La jeune fille du peuple

Vanackere fils.
LA JEUNE FILLE DU PEUPLE,
Par M. A. Couvez

De la neige et des vents un soir bravant l’injure,
J’avais laissé mes pas errer à l’aventure,
Suivant ce mouvement, qui cherche les douleurs,
Appelé charité, pitié, besoin de pleurs ;
Et comme, en mesurant chacune des misères,
J’avais sondé le sein des douleurs populaires,
J’entendis une voix si plaintive expirer,
Que je sentis en moi mon cœur se déchirer,
Et que, laissant couler mes pleurs en abondance,
J’allais douter de toi, divine Providence.

Cette voix s’exhalait d’une vitre brisée,
Au devant d’une cave humble et seule croisée :
Tout ce que l’âme humaine a de secrets tourments,
Tout ce qu’en soi la femme a de gémissements,
Tous les sanglots du sein qu’un désespoir oppresse,
Semblaient s’harmoniser dans ce cri de détresse.
Je me baissai pour voir ; et, sans feu, dans un coin,
S’éteignant par degrés sur un grabat de foin,
Du froid et de la faim essuyant la torture,
J’entrevis un vieillard, mourante créature,
Qui, voulant soulager son corps mortifié,
Contemplait le tableau du Dieu crucifié,
Signe consolateur, douce et pieuse image,
Suivant partout le pauvre ainsi qu’un héritage,
Mêlant à tous ses maux la divine douleur,
Et bornant ici bas l’horizon du malheur.


Ô misère, pensai-je, oh ! n’as-tu pas au moins
Pour veiller près de toi, pour t’entourer de soins,
Pour adoucir l’horreur de ton heure dernière,
La pitié d’un ami qui ferme ta paupière ?
Et voici que je vis le long du mur glisser
Une ombre, qui parut vers le lit s’avancer,
Et qui, levant au Ciel ses yeux par intervalle,
Me fit voir une vierge à la figure pâle,
Sous de pauvres haillons cachant sa nudité,
Et dans ses traits flétris respirant la beauté,
Dont la taille déjà sur la terre inclinée
Semblait plier au poids de sa vingtième année,
Enfant, que ne vient point visiter le sommeil,
Fleur qui n’a point reçu les rayons du soleil.

Alors prenant du lait dans l’ombre d’une armoire,
Elle y mit un peu d’eau, puis, vint l’offrir à boire,
À son malheureux père, interrogeant ses yeux,
Pour y lire ses maux, et lui montrant les Cieux,
Recevant sans aigreur sa plainte la plus dure,
Obéissant à tout, soumise et sans murmure,
Sans même soupirer ; mais, priant le Seigneur,
Et gardant saintement sa souffrance en son cœur.
Puis, voyant le repos circuler dans ses veines,
Donner un peu de trêve à sa fièvre, à ses peines,
Vers la lampe, où ses yeux s’usent à travailler,
Je la vis se traîner, et puis s’agenouiller,
Et, couvrant de ses mains sa poitrine glacée,
Elle inclina son front dans sa sombre pensée,
Muette, mais plutôt conversant en esprit
Avec chaque douleur dont son sein se nourrit,
Glorifiant son Dieu, qui, depuis sa naissance,
À tous ses maux mêla si peu de jouissance,
Et, vidant sans trembler, ce calice de fiel,
Confondre ses regards et sa pensée au Ciel,…


— Alors, tout fut silence en la pauvre demeure,
Et j’entendis sonner au loin la douzième heure,
Et, comme une rosée, un doux sommeil des cieux
Descendit sur la vierge et lui ferma les yeux…


— Mais, le sommeil du pauvre a de cruelles transes,
Le vieillard souleva ce fardeau de souffrances,
Il appela sa fille et la considéra,
Et dans ce seul regard toute son âme entra.


— « Voici vingt ans, dit-il, qu’une femme, ta mère,
Pour léguer à la terre un fruit de son amour,
De son sein dans le tien
versa la vie amère,
Et moi, je t’ai dit : » Vois le jour.


» Vis, Enfant, pour sentir ce que pèse chaque heure
» À qui roule sans cesse au flux de son chagrin,
» À celui qui jamais n’a vu dans sa demeure
» Descendre un rayon du matin.


» Vis, pour voir s’effeuiller l’arbre de ta famille,
» Pour voir chaque rameau sans sève se flétrir,
» Pour te sentir toi-même, ô pauvre jeune fille,
» Dès ta pâle aurore mourir.


» Elle vécut, Seigneur, et marcha sur la terre,
Et vit, sans en jouir, les œuvres de tes mains,
Et passa méconnue et pauvre et solitaire
Parmi les enfans des humains.


» Enfant, près des palais j’ai vu des toits de paille,
Des maîtres sans pitié que le pauvre nourrit,
Et, sous l’œil affamé du besoin qui travaille,
L’opulence qui danse et rit.


» J’ai vu dans un air pur des vierges enlacées,
Rire et tourbillonner sur de riches tissus,
Et d’autres mendiant sur des pierres glacées,
Pâles de faim et les pieds nus.


» Et toi, n’as-tu pas vu s’en aller tes deux frères,
Pour servir, disait-on, la France et l’empereur ?
Ils ont péri, ma fille, aux rives étrangères,
Loin de leur mère et de leur sœur.


» Nul ne t’a visitée en ton angoisse extrême,
Nul ne t’a dit : « Reçois mon amour et ma foi ; »
Pas une seule voix ne t’a dit : « Je vous aime, »
Pas un cœur n’a battu pour toi.


» Et jamais une vie à la tienne enchaînée
Ne viendra près de toi porter le poids du jour,
Et sur son horizon jamais ta destinée,
N’aura d’espérance ou d’amour.


» Hors peut-être l’amour de l’homme de taverne :
« Enfant, te dira-t-il, suis mes pas et mes vœux, »
Et, revenant, le soir, en ivresse et l’œil terne,
Il te battra d’un bras nerveux.


» Ah ! non, ce n’est pas lui que rêvait ta tendresse,
Lui qui devait orner ton noir chemin de fleurs,
Lui qui devait river sa peine à ta détresse,
Mêler ses pleurs à tous tes pleurs.


» Tu ne le verras point cet appui de ton âme,
L’isolement sera ton partage à jamais,
Car tu ne peux donner, comme une riche femme,
Des lits de cèdre et des palais.


» Seule éternellement dans une nuit obscure,
Sans soleil, sans amis, sur ton sombre chemin !
Hélas ! pour tes vingt ans que cette vie est dure !
Et voilà tout ton lendemain !


» Ô malheureuse enfant ! et je vois ta paupière
Se creuser sous les pleurs qui coulent de tes yeux,
Comme, aux bords du ruisseau, se creuse chaque pierre
Sous l’eau qui lui tombe des cieux ! »


— Le vieillard avait dit. La jeune plébéienne
Aux élans de cette âme avait ouvert la sienne,
Alors que je voyais ses doigts bleus et glacés,
Roulant légèrement ses fuseaux enlacés,
Aux rayons d’une lampe aussi mourante qu’elle,
Ourdir les beaux festons d’une riche dentelle,
Ouvrage merveilleux qu’en sa hutte de bois
Prépare l’indigence à la fille des rois,


» Oh ! dit-elle, je t’en conjure,
Mon père, par tes soixante ans,
Ne jette pas ainsi l’injure
À ton âme, à tes cheveux blancs ;
Si pour moi le Ciel fut avare
Des biens dont le monde se pare,
Il me pénètre de sa foi ;
Il a défendu ma jeunesse
Sous les ailes de la sagesse,
Il t’a donné, mon père, à moi !


» De saintes filles m’ont admise
Jeune encore dans leur maison,
Au Seigneur elles m’ont soumise
Avec mon âme et ma raison ;
Elles viennent dans ta demeure
Visiter nos maux à toute heure
Et t’annoncer des jours meilleurs ;
Ah ! si ta coupe fut amère,
Nos pieds seuls touchent à la terre,
Élève tes regards ailleurs.


» Mon père, si ta nuit est sombre,
Rends à Dieu grâce de ton sort,
La lumière naîtra de l’ombre,
Et la vie aussi de la mort ;
Tu gémis ! ah ! ta plainte est vaine,
Le mérite naît de la peine,
Tu vas toucher au seuil du jour,
Courbe la tête à la souffrance,
Ouvre ton cœur à l’espérance ;
À la foi, mon père, à l’amour.


» Ne murmure pas de la vie,
La vie est un présent du Ciel,
Soit qu’un arrêt nous y convie
À boire l’absinthe ou le miel :
Pourquoi maudire ta fortune ?
L’indigence est la loi commune,
Le pauvre ! c’est l’humanité !
C’est par des luttes éternelles
Qu’elle chemine à tire d’ailes
Au vrai bien, l’immortalité !


Elle dit : et ses mains étreignant l’humble couche,
À son père qui meurt impriment sur la bouche
Le crucifix de bois ; et, dans ce saint baiser
Voyant ses yeux d’amour et d’espoir s’embraser,
Dans un dernier élan de pieuse caresse,
Elle lui fait passer tout son cœur, sa tendresse,


Et son père, accueillant ses consolations,
Sur elle fait tomber ses bénédictions :
« Adieu, dit-il, ma fille ». Et son âme s’envole
Dans le dernier effort de sa grave parole,
Alors que lentement meurt aussi le flambeau ;
Et la fille du peuple, en ses longues alarmes,
Semblait l’humanité, qui veille entre les larmes
Et le travail et le tombeau !