Librairie Granger et frères limitée (p. 69-73).


VIII

VERS L’INCONNU



LES semaines qui suivirent la mort de Martin furent tristes pour Marc et la disparition de son vieux compatriote lui donna une sensation d’isolement.

Il avait dit aux Gray son véritable nom et raconté l’histoire de son père. Ces braves amis comprirent toute la valeur du document renfermé dans le coffret.

— C’est grâce à Martin que j’ai enfin cette preuve qui va réhabiliter le nom de mon père ! dit Marc.

— Oui, dit le sergent, et je te conseille de mettre aussi dans le coffret le médaillon que tu portes. Dans les travaux du dehors tu pourrais le perdre, et c’est la preuve de ton identité.

— C’est vrai, dit Marc, je suivrai votre conseil.

En janvier, le sergent fut stationné au Fort Bull, situé sur la frontière entre la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre.

Marc le vit partir à regret.

— Est-ce un grand fort que vous allez garder ? demanda-t-il.

— Non, c’est un tout petit fort, mais précieux à l’armée… allons… je ne dois pas en dire plus long… mais je ne serai pas très très loin, et si ça ne chauffe pas trop, je viendrai passer une journée à la ferme en mars.

Il serra sa femme dans ses bras, embrassa plusieurs fois sa belle petite Rosie et serra la main de son beau-père.

Marc l’accompagna jusqu’aux confins de la route.

— Adieu, sergent, revenez bientôt !

— Adieu, mon boy ! Sois bon pour ceux que je laisse !

— Oui, sergent, c’est promis.

Et Jim, saluant de la main s’éloigna rapidement, tandis que Marc reprenait le chemin de la ferme.

Le capitaine Milnes fut averti de la mort de Martin et il envoya un message à Mistress Gray, lui disant que si Marc désirait beaucoup rejoindre ses compatriotes, vu son jeune âge (quatorze ans) il serait libre de passer en Canada et que le sergent Gray était autorisé à lui faire passer la frontière si la chose pouvait se faire sans danger.

La jeune femme ne parla pas de ce message au petit Français et celui-ci, fidèle à la parole donnée à Jim, devenait de plus en plus utile dans la maison et au dehors. Il soignait les bêtes, entrait le bois, apportait l’eau, pelletait la neige, avait soin de Rosie, enfin se rendait utile en toutes circonstances et mettait de la gaieté dans cette ferme isolée dont le chef était à la guerre.

Aux premiers jours de mars, le sergent arriva en permission pour deux courtes journées.

Le soir de son arrivée, sa femme lui montra le message du capitaine.

— Que faut-il faire, Jim ?

— Lui en parler, d’abord. C’est un garçon intelligent, un brave gars que je garderais volontiers…

— Oui, moi aussi ! dit sa femme, et peut-être voudra-t-il rester… il ne connaît personne là-bas !

— C’est vrai, mais c’est un petit Français, après tout… enfin, nous lui en parlerons demain et s’il veut partir, je l’amènerai avec moi à mon départ après-demain.

Le lendemain, le sergent et sa femme firent part à Marc du message de liberté. Ses yeux brillèrent de joie…

— Je ne suis donc plus prisonnier ? dit-il.

— Non, mon ami, dit doucement la fermière.

— Et je pourrai passer en Canada et de là retourner en France ?

— Oui, si tu le veux… mais tu n’as pas d’argent, et tu ne connais personne ! Que vas-tu faire ?

Marc resta songeur. Il n’avait pas pensé au manque d’argent… mais il pourrait bien travailler au Canada comme à la ferme ; d’ailleurs, il était mousse… il pouvait s’engager en cette qualité sur un navire qui partait vers la France… Il regarda la bonne fermière et dit :

— Je trouverai bien moyen de gagner quelque part ma nourriture et mon gîte, et puisque le capitaine veut bien me donner ma liberté, j’en profiterai. Je veux retourner en France et accomplir la volonté de mon père… mais je regretterai la ferme… et vous chère Mistress Gray, si bonne et si douce, et ma petite Rosie… Marc se tut, le cœur gros…

— Écoute, mon boy, dit le sergent, tu vas partir avec moi demain, j’ai un plan pour toi… je te dirai ça chemin faisant.

Mistress Gray passa plusieurs heures à essayer de rendre présentables les hardes de Marc. Le petit paquet lui appartenant sur l’Alcide, avait été remis à Martin pour lui, mais il y avait presque un an qu’il avait quitté Brest et il avait beaucoup grandi ! Cependant les doigts ingénieux de la fermière réussirent à les mettre en état d’être portés, mais ce fut avec tristesse qu’elle les lui prépara.

Quand vint le départ, à une heure matinale le lendemain, Marc eut un moment de vrai chagrin et se jeta dans les bras de la bonne anglaise. Tous deux avaient des larmes dans les yeux.

— Merci, merci de tout ce que vous avez fait ! dit Marc… Plus tard, je veux revenir vous voir… Puis il embrassa la petite Rosie et donna la main au vieux John.

Le sergent recommanda à sa femme d’être très prudente et de ne pas avoir d’inquiétude pour lui, ni pour Marc.

— Je vais le placer pour quelques jours chez Le Chamois, dit-il. Sa petite-fille Ginofenn est catholique. Elle sait toujours quand vient le missionnaire… Alors quand il viendra, je lui confierai le petit.

— C’est une bonne idée… et puis écoute… il n’a pas d’argent… Il reste encore dix shellings sur sa pension que nous faisait payer le capitaine, les voici, tu les lui donneras !

— C’est ça… Adieu, chère femme, bon courage… Je penserai à toi et à Rosie !…

Marc l’embrassa de nouveau, prit son paquet dans lequel était le précieux coffret, et jetant un regard attendri autour de cette ferme où il avait connu d’heureux jours, il partit avec le sergent, en route vers l’inconnu.