre la vie à la statue de Janvier. La jeune épouse se frappe avec un poignard. Par une dernière transfiguration, le drame sort de cette impasse, et l’on arrive à un dénouement heureux, après avoir traversé les rêves pénibles d’un cauchemar.

En composant cette seconde pièce, Gozzi se convainquit pour ainsi dire de l’existence de son génie ; mais, d’après ses idées, c’était un génie puéril et frivole. Il voulut sortir de la région des rêves, et produire les mêmes effets par un enchaînement d’aventures romanesques. C’est ce qu’il fit dans la Thurandot. La Thurandot est une princesse chinoise ; obligée de se choisir un époux, elle n’a consenti à donner sa main qu’à celui qui résoudra trois énigmes. Elle a déjà envoyé à l’échafaud les amans qui ont succombé à cette épreuve. La scène est à Pékin ; les évènemens de la pièce se déroulent à travers un chaos de mœurs fantasques, de cérémonies étranges, de lois bizarres. Cette fois, Arlequin, Scapin et le Bègue sont des mandarins ; Pantalon, premier ministre, est révolté de la barbarie des lois chinoises ; tout l’empire de la Chine paraît sur la scène, depuis le bourreau jusqu’à l’empereur. Cela n’empêche point la pièce de tomber dans le genre larmoyant ; faute de nécromant, l’intrigue se brouille ; Gozzi est obligé de tirer ses ressources de la réalité, et son talent ne se développe plus à l’aise. Dans la quatrième pièce, le Roi cerf, on le voit revenir à ses transfigurations, à ses contes napolitains, à ses créations imaginaires ; il ne veut plus être gêné par la réalité, il est résolu, dit-il, à pousser la hardiesse aussi loin qu’elle peut aller. Tous les Vénitiens connaissaient alors un charlatan nommé Cigolotti, qui vendait des secrets, et contait des histoires sur la place Saint-Marc. Le drame du Roi cerf commence par un monologue de Cigolotti. « J’ai été, disait-il, au service du nécromant Durandarte, qui apprit deux grands secrets à Deramo, roi de Serandippe, lors de son dernier voyage à Venise. Un jour Durandarte m’appela à lui : Cigolotti, me dit-il, garde-toi bien de parler à personne des secrets que j’ai livrés au roi de Serandippe. Reste toujours avec une robe trouée de drap noir, avec un bonnet de laine, des souliers percés ; ne te rase qu’une fois tous les deux mois, et gagne ta vie en faisant des contes sur la grande place de Venise. À partir de l’an 1762, ces deux secrets enfanteront de grands évènemens, tu me porteras dans la forêt de Roncislappe, sous la forme de perroquet, et tu m’y laisseras, parce que je dois punir une grande trahison accomplie à l’aide du plus terrible des deux secrets que j’ai confiés au roi de Serandippe. — À peine avait-il fini de parler qu’il s’écria : Cigolotti, ma destinée va s’accomplir, le roi des fées m’oblige à vivre en perroquet pendant cinq ans. Souviens-toi du 5 janvier 1762, de la forêt de Roncislappe ; là je me ferai prendre par un chasseur, j’opérerai des prodiges, ma peine finira, et, à six heures du soir, tu recevras vingt sous pour prix de tes services et de ta fidélité ! Cela dit, à mon grand étonnement, il se transforma en un magnifique perroquet. » La scène suivante nous montre Bredouille et Clarice, sa fille, dans les appartemens du palais qu’habite le roi Deramo. Bredouille exige que sa fille se présente au roi. Deramo, qui songe à se marier, a déjà refusé deux mille sept cent quarante-huit femmes ; il descend à la bourgeoisie ; Bredouille espère que Clarice pourra fixer le choix du monarque ; elle n’est pas laide ; si elle devient reine, lui, Bredouille, sera l’homme le plus puissant du royaume. Clarice ne veut pas se présenter au roi. Bredouille menace de lui arracher les oreilles et de lui couper le nez ; Clarice avoue alors qu’elle aime Léandre, fils de Pantalon ; Bredouille devient furieux, il ne peut pas comprendre qu’on puisse préférer le fils de Pantalon à un roi. Clarice insiste dans son refus, elle ne veut pas se mettre en concurrence avec Angela, son amie, qui aime éperdument le roi. Nouvelle rage de Bredouille. « Angela ! dit-il, la fille de Pantalon, aime le roi ? (À part.) Angela, mon ange, ce joyau que je voulais épouser par amour ou par force ! (Haut.) Clarice, écoute-moi. Si tu ne te présentes pas au roi, si tu avoues ton amour pour Léandre, si tu ne deviens pas reine, si tu révèles ce que je te dis, je te tuerai. » Pantalon et Angela, dans un autre appartement, s’entretiennent sur le même sujet. Angela est agitée par la crainte ; Pantalon la rassure. « On ne sait rien, ma fille, dit-il, deux mille sept cent quarante-huit filles ont été refusées. Le roi les conduit dans un petit cabinet, il leur fait deux ou trois questions, et il les renvoie poliment. On ne sait rien. Certes le roi n’est jamais dominé par une humeur bizarre. Depuis tant d’années que je le sers, je l’ai toujours trouvé bon, sage, éclairé et doué de toutes les qualités d’un grand prince ; mais dans cette affaire il y a quelque chose de mystérieux. » Angela répond qu’elle ne veut pas s’exposer à un refus. « Certainement il te refusera, dit Pantalon, mais il veut te voir. Je me suis jeté à ses pieds pour te faire dispenser de cet examen ; je lui ai dit que nous sommes Vénitiens honnêtes, mais pauvres, que nous devons nos charges à sa générosité. Peine perdue ! il t’a fait mettre dans l’urne, et tu es sortie la troisième. Qu’y faire ? Il faut se soumettre. Crois-tu que j’aime les bavardages des beaux-esprits ? Le cœur m’en crève, mais il faut se présenter. » Angela lui avoue qu’elle adore le roi, et que, s’il la refuse, elle mourra de chagrin. La troisième scène est un dialogue de Scapin et Smeraldina sa sœur ; Scapin lui donne des leçons de bon ton ; Smeraldina est habillée à l’orientale ; elle espère que son costume fera tourner la tête au roi ; Truffaldin, son amant, la supplie de lui rester fidèle ; elle lui rit au nez. Le reste du premier acte se passe dans le cabinet du roi. Là nous est révélé le secret de Durandarte ; ce secret consiste en une statue qui rit toutes les fois que les femmes mentent. Le roi fait entrer Clarice, lui demande si elle l’aime ; elle dit que oui ; la statue rit, et Clarice est renvoyée. Vient ensuite Smeraldina : la statue éclate de rire. Angela se présente la dernière ; la statue ne rit pas, et le roi épouse la fille de Pantalon au grand dépit de Bredouille, qui, rongé par la jalousie et par l’envie, songe déjà aux moyens de se venger. Au second acte, le roi est à la chasse ; Bredouille veut le tuer ; il pénètre le second secret de Durandarte, et en profite ; victime d’une trahison, le roi est transformé en cerf, tandis que Bredouille passe dans le corps du roi. Tout est bouleversé par cette transfiguration ; Bredouille, toujours sot et méchant, devient terrible une fois qu’il possède le pouvoir. Il est cruel, emporté, soupçonneux ; il persécute tout le monde, il fait emprisonner tous ses courtisans. On ne sait pas où il s’arrêterait ; mais Cigolotti s’est souvenu du 5 janvier, il a déposé son perroquet dans la forêt. Arlequin a pris l’oiseau dans ses filets, en a fait cadeau à la reine, et, au moment où Bredouille met le comble à ses forfaits, le nécromant reprend sa forme, opère des prodiges et force Bredouille à quitter le corps du roi et à passer dans le corps d’un vieillard hideux et décrépit.

La Zobeide, la Femme serpent et le Monstre bleu, tels sont les titres des trois pièces que Gozzi fit succéder au Roi cerf ; il en a tiré les sujets des plus beaux contes napolitains de Basile. Ces pièces roulent sur les plus merveilleuses fictions de la féerie. Des palais qui apparaissent et disparaissent, des amans qui perdent leurs états pour suivre des fées, des fées soumises, par les arrêts de la destinée, à de bizarres transformations, des nécromans commettant des folies atroces et accablés par une espèce de rébellion des forces infernales de la magie : tels sont les incidens que nous offrent ces nouveaux drames. Et, au milieu de toutes ces féeries, on rencontre toujours les quatre masques italiens avec leur spirituelle niaiserie. Le drame de la Femme serpent commence par une rencontre de Truffaldin et de Scapin dans un désert. Truffaldin raconte à son ami comment il a disparu du royaume, à la suite de Pantalon et du prince héréditaire : tous les trois s’étaient jetés dans une rivière pour y suivre un cerf et s’étaient trouvés dans un palais enchanté avec une nymphe, qui avait refusé obstinément de dire son nom. Un jour le prince a voulu forcer la retraite de la nymphe pour découvrir ses secrets, le palais a disparu au même instant, et il s’est trouvé dans le désert avec ses deux amis. Scapin est la première personne qu’ils rencontrent. De son côté, celui-ci est venu dans le désert avec Bredouille et le roi, père du prince, pour chercher ce dernier ; un nécromant les dirige. La lutte de deux génies qui, par leurs féeries, dominent tour à tour les personnages de la pièce, fournit tous les développemens du drame. Les métamorphoses, les évènemens de la Femme serpent sont si pressés, si multipliés, si mal enchaînés, que Gozzi n’a pu les faire entrer dans le cadre des cinq actes ; mais il a surmonté cet obstacle en introduisant sur la scène les crieurs publics de Venise, qui vendent la relation de ce qui s’est passé dans l’entr’acte.

Gozzi essaya une seconde fois de se passer du merveilleux, du moins il le remplaça dans un nouveau drame par les déguisemens du kalife qui visite les pauvres de Samarkand sous l’habit d’un iman. Mais dans la pièce qui succède à celle-ci, on voit paraître encore la famille royale de Carreau, la fille des Oranges et les parodies magiques. Cette fois, Gozzi ne se moque plus des poètes, mais du siècle et de son égoïsme philosophique. L’action commence vingt ans après la conquête des trois oranges : le roi père est mort, le prince Bredouille a disparu depuis dix-neuf ans, sa femme a été ensevelie vivante, ses deux jumeaux ont été noyés, il n’y a plus à la cour que la reine-mère, qui fait l’amour avec un mauvais poète ; Scapin a été brûlé et il est ressuscité ; Arlequin a abandonné la cour, l’égoïste, pour ouvrir une boutique de charcutier ; Pantalon est encore ministre, mais à force de voir des métamorphoses, il est devenu pyrrhonien. Dans la première scène, on voit Arlequin mettre à la porte deux orphelins, un frère et une sœur, que sa femme a élevés par charité ; à peine sortis de la maison, les deux orphelins sont protégés par la statue de Calmon[19], et ils vont se loger dans un palais magnifique qui surgit tout à coup devant le palais royal. La cour s’étonne, à l’exception de Pantalon que rien ne surprend plus. Cependant Bredouille revient à l’improviste après sa longue absence ; il montre toute la sévérité de l’homme mûr ; il se méfie d’Arlequin dont il connaît l’égoïsme et la friponnerie. Bredouille devient amoureux de la jeune maîtresse du palais enchanté ; la reine-mère, jalouse de celle-ci, veut la perdre, et lui inspire des désirs insensés. Le frère de la jeune fille part pour les satisfaire. Il s’agit de trouver les pommes qui chantent, l’eau qui danse et l’oiseau verdelet. Tous ceux qui ont voulu s’emparer de ces objets ont été transformés en statues. Le jeune homme arrive dans le pays enchanté de l’oiseau verdelet, il voit ses prédécesseurs pétrifiés, mais il est secouru par Calmon, et après quelques combats, il s’empare des trois merveilles et délivre une population de statues, entre autres Cigolotti, le charlatan de la place Saint-Marc, qui a tenté la même entreprise. La conquête de l’oiseau verdelet dissipe tous les malheurs du royaume de Carreau ; la fille des Oranges est tirée encore vivante de son souterrain, et Bredouille retrouve ses enfans dans les deux jumeaux recueillis par Arlequin. Toutes ces aventures sont prises des contes napolitains ; Gozzi les a mises en action avec de nouveaux caractères, de nouvelles mœurs, avec un singulier mélange de comique, de parodie et de terreur ; et rien de plus surprenant que ce drame si rapide, si éblouissant par ses merveilles, si puissant par sa moquerie, et si varié par ses coups de scène. Même force, même verve, mêmes contes magnifiques dans les trois dernières pièces de Gozzi ; Zeim, roi des génies, est la plus brillante. L’attention est partagée entre deux groupes de personnages ; d’un côté, on voit un royaume imaginaire plongé dans la désolation, une capitale assiégée, un prince dissolu, une princesse transformée en tigre, des cruautés burlesques ; Scapin et le Bègue remplissant les fonctions de capitaine et d’ambassadeur. De l’autre côté, on voit Pantalon retiré des affaires, dégoûté du monde, et résolu à vivre solitaire pour élever sa fille dans l’innocence. Le roi des génies le force à retourner à la cour, et à donner au roi la main de sa fille. Ici, comme dans l’Oiseau verdelet, la magie et la poésie s’unissent pour faire la satire de la société. Dans le premier acte, la fille de Pantalon voudrait aller à la ville : « Sais-tu, ma fille, lui dit Pantalon, ce que c’est qu’une ville ? Six mille dames affectées, vingt mille flatteurs qui rendent les femmes encore plus folles et méchantes qu’elles ne le sont, cinq cents marchands qui ne peuvent pas se faire payer, quarante mille personnes qui s’embrassent et se trahissent, trois mille voleurs qui te voleraient ta chemise, huit mille hommes qui maudissent l’échafaud parce qu’ils ne peuvent pas assassiner au gré de leur volonté philosophique, une centaine de vieillards isolés qui se rendent ridicules parce qu’ils prêchent la crainte de Dieu, la sagesse, la vérité, et déplorent la ruine des fortunes, de l’honneur et des familles : voilà ce qui compose la ville. Irons-nous la voir ? »

Après avoir écrit huit drames féeriques (fiabe), Gozzi, guidé par les habitudes de coulisse, tourna son attention vers le théâtre espagnol ; il arrangea quelques pièces de Calderon et de Moreto à l’usage de la compagnie Sacchi. Le mérite de Gozzi, considéré comme libre traducteur, n’est pas fort grand sans doute ; pourtant il est le seul poète italien qui ait fixé par écrit cette comédie vénéto-espagnole improvisée par les grands acteurs du XVIIe siècle. Ce n’est pas que ces sortes d’imitations de l’espagnol manquent à la littérature dramatique de l’Italie ; au contraire, elles n’y occupent que trop de place. Andreini et Cicognini n’ont pas fait autre chose que travailler d’après le théâtre espagnol ; ils ont usé et abusé de toutes les ressources du romantisme ; assassinats, catastrophes, coups de scène, portes dérobées, apparitions féeriques, esquisses comiques et pastorales, rien ne fut épargné dans leurs drames ; ils sont allés jusqu’à mettre en scène la création du monde. Mais, toujours entravés par les traditions de l’ancien théâtre académique, et par le souvenir de ces unités rigoureuses que leur imposait une scène de salon, jamais ils n’ont su trouver la véritable inspiration espagnole. Andreini et ses compagnons obtenaient de grands effets par l’improvisation, par les patois, par cette exaltation momentanée que produisent l’attention du parterre, les applaudissemens populaires. Mais quand ils écrivaient, ils se trouvaient entre deux écoles, deux manières, deux langues, deux nations opposées, l’italienne et l’espagnole, ils accouplaient une tradition classique épuisée aux formes jeunes et hardies du théâtre étranger, et cette union ne produisait que des monstres. Les imitations libres de Gozzi, sans révéler un talent bien remarquable, sont cependant les seules pièces écrites, où la fusion de la comédie de l’art et de la comédie espagnole ne se trouve pas empêchée par l’influence classique italienne. C’est que Gozzi s’était inspiré aux sources des véritables poésies populaires de l’Italie, je veux dire Venise et Naples : ce n’était pas le Tasse, mais Basile, qui était son maître ; il avait trouvé dans sa propre imagination le mouvement rapide de la scène espagnole, dans ses drames il avait su presser le dialogue par l’action, étonner, éblouir, écarter la réflexion à force d’entraînement, multiplier les personnages et par là agrandir la scène, montrer un peuple au lieu de quelques individus. Quand il aborda le théâtre espagnol, il put faire paraître les types de Pantalon et d’Arlequin à côté des héros de l’Espagne, des amoureux de Calderon, les mêler à ces bals, à ces sérénades qui finissent à coups d’épée ; il put réduire le théâtre espagnol pour l’usage de Venise, sans défigurer sottement les écrivains qu’il imitait. Les comédies espagnoles de Gozzi font revivre pour nous l’improvisation de Flaminio Scala et d’Andreini ; en d’autres termes, elles expliquent la grandeur de la comédie de l’art au XVIIe siècle. La poésie vénitienne détestait les tendances classiques ; elle était libre, populaire, elle n’avait pu se révéler d’abord que par des bouffonneries plébéiennes. À la décadence du théâtre de l’académie, elle tendait vers la fusion de deux nouveaux genres, la pastorale et le drame fantastique ; la comédie espagnole partageait l’inimitié de la poésie vénitienne pour l’influence classique ; et par la manière grandiose dont elle embrassait la société, elle pouvait contenir en même temps l’inspiration chevaleresque et l’inspiration populaire, l’héroïsme et la plaisanterie, les hauts faits de la noblesse et les causeries des manans. Au XVIIe siècle, la poésie vénitienne prit un nouvel essor en acceptant la poésie héroïque et romanesque des Espagnols ; de son côté, le drame espagnol subit l’influence de l’Italie où il s’établissait, car il accueillit la folle plèbe des masques italiens. À la vérité, ce fut une réunion assez bizarre : à côté des grands d’Espagne, on vit s’agiter des figures singulièrement bouffones ; mais on n’était pas soumis alors à cette régularité classique si difficile sur la plaisanterie, si sévère pour les invraisemblances, et l’improvisation faisait passer tout ce qui ne pouvait résister à l’épreuve de la rédaction.

Cette influence de l’Espagne sur Venise dut le céder bientôt à l’influence française. Corneille et Racine, en relevant la poésie classique, firent oublier Lope à Madrid. Les masques italiens ne purent plus se mêler aux héros de la tragédie. Il devint impossible d’improviser du Corneille avec Arlequin et Pantalon. De là les plaintes de Riccoboni et de tous les comédiens de la fin du XVIIe siècle ; de là la susceptibilité des partisans de la comédie de l’art envers Goldoni, si souvent infidèle à Venise par ses imitations des littératures française et italienne ; de là, enfin, l’hostilité de Charles Gozzi contre Chiari, Goldoni, et contre cette France qui renfermait toutes les causes de la décadence où languissait la poésie vénitienne.

Gozzi composa son premier drame pour démontrer à Goldoni qu’on pouvait obtenir du succès avec des pièces frivoles ; à la vérité, quand il se vit auteur tout de bon, il s’efforça de démontrer que ce n’était pas sans raison qu’on l’applaudissait ; mais, malgré tout le bavardage de ses préfaces, il n’a jamais compris le secret de son talent. À notre époque, on peut l’indiquer d’un mot : Gozzi a été le premier romantique de l’Italie moderne ; il s’est inspiré des littératures populaires, s’est rallié à l’Espagne, et a fixé par écrit l’improvisation de la comédie de l’art.

On a dit que Gozzi était l’Hoffmann de l’Italie. Mais Hoffmann est bien près de croire à ses créations monstrueuses ; il recule d’épouvante devant les fantômes évoqués par sa fantaisie ; pour lui, ces gnomes, ces machines humaines poussées par des ressorts inexplicables, sont de la réalité ; Hoffmann craint le diable : quand il écrit, il fait veiller sa femme près de lui. Gozzi, au contraire, l’Italien Gozzi ne croit nullement à son imagination ; il est ironique, burlesque comme Pulci et l’Arioste ; il se livre à sa fantaisie parce qu’elle l’amuse, il s’en moque à l’instant même où elle cesse de l’éblouir. L’Hoffmann italien est bien plutôt Basile, l’auteur des contes napolitains parodiés par Charles Gozzi.

Gozzi a écrit de petits poèmes, les mémoires de sa vie, des nouvelles. Les productions de Gozzi ne manquent jamais de charmes ; elles nous retracent avec une verve inimitable le tableau de la vie vénitienne dans les derniers jours de la république ; elles nous font partager les idées, les passions de l’auteur, de ce vieux Vénitien qui voit dans la religion et l’échafaud les piliers de la société, et se trouve déplacé au milieu d’une société qui va manquer de force et de croyances ! Mais au point de vue italien, les ouvrages de Gozzi sont bien médiocres ; son style est bigarré de phrases vénitiennes ; il tombe dans la trivialité, et même la partie sérieuse de ses drames flotte assez souvent entre la raideur italienne et la négligence vulgaire. La nation pour laquelle il écrit exerce sur lui une influence fâcheuse ; il le sait, il le dit ; il se croit supérieur à sa réputation ; il accuse l’Italie de son impuissance, de son inutilité, et on peut l’en croire sur parole en voyant le génie qu’il a prodigué dans ses drames et la sagacité instinctive avec laquelle il s’est successivement corrigé dans sa carrière théâtrale.

La comédie de l’art finit avec Gozzi. Pendant trois siècles, elle ne cessa de résumer les instincts et les forces des littératures municipales. Au XVe siècle, elle produisit Calmo, Molino et Ruzzante ; au XVIIe siècle, elle se divisa en deux genres, le drame merveilleux et le drame citadin ; sous l’influence française, elle perdit son énergie et fut attaquée par Cotta, Riccoboni, etc. ; mais vers la moitié du XVIIIe siècle, elle se tira de cette crise par les chefs-d’œuvre vénitiens de Goldoni et par les fantaisies héroï-comiques de Gozzi. Toujours riche d’acteurs et d’inspiration, la comédie de l’art s’est répandue de Venise dans toutes les parties de l’Italie, et, acceptant toutes les caricatures nationales, elle a soumis à ses lois les divers théâtres de la péninsule. Les deux Polichinelles de Naples ne furent que des variantes d’Arlequin et de Scapin ; Meo Patacca de Rome ne fut qu’une variante du capitaine ; Stentarello, le représentant de la lésinerie florentine, ne fut qu’une modification du valet. Sans exclure aucun municipe, la comédie de l’art a réuni, on le voit, dans son cadre vénitien tous les types bizarres de l’Italie. Les acteurs pris çà et là dans les provinces les plus éloignées furent les poètes qui ajoutèrent aux traditions du théâtre de Venise les traditions de toute l’Italie. C’étaient d’étranges mascarades que ces compagnies d’artistes ; un acteur donnait un soufflet avec son pied, un second imitait la flûte avec le gosier, un autre par dévotion ne jouait qu’avec un cilice sur la peau ; celui-ci parlait le patois bergamasque, celui-là le napolitain ; d’autres le vénitien, le milanais, le messinois ; et tous cependant se ressemblaient en cela qu’ils étaient des bouffons pleins de talent : Fiorillo inventait le rôle de Scaramouche, Lucio transportait le docteur Gratien sur la scène, l’arlequin Sacchi inspirait Charles Gozzi ; Cotta et Riccoboni étaient des pantalons qui rêvaient des révolutions littéraires ; tous étaient enfin des improvisateurs, et Goldoni, au milieu de ses compagnons comiques, se trouvait, disait-il, heureux comme un peintre dans son atelier.

Des troupes d’acteurs de la comédie de l’art parurent dans toutes les capitales de l’Europe ; elles jouèrent à Lisbonne, à Londres, à Vienne, à Dresde, à Berlin, à Madrid, et s’établirent dans plusieurs villes ; mais à Paris les acteurs italiens se naturalisèrent tout-à-fait. Ils avaient fréquenté la France depuis l’époque de Henri III ; sous Mazarin et Louis XIV, ils y séjournèrent encore plus souvent ; sous la régence, la troupe italienne fit alliance avec des écrivains français et exploita la brillante réception qu’on lui avait faite pour fonder un théâtre qui n’avait d’italien que le nom, l’origine, quelques acteurs et quelques masques ; et encore ces masques devinrent-ils français. La niaiserie d’Arlequin se raffina dans les pièces de Florian, Legrand, Desportes, Marivaux, etc. ; Scapin se transforma en Mezetino, personnage plus corrompu et moins grossier ; Polichinelle eut un successeur dans Pierrot. En s’emparant des masques italiens, la France enleva à la comédie de l’art ce qu’elle avait de trop grossier, et fit de cette comédie, ainsi modifiée, un genre nouveau de son théâtre. La France enleva de plus à l’impuissance de la langue italienne Giraldi, Romagnesi, et d’autres acteurs qui n’auraient probablement jamais pu faire paraître une parodie écrite dans la langue de leur pays.

Nous venons de voir, par l’exemple de Goldoni et Gozzi, que le théâtre national a toujours été dans une situation fort triste en Italie, après l’Arétin. Aussi l’Italie a-t-elle arraché des reproches bien durs à ses meilleurs écrivains : Riccoboni maudissait l’ignorance italienne ; Goldoni place au début de ses mémoires des plaintes contre sa patrie ; Gozzi, vivement attaqué, avait l’impertinence de répondre : « Quand la nation se réveillera, je sacrifierai mon métier d’écrivain à petits succès, pour me lancer dans la carrière dramatique ; en attendant, j’arrange du Calderon et du Moreto à l’usage de la compagnie Sacchi ; » Baretti, en entendant dire par Voltaire que les Italiens étaient des Arlequins, ne savait que répondre : « Comment puis-je m’exposer à défendre une patrie où Chiari et ses semblables trouvent trois ou quatre millions d’admirateurs ? Oui, monsieur de Voltaire, dites que nous sommes des Goths et des Arlequins, je ne puis pas vous démentir. » Or, rapprochez de la comédie italienne, toujours languissante, les succès, les puissans effets de la comédie de l’art, représentée par tant d’acteurs et de poètes, égayée de tous les types bizarres des provinces italiennes, toujours soumise aux traditions de Venise, inépuisable dans son improvisation, pleine de génie, de caprices, de variantes ; rapprochez, dis-je, de la pauvre comédie italienne cette comédie des patois, soutenue par une suite de chefs-d’œuvre, depuis Calmo jusqu’à Gozzi, applaudie sur tous les théâtres d’Europe, fêtée à Paris, et vous verrez là un phénomène bien étrange, une Italie double : l’une municipale, l’autre nationale ; l’une riche, européenne, pleine de vie et de poésie, et l’autre, pauvre, morte, stérile, réduite aux platitudes de Cicognini, plus tard représentée par l’abbé Chiari, insultée par les étrangers, honnie par les nationaux qui se trouvaient compromis en voulant la relever.


J. Ferrari.
  1. Il y a près de deux mille ouvrages en dialectes vulgaires, sans compter les manuscrits : nous devons ce chiffre à l’obligeance de M. Salvi, qui nous a transmis son tableau bibliographique des littératures municipales.
  2. Lettres en vénitien, 1550. — Rimes de Pêcheurs, 1553. — Églogues, 1553. — Six comédies : la Spagnolas, le Saltuzza, la Pozione, Fiorina, la Rodiana, le Travaglia, 1549-1556.
  3. Né en 1550, mort en 1586.
  4. Mort en 1613.
  5. Né en 1620. Il perdit la vue, et fut emprisonné en 1641.
  6. Né en 1709, mort en 1774.
  7. Barbaro, né en 1726, mort en 1779.
  8. Rimes de Manganon, Menone, Begotto (pseudonymes de Maganza, Riva, Rusticello), Venise, 1560. — Poésies de Berterello, Venise, 1612.
  9. Berterello, en 1600.
  10. Ruzzante, en 1500.
  11. Bizarrie : avant 1739.
  12. Voir Assonica : Histoire de la littérature de Bergame.
  13. Livre du Rado Stizzoso, Venise, 1533. — Livre de la Vengeance des fils de Rado Stizzoso. — Les Voyages du capitaine Maroli Blessi, 1561.
  14. Les Italiens voyaient dans l’improvisation un art, et l’opposaient à l’art poétique proprement dit, qui exprimait l’inspiration nationale sous une forme plus laborieuse. Les comédiens improvisateurs s’intitulèrent en Italie comédiens de l’art, et le mot comedia dell’arte resta naturellement à la comédie impromptu, opposée systématiquement par les improvisateurs à la comédie classique.
  15. Toto corpore ridetur.
  16. Voir Riccoboni, Quadrio, et Histoire du théâtre italien à Paris, etc.
  17. Voir Calmo, Ruzzante, Molino, Gattici, Pasqualogo, Dolfin, Cini, etc., etc.
  18. Ainsi appelés du nom de l’abbé Martelli.
  19. Calmon est le héros de plusieurs traditions populaires des Napolitains. Gozzi, en prenant ce héros de Basile, en a conservé le nom, le caractère, et sa qualité de magicien transformé en statue.