La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/01

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 3-6).

JEAN-DES-FIGUES


I

les figues-fleurs


Je vins au monde au pied d’un figuier, il y a vingt-cinq ans, un jour que les cigales chantaient et que les figues-fleurs, distillant leur goutte de miel, s’ouvraient au soleil et faisaient la perle. Voilà, certes, une jolie façon de naître, mais je n’y eus aucun mérite.

Aux cris que je poussais (ma mère ne se plaignit même pas, la sainte femme !), mon brave homme de père, qui moissonnait dans le haut du champ, accourut. Une source coulait là près, on me lava dans l’eau vive ; ma mère, faute de langes, me roula tout nu dans son fichu rouge ; mon père, afin que j’eusse plus chaud, prit, pour m’emmaillotter, une paire de chausses terreuses qui séchaient pendues aux branches du figuier ; et comme le jour s’en allait avec le soleil, on mit sur le dos de notre âne Blanquet, par-dessus le bât, les deux grands sacs de sparterie tressée ; ma mère s’assit dans l’un, mon père me posa dans l’autre en même temps qu’un panier de figues nouvelles, et c’est ainsi que je fis mon entrée à Canteperdrix, par le portail Saint-Jaume, au milieu des félicitations et des rires, accompagné de tous nos voisins que le soir chassait des champs comme nous, et perdu jusqu’au cou dans les larges feuilles fraîches dont on avait eu soin de recouvrir le panier. Le lit devait être doux, mais les figues furent un peu foulées. De ce jour, le surnom de Jean-des-Figues me resta, et jamais les gens de ma ville, tous dotés de surnoms comme moi, les Gorbeau-blanc, les Saigne-flacon, les Mange-loup, les Platon, les Cicéron, les Loutres, les Martres et les Hirondelles ne m’ont appelé autrement.

Vous voyez que mon destin était des plus modestes et que je ne descendais, hélas ! ni d’un notaire ni d’un conservateur des hypothèques, les deux grandes dignités de chez nous. Mais, quoique fils de paysans, et enveloppé pour premiers langes dans de vieilles chausses trouées et souillées de terre, je suis de race cependant. La petite ville de Canteperdrix, comme tant d’autres cités de notre coin du Midi, s’est gouvernée en république, ou peu s’en faut, entre son rocher, ses remparts et sa rivière, de temps immémorial jusqu’au règne de Louis XIV. Aussi bien, — et ce n’est pas l’héritage dont je remercie le moins ceux-là qui me l’ont gardé, — me suis-je trouvé être venu au monde avec la main fine et l’âme fière, ce qui par la suite me permit de porter des gants sans apprentissage et de n’avoir pas l’air trop humble devant personne : les deux grands secrets du savoir-vivre, à ce que j’ai cru deviner depuis.

D’ailleurs, en cherchant bien, qui est sûr de n’être pas un peu noble, dans un pays surtout où la marchandise anoblissait ? Je suis noble, moi, tout comme un autre ; un de mes aïeux, parait-il, venu de Naples avec le roi René, apporta le premier l’arbre de grenade en Provence, et, sans remonter si loin, dans le pays on se souvient encore de Vincent-Petite-Epée, mon arrière-grand-père maternel. Que de fois n’ai-je pas entendu raconter son histoire ! Dernier rejeton d’une illustre famille ruinée, Vincent, après mille aventures de mer et de garnison, possédait pour toute fortune, quelques années avant 1789, deux ou trois journées de vigne qu’il cultivait lui-même. Il les maria bravement avec trois ou quatre journées de pré que lui apportait en dot la fille d’un voisin. C’est ainsi que naquit ma grand’mère. Mais quoique devenu paysan, Vincent n’en continua pas moins à porter l’épée. Les gens qui le voyaient suivre son âne au bois en tenue de gentilhomme lui criaient : — « Bien le bonjour, Vincent l’Espazette !… Hé ! Vincent, qu’allez-vous faire de ce grand sabre ? » Et le bon Vincent répondait, sans paraître fâché de leurs plaisanteries : — « C’est pour couper des fagots, mes amis, pour couper des fagots ! » A un moment de ma vie, le plus heureux sans aucun doute, où je me sentais l’âme assez large pour toutes les vanités, il m’arriva, je le confesse, de prendre ma noblesse au sérieux. Pendant quelques mois le tailleur qui m’habillait s’honora d’habiller M. le chevalier Jean-des-Figues, et je me vois encore faisant élinceler au petit doigt de ma main gauche une bague d’or blasonnée qui portait d’azur à un tas de figues mûrissantes.