La lecture graduelle


LA LECTURE GRADUELLE

Nous avons dit que, chez nous, la lecture mécanique se confondait en réalité avec la lecture expressive ; néanmoins, pour nous, elles se séparaient toujours d’après leur but. Il nous semble que le but de la première est l’art de composer couramment les mots à l’aide de certains signes, et que le but de la seconde est la connaissance de la langue littéraire. Pour apprendre la langue littéraire, nous avons choisi le moyen qui paraît le plus simple, mais qui est, en réalité, le plus difficile. Nous avons pensé qu’après la lecture, par les élèves, de phrases écrites par eux-mêmes sur le tableau, il fallait leur donner à lire les contes de Koudiakov et d’Afanassiev, ensuite, quelque chose de plus difficile, de plus compliqué au point de vue de la langue, et ainsi de suite jusqu’à la langue de Karamzine, de Pouschkine et du recueil des Lois. Mais cette supposition, comme la plupart des suppositions, ne se réalisait pas. De leur langue, écrite par eux-mêmes sur le tableau, je pus les faire passer à celle des contes ; mais pour parvenir de cette dernière au degré supérieur, aucun écrit n’existait dans la littérature.

Nous avons essayé de Robinson, ça n’allait pas. Quelques élèves pleuraient de dépit de ne pouvoir comprendre et raconter. Je me mis à leur raconter l’histoire de Robinson, dans un style de mon crû ; alors ils commencèrent à admettre la possibilité de pouvoir la comprendre, et peu à peu, en effet, ils arrivèrent à en démêler le sens. Au bout d’un mois, ils avaient lu Robinson, mais avec ennui, et à la fin, presque avec dégoût. Ce travail était trop long pour eux. La mémoire jouait le plus grand rôle quand ils racontaient, aussitôt la lecture finie, ce qu’ils avaient lu dans la soirée ; ils se rappelaient certains passages, mais nul d’entre eux n’avait tout saisi. Ils ne retenaient malheureusement que quelques mots incompréhensibles pour eux et les employaient mal à propos, comme le font les gens qui savent à peine lire. Je voyais que quelque chose n’allait pas, mais je ne savais comment y remédier. Pour mon propre contrôle, et pour rassurer ma conscience, je me mis à leur faire lire diverses productions soi-disant populaires, par exemple, L’Oncle Naoum, Tante Natalie, bien que je susse d’avance que cela ne leur plairait pas. Ce que je supposais arriva. Ces livres assommaient les élèves si l’on exigeait d’eux le récit de leur contenu. Après Robinson, j’essayai de leur faire lire Le Fabricant de Cercueils, de Pouschkine ; mais, sans aide, ils pouvaient encore moins le raconter que Robinson, et Le Fabricant de Cercueils semblait les ennuyer encore davantage. Les passages adressés au lecteur, les caractéristiques plaisantes, tout cela était si peu conforme à leurs exigences, que je renonçai définitivement à Pouschkine, dont les nouvelles, jadis, me paraissaient bâties de la façon la plus harmonieuse, la plus simple et, par suite, la plus accessible au peuple.

J’essayai encore un conte de Gogol : La Nuit de Noël. Quand je le lus moi-même, il plut, surtout aux adultes ; mais dès que je les laissais seuls, ils n’y pouvaient rien comprendre et s’ennuyaient. Même ils n’exigèrent pas de moi la suite de la lecture. La richesse du coloris, la fantaisie et les caprices de la composition sont contraires à leurs désirs. J’essayai encore avec l’Iliade de Gniéditch, et cette lecture causa un étonnement étrange : ils crurent que c’était écrit en français et ils ne comprirent rien avant que je leur eusse raconté moi-même le sujet ; et même alors, le sujet du poème ne se fixa point dans leur esprit. Le sceptique Siomka, une nature forte, logique, était frappé du tableau de Phœbus, qui, avec des flèches cliquetant derrière le dos, descendait de l’Olympe ; mais on voyait qu’il ne savait où classer cette image.

— « Comment cela ; il est tombé de la montagne et ne s’est pas fracassé ? » me demanda-t-il.

— « Mais, selon eux, c’était un dieu », répondis-je.

— « Comment, un dieu ? Il y en a beaucoup ? Alors ce n’est pas un Dieu. C’est facile à dire qu’il est tombé d’une montagne pareille ; mais il a dû s’écraser », me démentait-il en agitant les bras. J’essayai Gribouille, de George Sand ; Les Lectures populaires, Les Lectures du Soldat ; rien ne réussissait. Nous avons essayé de tout ce que nous avons trouvé, de tout ce qu’on nous a envoyé, et nous essayons encore, mais avec peu d’espoir. On attend à l’école, on ouvre le livre soi-disant populaire que vient d’apporter la poste : — « Petit oncle, donne-le-moi pour lire ! » crient plusieurs voix, tandis que se tendent les mains. — « Mais qu’on puisse comprendre ! » On ouvre le livre et on lit : « La vie du grand saint Alexis nous donne l’exemple de la foi ardente, de l’activité infatigable et de l’amour ardent de sa patrie, à qui ce saint homme a rendu des services importants » ; ou : « Depuis longtemps, on remarque, en Russie, l’apparition assez fréquente d’autodidactes de talent, mais ce phénomène n’est pas expliqué de même par tous » ; ou : « Trois cents ans sont déjà écoulés depuis que la Bohème dépend de l’empire allemand » ; ou : « Le bourg Kalatchalov écarté sur la montagne est situé dans une des provinces les plus fertiles de la Russie » : ou : « La route s’étendait au loin », ou l’exposé, à l’usage du peuple, d’une science naturelle quelconque en seize pages remplies à moitié par les vocatifs caressants de l’auteur au paysan. On donne à un enfant un pareil livre ; ses yeux commencent à s’obscurcir et il se met à bâiller : — « Non, Léon Nikolaïevitch, on n’y comprend rien », dit-il ; et il rend le livre. Et pour qui et par qui sont écrits ces livres populaires ? Cela reste pour nous un mystère. De tous les livres de cette sorte que nous avons lus, sauf Grand-père, d’un certain Zolotov, qui eut beaucoup de succès à l’école et dans les familles, il n’est rien resté. Les uns sont tout simplement mauvais, mal écrits et ne peuvent trouver de lecteurs parmi le public ordinaire, c’est pourquoi on les dédie au peuple. D’autres sont encore plus mauvais ; ils ne sont point écrits en russe, mais en une langue nouvelle, inventée, dans le genre de celle des fables de Krilov.

Les autres sont des adaptations de livres étrangers destinés au peuple mais non des livres pour le peuple, et les seuls livres que comprend et goûte le peuple ne sont point écrits pour lui, mais par des auteurs nés du peuple. Ce sont des contes, des proverbes, des recueils de chansons, des légendes, des poésies, des énigmes et, ces derniers temps, le recueil de Vodovosov, etc.

On ne peut croire, sans en avoir fait l’expérience, avec quel désir toujours croissant le peuple lit tous les livres de cette sorte, sans aucune exception, même les légendes du peuple russe, les proverbes de Sniéguirev, les annales, et toutes les œuvres classiques de la littérature ancienne. J’ai remarqué que les enfants ont plus de goût que les adultes pour ces sortes de livres. Ils les relisent plusieurs fois, les apprennent par cœur, les emportent avec plaisir à la maison, et, dans leurs jeux et leurs conversations, se donnent mutuellement les sobriquets des antiques bylines et des chansons. Les adultes, soit qu’ils aient moins de naturel, soit qu’ils prennent déjà le goût de la langue artificielle, ou qu’ils sentent inconsciemment le besoin de connaître la langue littéraire, sont moins passionnés pour les livres de cette sorte et préfèrent ceux dans lesquels les mots, les images, les pensées sont à moitié incompréhensibles pour eux. Mais quel que fût le livre du genre préféré des élèves, le but que, peut-être à tort, nous nous étions assigné n’était pas atteint. Entre ces livres et la langue littéraire, le même abîme se creusait. Jusqu’à présent, nous ne voyons aucun moyen de sortir de ce cercle vicieux, bien que nous ayons fait et fassions continuellement de nouvelles tentatives et de nouvelles suppositions. Nous tâchons de trouver notre faute et nous demandons à tous ceux qui ont cette affaire à cœur de nous communiquer les résultats de leur propre expérience et la solution de la question. Cette solution consiste pour nous à savoir s’il est nécessaire pour l’instruction du peuple de développer la possibilité et le désir de lire de bons livres, alors que les bons livres sont écrits dans une langue que le peuple ne comprend pas. Pour arriver à comprendre, il faut beaucoup lire et pour lire volontiers, il faut comprendre. Où donc est l’erreur et comment sortir de cette situation ?

Il existe peut-être une littérature transitoire que nous ignorons ; l’étude des livres qui circulent dans le peuple et l’opinion du peuple sur ces livres nous découvriraient les voies par lesquelles les gens du peuple arriveront à comprendre la langue littéraire. Nous consacrerons à cette étude la critique spéciale de notre revue et nous demandons à tous ceux qui comprennent l’importance de cette œuvre de nous envoyer leurs articles sur ce sujet.

La cause tient peut-être à notre détachement vis-à-vis du peuple, à l’instruction forcée de la classe supérieure ; le temps seul pourra peut-être y remédier et verra paraître non seulement une chrestomatie, mais une littérature tout entière, intermédiaire, qui sera faite de tous les livres publiés actuellement et qui d’eux-mêmes, organiquement, formeront le cours de lecture graduelle. Il se peut aussi que le peuple ne comprenne pas et ne puisse comprendre notre langue littéraire parce qu’il n’a rien à comprendre, ou parce que toute notre littérature n’est pas bonne pour lui et qu’il élabore sa propre littérature. Enfin, la dernière hypothèse qui nous semble la plus probable, c’est que ce défaut qui nous frappe n’est pas objectif mais provient de notre idée que le but de l’enseignement de la langue est de hausser les élèves jusqu’à la connaissance de la langue littéraire et, principalement, d’atteindre au plus vite ce but. Il est très probable que la lecture graduelle que nous rêvons s’établira spontanément et que la connaissance de la langue littéraire viendra en son temps, pour chaque élève à part ; c’est ce que nous voyons constamment chez les hommes qui lisent successivement, sans les comprendre, les psaumes, les romans, les papiers judiciaires, et, par cette voie, arrivent à la connaissance de la langue littéraire. Cette supposition nous explique fort bien pourquoi tous les livres qui paraissent sont si mauvais et si contraires au goût du peuple. Mais en attendant, que doit faire l’école ? Car, après avoir décidé que la connaissance de la langue littéraire est utile, nous ne pouvons admettre qu’on puisse, par les explications, par des phrases apprises par cœur, par des répétitions, inculquer au peuple, malgré lui, la langue littéraire, comme on peut lui faire apprendre le français. Nous devons avouer que les deux derniers mois, après plusieurs essais, nous avons toujours rencontré chez les élèves un dégoût invincible, prouvant que la voie où nous nous sommes engagés est fausse. Par ces expériences je me suis convaincu seulement que l’explication du sens des mots est tout à fait impossible, même pour un maître de talent, sans parler des explications préférées données par les maîtres sans talent. Pour expliquer n’importe quel mot, par exemple le mot « impression » vous lui substituez un mot aussi incompréhensible ou une série de mots dont l’enchaînement est aussi incompréhensible que le mot lui-même.

Ce n’est pas toujours le mot lui-même qui est incompréhensible, mais l’élève n’a pas du tout la conception de ce qu’exprime le mot. Le mot est toujours prêt quand il y a conception prête. En outre, le rapport du mot envers la pensée et la formation des conceptions nouvelles sont des opérations mentales si compliquées, si mystérieuses et si délicates que chaque intervention paraît être une force brutale, fausse, qui retarde le développement. Comprendre ! c’est facile à dire, mais chacun ne sait-il pas qu’on peut comprendre bien des choses en lisant le même livre ? Un élève qui ne comprend que deux ou trois mots de la phrase peut saisir une fine nuance de pensée ou le rapport de cette pensée avec ce qui précède. Vous, le maître, vous insistez sur une interprétation, tandis que l’éleve n’a pas du tout besoin de ce que vous voulez lui expliquer. Parfois il a bien compris, seulement il ne sait pas vous le montrer, et lui-même, pendant ce temps, pense vaguement et étudie toute autre chose, très utile et importante pour lui. Vous insistez pour qu’il s’explique, mais il doit, avec des mots, décrire l’impression produite sur lui, et il se tait ou commence à dire des bêtises, ment, se trompe, tâche de deviner ce que vous voulez, de se soumettre à vos désirs, ou s’imagine des difficultés qui n’existent pas, et l’impression générale produite par le livre, le flair poétique qui l’a aidé à deviner le sens est perdu ou s’est caché. Nous avons lu Vii de Gogol, en répétant chaque phrase avec nos propres mots. Tout alla bien jusqu’à la troisième page où se trouve le passage suivant : « Tous ces gens instruits, ceux du séminaire et de la Boursa[1] entre lesquels existait une hostilité héréditaire quelconque, tous ces gens-là étaient extrêmement pauvres sous le rapport des moyens de subsistance et, en outre, extraordinairement gloutons, de sorte qu’il serait absolument impossible de compter combien de petits pains mangeait chacun d’eux pendant le repas. C’est pourquoi les dons volontaires des gens riches ne pouvaient suffire à leurs besoins. »

Le Maître. — Eh bien ! Qu’avez-vous lu ? (Presque tous les élèves étaient très intelligents.)

Le meilleur Élève. — À Boursa tous les élèves étaient très gloutons, pauvres, et au souper mangeaient des petits pains.

Le Maître. — Et encore ?

L’Élève (un rusé, qui a une bonne mémoire et dit tout ce qui lui vient en tête). — Une chose impossible, les bienfaiteurs volontaires.

Le Maître (dépité). — Il faut réfléchir. Ce n’est pas ça. Qu’y a-t-il donc d’impossible ?

Silence.

Le Maître. — Relisez.

On se remit à lire. Un élève qui avait une bonne mémoire ajouta encore quelques mots qu’il avait retenus : Séminaire, nourriture fournie par les gens riches ne pouvait suffire aux besoins. Personne ne comprenait : ils se mirent à dire de parfaites absurdités. Le maître insistait :

Le Maître. — Qu’est-ce qui était impossible ? Il voulait qu’on lui répondit : de calculer.

Un Élève. — C’est la Boursa qui est une chose impossible.

Un autre. — C’est la misère qui est impossible.

On relut de nouveau en cherchant comme une aiguille le mot dont le maître avait besoin. On trouvait tout, sauf le mot calculer. Tous étaient tristes. Moi, — ce même maître, — j’insistai et arrivai à leur faire décomposer tout le passage. Mais alors ils comprirent beaucoup moins bien qu’à l’explication du premier élève. D’ailleurs il n’y avait rien à comprendre à ce passage mal bâti, sans profit pour le lecteur et dont le sens se comprenait du coup : des gens pauvres et gloutons mangeaient des petits pains ; l’auteur lui-même ne voulait rien dire de plus. Moi, je me débattais seulement à cause de la forme qui était mauvaise et, en tâchant de la redresser, j’entraînais toute la classe pour tout l’après-midi, embrouillant beaucoup le sens. Une autre fois je n’eus pas plus de succès en voulant expliquer le mot instrument. Le même jour, à la classe de dessin, l’élève T… protesta contre le maître qui exigeait qu’on mît sur les cahiers : Dessins de Romachka. Il disait : « C’est nous qui avons dessiné dans le cahier, et Romachka a inventé les modèles, c’est pourquoi il faut écrire : L’œuvre de Romachka. » Comment la différence de ces conceptions lui était-elle venue en tête, c’est pour moi un mystère qu’il vaut mieux ne pas essayer de pénétrer.

Il faut donner à l’élève l’occasion d’acquérir de nouvelles idées et le sens général des mots. S’il entend ou lit un mot incompréhensible dans une phrase qu’il comprend, une autre fois, dans une autre phrase, il commencera à se représenter vaguement la nouvelle conception et il sentira, enfin, par hasard, la nécessité d’employer ce mot, et une fois employé, ce mot et sa conception deviennent sa propriété. Et il y a des milliers d’autres voies. Mais, selon moi, il est aussi inutile et impossible de donner consciemment à l’élève les nouvelles conceptions et formes des mots que d’apprendre à l’enfant à marcher selon les lois de l’équilibre. Toute tentative pareille loin de conduire l’élève vers le but proposé l’en éloigne, comme la main grossière de l’homme qui, voulant hâter l’éclosion d’une fleur, en froisserait le bouton et commencerait à développer la fleur en ouvrant les pétales.

  1. École spéciale où se préparaient les prêtres et les vicaires des villages.