La langue maternelle

LA LANGUE MATERNELLE.


Un bon enseignement de la langue maternelle est la base de l’éducation populaire : d’abord parce que tout homme, dans quelque humble position qu’il se trouve, a besoin d’être en communication avec ses concitoyens ; ensuite, parce que cette connaissance de la langue lui permettra d’accroître, par la lecture et le travail personnel, l’instruction qu’il aura reçue dans son enfance. Voilà des raisons directes, tirées de l’utilité pratique.

Mais il en est d’autres fondées sur l’étude des facultés intellectuelles et qui, pour ne pas être aussi évidentes, ne sont ni moins réelles, ni moins importantes. Qu’on veuille bien y réfléchir : la pensée ne saurait exister sans les mots qui l’expriment ; ce que nous ne pouvons nommer est pour nous comme s’il n’était pas. Le mythe des pierres se mouvant aux sons de la lyre d’Amphion pour former les remparts de Thèbes, reste une figure très-exacte de la puissance des mots pour former les idées, et par suite pour mettre toutes choses au pouvoir de l’homme. « On ne saurait dire tout ce que l’esprit acquiert en acquérant le langage. Ses impressions confuses se classent ; il en acquiert la conscience d’abord et ensuite la connaissance réfléchie. Un appareil lui est fourni avec lequel il opère comme un artisan avec ses outils. Il n’y a pas en effet de comparaison plus exacte que celle-ci : les mots sont pour l’esprit de l’homme ce que sont pour ses mains les outils dont sa dextérité les arme. De même qu’il peut, par le moyen de ces derniers, manier et tailler des matériaux, tisser des étoffes, parcourir les distances, mesurer le temps avec bien plus d’exactitude qu’il ne le ferait avec les seuls moyens naturels, de même il multiplie au moyen des mots, les forces et les opérations de la pensée[1]. » — « Y a-t-il, dans l’enseignement élémentaire, dit un pédagogue américain, une connaissance qui soit intrinsèquement supérieure aux autres, qui doive être l’objet de l’intérêt incessant, de la sollicitude attentive du maître, comme étant une force centrale d’une remarquable puissance dans l’éducation ? Je réponds hardiment : Oui, c’est la connaissance de la langue maternelle. Rien, dans toutes les autres matières, ne saurait lui être comparé, car le langage est non-seulement le vêtement, mais le véhicule de la pensée. Un langage correct, abondant, animé, est d’une incalculable puissance dans le monde, et l’enseigner constitue un des devoirs principaux du maître élémentaire[2]. »

Mais, on le comprend, de tels résultats ne sauraient être attendus d’une sèche étude de la grammaire, d’une connaissance plus ou moins mécanique de l’orthographe, il s’agit d’une étude portant sur le sens des mots, en donnant la valeur exacte, et conduisant à l’usage régulier et sûr de la langue. Il ne suffit pas dans la vie de savoir reproduire sans faute un texte classique plus ou moins difficile ; ce qu’il faut, c’est trouver des mots pour l’expression juste de sa pensée, c’est comprendre et employer correctement la langue de son pays et de son époque.

Malheureusement pour beaucoup de nos maîtres l’enseignement de la langue se borne à l’orthographe. Leur objectif le plus élevé, c’est l’accord du participe passé dans tous les cas possibles, l’exacte application des règles sur tout, même, quelque, et l’analyse logique des constructions qu’on appelle gallicismes. Ts examinent la langue comme on ferait d’un mécanisme rigoureux et compliqué, et ne s’’aperçoivent pas qu’elle est un organisme qui se modifie selon les besoins de l’esprit ; que ses lois ne sauraient être inflexibles comme celles de la logique, parce qu’elles procèdent des forces les plus libres, les plus spontanées de l’âme humaine.

On peut juger d’ailleurs cet enseignement terne et froid de la grammaire par la lecture et les rédactions des élèves qui arrivent au certificat d’études. Savent-ils sous les mots saisir la pensée avec ses diverses nuances et suivre l’enchaînement des idées ; sentent-ils ici la grâce d’une description, là la force d’un raisonnement ? Ont-ils appris à s’exprimer en termes exacts et précis ? — Non, leurs phrases sont enchevêtrées d’incidentes et de temps composés, ils aiment les mots prétentieux et vides. Leurs lectures favorites ne sont pas les ouvrages d’un style précis, ferme et clair, mais bien ceux où le ton et les images sont forcés ; ils recherchent ce qui donne des impressions fortes et non ce qui excite et élève la pensée.

Il importe d’abandonner une voie qui conduit à de pareils résultats et d’en prendre-une meilleure. Pour la trouver, ne considérons pas seulement l’objet à enseigner mais aussi et surtout le sujet à qui nous nous adressons. Voyons comment l’élève se développe par les connaissances qu’il acquiert ; examinons comment il en use pour accroître ses puissances intellectuelles ; veillons à ce « qu’il s’améliore par les choses qu’il apprend comme par la manière dont il les apprend »[3].

Quand l’enfant arrive à l’école, vers l’âge de six ans, son vocabulaire ne se compose que des trois ou quatre cents mots par lesquels il exprime ses besoins physiques et ses habitudes. Tout le reste de la langue n’est que des sons qui frappent son oreille sans rien présenter à son esprit. Dans ces conditions la lecture, qui ne serait qu’un exercice vocal. ne lui apprendrait rien. Il faut que les mots lui soient présentés avec les choses qu’ils désignent, qu’ils lui arrivent en même temps que naît en lui la notion physique ou le sentiment moral. Un des mérites de la méthode d’instruction par les leçons de choses est d’exercer l’enfant à observer. à saisir et à exprimer exactement tout ce qui s’offre à lui. Il acquiert ainsi une sûreté et une correction de langage vraiment remarquables.

On se trompe quand on suppose à l’enfant la connaissance des mots qui sont d’un usage courant. Il les répète de confiance et en use comme d’une pièce de monnaie dont la valeur vraie lui échappe. Il n’y attache pas une idée précise et rarement il les emploie avec exactitude.

À la base de l’enseignement de la langue maternelle, il faut donc mettre les exercices de lecture sur des choses en rapport avec l’âge des enfants, et surtout les conversations et les rédactions qui les obligent à parler sur ce qu’ils voient et à se servir des mots dont ils viennent d’apprendre le sens et la forme écrite.

Pourquoi n’userions-nous pas largement pour ce premier degré de l’enseignement des gravures sur bois aujourd’hui si multipliées ? L’enfant serait exercé à se rendre compte de ce que l’image lui représente, à nommer d’abord tout ce qu’il y voit, puis à écrire les mots qu’il a trouvés ou qui lui ont été donnés, enfin à faire de petites phrases bien simples mais exactes. Ce procédé, très-répandu dans les primary schools des États-Unis, y donne des résultats excellents. On est surpris de voir avec quelle perspicacité les images sont décrites et analysées. Ce ne sont pas les objets seuls qui sont reconnus, mais encore la saison où la scène a lieu, la position du soleil sur l’horizon, les senti ments même des personnages, et cela par toutes sortes d’inductions auxquelles on ne s’attendrait pas.

Nous donnerons dans un prochain numéro un exemple de ces rédactions sur images par des enfants de 8 à 9 ans.

B. Berger.
Inspecteur de l’instruction primaire
à Paris.

LA LANGUE MATERNELLE (Suite).

M. Michel Bréal, dans sa belle conférence à la Société des instituteurs et institutrices de la Seine sur l’Enseignement de la langue française, demande que cet enseignement commence au moyen des leçons de choses. « Le maître, dit-il, procédant par demandes, obligera les élèves à énoncer leurs réponses sous une forme correcte. Il aura soin de poser ses questions de telle façon que l’enfant n’y puisse pas répondre par un oui ou un non, et que la réponse ne soit pas implicitement contenue dans la demande. Il corrigera Ou fera corriger les phrases qui laisseront à désirer pour la clarté ou pour la propriété des termes. Chaque réponse ainsi amendée et graduellement amenée à son expression la plus satisfaisante, devra être répétée par deux, trois, quatre élèves. Toute la leçon viendra ainsi se réduire à un certain nombre de phrases destinées à être retenues par la classe entière. On pourra les redemander à une leçon suivante, ou bien encore, si les enfants sont plus âgés, les faire rapporter par écrit. C’est ainsi qu’en apprenant à connaître des objets nouveaux, ils acquerront du même coup l’habitude de les décrire ; la leçon de français, comme il arrive pour l’enfant qui commence à parler, marchera du même pas que l’expérience du monde extérieur[4]. »

C’est précisément la marche qui est suivie dans les bonnes primary schools des États-Unis, notamment à Cincinnati et à Cleveland, où les leçons de choses ont un programme régulier. Les élèves apprennent à répondre par de petites phrases aux questions qui leur sont posées et à énoncer correctement les notions qu’ils acquièrent. Ils ont ainsi l’occasion de parler librement, et le maître corrige les expressions qui ne sont pas exactes. À la fin de chaque leçon, il est fait un résumé écrit de toutes les notions nouvelles qui ont été recueillies. Enfin, deux fois par semaine, il y a classe de composition. Les enfants étant en général trop jeunes pour écrire eux-mêmes au tableau noir, le maître, ou plutôt la maîtresse, est devant eux, la craie à la main, prête à écrire tout ce qu’ils trouveront à dire sur le sujet de la leçon. Chaque élève dit ce qui le frappe. La maîtresse recueille cinq ou six petites phrases et demande quelle est celle qu’il faut mettre la première. En un quart d’heure, il est fait ainsi une dizaine de petites phrases que les élèves copient sur l’ardoise ou sur le cahier, échangeant ensuite leurs devoirs pour la correction.

Voici un devoir fait dans ces conditions, à Cincinnati, sur ce sujet : la Pluie d’hier soir, et qui a été recueilli par notre collègue, M. Buisson :

La pluie d’hier a rafraîchi le temps ; c’était bien agréable.

Les gouttes de pluie étaient très-larges.

Il y a encore beaucoup de nuages aujourd’hui, il pleuvra encore dans la journée ou ce soir.

Quand la pluie a commenté hier, il y avait beaucoup de monde dans les rues ; on courait à droite et à gauche pour s’abriter.

Quelques personnes avaient des parapluies, mais cela ne les préservait pas de la pluie, tant elle était forte.

Plusieurs sont entrées dans les maisons pour s’abriter.

C’était très-amusant de voir les enfants qui sortaient des écoles courir chez eux à travers la pluie.

Il y en avait qui avaient laissé tomber leurs livres en courant, mais qui ne voulaient pas s’arrêter pour les ramasser.

La pluie avait gonflé les ruisseaux, il y avait des rues qu’on ne pouvait pas traverser. Il y a eu beaucoup de caves remplies d’eau.

On fait faire aussi dans les primary schools beaucoup de rédactions qui ont pour objet de décrire les scènes enfantines représentées par des gravures ou des chromolithographies. Nous en avons trouvé un grand nombre à l’exposition de Philadelphie ; elles provenaient surtout des écoles de Cleveland et étaient l’œuvre d’enfants de 7 à 9 ans.

La forme des phrases y est presque toujours la même, l’enfant se borne à dire simplement ce qu’il voit ; mais, à notre avis, on doit se borner à ce qu’il énonce clairement l’idée qui frappe son esprit.

Voici comment un petit garçon de 7 ans analyse l’image d’une basse-cour.

Le tableau représente une petite fille nourrissant une petite famille de poulets qui sont très-affamés. Ils ont attendu longtemps leur nourriture.

Maintenant la petite fille donne aux poulets leur nourriture.

C’est une scène du matin.

C’est en été, parce que les arbres ont leur parure verte et que l’herbe est verte, et il y a de jeunes poulets : si c’était l’hiver, ces petits êtres mourraient.

J’ai écrit cette histoire sans l’aide de personne.

Une petite fille de 8 ans décrit dans les termes suivants la scène d’une autre gravure : marie et son chevreau.

Il y a une petite fille et un chevreau sur ce tableau. Le chevreau saute à travers un cerceau.

Il y a un petit garçon près du puits. Il y a deux arbres, et je puis bien en distinguer les feuilles. Il y a un banc centre les arbres.

Il y a un petit garçon s’appuyant contre un puits de vieille construction. Il y a un seau près du puits.

Il y a un tronc d’arbre rond sur le sol.

Je puis voir l’ombre du chevreau sur le sol.

Il y a une vieille clôture rustique.

Il y a une maison au delà de la clôture et je puis bien voir le haut de la maison.

Il y a un bloc de pierre près du pied de la petite fille.

Je pense que c’est en été, parce que la petite fille a des manches courtes. La petite fille sourit au chevreau[5].

Dans les petites rédactions que nous venons de traduire, on trouve au plus deux ou trois fautes d’orthographe.

Ce procédé pour obtenir des jeunes élèves de petits récits simples et corrects nous paraît excellent, et nous ne saurions trop le recommander aux maîtres du cours élémentaire. Ils en trouveront facilement les sujets dans les gravures sur bois qui ornent aujourd’hui beaucoup de nos livres scolaires. Comme l’a dit si bien M. Gréard, « la seule chose nécessaire alors, c’est, en stimulant la faculté naturelle d’invention, de tenir la main à ce que l’élève exprime correctement tout ce qu’il invente… On lui fait ainsi trouver des phrases sur lesquelles il est amené progressivement à étudier les lois de la langue, et tout d’abord la nature et l’usage des mots ».

Ces exercices s’écartent beaucoup de l’ancienne méthode, qui réduisait l’élève à un rôle passif, lui demandant d’écouter un texte pour le reproduire servilement, ou lui donnant à étudier des mots et des tournures de phrase qui n’entraient pas du tout dans le cercle de ses idées.

Le second moyen à employer pour apprendre l’usage correct de la langue maternelle, c’est la lecture faite par le maître, répétée par les élèves, puis reproduite par eux, d’abord oralement, ensuite par écrit. Ici nous nous appuyons encore de l’autorité de M. Gréard et de M. Michel Bréal.

« Nos maîtres, dit ce dernier, ne lisent pas assez en classe ; qu’ils ne craignent pas de dérober parfois un quart d’heure, une demi-heure aux exercices écrits, tels que la dictée ou la correction des devoirs, pour lire quelque morceau capable de frapper l’imagination ou d’émouvoir les cœurs. Le morceau pourra être lu une seconde fois par un élève, peut-être même une troisième fois. Puis le maître invitera l’un des plus intelligents à le reprendre de mémoire. Si l’enfant oublie ou altère quelque fait, les mains se lèveront pour corriger le narrateur. « N’avons-nous pas omis une circonstance ?… « Est-ce ainsi qu’a dit l’auteur ? » Il y a plus d’une manière d’exprimer les mêmes idées ; l’instituteur ne manquera pas d’y insister, et montrera la différence entre une locution familière, comme celle que l’enfant aurait trouvée de lui-même, et l’expression employée par l’écrivain. Il ne condamnera pas pour cela le parler populaire ; mais il mettra l’écolier en possession de plusieurs termes qui seront à son choix suivant qu’il s’adressera à un égal ou à un supérieur, selon qu’il parlera par lettre ou de vive voix[6] ».

« Si dans cet exercice de la lecture, dit M. Gréard, l’attention des élèves est appelée avec soin, au fur et à mesure, sur les pensées qui leur sont moins familières et sur les mots qui servent à les rendre, peu à peu les ressources de leur vocabulaire s’augmenteront avec celles de leur esprit, et de l’invention de la proposition simple ils passeront aisément, d’abord à l’invention d’une proposition complexe, puis à la liaison de deux propositions… La difficulté fondamentale pour l’enfant sera vaincue : car dans ce travail, purement oral encore, il aura commencé à se rendre compte des éléments d’une pensée et des formes qui donnent à la pensée son expression ; il aura fait effort, il aura réfléchi pour trouver et rendre un sentiment, une idée[7] ».

Ces lectures suivies d’une reproduction orale doivent évidemment porter sur des sujets accessibles à l’enfant, et elles supposent un choix intelligent qui écartera tout ce qui dépasserait son horizon habituel. Il lui faut des choses simples dites simplement, des faits qui rentrent dans son observation ordinaire et qui soient présentés en termes, sinon familiers, du moins toujours clairs et précis. Cette double condition ne se trouve pas toujours réunie : nos meilleurs livres élémentaires de lecture ne sont pas exempts de termes savants ou abstraits dont le sens échappe à l’enfant. Je le constatais récemment dans un récit du livre de Delapalme (Premier Livre de l’adolescence). L’auteur, parlant de la découverte par un ouvrier d’un trésor caché dans un vieux meuble, dit : « Il le contemplait avec étonnement et en était tout ébloui ». Aucun des enfants n’avait compris le sens de ces deux mots qui ne sont pas de leur langue, et cependant le maître ne songeait pas à les expliquer.

Dans une classe du cours moyen (école de garçons), j’ai fait l’expérience de l’utilité qu’offre la lecture d’un sujet simple suivie d’un récit oral pour préparer à la rédaction. Le morceau était le Sifflet de Franklin[8], si connu de tous les maîtres. Il fut lu après moi par trois ou quatre élèves ; puis, le livre fermé, je demandai qu’on me racontât le fait. Les phrases furent d’abord incorrectes ; toutes se liaient par un des mots et, puis, ensuite ; l’idée de couper le récit ne-venait même pas. Tous les narrateurs se hâtaient vers la conclusion sans exprimer les circonstances qui peu à peu excitent dans le cœur de Franklin un vif dépit. Après deux épreuves très-imparfaites, le récit arriva à une forme assez correcte pour être écrite, sans cependant reproduire servilement le texte lu. Cet exercice fut trouvé excellent par le directeur de l’école, mais il ne m’a pas paru depuis qu’il en ait fait ou fait faire beaucoup de semblables.

Pour la plupart de nos maîtres, la lecture n’est qu’un exercice mécanique où 1l n’est question que de joindre des mots à des mots, en observant les liaisons et la ponctuation. La lecture finie, il ne reste rien ou presque rien, dans l’esprit de l’enfant, des idées et des mots qui les rendent. Pour que cet exercice soit profitable, il faut que le maître lise d’abord lui-même le texte, relève les termes qui lui semblent nouveaux pour les élèves, et en éclaircisse le sens par des exemples à leur portée. Or c’est là, malheureusement, ce qui est très-rare. On prend trop souvent la lecture, comme la dictée, au hasard, sans se préoccuper si elle sera comprise, si les élèves en tireront quelque profit. Quand on donne des explications, on le fait en termes peu intelligibles, et le sens du mot n’est pas beaucoup plus clair après qu’avant. Cette partie de l’enseignement est celle qui demande du maître le plus de tact et de netteté d’esprit, et, c’est pourquoi il importe tant de fortifier dans les écoles normales l’étude de la langue française, d’exiger, à l’examen du brevet de capacité, une leçon orale sur un sujet indiqué d’avance.

Dans les rédactions faites après une lecture, l’enfant est guidé, soutenu par le souvenir très-frais du texte ; il est porté à y prendre ses expressions et à en imiter les tournures. Il faut bientôt l’affranchir de cette préoccupation et lui demander de chercher en lui-même ce qu’il a à dire sur des choses qui lui sont connues. Tantôt il décrira des phénomènes naturels : la neige, le coucher du soleil, une pluie d’orage, l’aspect de la campagne aux diverses saisons ; tantôt il développera des idées morales nées de l’expérience de la vie, comme celles qu’expriment certaines fables de La Fontaine et de Florian.

Pour toutes ces compositions, il faut que le sujet soit étudié préalablement et discuté, qu’un canevas soit dressé sous la direction du maître. L’enfant saura ainsi ce qu’il doit dire ; il aura devant lui un plan et ne marchera pas au hasard.

Nous avons trouvé dans un livre américain d’excellentes directions sur la préparation de ces rédactions, et nous croyons devoir citer l’exemple que donne l’auteur, M. Quackenbos, sur ce sujet : la Pluie.

Un élève est appelé au tableau noir ; à mesure que les différentes parties du sujet sont passées en revue, il en fait mention et les dispose en une sorte de tableau analytique.

Sur le sujet ci-dessus, l’élève A pense qu’il convient de dire d’abord ce qu’est la pluie. B, ou si B ne sait rien, C s’avance et dit que c’est de l’eau élevée dans l’air à l’état de vapeur et provenant de l’océan, des lacs et des rivières, puis retombant en gouttes sur la terre. Cette vapeur d’abord invisible apparaît ensuite en forme de nuages ; quand les nuages ne peuvent plus retenir toute l’humidité dont ils sont chargés, cette humidité forme des gouttes qui, étant plus pesantes que l’air, tombent sur la terre.

D dit que l’eau de pluie est très-pure et non salée. Sur quoi E demande pourquoi, si elle vient de l’Océan, elle ne contient pas du sel comme l’Océan lui-même. F ne peut pas expliquer ce fait, mais un autre élève dit que l’eau seule de l’Océan passe en vapeur et que le sel demeure.

G appelle l’attention sur ce fait, que la quantité de pluie diffère beaucoup entre les régions. Il a lu dans sa Géographie que, dans certaines parties du Pérou, de l’Arabie, du Sahara, il ne pleut jamais, tandis que la pluie est presque incessante sur les côtes de la Guinée et du Brésil.

H a entendu dire qu’il y à des contrées où la pluie dure une partie de l’année : la saison pluvieuse est alors l’hiver, et la saison sèche l’été.

I croit qu’il faut parler des bons effets de la pluie. Elle rend la terre fertile ; sans la pluie pas de moissons, ni même de vie animale, comme on le voit par les déserts.

J regarde la pluie comme utile, parce qu’elle remplit les rivières et les maintient navigables.

K estime qu’elle est fort utile dans les villes pour laver les rues et enlever la poussière.

L reconnaît l’utilité de la pluie, mais il signale aussi les dommages qui parfois en résultent : les crues subites, la perte des récoltes et lès pluies persistantes.

M parle des effets qu’ont les jours de pluie sur l’esprit. N dit alors quel emploi utile on en peut faire.

O donne la description d’une grosse pluie d’été : les nuages noirs, le vent, les larges gouttes, les nappes d’eau, la réapparition du soleil, l’arc-en-ciel, l’effet produit dans l’atmosphère et sur la végétation.

La discussion étant finie, l’analyse suivante du sujet est écrite au tableau :

La Pluie.

1. Ce que c’est.
2. D’où elle vient.
3. Pourquoi elle n’est pas salée.
4. Les pluies en différents pays.
5. Les bons effets de la pluie.
6. Ses mauvais effets.
7. Comment employer un jour de pluie.
8. Description d’une averse[9].

Naturellement les proportions données au sujet dépendront du degré d’instruction qu’ont acquis les élèves. Dans une classe de jeunes enfants de 9 à 10 ans, elles seront bien moindres que dans une classe du cours supérieur. Mais partout la méthode subsiste : les idées sont rassemblées par les élèves et l’expression trouvée par eux est rectifiée au besoin par le maître. Ce qui importe, c’est que l’initiative des premiers soit provoquée et que le rôle du second soit d’exciter, de diriger, plutôt que de produire et de dicter.

Que dans cet enseignement, d’ailleurs, les instituteurs sachent bien qu’il ne saurait être question, comme l’a dit M. Gréard, « d’apprendre à leurs élèves à écrire, dans le sens littéraire qu’on prête d’ordinaire à ce mot. Il s’agit de leur apprendre à appliquer leurs facultés naturelles à observer, à réfléchir, et à exprimer sous une forme juste des pensées justes… Ainsi entendus, non plus comme des exercices superficiellement plaqués, pour ainsi dire, sur les études de la dernière heure, mais comme des exercices fondamentaux et dirigés, depuis la première classe, en vue de fortifier les plus solides qualités de l’esprit, les exercices d’invention et de composition contribueront à donner à l’enfant une conscience plus ferme et plus claire de lui-même, de ce qu’il pense, de ce qu’il sent, de ce qu’il a appris, de ce qu’il ignore, de ses pen chants et de ses devoirs ; c’est dans ces conditions qu’ils peuvent être et qu’ils seront un des instruments d’éducation les plus sûrs et les plus puissants » [10].

B. Berger,
Inspecteur de l’instruction primaire
à Paris.

  1. Whitney. La Vie du langage, ch. ii.
  2. M. Harrington, de New-Bedford (Massachusetts).
  3. Villemain.
  4. Conférence publiée dans la Revue littéraire (mai 1876) et dans les Mélanges de linguistique (Hachette). page 351.
  5. Voir aussi dans les Devoirs des écoliers américains, par Buisson (Hachette, 1871), page 29.
  6. Ouvrage cité, p. 352.
  7. L’Instruction primaire à Paris, en 1875, p. 105.
  8. Recueil de morceaux choisis, par Michel et Marguerin.
  9. Illustrated Lessons in our language ; New-York, Appleton et Cie.
  10. Mémoire déjà cité, page 106.