LA LANGUE TAENSA

À la fin de 1882 parut le tome ix de la Bibliothèque linguistique américaine publiée par la librairie Maisonneuve et Cie de Paris. Le volume est intitulé: « Grammaire et vocabulaire de la langue Taensa, avec textes traduits et commentés, par D. Haumonté, Parisot, L. Adam » et comprend (iv)-xix-113 p., savoir : faux-titre et titre, avertissement de M. J. Parisot (p. i-ij), note de M. Adam (p. iij), notice historique (pp. v-xix), grammaire (pp. 1-42), textes (pp. 44-78), vocabulaire (pp. 81-111), table (p. 113). Les « textes » forment trois séries; la première, pp. 44 à 54, contient : i, le chant de l’étranger ; ii, la guerre ; iii, la fleur qui se ferme; iv, le colibri (chant de Tildesa). La seconde série, qui a, on ne comprend pas pourquoi, le titre espagnol de cancionero taensa, se compose de sept pièces (pp. 56-77): i, chant de la navigation; ii, chant pour bâtir la maison de l’époux; iii, la femme malade ; iv, le chant de la mort; v, la rivière empoisonnée ; vi, le festin des guerriers ; vii, le chant du mariage. Enfin, à la p. 78, sont deux « prières », le Pater et l’Ave. Les treize morceaux sont tous en prose.

Dans son avertissement, M. J. Parisot raconte qu’en faisant, « il y a trois ans » (c’est-à-dire en 1879), une recherche dans la bibliothèque de son grand-père maternel, M. Haumonté, mort en 1872 maire de la ville de Plombières, il mit la main sur un manuscrit sans nom d’auteur, sans date, d’une écriture fine, mais néanmoins fort lisible, « C’était », dit textuellement M. Parisot, « une grammaire et un vocabulaire de la langue des Taensas, avec un certain nombre de textes, et ces documents, rédigés en langue espagnole, avaient été transcrits par mon aïeul. Sans me rendre compte tout d’abord de l’importance de cette trouvaille, je m’appliquai à traduire et à coordonner la grammaire ». M. Parisot explique ensuite comment il fut amené à entreprendre « l’utilisation méthodique » des documents transcrits par son grand-père dans des circonstances sur lesquelles aucun membre de sa famille ne put le renseigner.

Quant à M. Lucien Adam, il expose qu’il a été amené à remanier, « du consentement de l’auteur », la traduction et le commentaire des textes ainsi que le vocabulaire, et dit comment il a du conseiller la suppression de quelques passages de la grammaire où « l’auteur s’était laissé aller à développer sans profit pour la science de minces incidents grammaticaux ». M. Adam se félicitait d’ailleurs de la découverte faite par M. Parisot et constatait que « les onze chants donnent sur les mœurs, les coutumes et l’état social des Taensas des renseignements inespérés ».

Dès la publication de la Grammaire taensa, certaines personnes conçurent quelques suspicions sur l’authenticité des documents trouvés à Plombières ; mais le livre fut néanmoins généralement bien accueilli. C’est seulement au mois de mars dernier que M. D.-G. Brinton, dans l’American antiquarian and oriental journal de M. St.-D. Peet (t. vii, n° 2, pp. 108-113) s’est résolument prononcé contre l’originalité du travail de MM. Haumonté, Parisot et Adam. Cet article, tiré à part et répandu, paraît-il, à un grand nombre d’exemplaires, porte le titre suivant : The Taensa grammar and dictionary, a deception exposed. M. Brinton commence par rendre hommage à la compétence, à la bonne foi, à la sincérité de M. Adam et des savants qui après lui ont admis le livre comme authentique ; il constate même que M. Adam n’a pu voir le manuscrit espagnol original, bien qu’il en ait demandé communication à M. Parisot.

M. Brinton fait remarquer à ce propos combien il est étonnant que ce manuscrit original soit en espagnol, car il paraît à peu près historiquement certain que les Taensas, petite tribu du peuple Natchez, n’ont eu de rapport qu’avec les Français et qu’aucun prêtre espagnol n’a pu résider assez longtemps parmi eux pour connaître à fond leurs mœurs, leurs coutumes et leur langage. M. Brinton constate ensuite que dans l’ouvrage qu’il a sous les yeux, la part du traducteur et celle de l’auteur ne sont pas distinctes ; il trouve assez étrange que la prononciation des consonnes et des voyelles taensas soit rapportée au français, à l’espagnol, à l’allemand modernes ; il ne peut attribuer qu’au traducteur les rapprochements et les comparaisons avec divers idiomes tels que le kechua, le nahuatl et l’algonquin; il exprime enfin les doutes les plus formels sur la « simplicité » de la langue en question, sur la distinction grammaticale du genre qu’elle observe, sur son pronom relatif, sur son système numéral, sur son triple pluriel, sur le peu de complexité de son verbe.

Des arguments plus frappants sont tirés par M. Brinton du « cancionero » publié par M. Parisot ; le « chant du mariage » entre autres est un vrai « non sens », tant il est plein d’erreurs et d’étourderies ethnographiques, botaniques et géographiques. Le calendrier est tout bonnement absurde, car ni le climat ni les cultures de la Louisiane n’ont assez changé depuis deux siècles pour justifier certaines appellations. Il est certain notamment qu’il n’y avait plus de Taensas en 1761, quand les Jésuites introduisirent la canne à sucre dans le pays.

M. Brinton rappelle que tous les écrivains disent que les Taensas parlaient le Natchez, que les noms anciennement connus de villages taensas ne se rapportent pas à la prétendue langue taensa, mais sont de dérivation chahta-muskoki. Et le savant américain conclut à une audacieuse humhuggery « fumisterie » en français.

M. L. Adam a répondu à M. Brinton par trois brochures successives. La première et la plus considérable (22 p. in-8) a pour titre : Le taensa a-t-il été forgé de toutes pièces ? Réponse à M. Daniel G. Brinton. Elle contient d’abord toute une série de lettres, fort intéressantes et d’un style tout à fait spécial. C’est en premier lieu M. le Supérieur du Grand Séminaire de Saint-Dié, à qui M. Adam avait demandé l’adresse de M. J. Parisot, son ancien élève, et qui répond, le 7 mai 1885, « ne pas savoir » à quel « diocèse » appartient « cet ecclésiastique » ; c’est ensuite M. J. Parisot lui-même qui, se trouvant « momentanément » dans sa famille et ayant appris que M. Adam avait écrit au maire de Plombières à son sujet, se met à la disposition de notre collaborateur. Huit jours après, le 19 mai, le même J. Parisot écrit qu’il est « bien fâché de ce qui arrive », qu’il n’a pas « les manuscrits », qu’il ne les a pas « revus » depuis l’impression du livre, qu’il fera tout son possible, etc. Autre lettre du 28 mai, de M. Parisot père, qui, sur la prière de son fils, a recherché longuement et minutieusement les documents en question dans les paniers de M. Haumonté et n’a rien trouvé, pas même « une ligne ayant trait à l’objet » de ses recherches ; son fils, interrogé, a déclaré n’avoir pas eu en mains les manuscrits depuis trois ans et ne pas se souvenir de ce qu’il en a fait, « bien qu’il croie les avoir conservés » ; le 1er juin, M. Parisot père fait connaître qu’il n’a décidément rien trouvé. Suivent deux Notes de M. J. Parisot fils : dans la première, il rejette les erreurs et les imperfections de la Grammaire taensa sur son peu d’expérience ; il avoue avoir rédigé et remanié la grammaire, avoir augmenté le vocabulaire de termes dont « plusieurs n’ont été traduits que par conjectures » ; il insinue enfin, bien que (M. Adam l’affirme) il ait lu toutes les épreuves et donné les bons à tirer, qu’on a dû modifier la rédaction de la préface, car « il n’est pas exact que les manuscrits fussent tout en espagnol et transcrits » par lui ; les papiers de M. Haumonté sont revenus à la famille ; M. Parisot ne séjourne plus que rarement chez ses parents, et ces papiers « ont dû être, avec d’autres, changés de lieu à diverses reprises » ; — la seconde note n’est que la répétition des affirmations de la première, mais M. Parisot donne de nouveaux détails sur les manuscrits, de plus en plus introuvables, de son aïeul : il les découvrit en 1879 ; « une partie était en feuilles séparées, le reste était réuni, et le tout formait un cahier d’une épaisseur plus considérable ». Je cite textuellement cette phrase, qui est un pur spécimen du style ecclésiastique et qui est d’ailleurs parfaitement inintelligible.

M. Parisot ajoute que le vocabulaire, incomplet, était disposé par ordre de matières ; que les textes étaient de deux sortes : « les quatre premiers de la même orthographe que le reste du document, et parmi ceux-ci, les deux derniers[1] traduits avec quelques indications grammaticales ; les sept autres, d’une orthographe et d’une écriture différentes, avec le 8, l’ü et la jota espagnole, etc, formant un fascicule distinct, et à la suite plusieurs mots, introduits par moi (M. Parisot) au vocabulaire, exprimés en espagnol ; enfin quelques notes qui ont constitué les paragraphes de la grammaire traitant de la dérivation verbale et de la dérivation nominale par suffixes ». C’est précis mais peu clair ; qu’est-ce que cet accouplement absurde du 8 (pour w anglais), de ü et de la jota ? On verra plus loin, — hahemus confitentem reum — qu’en écrivant ce que je viens de résumer, M. Parisot a probablement péché contre le huitième commandement. Il est vrai qu’il peut invoquer la célèbre définition de Suarez : « Le mensonge est une chose dite contre la pensée de celui-là même qui parle, parce que c’est celui qui est tenu de conformer ses paroles à sa propre intention, et il n’est pas toujours tenu de les conformer à l’intention de celui qui écoute ». M. Adam a obtenu, depuis, quelques informations sur M. D. Haumonté ; il en résulte que cet excellent Vosgien n’était pas aussi linguiste qu’il a plu à la piété de son petit-fils de le supposer ; que le manuscrit taensa ne pouvait assurément pas être de son écriture ; enfin, que le susdit Haumonté fournissait le logement à des baigneurs dont l’un aura peut-être laissé les papiers en question au fond de quelque tiroir. C’est sur cette hypothèse, un peu fantaisiste, que M. Adam termine sa brochure.

Dans les pages que je n’ai pas analysées, M. Adam essaie de réfuter, au point de vue scientifique, les objections de M. Brinton et de prouver que le « taensa n’a pu être forgé de toutes pièces » par le jeune et inexpérimenté taensophile de Plombières. Cette partie de la brochure me paraît assez faible : la question n’est pas de savoir si le taensa a été fabriqué ou non, mais bien plutôt si les documents relatifs au taensa se présentent avec un caractère suffisant d’authenticité, de genuineness. Ainsi posée, la question ne peut être résolue que par la négative.

L’opinion de M. Friedrich Mûller, qu’invoque M. Adam dans sa seconde plaquette : Le taensa na pas été forgé de toutes pièces ; lettre de M. Friedrich Millier à Lucien Adam (4 p. in-8), ne me paraît point probante. Si M. Parisot « dûrfte bei der Bearbeitung des Stoffes manche Willkürlichkeiten sich erlaubt haben », comment distinguer l’ivraie du bon grain, comment reconnaître le vrai « Material zur Beurtheilung des grammatischen Baues » du taensa ?

La troisième brochure du savant Président de Rennes est décisive à cet égard. La Lettre à M. Victor Henry : dom Parisot ne produira pas le manuscrit taensa (13 p. in-8), nous apprend que M. Adam n’en était pas resté sur les tergiversations et les faux-fuyants du jeune « ecclésiastique ». Il avait découvert que celui-ci était devenu l’un des Bénédictins de l’abbaye de Solesmes et il avait écrit à dom Couturier, « abbé », supérieur de M. Parisot ; dom Couturier répond, assez logiquement du reste, que, si M. Adam doute de la bonne foi de M. Parisot, il n’a guère le droit d’invoquer son témoignage pour prouver que le taensa n’a pas été forgé de toutes pièces. M. Adam a cru devoir proposer alors à M. Parisot la formation d’un jury d’honneur ; M. Parisot, qui signe maintenant F. J. Parisot, a naturellement décliné la proposition ; je trouve, quant à moi, que M. Adam a été quelque peu naïf de la lui faire, car il n’est pas sans connaître les procédés de la gent cléricale ; il sait bien que lorsqu’on a quelque chose à leur dire,

Leurs oreilles n’y sont jamais !

La dernière lettre de M. Parisot, que M. Adam suppose inspirée ou dictée par dom Couturier, est un modèle d’impertinence chrétienne. M. Adam clôt la discussion en citant l’opinion des juges compétents : « M. Parisot ne produit pas le manuscrit original parce qu’il a intérêt à ne pas le produire, et il sait exactement ce que celui-ci est devenu ».

Dans l’American antiquarian de septembre dernier (t. vii, n°5, pp. 275-276), M. Brinton a repris la parole. Il prend acte des faits résultant des brochures de M. Adam : le manuscrit original, s’il a existé, n’était ni en espagnol, ni de l’écriture de M. Haumonté ; l’authenticité des textes n’est pas confirmée; et M. Brinton conclut que, « even if some sub-structure will be shown to have existed for this Taensa Grammar and texts, it bas been presented to the scientific world under conditions which were far from adequate to the legitimate demands of students ». C’est tout à fait mon avis.

Tout ce qui précède est très sommairement résumé dans The kansas city review, t. ix, n° 4, nov. 1885, pp. 253 col. 2 à 254 col. 1.

Si j’interviens à mon tour, c’est que j’ai été directement mis en cause par M. Adam. Il raconte en effet, dans sa première brochure, comment il a été amené à s’occuper du taensa. En mai 1882, il reçut d’Épinal une plaquette, ayant pour titre Cancionero americano et ne portant aucun autre nom que celui de M. Fricotel, imprimeur, qui contenait le texte des sept chants publiés aux pp. 57-71 de la grammaire. M. Adam demanda le nom de l’éditeur à M. Fricotel, qui le renvoya à M. Parisot, élève du Grand Séminaire de Saint-Dié. M. Adam écrivit alors à M. Gh. Leclerc, de la librairie Maisonneuve, et, sur son avis, demanda à M. Parisot, le 8 mai 1882, les manuscrits de son grand-père pour les publier dans la Bibliothèque linguistique américaine. M. Parisot, « alors âgé de dix-neuf ou vingt ans », vint voir M. Adam, à Nancy, dans le courant de juillet suivant ; en octobre, il lui remit le manuscrit de la Grammaire et l’impression commença.

Mais ce qui avait décidé M. Adam, c’est que deux ans auparavant, en avril 1880, j’avais publié, dans la Revue de linguistique (t. XIII, pp. 166-186), sous la signature de M. J. Parisot, des Notes sur la langue des Taensas, que je présentais au public en ces termes : « La langue des Taensas est peu connue, aussi avons-nous accueilli avec empressement les documents que nous offrait M. Parisot et qu’il a bien voulu extraire pour nous de manuscrits conservés dans sa famille » ; M. Adam fait remarquer « qu’au préalable les manuscrits » en question n’avaient point été « communiqués à la rédaction » de la Revue.

Bien que je n’hésite pas à l’occasion à reconnaître mes torts, à avouer les imprudences dont je suis coupable, je pourrais répondre à M. Adam qu’autre chose est de publier un livre avec son nom et par conséquent sous son patronage ou d’insérer dans un journal que l’on dirige des documents communiqués ; mais le simple exposé des faits montrera que je n’ai point agi tout à fait à l’étourdie et que j’ai pris quelques précautions.

Au commencement de l’année 1880, la lirairie Maisonneuve reçut par la poste un manuscrit de six feuillets intitulé Fragments de littérature tansa, envoyé par M. J. Parisot, rue Stanislas, 37, à Plombières (Vosges). Ce manuscrit me fut transmis, avec prière de l’utiliser pour la Revue de linguistique. Après l’avoir examiné, j’écrivis à M. Parisot une lettre dont je n’ai point gardé copie, mais dont on devinera le contenu par sa réponse, qui comprend huit pages et que je copie ci-après intégralement :

Monsieur,

Je vous transmets les renseignements que vous me demandez au sujet des Fragments de littérature Tansa, et je tâcherai de répondre à vos demandes de la manière la plus satisfaisante qu’il me sera possible.

D’abord sur la langue Tansa :

Je ne connais aucun ouvrage sur cette langue et ne possède que quelques principes de grammaire, une assez nombreuse liste de mots, deux chansons ou récits, et la traduction du Pater, de l’Ave et du Credo que vous avez entre les mains. Mais il est nécessaire de vous dire d’où viennent ces pièces.

Mon grand-père, mort depuis huit ans déjà, aimait à s’occuper de linguistique, et c’est parmi ses livres et ses cahiers que se trouvaient ces notes. Lui-même n’y avait pas prêté beaucoup d’importance, car nous n’en avons eu connaissance que lorsque nous les avons trouvées. Je m’en suis emparé sans bien savoir dans quel but ; j’aurais voulu ensuite les compléter, mais comme je n’ai aucun livre, c’est chose impossible. Avec cette liste de mots, j’aurais voulu aussi rédiger un double dictionnaire français-tansa et tansa-français, mais la liste paraît incomplète.

Comment et à quelle époque mon aïeul s’est-il procuré ces renseignements ? Je l’ignore, et personne ne le sait dans ma famille. Peut-être est-ce à Paris, où il a achevé ses études.

La traduction des deux hymnes qui se trouvent dans les Fragments est un essai qu’un de mes amis et moi nous avons écrit sans avoir tout d’abord l’intention d’en rien faire. — La seconde de ces pièces est traduite sur un cantique algonquin publié chez M. Maisonneuve. — Les trois autres pièces[2] se trouvent dans les notes dont je vous ai parlé. Peut-être sont-elles l’œuvre de celui qui a recueilli les notes ; je ne le sais, mais je comprends qu’on ne peut pas y attacher beaucoup d’importance, à cause de la difficulté qu’ont ces langues à rendre des idées aussi étrangères à leur génie, surtout sous la plume de ceux qui comprennent si difficilement leur manière d’exprimer les idées abstraites.

Les renseignements sur le peuple tansa sont peu nombreux. Ce peuple est compté par Châteaubriant comme habitant les rives du Mississipi, Voyage en Amérique, article sur l’ « État actuel des sauvages de l’Amérique septentrionale ». Je transcris ici le passage : « En remontant le Mississipi depuis son embouchure jusqu’au confluent de l’Ohio, tous les sauvages qui habitaient ces deux bords, les Biloxis, les Torimas, les Kappas, les Sotonis, les Bayagoulas, les Colapissas, les Tansas, les Natchez et les Yazous ne sont plus ». On ne retrouve le nom de tansas en aucun autre endroit du livre.

J’ai consulté plusieurs géographes pour connaître exactement le pays qu’habitait cette peuplade ; voici le résultat de mes recherches :

Dussieux et les modernes n’en disent rien. — J’ai examiné plusieurs anciens Atlas, entre autres un Atlas en quatre volumes in-folio, par M. C… (Amsterdam, 1714) et un autre Atlas de Le Rouge, Paris, 1716. Le premier ne donne presque rien sur l’Amérique. Le second place les Taensas le long d’un petit fleuve qu’il ne nomme pas et qui se jette dans le golfe du Mexique en descendant le long du 290e méridien. Ce cours d’eau est appelé Alabama dans l’Atlas de Malte-brun (sic) et dans les Atlas classiques.

Dans une nombreuse énumération de langues que fait Malte-brun, — Géographie, t. XI de la quatrième édition, Paris 1836, — on ne voit rien de la langue tansa. Les anciennes Géographies que j’ai consultées en assez grand nombre ne fournissent aucun document.

Je ne sais absolument rien sur le chiffre de la population, et si la plupart des auteurs qui énumèrent les peuplades indiennes n’ont pas mentionné le nom des Tansas, c’est sans doute parce qu’ils ne nomment que les principales tribus et que celle dont nous nous occupons pouvait n’être qu’une des moins nombreuses et des moins importantes.

En comparant mes « notes » avec les récits des voyageurs, Laffiteau, Châteaubriand et d’autres récits de missionnaires, j’ai pu consacrer quelques lignes à la constitution et aux mœurs.

Je vous adresse, en remplacement des documents que vous avez, les deux récits avec la traduction, ainsi que je les ai trouvés dans les notes ; — les « Principes de grammaire », que j’ai essayé de mettre en ordre, quelque incomplets qu’ils soient, — les renseignements que vous me demandez ; — et un petit travail de comparaison entre cette langue et d’autres langues de l’Amérique, travail que j’ai fait après la lecture de votre ouvrage sur « le basque et les langues américaines ». — Je n’ai comparé que la physionomie extérieure de l’idiome (sic) ; pour faire le même travail sur le vocabulaire, il faudrait des documents que je n’ai pas et surtout le temps nécessaire.

La Grammaire, disais-je, est incomplète : ainsi les noms de nombre n’y sont pas tous, il ne s’y trouvait que les 7 premiers, 10 et 60. — Le 8 est restitué d’après un exemple de la grammaire, le 9 manque et le 5 est marqué d’un point d’interrogation. — J’ai ajouté la classification des voyelles.

Vous pourrez aussi recevoir le Vocabulaire, si vous le voulez, mais après qu’il sera transcrit selon l’ordre alphabétique, ce qui serait l’ouvrage de plusieurs semaines.

D’après cela, vous jugerez de la valeur de mes documents et vous verrez ce qui mérite d’être publié. — Vous voudrez bien aussi avoir la bonté de corriger ce qui pourra se trouver d’inexact[3]. S’il m’arrivait de découvrir d’autres renseignements, je ne manquerai pas de vous les envoyer.

En attendant, veuillez agréer. Monsieur, l’assurance de ma plus parfaite considération.

Jean Parisot,
Rue Stanislas, 37.

Plombières (Vosges), le 24 février 1880.

Pourquoi n’ai-je pas publié, plus tôt, cette lettre, qui donne des renseignements précis et importants et qui montre en même temps que M. Parisot a constamment passé à côté de la vérité, ou, si l’on veut, a varié d’un bout à l’autre, qui fait voir en même temps que M. Parisot a composé des textes taensas ? Tout simplement parce que je ne l’avais pas sous la main. J’ai l’habitude, bonne ou mauvaise, de conserver tous les documents, manuscrits ou imprimés, que je reçois ; je suis en effet très partisan du système des petits papiers, tant condamné par des hommes politiques d’une vertu farouche, et j’estime qu’un honnête homme ne saurait jamais être embarrassé pour expliquer ce qu’il a écrit. Mais, pour éviter l’encombrement si prompt à se faire dans nos petits logements de Paris, j’emporte chaque année chez mon père, à la campagne, un certain nombre de dossiers. C’est là que je viens de retrouver la lettre de M. Parisot.

J’ai même remis la main sur le manuscrit des Notes publiées dans la Revue et sur le manuscrit primitif des Fragments, l’un et l’autre de la main du jeune indigène de Plombières.

Ce dernier manuscrit se composait de six feuillets : le premier était blanc et a disparu ; le second commence par le titre suivant :

Fragments de littérature tansa,
Par J. Parizot (sic) et A. Dejouy.

Suivent : le Signe de la croix, l’Oraison dominicale, la Salutation angélique, le Symbole des Apôtres, sur deux colonnes (latin et taensa), tels que je les ai publiés dans la Revue de linguistique et qui occupent jusqu’à la deuxième ligne du verso du troisième feuillet. Les autres lignes de cette page, les deux feuillets suivants et les huit premières lignes du sixième feuillet (le reste est blanc) contiennent les matières ci-après, que je reproduis exactement, avec la même disposition que sur le manuscrit :

HYMNE POUR LA FÊTE DE NOTRE-DAME AUXILIATRICE
(Le 24 mai)
I. — texte latin.

1. Sæpè dum Christi populus cruentis
Hostis infensi premeretur armis,
Venit Adjutrix pia Virgo, cœlo
Lapsa sereno.

2. Prisca sic patrum monumenta narrant ;
Templa testantur spoliis opimis
Clara ; votivo repetita cultu
Festa quotannis.

3. En novi grates liceat Mariæ
Cantici lætis modulis referre ;
Pro novis donis resonante plausu
Urbis et orbis.

4. O dies felix, memoranda fastis,
Qua Petri sedes fidei Magistrum,
Triste post lustrum reducem, beatâ
Sorte, recepit.

5. Virgines castæ, puerique puri,
Gestiens clerus, populusque gratus
Corde Reginæ celebrare cœli
Munera certent.

6. Virginum Virgo, benedicta Jesu
Mater, hæc auge bona : fac, precamur,
Ut gregem pastor pius ad salutis
Pascua ducat.

7. Te per æternos veneremur annos,
Trinitas, summo celebrando plausu ;
Te fide mentes resonoque linguæ
Carmine laudent.

II. — TRADUCTION EN TANSA.

Tyanganino ke kwangorâ Maria,
Ke yengarâ me doungargi m Christous.

1. Ibham akortebi Christous-nouhôrgini
Twe rrankorgini-hhennôrgini-lettrô,
Avorteb-wiâ, ngalnerâ kwangorâ
Re ngemôm-ktaka.

2. Ikwomori yar twe yaknargi-higbô,
Ar twe Ibâgwôr-hholg, av twe wimmabiaog
Ke kwomo m souao, itanwari ssohe
Bre ouvgi-rimpa.

3. Ibham ikwomoi ipvariaogini
Twe tyangariao-kangogini-ngalne
Ke kwomo m yenga itaklla me win’gi
Rôma avho skat.

4. Bnabharâ hebut, bremter higbôniâ,
Kna bre yesounâ Ssoukor me doungargi
Agisseb me dserb me hâl-hitkobiâ
Mte och tahouatg.

5. Mityabi-vnaneg, vôvâmrunâg-kwango,
Oteyamugi, vu-nouhôrgi-ssohe.
Tyanga sounigin m ssoukord me ngemôm
Vu-gnahergini.

6. Vâmrubâm Yesous, kwangorâ, bnàbharâ,
Lognahe ivid myar kewaraogini
Ipva k weklirgi m byayai twe egdar,
Ye lobalhui.

7. Bre ouvg av ouvgi, eblammu hog m yevin,
Mityab, Mityabi av Layo-Illourao,
Ekwomon hogi me vig suô tyanga
Avho twe glougi.

III. — MOT À MOT LATIN DE CETTE TRADUCTION.

Cantus Virgini Mariæ
protegenti fideles Christi.

1. Quando premebatur (ou pressus fuit) Christi-populus
a durorum-hostium-vi,
venisti-tu, dulcis Virgo,
e cœli cœruleo.

2. Celebratur istud patrum memoriâ
et Dei-domibus, et spoliis ;
ad agendum illud, fit gaudium
per annorum seriem.

3. Nunc celebrentur dona
per hymni-vocum-dulcedinem,
ad laudandum custodem (custodiam) plaudent manibus
Roma et terra.

4. Felix dies (sol) semper memoranda,
quod in eâ (in quâ) dux fidelium
habuit sedem, miserè-perditam
per quinque annos (hiemes).

5. Juvens (filiorum juventus), puellarum-puritas ;
sacerdotes ; omnium-gaudium ;
cantent reginam cœli
isti omnes.

6. Mater Jesu, pura, beata,
multiplica hæc dona :
da rogantibus adduci a custode
ad salutem.

7. Per annos et annos (æstates) honoremus vos,
Patrem, Filium et Spiritum sanctitatis
Cantemus-nos vos et per hymnum
et per corda.

CANTIQUE EN LANGUE TANSAÏQUE.

Ce morceau est la traduction du « cantique en langue algonquine » publié dans les « Actes de la Société philologique » (t. I, n°4, février 1872).

TEXTE TANSA TRADUCTION LITTÉRALE.
Iwetkir-ho, Mityab-kewa, Je te prie (je demande) bon Père,
Kn iviktér-wi me tchôberao, qui oublies le mal,
Vârta-yevin Amer me ho, entends ayant pitié de nous,
San-san-iwiklar-yehôni. beaucoup, beaucoup je suis malheureux.
 
Vu-koltor ihâlyar-hôni, Au dernier degré je suis misérable,
spermab aspermab-ho m yevin, offensant, j’ai offensé toi
mte tchôberaogini-gnahe au -sujet- du nombre de mes péchés,
témijoirobner yehôni. il faut que je me cache (de honte).
  
Cha-enikswa-wi me souao : Ne pense pas cela,
san-lo-a-ngernab-ho m-yevin, beaucoup je t’ai fâché ;
san-i-ruha-r souao me ho, beaucoup cela me repend (me fait repentir)
blitki etanwani souao. jamais (plus) ne sera fait cela.
  
Mityabi twe wi, ke hogi Ton fils, pour nous
adonkab yesouni-me divons, versa-t-il (son) sang,
ke hogi aidsob yesoun, pour nous mourut-il,
tanwarao ihofmar-ho m wi. c’est pourquoi j’espère (en) toi.
  
Ibâgwôr kn atanwab-wi me hog, Dieu qui créas nous,
cha vikte m niksiva me hôni, n’oublie pas de penser (à) moi,
bremter sottrô m ho ble nikswa toujours garde-moi dans ta pensée,
av egda wi nikswar me ho. et conserve-moi en pensant (à) moi.
  
Bremter enikswar-ho m yevin. Toujours je te penserai,
bremter essohen-ho m yevin, toujours je te remercierai,
bremter esyamyan-ho m yevin. toujours je t’écouterai,
bremter erewan-ho m yevin. toujours je t’aimerai.

Quand je relis ces textes, quand je compare la publication de 1880 et celle de 1882, quand je rapproche la lettre de M. Parisot du 24 février 1880 de ses déclarations en 1882 et en 1885, les doutes s’accumulent dans mon esprit, les questions se pressent sur mes lèvres. Pourquoi cette variation de noms : Tansa, taensa, tansaïque ? Pourquoi M. Parisot déclarait-il en 1880 n’avoir, en fait de textes taensas, que deux récits (la fleur qui se ferme et le colibri) et les trois principales prières catholiques, s’il reconnaît, en 1885, avoir eu deux séries de chants, dont le colibri et la fleur, annotées, étaient comprises dans la première série ? Pourquoi en 1882 avoir supprimé le Signe de la croix et le Credo publiés en 1880 ? Comment les matériaux qui, incomplets et simplement mis en ordre, avaient formé en 1880 onze pages de la Revue, ont-ils pu deux ans plus tard donner quarante-deux pages d’un format plus grand ? Comment a-t-on pu les augmenter ou les compléter en 1882, puisqu’on déclarait en 1880 que, faute de livres, c’était impossible avec les manuscrits seuls ? Où notamment M. Parisot a-t-il trouvé le nombre 9 et tous les autres qui lui manquaient en 1880 ? Sur quoi s’est-il fondé pour changer son orthographe et porter de 35 à 40 les signes de son alphabet ? Où a-t-il pris en 1882 les caractères distinctifs des deux dialectes septentrional et méridional dont il n’était pas question en 1880, et où a-t-il trouvé en 1882 les éléments d’un duel inconnu en 1880 ? Il faudrait admettre que les cartons de M. Haumonté, véritables boîtes à double fond, auraient permis, d’août 1880 à mars 1882, — passez, muscade, — une seconde découverte de papiers taensas, ce qui est incompatible avec toutes les affirmations du nouveau Bénédictin de Solesmes. Ombres des savants travailleurs qui ont illustré la Congrégation de Saint-Maur, que pensez-vous de vos successeurs ? De vous à eux, il y a toute la distance qui sépare un Saumaise d’un Jacolliot !

La cause est donc entendue. M. Parisot, qui a fait l’hymne et le cantique, a pu faire de même les autres textes qu’il a publiés et qui, de son aveu, n’existaient pas, le 24 février 1880, dans les papiers de son grand-père. Son collaborateur ou complice, M. Dejouy, pourrait, s’il le voulait, — car lui seul a pu voir les papiers de M. Haumonté, — nous faire connaître s’il y avait réellement des notes sur le taensa ou si cet idiome mystérieux n’aurait pas plutôt été fabriqué à coup de livres, peut-être sur des notes anonymes sans importance, pour « s’amuser », par d’innocents séminaristes, dont les Congrès de Nancy, de Luxembourg, de Bruxelles (les comptes-rendus des deux premiers, car ceux du troisième sont encore à l’état de mythe, ont été abondamment répandus par toute la Lorraine), auraient surexcité la jeune imagination. Faut-il être après tout si lettré pour fabriquer une langue ? Les braves gens qui s’évertuent à nous prêcher le volapük sont de médiocres linguistes et cependant leur soi-disant idiome universel est très logiquement conçu et très bien fait[4].

Psalmanazar, dont on a naturellement parlé à propos du taensa et qui n’a jamais publié ni Grammaire ni Dictionnaire, Psalmanazar était fort jeune quand il inventa le formosan : il n’était guère plus âgé que le séminariste des Vosges, il avait certainement fait des études bien moins étendues et il n’avait aucun livre à sa disposition. Il avait manqué sa rhétorique, il n’avait pas fait sa philosophie ; précepteur pudique renouvelant avec la mère de son élève la scène de Joseph et de Mme Putiphar, mendiant galeux, soldat fainéant, bohème éhonté se donnant comme un Japonais victime des Jésuites et de l’inquisition, l’Avignonnais qui a inventé les philosophes formosans Zeroaboabel et Psalmanaazaar et qui a fini par devenir un anglican prétiste et convaincu, a très bien su faire un alphabet et une langue. L’alphabet est un mélange de lettres grecques et latines et de caractères empruntés à cette cryptographie dont, paraît-il, les francs-maçons se servaient naguère encore, le tout arrangé dans un ordre bizarre. La langue est très simple : c’est, dit le faussaire, le vieux japonais, pur, bien conservé, où tous les cas sont semblables, où il n’y a qu’un singulier et qu’un pluriel, où les trois genres sont distingués par trois articles (tout ce qui est inanimé est du genre neutre), où enfin — idée de génie — « le temps passé est distingué du présent en élevant la voix et le futur en la baissant ». Le vocabulaire est très composite : koriam seigneur, pagot dieu, bot fils, boti fille, pornio père, porniin mère, etc. ; kay et, kau non, ne pas, chin dans, tuen de (génitif et ablatif !), etc. Les articles sont : oi le, ai la, o les. Le pluriel est terminé en os, en, in. Les pronoms sont jerh moi, sen toi (sai ton), oi il (ande son), ant nous (anri notre), oios ils. Les nombres ordinaux sont terminés en bi, charbi troisième, meniobi septième. Les suffixes verbaux sont : première personne singulier ou, n ; deuxième pers. sing. ei (fut. er, ar), première pers. pl. em, troisième pers. pl. n : je suis vié, tu es viey, ils sont vien', je crois noskion, je fais gnadou, nous pardonnons redonem. C’est purement aryen, mais n’y a-t-il pas du tzigane là-dedans ? Voici le commencement des commandements de Dieu :

Gistaye, o Israel, jerh vié oi korian sai pagot.

Écoute, ô Israël, je suis le Seigneur ton Dieu.

I. Kau rexe apin Pagot oyto jerh.

N’auras autre Dieu devant moi.

C’est très ingénieux et fort intéressant… M. Parisot a-t-il voulu jouer au Psalmanazar ? A-t-il fait inconsciemment, en s’adressant à des savants, une étourderie dont les conséquences l’ont effrayé, ce qui expliquerait ses contradictions et ses réticences ? A-t-il fait l’aveu de sa peccadille à son supérieur dom Couturier qui l’aura bénévolement absous et lui aura conseillé de se désintéresser de tout cela du fond de sa tranquille cellule,

Les choses d’ici-bas ne me regardent plus !

Que restera-t-il du taensa ? À mon avis, une mystification sans grande portée et much ado about nothing.

Julien VINSON.

Paris, 21 janvier 1886.


  1. La fleur qui se ferme et le colibri ? (J. V.)
  2. C’est-à-dire le Pater, l’Ave et le Credo. (J. V.)
  3. Je n’ai pas cru devoir obtempérer à cette demande et j’ai publié exactement le manuscrit de M. Parisot. J’ai seulement substitué, au feuillet 27 (page 183 de la Revue), le mot textes au titre « Deux récits indiens ». J’avais naturellement exclu de la publication les deux pièces que M. Parisot avouait avoir fabriquées avec un de ses amis. (J. V.)
  4. Je ne voudrais pas que les volapükistes se fissent des illusions sur la portée des compliments que je leur adresse. Leur langue, entre autres défauts, présente celui d’avoir un alphabet et un vocabulaire basés surtout sur l’allemand ; or, une langue universelle devrait être fondée de préférence sur les trois langues les plus répandues dans le monde, l’anglais, l’espagnol et le français. Du reste, il y il a déjà des concurrences. On me communique une Grammaire élémentaire de la langue universelle, par Ch. Menet (Paris, 1886, 15 p. in-8°) ; la langue de M. Menet ne vaut ni plus ni moins que celle de M. Schleyer ; l’invention la plus drôle de M. Menet est peut-être d’avoir pris pour adjectifs numéraux cardinaux les syllabes ba, bè, bu, do, dè, du, fo, fè, fu. — Je ne m’attarderai pas davantage sur ces puérilités.