La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/28

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 160-166).

XXVIII

méfaits d’un habit noir

Un matin, comme j’achevais ma toilette, j’entendis des souliers craquer, des souliers de dévote, et la tante Nanon entra :

— Jean-des-Figues, me dit-elle joyeusement scandalisée, viens vite, Jean-des-Figues ! Elle est sur la terrasse du Bras-d’Or.

— Qui cela, tante Nanon ?

— Tu ne sais donc pas, la Parisienne !… qui est débarquée par la dernière diligence… tout Canteperdrix ne parle que d’elle. Et levant au ciel ses petits yeux gris pétillants de pieuse malice, la tante Nanon s’écria :

— Jésus ! Marie !! Joseph !!! elle fume des cigarettes…

Il faut dire, pour expliquer ceci, que la pauvre demeure paternelle ayant été jugée indigne d’un aussi grand homme que moi, on m’avait bon gré mal gré installé chez la tante Nanon, que sa haute dévotion, six cents francs de solides rentes, deux terres au soleil, la maison qu’elle habitait rue des Jardinets, près de l’église, et par-dessus tout ses coiffes de béguine à longs tuyaux, avaient presque élevée jusqu’à la bourgeoisie, car on l’appelait mademoiselle, bien qu’elle fût veuve, misè Nanoun, s’il vous plaît, gros comme le bras, ce qui chez nous est un grand honneur.

La maison de misè Nanoun touchait à l’auberge du Bras-d’Or, et un simple rideau de vignes séparait, sur le derrière, les deux terrasses contiguës.

Vous le devinez, la Parisienne arrivée de la nuit qui, à dix heures du matin, remplissait déjà Canteperdrix de la fumée de ses cigarettes, c’était Roset, Roset en personne.

— Quel spectacle, mon pauvre Jean !

— Ah ! tante Nanon, ne m’en parlez pas !

Laissant tante Nanon en observation derrière sa vigne, Jean-des-Figues se précipita vers la rue.

Mon premier mouvement fut de courir au Bras-d’Or, à Roset ; vous savez, la force de l’habitude ! et tante Nanon derrière sa vigne allait être témoin de belles choses, si je ne me fusse subitement arrêté en apercevant Nivoulas qui descendait de voiture sous la remise de l’auberge, mélancolique, furieux, une valise à la main.

Voir Roset m’avait mis le feu au corps, mais l’apparition de Nivoulas l’éteignit.

— Quoi, toujours Nivoulas ! pensai-je, toujours les noces de Roset ! Alors me rappelant combien depuis six mois j’avais souffert, et de quelle façon ridicule ! encore meurtri, encore aigri, j’eus honte de mon lâche empressement.

— Fuyons la tentation, allons à Maygremine !

Je me mis donc en route pour Maygremine ; toutes mes illusions, tous mes souvenirs d’enfance m’étaient à la fois revenus. Le désir que j’avais de ne pas aimer Roset me faisait à ce moment presque croire que j’aimais Reine.

L’orage, un orage d’automne, menaçait quand je partis, et dès mes premiers pas hors la ville quelques gouttes lourdes et larges comme des sous, s’aplatirent en fumant dans la poussière de la route. Je ne voulus pas retourner pourtant, le ciel avait des coins bleus, j’espérais atteindre Maygremine avant le gros de la pluie. Mais en un clin d’œil les nuages crèvent déchirés par l’éclair, l’eau tombe à seaux, la route roule une rivière, et avant que j’aie pu me mettre à l’abri, je me trouve ruisselant de la tête aux pieds, le chapeau fondu, tout couvert de boue, dans un état à ne me présenter nulle part.

En aurai-je le démenti ? Je rentre chez moi, toujours poursuivi par l’idée de Roset ; je me refais beau en pensant à Reine, et je repars pour Maygremine, sur la foi d’une éclaircie.

Il faut croire que la pluie m’en voulait ce jour-là, car, surpris d’une nouvelle ondée, mon veston bleu de roi partage le sort qu’avait eu déjà ma jaquette gris-perle.

Exaspéré, je rentre encore et me rhabille. Trois fois, comme dirait une épopée classique, Jean-des-Figues changea de vêtements, et trois fois la malice d’un ciel d’automne l’inonda, ses vêtements et lui, sans réussir à calmer sa fièvre.

Malheureusement, ma garde-robe de poëte n’était pas inépuisable ; et, quand une redingote puce eut subi la même aventure que la jaquette gris-perle et le veston bleu de roi, force me fut de renoncer à ma visite.

Je me sentis vaguement perdu. J’entendais à travers le rideau de vigne, par la fenêtre de la terrasse, la voix connue de Roset, tentation irrésistible ! Comme pour mieux railler ma défaite, l’orage s’en était allé plus loin, et le soleil dans le ciel lavé resplendissait avec un éclat plein d’ironie.

C’était à s’arracher les cheveux.

— Et mon habit noir ? m’écriai-je, subitement illuminé, mon habit noir auquel je ne songeais pas ! Cet habit soit loué, je pourrai voir Reine aujourd’hui, mademoiselle Roset ne sera pas victorieuse.

Mais l’habit noir appelle la cravate blanche et le reste. Dans mon ardeur de fuir Roset, sans réfléchir au caractère extraordinairement solennel qu’un pareil costume pourrait prêter à une visite d’ami, à une simple visite de campagne, me voilà trottant en gilet à cœur, en claque et en escarpins de bal, sur la grande route encore humide dont les innombrables petits cailloux reluisaient gaiement au soleil.

— Tiens ! tiens ! disaient les gens intrigués, M. Jean-des-Figues, avec son habit noir, qui s’en va droit à Maygremine ! Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?… Hélas ! tout entier à son idée fixe, Jean-des-Figues n’entendait rien.

Je rencontrai Reine dans l’avenue. En me voyant, elle rougit beaucoup, mais ne m’évita point, comme elle faisait d’ordinaire quand elle était seule. Elle me donna même sa main à baiser : — « C’est presque permis maintenant », semblait-elle dire.

Je ne m’expliquais pas ce subit changement.

Un instant après, ce fut bien mieux : mon habit noir et moi, tombions en plein quatuor. Alors, subitement, sans respect pour Mendelsohn, chose inouïe ! tous les archets de s’arrêter ! Comme par l’effet d’une secousse électrique, un même sourire, à la fois malicieux et discret, parcourut en même temps tous les visages ; pupitres, cahiers de musique, archets, carrés de colophane et violons rentrèrent silencieusement dans les boites et dans les armoires ; les exécutants eux-mêmes s’évanouirent, et, avant que la surprise m’eût permis de placer un mot, j’avais vu mademoiselle Reine disparaître, comme effarouchée, madame Cabridens la suivre, en me faisant un signe d’intelligence auquel je ne compris rien, et je me trouvais seul au milieu du salon déserté, face à face avec M. Cabridens qui me tenait prisonnier dans un fauteuil et commençait un discours de sa voix de comice agricole.

J’avais peur…

Grave, presque ému, le gros M. Cabridens me parlait de biens paraphernaux et d’amour partagé, de mes succès, de l’héritage de misè Nanoun, des innombrables vertus de Reine.

Moi, j’avais toujours peur. Je devinais que ce maudit habit noir n’était pas pour rien dans le mystère. Sans bien voir encore de quoi il s’agissait, je commençais à vaguement regretter qu’une quatrième averse survenant ne m’eût pas une bonne fois arrêté en route.

Puis, tout d’un coup, à un mot de M. Cabridens, un éclair me traversa le cerveau ; je compris, et, confus, je m’enfonçai dans le fauteuil pour essayer de cacher mes basques.

Oh ! cet habit ! dans quelle horrible situation il me mettait ! J’aurais voulu le voir aux cinq cents diables ! Figurez-vous que, trompé comme tout le monde, comme le quatuor, comme mademoiselle Reine et comme madame Cabridens, par la solennité extraordinaire de mon costume, le bon notaire s’était imaginé que je venais demander sa fille en mariage.

— Mais parlez, mon ami, parlez ! croyez-vous que je sois un ogre ?

Et, attribuant mon silence à la timidité, il me poussait aux aveux, paternellement.

En vain j’essayai de protester.

— A qui ferez-vous accroire, monsieur Jean-des-Figues, que vous avez endossé l’habit et coiffé le tuyau de poêle dans l’unique dessein de faire peur à nos moineaux ?

C’était invraisemblable, en effet, il me fallait bien le reconnaître.

Je fis donc ma demande, de désespoir, pour m’en aller. Sur-le-champ, la main de Reine me fut accordée.

— Grand merci ! m’écriai-je une fois dehors et mes idées un peu rafraîchies, ça ne peut pas pourtant se passer comme ça !… M. Cabridens est allé trop loin… J’avais envie de me dédire.

Il n’était plus temps.

Grâce à ces messieurs du quatuor, le bruit de mon bonheur avait déjà couru tout Canteperdrix ; mes bons parents en pleuraient de joie ; les libéraux approuvaient M. Cabridens ; les vieux partis, sur la place du Cimetière Vieux, levaient en l’air, d’indignation, leurs cannes à bec de corbin, et les gens bien informés se racontaient dans l’oreille que la comédienne du Bras-d’Or était tout simplement ma maîtresse, venue de Paris exprès pour rompre le mariage, mais qu’elle était immédiatement repartie, en le voyant conclu malgré ses efforts.