Librairie Granger et frères limitée (p. 118-121).


XVI

VERS LE FORT CARILLON



MARC passa deux ans chez le brave Pierre Phaneuf. Au début, il trouvait la vie très dure… Le lever si matinal, la nourriture solide mais grossière, le rude travail de la ferme, la chaleur torride de certains jours, les piqûres des moustiques, enfin toutes ces misères qui, avec l’habitude, deviennent très endurables, rendirent les trois premières semaines bien difficiles à supporter.

Pierre, le voyant soucieux et un peu triste, l’encourageait de ses paroles vaillantes et gaies.

— Courage, mon gars, lui disait-il, un jour. C’est rude pour commencer, mais vois, tu es déjà mieux que ces jours derniers… tu es plus vigoureux… tu sens moins les mouches…

— Pierre, je crois que c’est parce que ma peau commence à brunir ! Il y avait des mouches à Schenectady… quand je devenais hâlé par le soleil, je les sentais beaucoup moins !

— Tu nous es venu avec une peau blanche comme un fantôme ! dit Pierre en riant.

— Je relevais d’une grave maladie.

— Oui, je sais, l’abbé m’a raconté ton histoire… Pauvre gosse, tu as passé par bien des mauvais jours ! Quel curieux nom que celui du pays où tu étais prisonnier !

— Schenectady ?

— Oui. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Le sergent m’a dit que c’était un nom Mohawk… ça veut dire « au delà des pins ».

— Y a-t-il de belles forêts là-bas ?

— Oh ! oui. D’immenses forêts !… Pierre, continua Marc en regardant son compagnon qui était en train d’abattre un gros merisier, vous avez des nerfs d’acier ! Je voudrais bien manier la hache comme vous !

— Patience ! dit Pierre en riant, dans un an d’ici, tu seras un bon bûcheron !

La fermière, voyant que Marc ne leur causait pas d’embarras et qu’il rendait bien des services à Pierre, le traitait bien, et bientôt elle eut pour ce jeune abandonné, un sentiment presque maternel.

L’été se passa. En septembre, le missionnaire revint voir son protégé…

— Tu as pris de la santé, Marc ! Tu as l’air fort et vigoureux et comme tu as grandi ! Tu n’es pas trop malheureux ici ?

— Non monsieur l’abbé, les Phaneuf sont bons pour moi… la vie est rude, c’est vrai, mais je commence à m’y faire.

— Aimerais-tu avoir quelques livres ? L’hiver, tu seras moins occupé… ;

— Oh ! oui. Je n’ai pas beaucoup appris depuis que j’ai quitté Brest… Je sais lire et écrire, c’est tout !

— C’est déjà beaucoup ! J’ai ici deux livres que je puis te laisser… avant l’hiver, si possible, je t’en enverrai d’autres.

Pierre Phaneuf n’avait que des éloges à faire de Marc lorsqu’il en parla au missionnaire.

— Nous sommes contents de l’avoir, dit-il, et je n’ai pas hâte de voir l’année finie !

— Tant mieux, tant mieux ! fit l’abbé. Pauvre gosse ! Pas parfait, mais courageux et si honnête !

— Pour ça oui ! Et pas plaignard ! Pourtant, nous sentons bien, et ça se voit, il n’a pas été élevé durement comme nous ! dit Pierre.

— C’est vrai, dit le missionnaire, mais il a cependant été à dure école… il a été mousse, il a été deux fois blessé, il a été prisonnier, il a perdu dans l’explosion du Fort Bull ses seuls souvenirs et un document précieux… avec cela deux fois, depuis deux ans, il a été aux portes de la mort… si l’on ajoute maintenant qu’il est loin de son pays et sans aucun parent pour le protéger… je crois que tout cela constitue une histoire presque trop remarquable pour un adolescent !

— Pauvre gars ! dit le colon, il en a eu des aventures ! C’est égal, sa gaieté commence à revenir et je l’entends souvent chanter et siffler pendant son travail !

En effet, Marc était redevenu lui-même. Il était plein d’audace, plein de tours. Les enfants, qui maintenant l’aimaient bien, jouaient volontiers avec ce grand camarade qui savait si bien les amuser. Durant les longues soirées d’hiver, il leur racontait des histoires merveilleuses au sujet de sa vie en mer, et les bambins l’écoutaient avec délices…

L’unique pièce qui formait la maison rendait inévitable la vie en commun… Marc en avait souffert, au début, puis, il en avait pris son parti avec cette facilité de s’accommoder aux circonstances qui le caractérisait.

À la fin de la première année, le missionnaire revint de nouveau, et fut heureux de voir Marc tout à fait consentant à rester encore un an sur la ferme. Pierre et sa femme en furent aussi très satisfaits ; ils avaient fait une meilleure année, les grains avaient mûri, tout s’était bien vendu. On avait même pu acheter pour Marc des vêtements neufs, ses habits de garçonnet, devenus trop petits, avaient été refaits pour Pierrot et pour le petit Paul.

Au printemps suivant, Marc commença à désirer voir un peu de pays… C’était presque un homme maintenant… il allait avoir seize ans ! Toujours il avait eu le désir d’être soldat, et à présent, dans ce printemps agité de 1758, la nostalgie d’un autre genre de vie le possédait tout entier.

Il s’en ouvrit à Pierre et lui dit qu’il partirait aux derniers jours de juin, à l’expiration de sa seconde année d’engagement…

Le brave colon en eut un chagrin réel, mais il comprit que Marc n’était plus un enfant et s’il désirait la vie militaire, il n’y avait pas à discuter !

D’ailleurs, un ordre de la milice allait peut-être bientôt mobiliser tous les hommes… depuis seize ans, disait-on… alors… il fallait bien se résigner !

Mais lorsque vint l’heure de la séparation, quelques semaines plus tard, Pierre et sa femme eurent peine à cacher leur chagrin du départ de ce jeune frère d’adoption.

Marc leur serra affectueusement la main, embrassa les enfants et sans autres bagages qu’un petit sac de provisions préparé par la fermière, il partit vers les hauteurs de Carillon où le fort était gardé par les soldats du général Montcalm.