Librairie Granger et frères limitée (p. 43-49).


V

PRISONNIER



LORSQUE Marc reprit pleinement ses sens, plusieurs semaines plus tard, il n’était plus à bord d’un vaisseau.

Son regard chercha autour de lui… rien ne lui était familier. Il était couché dans un lit pauvre mais propre, qui se trouvait à l’extrémité d’une grande chambre qui semblait être une cuisine ; une femme blonde au teint animé allait et venait dans la pièce, tout en jetant souvent les yeux sur un berceau, où s’agitait un bébé.

Marc éprouvait trop de bien-être pour s’étonner… il s’étira, se retourna et se rendormit encore…

Au bout d’une heure, il s’éveilla de nouveau au bruit de vaisselle et de coutellerie qui annonçait un repas et alors il constata qu’il avait faim… Soudain, se rappelant son ami Le Bourru, il appela : « Martin !»

La jeune femme s’approcha vivement de lui :

Well, laddie, better at last ?[1] dit-elle.

Marc la regarda et sourit sans comprendre ce qu’elle disait…

— Martin ! répéta-t-il.

Oh, the old sailor ![2] et elle partit vers la porte, cria quelque chose que Marc ne comprit pas et bientôt un vieillard à cheveux blancs entra dans la maison suivi de Martin.

— Eh ! mon petit, ça va donc mieux ? C’est pas trop tôt, hein, depuis le temps que tu es trop malade pour me reconnaître !

— Où sommes-nous, Martin ?

— Chez des colons anglais, du brave monde, mon fieu ! La femme t’a soigné comme son enfant… Tu pourras bien lui dire un merci à l’occasion !

— Je ne sais pas l’anglais, mais je lui dirai en français, elle comprendra bien !

La jeune femme et le vieux paysan s’approchèrent à leur tour. Marc leur tendit à chacun une de ses mains amaigries…

— Merci ! dit-il.

La jeune femme comprit, lui donna une petite tape amicale sur la joue, tapota ses oreillers et alla chercher un verre de lait qu’elle lui offrit en souriant. Marc le prit et but avidement, à la grande satisfaction de ceux qui le regardaient, puis, faible encore, il ferma les yeux et s’endormit. Mais à partir de ce jour-là, il revint petit à petit à la santé. Dès le lendemain, il commença à s’asseoir dans son lit et réclamait Martin continuellement.

— Martin, explique-moi donc ce qui s’est passé depuis hier, lui dit-il.

— Hier ? Mais tu ne sais donc pas, mon gosse, que nous sommes ici depuis plusieurs semaines !…

— Des semaines ! J’ai donc été bien malade ?

— Je crois bien ! tu as bien failli mourir, d’abord de ta blessure, puis de la fièvre ! Que te rappelles-tu en dernier ?

— La bataille sur mer… des marins ennemis qui se battent sur l’Alcide, puis un gros blond qui s’élance vers toi, puis une douleur à l’épaule… puis… plus rien !

— Eh bien ! je vais te conter ça au long… Et d’abord, toi et moi, nous sommes des prisonniers de guerre !

— Prisonniers des Anglais ?

— Oui. Ils ont pris notre vaisseau l’Alcide et aussi le Lys. Les autres, ils ne les ont pas vus !

— Nous étions donc bien près de terre ?

— Non, assez éloignés… mais écoute, ne parle pas trop, tu n’es guère fort ! C’est toi, pauvre petiot, qui as reçu le coup qui m’était destiné ! Je te reçois dans mes bras et te voyant évanoui, je pleure comme une vieille bête… Arrive un officier anglais qui nous regarde puis dit quelque chose à ses hommes… On nous amène tous les deux à bord d’un des vaisseaux anglais et là, mon petit, un docteur vient te faire une opération !

— Une opération ?

— Oui, tu avais une balle dans l’épaule. Il l’enlève, mais ensuite la fièvre te prend à son tour et tu délires comme un ivrogne… La bataille était finie et les vaisseaux étaient en marche…

— Alors, je suis resté avec toi sur le vaisseau anglais ?

— Oui, et le Capitaine Milnes (celui qui nous avait fait transporter) est venu te voir tous les jours… C’est encore lui qui a demandé au premier arrêt de la flotte, que tu soies amené ici, où tu aurais plus de chances de revenir à la santé, d’après ce que lui avait dit le médecin. Il connaît les colons chez qui nous sommes, et il m’a laissé avec toi pour que tu ne sois pas trop étranger à ton réveil dans la Nouvelle-Angleterre !

— Nous ne sommes donc pas au Canada ?

— Non, mais pas très loin de la frontière.

— Il a été très bon, cet officier ! dit Marc.

— Oui, rudement bon ! J’ai su, par un matelot qui parlait un peu le français, qu’il a un fils à Londres à qui, paraît-il, tu ressembles un peu, et de plus qu’il te trouvait trop gosse pour te traiter en ennemi !

— Et ces gens chez qui nous sommes ?

— Des paysans anglais. Le mari est à l’armée, la femme demeure ici avec son père et son mioche.

— Qui paie pour nous ici ?

— Je n’en sais, ma foi, rien ! L’état, je suppose, puisque nous sommes prisonniers… On m’a dit que je devais aider aux travaux et toi aussi quand tu seras assez fort.

— Il y a donc l’été, dans ce pays ? Tu sais, nous pensions qu’il n’y avait que de la neige et des sauvages !

— Mais nous ne sommes pas en Canada !

— En Amérique, toujours ?

— Oui, parbleu ! Et pas trop mal, hein, pour des prisonniers ?

Le lendemain, Marc demanda à se lever. La bonne Mistress Gray s’empressait autour de lui et lui faisait des recommandations qu’il ne comprenait pas, mais heureux de se lever, il souriait et répondait « yes, yes » le premier mot anglais qu’il avait appris !

Tout à coup, il pensa à son médaillon et il s’assura qu’il ne l’avait plus… mais Mistress Gray avait vu le geste et elle avait compris… d’un mot elle le rassura : « Martin » dit-elle. Il la remercia et poussa un soupir de soulagement.

Lorsque Martin revint de son travail de défrichement, Marc lui demanda son médaillon.

— Je l’ai placé en sûreté, mon brave, avec un papier qui te concerne.

— Un papier ?

— Oui. C’est demain dimanche et on ne travaille pas. J’aurai tout le temps de te le faire voir… Tu sais lire, tu en comprendras toute l’importance et tu pourras reprendre ton médaillon.

— As-tu gardé aussi ma petite médaille de la Sainte Vierge ? Je la tenais bien serrée le soir de la tempête.

Le Bourru chercha dans le fond de sa poche et sortit fièrement la médaille demandée…

— Merci, mon vieux Martin, dit Marc. Comme tu as été bon d’avoir ainsi soin de moi !

— Tiens ! Je n’ai rien fait ! Mais toi ! Recevoir une balle à ma place ! Tu as été brave !

— Je n’étais pas brave, Martin, j’avais une peur atroce ! Mais toi, tu étais blessé, la tête encore couverte de bandages… quand j’ai vu le gros blond te viser, je me suis jeté devant toi… mais je ne savais pas s’il tirerait… Je n’ai pas pensé…

— C’est égal, tu as toujours pensé assez pour sauver ma vieille peau ! Mais tu vas voir ! Martin sait se taire, mais le moment venu, il sait parler !

Marc ne comprenait pas la portée des paroles du matelot…

Il voulait lui demander une explication mais à ce moment le bébé se mit à pleurer… La maman était dehors… Marc s’approcha du berceau et regarda le beau poupon qui agitait ses petits pieds et ses bras potelés et criait à pleins poumons !

— Qu’as-tu, bébé ? dit-il, veux-tu te faire bercer ? Et poussant doucement le berceau, il le berça un peu. Le bébé le regarda, cessa de pleurer… et lorsque sa maman, quelques minutes plus tard, entra dans la maison, elle vit que son enfant souriait à Marc et tenait un de ses doigts bien serré dans son petit poing rose.



  1. Eh bien, petit garçon, enfin mieux ?
  2. Oh, le vieux matelot !