La gueuse parfumée/Le canot des six capitaines/15
XV
le phoque et les corailleurs
Hélas ! Fabien se réveilla au bruit du fifre et du tambour, par un petit jour clair le plus joyeux du monde. Quoique agréable en soi, cette musique lui parut triste. C’était l’annonce des courses : des marins, des pêcheurs délégués de la Prud’homie, se promenaient ainsi à travers la ville, portant au bout d’un bâton couronné d’un cerceau les pavillons de soie rouge, prix des voiliers, et les assiettes de fin étain, luisantes comme argent, récompense traditionnelle des rameurs victorieux. De loin en loin, ils s’arrêtaient sous un balcon pour donner l’aubade. Fabien, en qualité de membre du cercle nautique, eut la sienne, aubade ironique ! Mais il ne bougea point de son lit. La villa couleur d’ocre eut son aubade aussi, et mademoiselle Cyprienne, malgré ses angoisses et ses craintes, dut se lever pour offrir le petit verre à ces braves gens.
Lancelevée, réjoui d’un si beau jour, rassuré à l’endroit de son équipage, et certain de voir la Castagnore partir, était déjà au Bigorneau debout sur le toit, et hissant dans la fraîche brise du malin, une flamme rouge frissonnante qui voulait dire : — Êtes-vous prêts ? signal d’appel auquelles petits mâts blanc d’argent, surmontés d’une antenne noire dont les membres du cercle avaient hérissé les toits d’Antibes, répondirent soudain en arborant une petite flamme bleue qui signifiait : — Prêts, nous le sommes ; Escragnol n’a pas sa goutte, Varangod fut sage, les blessures d’Arluc et de Barbe vont bien, l’équipage est là, on peut parer la Castagnore !
Le mât de Saint-Aygous ne répondit rien. Mais dans l’éblouissement de sa joie et de l’aurore, Lancelevée ne songea pas à s’en apercevoir. Varangod, Arluc et Barbe seuls l’inquiétaient. Il était sûr de Saint-Aygous.
Vers les sept heures, au moment où, les donneurs d’aubade partis, mademoiselle Cyprienne, le cœur gros à cause de sa vision de la nuit, essuyait la table et rangeait les verres, le capitaine Varangod passa. Il revenait de faire sa promenade matinale au golfe Juan, de l’autre côté du cap.
— Vous ne savez pas, mademoiselle Cyprienne ? Le phoque est revenu.
— Quel phoque ?
— Le phoque du rocher de la Fournigue.
— Ah !… répondit mademoiselle Cyprienne en laissant aller sa pensée ailleurs.
— Ils disent que c’est un phoque, reprit le capitaine, moi je soupçonne que c’est un homme. Je l’ai dit, personne n’a voulu m’écouter. Ils veulent tous que ce soit leur phoque. Ce qui n’empêche pas l’escadre américaine de tirer dessus à boulet rouge.
L’escadre américaine, de station cette année dans le golfe Juan, avait en effet choisi pour cible à ses exercices de tir l’îlot désert de la Fournigue ; et par-dessus la crête du cap, à quelques kilomètres, Cyprienne entendait distinctement le grondement sourd des bordées.
À ce bruit, une idée cruelle lui vint : le phoque, mais c’est Fabien ! c’est Fabien que les pirates de Brin-de-Bouleau ont, par vengeance, abandonné sur ce rocher désert ; c’est mon bien-aimé que l’escadre américaine canonne !
Et tandis que Varangod se dirigeait vers la ville pour revêtir, en l’honneur des courses, son costume de cérémonie, mademoiselle Cyprienne, folle de douleur, et voyant déjà, comme en rêve, son cher peintre ensanglanté sur le sable de l’îlot, gravissait à travers myrtes et cystes, à travers oliviers et pins la partie du cap qui regarde Antibes.
Arrivée sur la crête, elle s’arrêta un instant et chercha à travers ses larmes, sur la mer moirée du matin, l’escadre tonnant dans la fumée et un point, un rocher à peine visible au milieu des ricochets blancs que les boulets faisaient sur l’eau ; puis redescendant la pente opposée, elle courut jusqu’à un petit canot, tout prêt à partir, amarré qu’il était avec ses rames, à l’embarcadère d’une villa.
Voici ce qui s’était passé :
La Fournigue est un petit rocher noir, si petit et si noir que, de loin, sur le fond clair de l’eau, dans cet immense espace qui sépare le cap d’Antibes des îles de Lérins, il fait assez l’effet d’une fourmi, d’une fournigue noyée.
Sur ce rocher de la Fournigue, îlot solitaire, avait, de tous temps, habité un phoque, phoque immémorial et respecté, qui venait là, chaque matin, au sortir de l’eau, chauffer au soleil provençal son ventre luisant et ses pattes courtes.
Seulement, depuis six mois, dégoûté des hommes ou mort de vieillesse, le vieux phoque ne paraissait point, et son absence désolait les habitants qui, n’ayant plus de phoque à montrer, montraient aux Anglais la place où, jadis, il y avait un phoque.
Aussi quelle joie quand, ce matin même, au petit jour, un Cannois, en chemin pour aller pêcher son poulpe, avait vu, en regardant la Fournigue par habitude, quelque chose remuer dessus !
— Le phoque ! s’était-il écrié.
Soudain, les falaises crevassées du cap, les lointains échos de l’Esterel avaient répondu : Le phoque ! et du Croton à la Napoule, dans les clos d’orangers, les olivettes et les pinèdes, parmi les chênes verts, les chênes-liéges, tout autour de la courbe blanche que trace au pied des hauteurs cultivées du golfe, la plage avec son sable fin, les fermes, les maisonnettes, les villas, balcons de roseaux et toits en terrasse, s’étaient couverts de spectateurs enthousiasmés qui, sur l’îlot de la Fournigue inondé de soleil levant, regardaient remuer le phoque.
— On dirait qu’il a grandi…
— Il marche sur ses pattes de derrière.
— Il est blanc maintenant, l’année passée il était noir.
— C’est la vieillesse… Bon vieux phoque ! N’est-ce pas dégoûtant que les Américains s’amusent à le canonner ?
— Il ne reviendra plus si on le canonne.
Vainement un promeneur d’âge rassis, possesseur d’une lunette d’approche, notre capitaine Varangod, fit-il remarquer que ce phoque à ventre blanc, monté sur des pattes de derrière très-hautes, pourrait bien être un homme vêtu de coutil.
— Un homme sur la Fournigue ?… Et qu’est-ce qu’il y ferait, un homme sur la Fournigue… Et comment y serait-il allé, sur la Fournigue, puisqu’on ne voyait pas de bateau ?
Varangod se tut pour ne pas froisser la population.
La population tenait à son phoque !
Cependant, vers huit heures, l’escadre américaine cessait ses exercices de tir ; les riverains du golfe, ayant assez contemplé le phoque, étaient retournés un par un à leurs occupations habituelles, et le phoque lui-même, fatigué sans doute de se tenir sur ses pattes de derrière et de faire avec ses pattes de devant des gestes désespérés et incompris, avait disparu dans un petit creux sombre que les rochers garantissaient des flèches d’or du soleil.
Mademoiselle Cyprienne ramait toujours sur sa petite barque volée.
Mais quelque diligence qu’elle y mît, quelque ardeur que l’amour lui prêtât, la digne fille de Lancelevée ne devait pas arriver première à la Fournigue.
Deux corailleurs en train de mettre à la voile pour aller traîner leurs filets sur les récifs qui sont au large, deux corailleurs du Croton, race cupide et sans respect pour les innocents amphibies, avaient fait le projet sournois de s’emparer du phoque en passant, afin de l’éduquer et de le montrer dans les foires.
Mademoiselle Cyprienne démarrait à peine qu’ils étaient déjà près de l’îlot :
— Vois-tu la bête ?
— Je la vois…
— Et que fait-elle ?
— Creze qué pesco.
Le phoque pêchait en effet : accroupi derrière un roc qui le rachait à moitié, le phoque péchait des arapèdes, il les détachait une par une, avec un couteau. Les corailleurs suivaient ses mouvements d’après ceux de son ombre, et s’avançaient, pleins d’émotion, tenant prêts déjà le harpon et le nœud coulant, quand, au bruit, le phoque se releva, et portant la main à son chapeau manille :
— Messieurs, dit-il, j’ai bien l’honneur…