La guerre d’Italie en 1866, la bataille de Custoza

La guerre d’Italie en 1866, la bataille de Custoza
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 70 (p. 994-1025).
CUSTOZA

I. La Guerra in Italia nel 1866, 1 vol. in-8o ; Milano 1867. — II. Delle vicende del primo corpo d’armata durante il primo periodo della campagna del 1866, del maggiore Corsi ; 1 vol. in-8o, Milano 1867. — III. La Battaglia di Custoza, per L. A. Casati ; Firenze. — IV. Rapport du général La Marmora. — Documens, etc.

Les peuples ne grandissent pas seulement par la victoire ; ils se forment et grandissent aussi par les revers, où leur virilité se retrempe, où s’éclaire leur inexpérience. À cette rude école des revers immérités ou mérités, ils s’accoutument à modérer leur orgueil, à faire entrer dans leurs calculs les infidélités de la fortune ; ils apprennent qu’il ne suffit pas de rassembler des soldats, de disposer d’armées nombreuses et puissantes, qu’une nation, même favorisée, n’acquiert pas subitement tous les dons de l’action, que le génie des hommes ne grandit pas toujours avec leur destinée, que les plus mâles efforts peuvent être trahis dans un jour de combat. L’Italie a été certes heureuse depuis bientôt dix ans elle a réussi plus qu’aucun Italien ne pouvait l’espérer, elle a fait ce qu’aucun peuple n’avait pu faire en si peu de temps. Elle a réussi par bien des raisons, d’abord par l’obstination de ce sentiment d’indépendance toujours ravivé dans les désastres, par la dextérité à saisir les occasion, et surtout parce qu’elle a eu pour elle cette force des choses qui en certaines heures a la fantaisie de se déclarer pour le bon droit en compensation de tant d’autres circonstances où elle se fait la servile complice des iniquités triomphantes. Jusque dans ses plus éclatans bonheurs cependant elle a senti plus d’une fois l’aiguillon de la mauvaise fortune et, pour tout dire, ce n’est qu’en étant souvent battue, refoulée, comprimée, qu’elle a fini par vaincre, allant de Novare à Solferino, où elle a gagné la Lombardie, de Custoza à Venise, arrachant par la politique ce que la force des armes lui refusait.

Ce nom de Custoza, le dernier qui ait retenti dans les luttes italiennes, ne sonne guère en effet que comme un nom de déroute ; il s’est éteint dans le bruit des victoires prussiennes, et peu s’en faut que l’Italie n’ait paru recevoir Venise, le complément de son indépendance, comme une dépouille opime des mains d’un allié généreux. La Prusse elle-même ne s’est pas fait faute de se poser en protectrice payant d’un prix opulent un secours inefficace. — L’Italie, il est vrai, a été moins heureuse que la Prusse dans son dernier duel avec l’Autriche ; elle a éprouvé cette cuisante mortification d’avoir passé six ans à se faire une armée pour voir s’évanouir ses rêves d’orgueil militaire entre le lever et le coucher d’un soleil d’été, presque en face des positions où elle avait combattu et vaincu avec la France en 1859. En réalité pourtant, c’est l’Italie qui, en s’alliant avec la Prusse, donnait plus qu’elle ne recevait ; elle portait à la Prusse sa popularité, le prestige de son droit, la neutralité de la France et une puissance militaire trop jeune encore peut-être pour vaincre, mais assez imposante pour retenir sur le Mincio et l’Adige 200,000 hommes dont la présence eût probablement changé la face des choses sur l’Elbe, Sans la Prusse, l’Italie aurait toujours eu Venise ; sans l’Italie, la Prusse eût-elle osé jouer la redoutable partie qui lui a donné l’Allemagne ? Que serait-il arrivé si l’Autriche, plus clairvoyante, mieux inspirée, eût concentré son énergie sur un seul champ de bataille, si elle ne se fût laissée aller, pour se donner l’orgueilleux plaisir de Custoza, à affronter Sadowa avec des forces diminuées ? D’ailleurs cette bataille de Custoza, inutile à l’Autriche, utile à la Prusse seule, douloureuse au premier moment pour l’Italie, cette bataille si peu connue a été sans doute une défaite, mais une de ces défaites qui, loin d’abaisser un pays, le relèvent en devenant pour lui une fortifiante épreuve et un viril enseignement.

Dans cette guerre de 1866 qui, à peine commencée, à fini par un coup de foudre et par une confusion universelle, il y a deux choses qui se lient intimement : une campagne diplomatique, obscur prologue de la lutte, et la campagne militaire qui en a été la suite, qui s’est déroulée en quelques jours. Diplomatiquement, l’Italie s’agitait, il y a deux ans encore, dans une de ces situations qui n’ont rien de définitif et ne peuvent se prolonger longtemps. L’Italie était-elle en guerre, était-elle en paix avec l’Autriche ? Ce n’était ni la paix ni la guerre, c’était tout au plus une trêve. Tant que l’Italie en était à son vieil état de morcellement ou même dans la nouvelle organisation fédérative qu’on avait un moment rêvée pour elle, la présence de l’Autriche restait peut-être possible encore, quoique toujours difficile. Le jour où l’unité sortait tout armée du sol ébranlé par la guerre de 1859, le jour où la nationalité italienne existait manifestement, condensée dans un royaume de 22 millions d’hommes, la question de Venise était moralement résolue ; le dénoûment réel et politique n’était plus qu’une affaire de temps et de circonstance. Par là, l’Italie restait à la disposition de l’imprévu et devenait l’alliée nécessaire de quiconque entrerait en lutte avec l’Autriche, — à moins que l’Autriche, par une de ces résolutions d’une prévoyance hardie, ne se décidât à subir héroïquement une nécessité, à se faire honneur d’un grand acte de cession pacifique, pour se dégager et reconquérir la liberté de ses mouvemens au centre de l’Europe. Je me borne à rappeler une situation générale ; mais à quel moment cette situation commençait-elle à se préciser, à se nouer en quelque sorte ? On l’a vu depuis, l’inique guerre de Danemark, en paraissant réunir l’Autriche et la Prusse sous un même drapeau, cachait, au moins pour l’une d’elles, un redoutable piège, et la convention de Gastein, en révélant les ambitions grandissantes de la Prusse, en laissant entrevoir la possibilité d’un choc entre les deux puissances qui s’étaient alliées sur l’Eider, cette convention bizarre et subtile du mois d’août 1865 préparait justement une de ces occasions où l’Italie pouvait avoir un rôle.

L’Italie ne se hâtait pas cependant ; elle se hâtait même si peu que vers cette époque, à la veille de la convention de Gastein, elle recevait avec une certaine réserve quelques insinuations, vagues encore il est vrai, par lesquelles la Prusse essayait déjà de la tenter, — ou du moins à Florence on se montrait peu impatient, on se bornait à répondre sur le même ton et sans rien repousser que, lorsque la Prusse voudrait agir sérieusement, on verrait. A vrai dire, ce n’était pas sur Berlin que la politique italienne fixait en ce moment son attention, c’était bien plutôt du côté de l’Autriche, qu’on croyait pouvoir amener à une transaction. Je ne voudrais point exagérer ce qui n’a été en définitive qu’une négociation insaisissable et fuyante. Qu’on se souvienne seulement d’un mot lancé par le général La Marmora, alors président du conseil, devant le parlement italien, au commencement de 1865 : ce loyal soldat, qui bientôt devait être moins heureux qu’il ne le méritait, disait avec une confiance presque naïve que, s’il voyait l’empereur d’Autriche, il lui donnerait des raisons faites pour le décider à cette cession pacifique de la Vénétie. Le général La Marmora ne vit point l’empereur d’Autriche, auprès de qui ses plus fidèles serviteurs ont toujours craint d’aborder nettement une telle question ; mais quelques mois après que ces paroles étaient prononcées, il y avait à Vienne, dit-on, un personnage, Italien d’origine, connu de la cour impériale, avec laquelle il avait eu d’anciens rapports, diplomate volontaire au service de cette pensée de transaction.

Ce qu’on pouvait laisser entrevoir à l’Autriche, il est facile de le pressentir : des avantages financiers et commerciaux, la possibilité d’un mariage qui placerait un jour une archiduchesse sur le nouveau trône italien, l’alliance de l’Italie dans les affaires d’Allemagne ou d’Orient. Et de fait, avec cette tentative coïncidaient tout à coup des signes nombreux, caractéristiques, d’un adoucissement sensible dans les relations de l’Italie et de l’empire. La presse autrichienne parlait d’un ton moins acerbe des affaires italiennes ; la proposition d’un traité de commerce surgissait dans cette phase nouvelle comme un acheminement à une solution plus large et plus politique ; pour la première fois, les batteries de Pola saluaient la bannière aux trois couleurs, et des vaisseaux italiens, pour échapper à la tempête, trouvaient un refuge hospitalier dans un port de l’Autriche. Ces indices extérieurs avaient une signification qu’on ne soupçonnait guère alors. La vérité est qu’à une certaine heure, vers le mois d’octobre 1865, le cabinet de Florence pensa sérieusement avoir touché le but ; il put croire un moment Venise affranchie sans combat. Ce n’était malheureusement qu’une illusion. Les velléités réelles et nombreuses qui existaient à Vienne allaient se heurter contre un certain ressentiment, contre les préjugés du parti militaire et féodal, contre la fierté des Hapsbourg, qui ne pouvait se résigner à abandonner l’Italie.

L’Autriche hésita, elle laissa fuir l’occasion, et pendant ce temps M. de Bismark, de son côté, n’hésitait pas. La convention de Gastein était pour lui simplement une étape où il ne comptait point s’endormir, où il ne voulait s’arrêter que tout juste assez pour avoir raison des difficultés qui l’entouraient, — car ce terrible homme avait, lui aussi, ses difficultés : il avait à se démener au milieu de tous les partis dont il violentait les instincts ou les traditions ; il avait à désarmer les scrupules dont le roi se sentait parfois assailli ; il avait à disposer de la Prusse contre la volonté de la Prusse. Il n’était pas homme à se déconcerter pour si peu. Il avait à peine fait un pas qu’il combinait déjà une nouvelle marche en avant, et à ceux qui le croyaient lié par le pacte de Gastein il répondait dans un langage moins relevé que pittoresque et humoristique, mais dans tous les cas de façon à leur montrer qu’il n’était pas disposé à en rester là.

Deux choses le préoccupaient. Que ferait d’abord la France ? Si dans le voyage d’exploration qu’il fit vers cette époque à Biarritz M. de Bismark n’obtenait pas des assurances bien claires, s’il tournait vainement autour du secret qu’il aurait voulu connaître, opposant la réserve à la réserve, il revenait du moins avec cette conviction nullement décourageante, que la France, peu décidée pour le moment à prendre un rôle actif, n’empêcherait rien et s’en tiendrait à ce qui s’est appelé depuis « une neutralité attentive, » dans laquelle il se proposait, lui, de l’entretenir le plus possible. D’un autre côté, M. de Bismark s’était borné jusque-là vis-à-vis de l’Italie à des ouvertures assez vagues, à des mots jetés en l’air comme une provocation. Bientôt, soit qu’il démêlât le travail qui se faisait à Vienne, soit qu’il jugeât le jour arrivé de serrer de plus près l’alliance italienne, dont il sentait tout le prix, il en vint à parler plus clairement ; il répétait volontiers que les grandes choses qui restaient à faire, l’Italie et la Prusse devaient les faire ensemble. M. de Bismark eût été singulièrement trompé dans ses calculs, à vrai dire, si à ce même instant l’Autriche eût étonné le monde par une inspiration de bon sens et de prévoyance. Il ne se trompait pas dès que l’Autriche, en reculant à l’heure décisive devant l’abandon de la Vénétie, laissait à ses deux adversaires le terrain libre pour une action commune Tout ceci se passait dans l’autonome de 1865, et c’est au commencement de 1866 que s’agitaient entre la Prusse et l’Italie les propositions formelles d’une alliance offensive et défensive.

Que pouvait faire l’Italie dans cette situation à la fois si décisive et si compliquée ? Tout la poussait évidemment désormais vers l’alliance prussienne. Elle venait de reconnaître une fois de plus qu’elle n’avait rien à espérer de la cour de Vienne, et il eût été vraiment trop naïf, dans le duel qui s’annonçait, d’attendre que l’Autriche eût abattu la Prusse pour lui demander de nouveau la Vénétie. L’Autriche eût-elle, comme on le disait, cette pensée, secrète de ne vouloir se dessaisir de sa domination sur l’Adige qu’en pleine victoire sur l’Elbe, les Italiens ne pouvaient acheter la liberté de Venise par cet aveu éclatant et spontané d’impuissance, D’un autre côté, l’Italie ne se fût pas probablement engagée sans connaître les vues de la politique française et moins encore contre cette politique ; mais la France, bien loin de la détourner de l’alliance avec la Prusse, l’y encourageait au contraire. Ce n’est pas cependant que cette alliance prussienne fût très populaire au-delà des Alpes ? elle ne l’était nullement, Les violences de la guerre de Danemark, les luttes soutenues par M. de Bismark contre le parlement prussien, ses procédés absolutistes et féodaux, rendaient le premier ministre de Berlin fort suspect aux libéraux italiens. Et puis, s’il faut tout dire, l’armée prussienne, -- cette armée qui allait vaincre à Sadowa, — n’inspirait pas une confiance absolue ; elle n’avait pas paru sérieusement sur un champ de bataille depuis 1815 ; ses chefs étaient peu connus, les lauriers de Düppel faisaient une médiocre figure et n’éblouissaient nullement les esprits. Tout semblait singulièrement confus ; mais ce conflit qui se dessinait en Allemagne apparaissait comme une occasion unique, la pensée d’aller à Venise enflammait les cœurs, le sentiment d’une situation précaire et énervante poussait en avant les plus modérés. L’Italie en un mot, se sentait prise d’un de ces besoins d’action qui saisissent parfois les peuples jeunes, impatiens d’essayer leurs forces, et c’est ainsi que le cabinet de Florence répondait aux propositions de la Prusse en envoyant à Berlin le général Govone, un des plus brillans officiers de l’armée italienne, l’ami, le coopérateur et le confident du général La Marmora. Au mois de mars 1866, le traité était signé. Jusque-là, tout aurait pu sans doute être détourné ou ajourné ; à partir de cette heure, rien ne pouvait plus guère être évité. M. de Bismark, restait maître de la situation. D’un côté il venait de s’assurer le concours de l’Italie, de l’autre il avait, et il s’en vantait, l’alliance tacite, permanente, au besoin active de la Russie, cette alliance sur laquelle des esprits naïfs se plaisent encore quelquefois à élever des doutes ; en même temps il croyait pouvoir compter sur la neutralité française, que lui garantissait presque l’alliance italienne. Bien des comédies politiques se sont déroulées dans le monde, précédant souvent les tragédies les plus sanglantes ; il n’y en eut peut-être jamais de comparable à l’agitation de ce grand Prussien nouant son action durant tout un printemps et cachant à peine son complot, jouant avec tous les essais de conférences diplomatiques, déconcertant tous les partis allemands par l’audacieuse brusquerie de ses évolutions, poussant l’Autriche de retranchement en retranchement, tout en l’accusant de provocation, jusqu’au moment où il se dévoilait, prêt à enlacer son ennemie dans le réseau de ses combinaisons et de ses forces longuement préparées.

Quant à l’Italie, elle n’avait aucun jeu à jouer ; son attitude était aussi naturelle qu’habile. Elle ne profitait même des embarras de l’Autriche qu’après lui avoir offert l’occasion de se dégager d’un grand péril, et la revendication qu’elle mettait désormais au bout de son épée restait une de ces causes que ne désavouent pas les âmes libérales. Elle n’avait d’ailleurs aucune initiative à prendre. Son rôle était simple, il consistait à se préparer, à proportionner le déploiement de ses forces à la gravité croissante de la crise allemande. C’était la première conséquence du traité avec la Prusse. Dès le mois de mai 1866, l’armée italienne, remise en état de guerre, grossie de tous les contingens appelés successivement sous le drapeau, se trouvait concentrée avec autant d’habileté que de promptitude dans la vallée du Pô et dans les positions faisant face au Mincio. La diplomatie avait fait sa campagne, elle avait sa victoire presque assurée à tout événement ; restait maintenant l’œuvre militaire, et celle-là dépendait d’un signal venu d’Allemagne.

Je résume donc ces dates significatives : au mois d’août et même encore au mois d’octobre 1865, l’Italie est en négociation secrète avec l’Autriche, disposée sans doute à payer l’abandon volontaire de la Vénétie, comme aussi toute prête à saisir l’occasion d’une revendication armée. Vers la fin de 1865, tout espoir de cession pacifique s’est évanoui, et la Prusse paraît à l’horizon, ouvrant à la politique italienne une carrière imprévue. Au mois de février 1866, les propositions d’alliance se précisent, s’échangent entre Berlin et Florence, et quelques jours après le traité est signé. Au mois de mai, l’armée s’ébranle en masse et se porte vers la frontière. L’Italie, à cette heure décisive, se déployait dans sa force avec une singulière confiance ; elle marchait au combat d’un pas tranquillement résolu, redoutant les lenteurs ou les diversions de la diplomatie bien plus que la guerre. Il lui semblait qu’elle n’irait jamais assez tôt se heurter contre l’Autriche, qui l’attendait dans ses lignes redoutables, entre ses quatre forteresses du Vénitien. Cette confiance n’avait rien d’extraordinaire. L’armée italienne était jeune ardente et nombreuse. Elle avait été depuis six ans l’objet de tous les soins et de toutes les prédilections du pays, impatient de montrer sa puissance militaire. Dans sa composition nouvelle, elle était principalement l’œuvre de deux hommes, — l’un, le général Manfredo Fanti, vieux soldat modenais exilé en 1831, qui avait servi en France et en Espagne avant de rentrer dans l’armée piémontaise en 1848, qui depuis avait pris part à toutes les campagnes et s’était trouvé ministre de la guerre en 1860, au moment de la fusion de toutes les provinces italiennes, — l’autre, le général Alfonso La Marmora, le vrai réorganisateur de l’armée sarde après Novare, le chef brillant de l’expédition piémontaise en Crimée, le ministre de la guerre presque invariable depuis quinze ans, et qui se trouvait encore président du conseil à l’approche des hostilités nouvelles. Du travail énergique de ces deux hommes, secondés de bien d’autres, était sortie une armée où se mêlaient les élémens les plus divers, soldats réguliers de toutes les provinces, volontaires de Garibaldi, mais qui en peu de temps, par sa cohésion, par son esprit discipliné et fidèle, était devenue l’image sensible et virile de l’unité.

L’armée italienne pouvait s’élever à 450,000 hommes ; mais en tenant compte de tout, — nécessités intérieures, dépôts, corps en formation, etc., l’armée, la véritable armée d’opération, réduite à ce qui pouvait être immédiatement conduit au feu, comptait 225,000 hommes, distribués en vingt et une divisions de guerre, formant elles-mêmes quatre corps d’armée. A la tête de ces forces se trouvaient comme commandans de corps d’armée et comme divisionnaires les hommes les plus habiles ou les plus populaires, sans distinction d’origine d’ailleurs, Napolitains ou Piémontais, garibaldiens ou réguliers : Cialdini, esprit vif et hardi, âme intrépide, qui n’avait pas encore paru au premier rang, mais qui semblait destiné cette fois à jouer un des rôles les plus actifs ; Brignone, le modèle des divisionnaires, exact, solide au feu et prévoyant ; Govone, le négociateur du traité avec la Prusse, officier brillant, expérimenté, quoique jeune encore, qui avait fait son apprentissage de la guerre un peu sur tous les champs de bataille, sur le Danube, à Silistrie avec Omer-Pacha, dans l’armée anglaise d’Orient avant l’arrivée des Piémontais en Crimée, en 1859 dans la campagne de Lombardie ; — d’anciens chefs de volontaires, tels que Sirtori, Cosenz, Medici, Bixio ; le Napolitain Pianelli, l’ancien ministre de François II, militaire d’autant d’instruction que de sang-froid, et qui devait montrer un rare coup d’œil. Le prince royal commandait une division, et le prince Amédée, duc d’Aoste, était à la tête de la brigade des grenadiers de Lombardie dans la division Brignone. L’armée régulière se complétait par un corps de volontaires porté successivement de 16,000 à 40,000 hommes, et qui devait naturellement marcher sous les ordres de Garibaldi, appelé de son île de Caprera. Je ne parle pas de la flotte, qui était l’orgueil de l’Italie et qui semblait destinée à combiner ses mouvemens avec l’armée de terre.

À cette force guerrière qu’elle voyait se masser devant elle, qu’avait à opposer l’Autriche ? Elle était d’abord forte de ses positions présentant un front hérissé de fer et de feu, et de plus, elle avait elle-même une armée considérable avec laquelle elle pouvait attendre le choc de l’Italie. Placée entre deux orages qui se formaient pour elle au nord et au midi, décidée à faire face des deux côtés, elle réunissait dans le Vénitien 200,000 hommes ; mais sur ces 200,000 hommes 110,000 au moins devaient être employés en observation ou en garnisons : 20,000 gardaient la vallée supérieure de l’Adige, du côté du Tyrol ; 25,000 occupaient l’Istrie, Palmanova, Trieste, Pola ; 10,000 observaient le littoral de la Dalmatie ; 55,000 étaient distribués entre les places fortes, Vérone, Mantoue, Peschiera, Legnago, Venise. Il ne restait donc tout au plus que 90,000 hommes pour le corps principal d’opérations, qui se composait du 5e corps de l’armée autrichienne sous le prince Lichtenstein, du 7e corps sous le général Maroicic, du 9e corps sous Hartung, plus une division de réserve commandée par Rupprecht et une brigade de cavalerie aux ordres du général Pultz.

Ce vigoureux noyau était placé en arrière de l’Adige, entre Vérone, Vicence et Padoue. L’armée autrichienne semblait inférieure en nombre à l’armée italienne ; elle était supérieure peut-être, — chose étrange, — par la mobilité qui tenait à son organisation, surtout par son artillerie, qui n’était pas meilleure, mais relativement plus nombreuse que celle des Italiens. Enfin, par sa position au centre de ses lignes de défense, elle pouvait rayonner de toutes parts, se porter alternativement vers le Pô ou vers le Mincio, rallier en peu de temps et sur un point donné des forces qui, entre les mains d’un chef habile, avaient la chance de frapper un coup décisif. Ce chef chargé de l’honneur militaire de l’Autriche, ce n’était plus Benedek, qui avait dû à sa vigueur contre les Piémontais, à Solferino, de rester depuis 1859 le commandant de l’armée impériale d’Italie, et que la cour de Vienne, cédant à une opinion publique affolée, venait d’appeler comme un sauveur à l’armée du nord ; c’était l’archiduc Albert, à qui on donnait pour chef d’état-major le général John, Anglais d’origine et l’un des officiers les plus distingués de l’armée autrichienne. L’archiduc Albert, malgré une carrière militaire déjà longue, n’avait pas eu l’occasion de se signaler avec éclat ; mais ceux qui l’approchaient le savaient instruit, modeste autant que capable, actif, et se plaisaient à voir en lui le digne fils d’un illustre père, l’archiduc Charles, autrefois l’antagoniste et l’émule de Napoléon. Ainsi placée, l’Autriche pouvait sans nul doute attendre le choc de l’Italie, puisqu’elle mettait son honneur à livrer un dernier combat.

L’armée italienne, massée dès le commencement de mai dans la vallée du Pô, se distribuait, disais-je, en quatre corps. En réalité, c’étaient presque deux armées distinctes se rejoignant, se touchant par leurs extrémités, se bornant pour le moment à couvrir d’une ligne ininterrompue la Lombardie, l’Apennin, la Romagne, mais paraissant destinée, au jour de l’offensive, à opérer séparément, quoique en se combinant toujours. L’une sous le nom de quatrième corps, comptait à elle seule sept divisions de guerre avec un effectif de plus de 70,000 hommes, et s’échelonnait le long de la voie émilienne, de Reggio à Forli ; elle avait son quartier-général à Bologne, et était confiée à l’impétueux Cialdini, qui, sans être absolument indépendant du commandement général, devait garder une certaine liberté d’action. Les trois autres corps, représentant une force de 120,000 hommes avec une division de cavalerie de ligne commandée par le général de Sonnaz, restaient sous les ordres directs du roi, qui avait pour major-général La Marmora. De ces trois corps, comptant chacun quatre divisions, le 1er, sous les ordres de Durando, campait à Lodi ; le 2e, commandé par Cucchiari, était à Crémone ; le 3e, placé un peu en arrière vers Plaisance, sur la rive droite du Pô, rejoignant d’un côté Cucchiari, de l’autre Cialdini, avait pour chef le général Morozzo della Rocca, vieux Piémontais fort honorable, longtemps aide-de-camp et ami du roi, mais peu en faveur dans l’opinion.

Jusqu’à la mi-juin, l’armée italienne n’avait pas quitté les premiers campemens qui lui avaient été assignés. Toutefois, par ses positions, il était facile de voir qu’elle devait poursuivre une opération très complexe, que les deux rassemblemens principaux visaient un objectif différent, l’un tendant vers les régions inférieures du Pô, paraissant destiné à tenter le passage du fleuve pour tourner les forteresses et l’armée autrichienne, l’autre faisant face au Mincio, tandis que les volontaires de Garibaldi, un moment disséminés aux deux extrémités de la péninsule, à Bari et à Come, devaient définitivement se porter sur le Tyrol. Cette situation devenait bien plus sensible le jour où, la Prusse donnant en Allemagne le signal de la lutte, l’armée italienne à son tour était obligée de prononcer ses mouvemens. C’est le 20 juin au matin que le général La Marmora adressait à l’archiduc Albert un manifeste de guerre dénonçant les hostilités sous trois jours, et en même temps tous les corps italiens s’ébranlaient. Tandis que Cialdini échelonnait ses sept divisions de Magnocavallo à Mesola, tout à fait dans le bas Pô, se transportant lui-même à Ferrare, Durando se portait à Cavriana à travers tous ces lieux sur lesquels semblait planer un souvenir de victoire, et amenait ses forces le long du Mincio, plaçant la division Pianelli à Dondino, d’où elle surveillait Peschiera, la division Cerale à Pozzolengo, la division Sirtori à Castellaro, la division Brignone à Volta. A la suite, c’était le 3e corps de della Rocca s’avançant du même pas et prolongeant la ligne par les divisions Bixio, Cugia, Govone et prince Humbert. Puis venait le 2e corps de Cucchiari, arrivant à Castelluchio, en face de Mantoue, et allant donner la main par la division Nunziante à l’extrême gauche de Cialdini. Enfin la division de cavalerie de Sonnaz s’avançait à Medole, suivant l’armée de près, et le quartier-général du roi se portait à Canneto, au centre et un peu en arrière de la ligne de marche. C’est à Canneto qu’eut lieu un dernier conseil.

On en était là le soir du 22 juin, quelques heures à peine avant l’action. Que la marche de l’armée italienne dût aboutir à une double attaque essayant de saisir l’ennemi des deux côtés en divisant ses forces, c’était bien clair, et il n’avait pas failli aux Autrichiens une extrême perspicacité pour pénétrer ce secret ; ils n’avaient nullement besoin des indiscrétions des journaux, indiscrétions qu’on paraissait redouter beaucoup au quartier-général italien. Il ne restait pas moins à savoir, entre les deux attaques, quelle devait être la principale, quelle devait être l’accessoire, comment l’une et l’autre pouvaient se combiner, de qu’elle façon elles allaient s’exécuter sur le terrain, — et ici commençait de se révéler ce qui devenait la faiblesse de l’armée italienne, ce que je résumerai d’un seul mot, l’inexpérience de la guerre, je veux dire l’inexpérience dans le maniement de ces grandes masses d’hommes poussées à l’action par une volonté unique.

Coordonner une immense et délicate opération de guerre, avoir une vue nette et sûre du but à poursuivre et des moyens de l’atteindre, prévoir les mouvemens de l’ennemi pour les combattre ou les déjouer, pousser en avant des corps considérables de façon qu’ils restent toujours liés, toujours prêts à se porter un mutuel secours au lieu de s’embarrasser ou d’être nuisibles les uns aux autres, tenir compte de tout, des conditions d’une marche militaire aussi bien que des accidens qui peuvent se produire ou des besoins des hommes, c’est une bien autre affaire que de mettre sur pied une armée nombreuse, brillante, pleine de bonne volonté et de feu, et la difficulté est bien plus grande encore lorsqu’il s’agit de conduire cette armée à l’assaut d’un pays merveilleusement disposé pour la défense, transformé en un vaste et redoutable camp retranché.

Qu’on se représente un instant d’abord le terrain devant lequel se présentait l’armée du roi le soir du 22 juin ; ce terrain, les généraux piémontais devaient le connaître, puisque c’est là qu’ils avaient combattu en 1848, qu’ils s’étaient retrouvés encore en 1859, au moment où la paix de Villafranca venait suspendre la marche de l’armée alliée. Ces noms de Pastrengo, de Custoza, de Sommacampagna, qu’ils allaient rencontrer de nouveau, leur rappelaient des succès ou des revers, viriles épreuves du passé. Le Mincio, en s’échappant du lac de Garde pour descendre vers le Pô, forme une première barrière, une ligne sinueuse, tourmentée, bordée sur les deux rives de hauteurs inégales, et dont Valeggio est à peu près le point central. A la droite extrême de cette ligne est Mantoue, au sein des lacs qui lui font une ceinture ; à l’extrémité opposée, sur la gauche, est Peschiera, étendant assez loin ses ouvrages avancés ; au fond de l’horizon est Vérone, la place forte maîtresse de l’Adige, achevant avec Legnago, la quatrième citadelle située plus bas, cet éternel quadrilatère qui a eu cette étrange fortune de ne pas tomber devant la force d’un assaillant. Sur la rive gauche du Mincio, à partir de Valeggio et en remontant vers Peschiera, se déploie un large massif montueux, accidenté, irrégulier, d’un côté suivant le cours du fleuve et le serrant souvent de près, de l’autre allant se perdre dans la plaine de Villafranca, puis se repliant par Custoza, Sommacampagna, Sona, Santa-Giustina, et tendant vers le haut Adige. Des hauteurs de Custoza ou de Sommacampagna, on aperçoit alternativement Villafranca, Vérone, se perdant dans les vapeurs avec son camp retranché, la verte plaine de l’Adige, la chaîne marbrée des Alpes.

Tout ce pays, qu’on pourrait se figurer comme un triangle dont les trois sommets seraient Valeggio, Peschiera et Sommacampagna, est un amas de collines souvent abruptes, coupées de vallons assez étendus parfois. Le seul cours d’eau est le Tione, qui serpente à travers les gorges entre Castelnovo, du côté de Peschiera, et Villafranca, sans jamais être un obstacle. Les maisons sont rares et isolées dans les plaines, plus nombreuses sur les hauteurs, où elles se groupent en gros bourgs et même en villages importans qui deviennent facilement de fortes positions militaires. Les routes qui sillonnent cette région se déroulent à travers une campagne cultivée, boisée, couverte de plantations qui gênent toutes les évolutions d’une armée, et entravent notamment à chaque pas la cavalerie ou l’artillerie. Dans son ensemble, cette contrée est singulièrement favorable à la défense, surtout pour un ennemi depuis longtemps accoutumé à étudier, à choisir ses positions de combat. C’est là le terrain que l’armée du roi devait aborder, si elle voulait agir sérieusement de ce côté, et où elle se préparait effectivement à s’engager le 23 juin en franchissant le Mincio sans rencontrer aucun obstacle.

A huit heures du matin, le mouvement commençait sur toute la ligne. Les Autrichiens n’avaient détruit aucun pont sur le Mincio et ne paraissaient même pas pour troubler l’armée italienne dans cette opération du passage d’un fleuve, toujours délicate. Le corps de Durando formait toujours l’extrême gauche dans cette marche en avant. Tandis que la division Pianelli avait l’ordre de rester sur la rive droite, en descendant seulement de Dondino sur Pozzolengo pour se rapprocher du Mincio sans cesser d’observer Peschiera, la division Cerale devait franchir le fleuve à Monzambano, porter ses têtes de colonnes sur les hauteurs de la rive gauche et les y établir fortement ; la division Sirtori avait mission de prendre le pont de Borghetto, d’occuper militairement Valeggio, et au besoin de mettre en état de défense ce point capital ; plus bas, Brignone devait effectuer son passage par les moulins de Volta et aller s’établir à peu de distance, à Pozzuolo. Le corps de della Rocca s’ébranlait de même. La division de cavalerie qui venait d’être attachée à ce corps passait la première par le pont de Goïto pour pousser des reconnaissances dans tous les sens et aller camper en avant dans la direction de Villafranca ; puis venait Bixio, chargé de prendre position derrière la cavalerie de Sonnaz, tandis que le prince Humbert allait s’établir à Roverbella, point central des communications entre Villafranca, Valeggio et Mantoue. Govone, passant à son tour, avait ordre de s’arrêter sur la route de Goïto à Mantoue. Enfin Cugia devait passer le Mincio plus haut, à Ferri, et camper derrière Bixio, à peu de distance de la division Brignone, du 1er corps, établie à Pozzuolo. Quant au corps de Cucchiari, il devait franchir la frontière près de Mantoue, pour porter au besoin le lendemain les divisions Longoni et Angioletti jusqu’à Goïto à l’appui du mouvement général. Le roi suivait le 3e corps et passa la nuit à Goïto.

Cette marche en avant, cette invasion s’accomplissait avec une certaine précision, d’autant plus facile, à vrai dire, que rien ne venait la troubler, et il eût bien mieux valu sans doute qu’elle eût été troublée, car alors le quartier-général italien ne serait pas resté jusqu’au bout dans une grande et dangereuse illusion. La plupart des divisions avaient atteint leurs positions respectives d’assez bonne heure dans l’après-midi du 23 ; mais quel était le sens définitif de cette opération qui commençait comme une promenade militaire ? Que se proposait sérieusement le général La Marmora en faisant ce premier pas au-delà du Mincio ? Les commandans des corps d’armée eux-mêmes paraissaient l’ignorer ; ils ne savaient pas, en un mot, s’ils étaient engagés dans un mouvement à fond ou dans une simple démonstration. Le soir du 23 seulement, ou même assez avant dans la nuit, les généraux apprirent que, quelques heures après, à l’aube du 24, l’armée, reprenant son élan et abordant ce massif montueux dont je parlais, devait se jeter sur la ligne de communication entre Peschiera et Vérone, — Cerale allant prendre position à Castelnovo, Sirtori à Santa-Giustina, Brignone à Sona, Cugia à Sommacampagna, Bixio à Gonfardine, Govone à Pozzo-Moreto, le prince Humbert à Villafranca. — Et ce qui dénotait une confiance bien étrange, c’est que ce mouvement offensif si prononcé était indiqué comme une marche ordinaire qui semblait ne devoir rencontrer aucune difficulté sérieuse. Or voilà justement le nœud de cette campagne de deux jours qui allait se résumer dans une déception cruelle pour l’Italie.

Il y a deux choses dans un plan de guerre : la conception et l’exécution. Aux yeux de bien des militaires, essayer de pénétrer de front dans l’intérieur du quadrilatère, c’était tenter une opération des plus risquées, dans laquelle Charles-Albert avait échoué en 1848, que l’armée française elle-même en 1859 n’avait pas voulu pousser à bout, et qu’on ne pouvait renouveler sans s’exposer à de cruels mécomptes, toujours possibles, en échange d’avantages peu décisifs, dans tous les cas lentement et chèrement conquis. C’était assaillir l’Autriche dans sa partie la plus robuste, là où elle est couverte par cette cuirasse de la double ligne du Mincio et de l’Adige, avec ses places fortes aux feux convergens, au milieu desquels il y avait à se mouvoir. Même dans le cas d’un premier succès qui aurait eu, il est vrai, une grande valeur morale, l’armée italienne se trouvait encore devant la seconde ligne de l’Adige et le puissant boulevard de Vérone, ayant à garder ses communications, à faire face aux retours que les places de Peschiera et de Mantoue permettaient à l’armée autrichienne sur la rive droite du Mincio. Le côté le plus vulnérable au contraire, le vrai point d’attaque, semblait être par le bas Pô. Ce système avait été étudié. Dans le seul discours, si je ne me trompe, qu’il ait prononcé au sénat, discours d’une éloquence virile et toute militaire, le général Cialdini indiquait, une année auparavant, cette éventualité comme une des raisons qui devaient déterminer à assurer fortement la position de Bologne. L’instinct public, qui n’est pas un grand stratégiste, mais qui souvent y voit clair, semblait attendre quelque coup décisif de ce côté.

Ce n’est pas que ce fût une œuvre facile, qui pût être accomplie au pas de course et sans péril. La première condition était d’abord de ne pas laisser la tête de pont de Borgoforte, sur le Pô, entre les mains des Autrichiens, qui par là pouvaient se jeter sur les derrières d’une armée d’opération. En outre le passage d’un fleuve tel que le Pô n’est jamais aisé en face d’un ennemi vigilant. Et, le Pô une fois passé, on se trouvait tout d’abord dans les rizières de Sanguinetto et des vallées véronaises, dans les campagnes marécageuses de la Polésine, c’est-à-dire sur un terrain où l’ennemi pouvait trouver les maladies pour complices ; mais, s’il y avait des difficultés à surmonter, ce n’était pas impossible avec une distribution de forces différente toutefois de celle qui existait, en d’autres termes, avec le gros de l’armée sur le Pô. Par ce côté, une victoire, outre son effet moral, devenait décisive ; les résultats les plus sérieux devaient être obtenus. On pouvait tourner les forteresses. Dans cette hypothèse, l’armée du Mincio, un peu réduite, mais puissante encore, devait agir comme auxiliaire du mouvement principal, manœuvrant au même instant de façon à attirer sur elle au moins une partie de l’armée active autrichienne, l’occupant par ses démonstrations sans engager sérieusement une bataille, jusqu’au moment où le passage de l’armée du Pô et un premier succès lui auraient permis de s’élancer à son tour et de se frayer un chemin.

Quelque chose de cela entrait sans doute dans le plan qu’on se proposait d’exécuter, et c’est le général La Marmora qui le dit lui-même dans son rapport. «… Le commandement suprême de l’armée avait eu la pensée de se jeter hardiment entre les places de Vérone, Peschiera et Mantoue, de les séparer l’une de l’autre et d’occuper entre la plaine de Villafranca et le système de collines de Valeggio, Sommacampagna et Castelnovo, une forte position qui, en appelant à soi l’attention de l’ennemi et de la plus grande partie de ses forces, favorisât le passage du bas Pô, qui devait être effectué par le de corps, alors concentré entre Bologne et Ferrare… » Mais dans ce plan, tenté d’ailleurs avec les forces les plus considérables, l’opération du Mincio restait évidemment la principale. L’armée du roi faisait plus qu’une démonstration dans son invasion de la rive gauche, dans sa marche en avant, alourdie par tout un attirail de bagages dont on se faisait suivre, et qui, en encombrant les routes, gênait toutes les évolutions. Enfin dans les combinaisons de cette entrée en campagne simultanée il y avait un calcul d’approximation qui pouvait devenir singulièrement dangereux. L’armée du roi franchissait le Mincio le 23 pour se remettre en marche dès le 24 au matin, tandis que l’armée de Cialdini ne devait passer le Pô que le 26. La première conséquence, c’est que deux ou trois jours étaient laissés à un ennemi qui pouvait sans doute ne point en profiter, mais qui, avec la liberté de ses mouvemens, la facilité de ses communications et une inspiration heureuse, pouvait très bien aussi essayer d’aller chercher un succès vers le Mincio pour revenir faire face à Cialdini.

Ce n’est pas tout : le quartier-général italien vivait dans une illusion singulière que favorisaient des apparences spécieuses, et qui l’enhardissait peut-être dans son entreprise. Il était persuadé qu’on ne devait pas rencontrer l’ennemi, au moins au premier moment, et qu’on aurait le temps d’arriver sur la ligne qu’il se proposait d’atteindre. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il avait appris, lui indiquait que les Autrichiens, renonçant à défendre le terrain entre le Mincio et l’Adige, restaient immobiles à l’abri du dernier de ces fleuves. Quelques reconnaissances, dirigées toutefois d’un seul côté, vers Villafranca, n’avaient aperçu que des patrouilles légères de cavalerie se repliant sur Vérone. On en concluait qu’on avait devant soi l’espace libre. C’était vrai effectivement le 23 ; il n’y avait que la division de réserve autrichienne laissée plus haut entre le lac de Garde et l’Adige, à Pastrengo, et si l’armée italienne se fût portée rapidement dès ce jour-là sur les points qu’elle devait essayer d’atteindre le lendemain, elle les aurait trouvés inoccupés ou bien peu défendus. Ce n’était plus vrai le matin du 24. Qu’était-il arrivé ? L’armée autrichienne n’avait pas quitté sans doute à la première sommation de guerre les positions qu’elle occupait entre Vérone, Vicence et Padoue. Elle ne s’était nullement hâtée dès les premiers jours de sortir de cette attitude défensive que la politique lui imposait peut-être, mais qui devenait aussi une prudente et habile tactique inspirée par un sentiment juste des circonstances. De cette façon, l’archiduc Albert, avec son corps d’opérations tout entier sous la main, laissait les Italiens dessiner leurs mouvemens, et restait maître de se porter là où l’orage serait le plus menaçant ; avec l’avantage de pouvoir tirer parti des fautes ou des témérités de ses adversaires. C’était une nécessité de sa situation entre deux feux, et ce qui était une nécessité pour lui pouvait être un grand piège pour les Italiens. Le 23 dans l’après-midi, il apprenait le passage du Mincio par l’armée du roi ; d’un autre côté, il était immédiatement informé que rien ne s’agitait encore sur le Pô, et, comme le passage d’un tel fleuve ne se fait pas sans préparatifs, sans mouvemens, il était facile de supposer qu’on pouvait avoir au moins deux ou trois jours devant soi. Dès lors la résolution de l’archiduc Albert était prise avec une habile promptitude. Laissant un rideau de sept ou huit mille hommes entre le Pô et l’Adige, en face de Cialdini, il se tournait vers La Marmora, portant toutes ses forces à la rencontre de l’armée du roi. La nuit suffisait pour cette opération, vu les faibles distances qu’il y avait à parcourir.

A l’aube du 24, l’armée autrichienne devait occuper toute cette ligne sur laquelle les divisions italiennes se préparaient à marcher. La division de réserve de Rupprecht, descendant de Pastrengo à Castelnovo, avait ordre de s’avancer sur la route de Valeggio dans la direction d’Oliosi et de Salionze, formant l’extrême droite. A côté, le 5e corps de Lichtenstein, porté à Sona, devait s’avancer jusqu’à San-Rocco-di-Palazzolo avec deux de ses brigades, appuyant avec la troisième la division Rupprecht. Le 9e corps, celui de Hartung, prenait possession de Sommacampagna, poussant une de ses brigades sur Custoza. En arrière, le 7e corps, celui de Maroicic, formait une sorte de réserve générale remplissant successivement les vides laissés par les deux autres corps. A l’extrême gauche, la brigade de cavalerie légère, grossie de huit nouveaux escadrons et conduite par le général Pultz, était chargée de menacer Villafranca. Toutes les mesures de l’archiduc Albert étaient prises d’ailleurs avec une singulière prévoyance. En cas de revers, il s’était ménagé des moyens de retraite en jetant des ponts sur l’Adige. Tous les gros bagages avaient été laissés en arrière pour ne point gêner les mouvemens de l’armée. Le soir du 23, on avait fait de larges distributions de vivres, de café, d’eau-de-vie, aux soldats pour qu’ils pussent supporter les fatigues qu’il était facile de prévoir. Ces quelques heures avaient été bien employées, puisqu’elles avaient pour résultat d’amener sur un terrain supérieurement choisi près de 80,000 hommes dans les meilleures conditions de combat.

Voilà ce que les Italiens ne savaient pas dans la nuit du 23 au 24, ce qu’ils ignoraient encore le matin, et ce qu’ils n’allaient apprendre qu’en se heurtant contre l’ennemi. Il y avait une telle sécurité ou un tel oubli que nul n’eut l’idée de faire explorer le terrain sur lequel on allait s’engager, et ici ce n’était pas seulement l’affaire du commandement général. Il n’y eut d’autres reconnaissances que celles qui avaient été faites la veille dans la plaine du côté de Villafranca. Ainsi, faute de précision dans des mouvemens qui ne pouvaient être efficaces que par leur simultanéité, l’armée du Mincio laissait aux Autrichiens assez de temps pour venir gagner peut-être sur elle une bataille et se retourner ensuite contre Cialdini ; faute de vigilance, elle les avait déjà devant elle qu’elle ne s’en doutait même pas, s’abandonnant à cette persuasion chimérique, que ce qui était vrai le 23 ne pouvait manquer de l’être le 24 : de telle sorte que les Italiens allaient renouveler avec moins de raison et surtout moins de succès ce qui était arrivé à Solferino, où l’armée alliée et l’armée autrichienne se heurtaient sans le savoir. Nos bons Italiens, quoi qu’ils en disent, auraient eu encore besoin ce jour-là d’un coup de main de ceux qui à pareille heure, sept ans auparavant, les avaient gaîment et virilement aidés à avoir leur San-Martino à côté de notre Solferino.

Cette journée commençait donc par une confiance bien étrange en face de l’Inconnu, confiance qui pouvait être une force chez ces jeunes soldats impatiens de combattre, mais qui, de la part des chefs chargés de les conduire, ne laissait pas d’être inquiétante. La vérité est que ce vague, cet à peu près, faiblesse de la conception première, se reflétait dans les instructions de la journée, qui recommandaient bien sans doute de « marcher avec toutes les précautions nécessaires devant l’ennemi, » mais qui semblaient conçues comme si on ne devait pas rencontrer cet ennemi et ne précisaient rien, laissant les commandans de divisions à eux-mêmes dans le cas d’un choc qu’on ne prévoyait pas. Chaque général, ai-je dit, avait son ordre de marche, qu’il suffit de rapprocher du mouvement en sens inverse des Autrichiens pour pressentir ce qui allait inévitablement arriver. Cerale, débouchant par Monzambano, devait, à travers les hauteurs qu’il avait devant lui, gagner directement la route de Valeggio à Castelnovo, pour s’avancer vers ce dernier point en passant par Oliosi. Sirtori, campé à Valeggio depuis la veille, devait se mettre en mouvement vers la même heure, quitter la route de Castelnovo presque au sortir de Valeggio, et, prenant un chemin de traverse, se porter sur Santa-Giustina par San-Rocco-di-Palazzolo et San-Giorgio-in-Salice. Brignone, ayant plus de chemin à faire pour gagner la ligne de marche, partait de Pozzuolo à trois heures et demie du matin, et, contournant Valeggio, avait sa direction sur Sona par Custoza. Cugia et Govone, plus éloignés encore, devaient s’ébranler aux mêmes heures pour aller remplir l’espace entre Sommacampagna et Villafranca, tandis que le prince Humbert et Bixio se portaient sur ce dernier point, faisant, face à Vérone et ayant sur leurs derrières, à Mozzecane, la division de cavalerie de Sonnaz. De cette façon, entre trois et quatre heures du matin, l’armée italienne tout entière, sauf le 2e corps, laissé autour de Mantoue, entrait en mouvement, les deux divisions Cerale et Sirtori, du 1er corps, formant la gauche sur les hauteurs, les divisions prince Humbert et Bixio, du 3e corps, formant l’extrême droite vers Villafranca, Brignone marchant au milieu, bientôt suivi de Cugia et Govone. Custoza apparaissait bien ainsi comme le point central de ce grand déploiement.

C’eût été fort bien, si cette ligne assez étendue n’avait eu en face d’elle une force de près de 80,000 hommes concentrée sur un espace de 7 ou 8 kilomètres, justement dans les positions qu’on voulait atteindre, si l’inégalité des distances que les corps avaient à parcourir n’avait laissé place à quelque incohérence, si enfin les contre-temps n’étaient venus ; mais ces contre-temps ne tardaient pas à se produire, ils se multipliaient, et le premier de tous était l’encombrement des routes, obstruées d’une immensité de bagages. Chaque général traînait avec lui son pesant attirail, chose d’autant plus dangereuse qu’aux équipages militaires se joignaient des trains bourgeois, toujours prompts aux paniques et aux débandades. Seul, le général Brignone, guidé par son instinct, ne pouvant se résoudre à croire que l’armée autrichienne fût aussi loin qu’on se plaisait à le dire et livrât sans combat des positions si fortes, Brignone profitait du vague de ses instructions, qui ne prescrivaient rien à ce sujet, pour laisser tous ses gros bagages sur la rive droite du Mincio, avec laquelle on restait toujours en communication. En outre de la précipitation et du trouble de ces premiers mouvemens il résultait que toutes les divisions n’eurent pas leurs distributions, et quelques-unes allaient combattre pendant toute la journée sous une chaleur accablante sans avoir mangé.

Ce n’est pas tout : au moment même du départ, des contretemps bien plus graves survenaient à la gauche de l’armée. Cerale, en débouchant de Monzambano, avait appris qu’il ne pouvait suivre le chemin ordinaire conduisant directement à la route de Valeggio à Castelnovo sans passer sous le feu d’un des ouvrages avancés de Peschiera. Le chef de son avant-garde, le général de Villarey, avait trouvé, il est vrai, à peu de distance, un autre passage à peu près direct à travers les hauteurs, et dès quatre heures du matin il était à son poste, auprès du chemin sur lequel la division avait l’ordre de déboucher. Le général Cerale jugea peut-être ce passage trop difficile ou ignora d’abord la direction qu’avait prise le général de Villarey, et il crut tout simple de redescendre jusqu’à Valeggio pour remonter de là par la route large et facile de Castelnovo. Ce vieux soldat piémontais, de simple tambour devenu général par cinquante ans de service, plein de bravoure, connu dans l’armée pour sa ponctualité, mais ayant plus de courage que de tête, Cerale, pour la première fois peut-être de sa vie, prenait le droit d’interpréter un ordre, et il choisissait une heure étrangement critique. Cette erreur ne pouvait aboutir qu’à doubler la distance qu’il avait à parcourir. Arrivé à Valeggio, il tomba sur la queue de la division Sirtori, qui défilait à peine. Il perdit deux heures, et encore fallut-il qu’on lui fît une place en suspendant la marche des bagages. Sirtori, de son côté, éprouvait à ce même instant une déconvenue d’un autre genre, qui n’était pas moins dangereuse. Par un accident au moins bizarre, son avant-garde, aux ordres du général de Villahermosa, en quittant Valeggio, était trompée par un faux renseignement, et au lieu de tourner à droite, comme elle le devait, pour gagner directement San-Rocco-di-Palazzolo par Viacava, elle continuait à s’avancer sur la route de Castelnovo, tandis que le gros de la division, qui la suivait, prenait son vrai chemin. Il en résultait que sur cette route de Castelnovo Cerale allait avoir deux avant-gardes, celle de Villarey, qui l’attendait, plus celle de Villahermosa, qui s’était trompée, et que Sirtori n’en avait plus aucune.

Comment un pareil fait pouvait-il se produire ? Une erreur était sans doute possible un moment. Il ne reste pas moins étrange que l’erreur ait pu se prolonger assez pour devenir irréparable, qu’une avant-garde ait pu marcher à si peu d’intervalle sans savoir si elle était suivie par le gros de sa division, qu’une division à son tour ait pu continuer son chemin sans savoir si elle était précédée de son avant-garde, et si je relève cette circonstance, c’est qu’elle allait avoir une importance décisive, c’est que de plus ce ne fut pas un fait unique dans une journée où des divisions combattirent à 2 ou 3 kilomètres de distance, presque sans rapports entre elles, à peu près sans rapports avec le quartier-général, réduites le plus souvent à ne juger de leur situation réciproque que par les mouvemens et l’intensité des feux. Ainsi à la gauche de l’armée la journée ne laissait pas de commencer avec un certain trouble. Les deux divisions en marche avaient de la peine à se débrouiller. Il était cinq heures du matin.

Pendant ce temps, le premier bruit du canon retentissait tout à coup à l’extrême droite, vers Villafranca. Que se passait-il de ce côté ? Le prince Humbert, avec la 16e division, marchant en tête du mouvement du 3e corps, était arrivé à Villafranca, qu’il avait un peu dépassée, disposant ses forces sur la route de Vérone, deux bataillons de bersaglieri en avant, la brigade de Parme formée en bataille un peu en arrière, et la seconde brigade de la division adossée au village. Il avait envoyé aussitôt en exploration quelques chevau-légers d’Alexandrie, et ces cavaliers avaient fait tout au plus 2 kilomètres, qu’ils se voyaient assaillis à l’improviste par l’ennemi auquel ils avaient de la peine à échapper. C’était la cavalerie de Pultz qui accourait sur les têtes de colonnes italiennes. Le prince Humbert n’avait que le temps de prendre ses dispositions de combat, de former en carré ses bataillons de la brigade de Parme, et de se jeter au milieu de l’un d’eux, — un bataillon du 49e régiment, — attendant de pied ferme, avec une vigueur digne de son sang, le choc ennemi. A une petite distance, un feu violent d’artillerie et de mousqueterie arrêtait net la charge impétueuse de Pultz, qui était obligé de reculer en désordre, laissant le terrain couvert de morts et de blessés, et au même instant deux escadrons d’Alexandrie aux ordres du colonel Strada s’élançaient sur les hulans autrichiens, qu’ils reconduisaient en les sabrant. La charge recommençait bientôt et n’était pas plus heureuse. Les Italiens, animés par leur jeune chef, gardaient la plus ferme contenance. Au bruit du canon, Bixio, qui était en marche, accourait intrépidement, allait se placer à la gauche du prince Humbert, formait également en carré les bataillons d’une de ses brigades, et il était à peine en position qu’il se voyait à son tour assailli par la cavalerie autrichienne sans lui laisser prendre plus d’avantages. Les charges se multipliaient et venaient toujours se briser contre les lignes italiennes. Cette lutte violente durait une heure et demie, et coûtait des pertes considérables à la cavalerie de Pultz, qui de fait se trouva dès ce moment à peu près hors de combat pour lai journée, et ne reparut plus que le soir. Le résultat eût été plus grand encore, si la cavalerie de Sonnaz, appelée à propos, eût pu achever le succès des bataillons du prince Humbert et de Bixio.

Cela n’avait sans doute rien d’extraordinaire que deux divisions tinssent tête aux cavaliers autrichiens ; ce n’était pas moins une heureuse entrée en campagne et dans cette première rencontre il y avait comme une révélation virile. Par une curieuse combinaison, ce bataillon, au sein duquel s’était jeté le prince Humbert, et qui le premier montrait sa fermeté sous le feu, ce bataillon semblait une image de l’Italie nouvelle. Toutes les provinces se trouvaient représentées dans ses rangs. Il y avait 88 soldats du Piémont, 48 de Lombardie, 21 de l’Ombrie et des Marches, 54 de Parme, 6 Toscans, 85 Romagnols, 97 Napolitains, 29 Siciliens, 9 émigrés vénitiens. L’unité nationale se scellait et s’attestait sous la charge autrichienne. Ce combat heureux s’était engagé un peu après cinq heures ; il durait encore, quoique touchant à sa fin, vers six heures et demie, et déjà de proche en proche le feu s’allumait sur toute la ligne ; déjà commençait cette bataille disséminée qui a reçu son nom du lieu même où elle aurait pu devenir une victoire, mais qui en réalité s’agitait sur trois points principaux, avec des chances inégales, au milieu d’épisodes multipliés, brillans ou douloureux.

Ce n’était pas malheureusement partout comme à Villafranca. Pour les trois divisions du 1er corps engagées au même instant ou à peu d’intervalle, la fortune ne se montrait pas aussi favorable. Il est vrai que ces divisions avaient devant elles des forces bien autrement imposantes, à peu près toute l’armée autrichienne venant disputer les positions qu’on prétendait aborder, et deux d’entre elles au moins n’étaient pas dans les meilleures conditions de marche pour aller au-devant d’un choc. La première qui rencontra l’ennemi fut celle de Sirtori. Sirtori, disais-je, en quittant Valeggio avait perdu son avant-garde ; il ne le savait même pas, ou il savait tout au plus qu’elle était égarée, et il s’avançait tranquillement sur le chemin intermédiaire qui lui avait été assigné. A six heures et demie, il atteignait le Tione, profondément encaissé en cet endroit et dominé des deux côtés par des crêtes tournantes, dont l’une, sur la rive droite, est celle de Sainte-Lucie, qu’il ne faut pas confondre, comme on le fit à cette époque, avec Sainte-Lucie devant Vérone. Arrivé là, Sirtori, marchant en tête de sa division, dépassait le Tione et gravissait les premières pentes, qui, avant de se dérouler vers Capellino et San-Rocco-di-Palazzolo, passent sous une ferme dite la Pernisa, lorsqu’il se voyait tout à coup salué par une vive fusillade. Il avait encore si peu de méfiance qu’au premier moment il crut à une erreur de son avant-garde, qui se retrouvait devant lui, et il s’avança faisant des signes d’intelligence, défendant aux siens de tirer, envoyant en même temps deux officiers pour faire cesser le feu. La méprise ne pouvait durer longtemps. Sirtori avait affaire aux avant-postes de 5e corps de l’armée autrichienne, venant de San-Rocco-di-Palazzolo et occupant déjà les hauteurs de Capellino, couvertes de son artillerie. C’était une épreuve critique pour ce vaillant homme, devenu général après avoir été prêtre, puis chef de volontaires, connu d’ailleurs pour son énergie dans la défense de Venise en 1849, et placé tout à coup avec sa division en face de forces supérieures. Surpris en marche, privé d’une partie de ses troupes, menacé par les batteries autrichiennes qui le dominaient et auxquelles il n’avait à opposer qu’une artillerie fort inégale, ne sachant rien d’un autre côté des autres divisions de l’armée, Sirtori, à ce qu’il semble, n’aurait eu qu’à se replier avec toutes ses forces sur la rive droite du Tione, où il pouvait tenir avec avantage en attendant de voir plus clair, d’être mieux informé et de pouvoir reprendre une offensive efficace. Il ne voulut pas reculer, et, disposant la première ligne de ses forces autour de la Pernisa, tandis que la seconde ligne restait encore de l’autre côte de la rivière, il accepta le combat.

Cette résolution était une inspiration de courage ; mais Sirtori avait évidemment l’infériorité des forces et des positions. Il acceptait le combat ayant à dos une petite rivière aux abords difficiles, tandis que les Autrichiens le couvraient de feu du haut de Capellino et tendaient à le déborder. Il n’aurait eu peut-être qu’un moyen de se tirer d’affaire, c’eût été de rassembler toutes ses forces et de se porter en avant à l’assaut des positions ennemies. Il ne se crut pas en état de tenter une telle aventure. Le général Sirtori payait chèrement à cette heure l’erreur de son avant-garde, qui ne lui aurait pas seulement épargné une surprise, qui eût été pour lui une force précieuse de plus dans la situation difficile où il se trouvait. Il l’avait bien compris, et dès le commencement du combat il avait essayé de rappeler à lui cette force errante, il avait expédié des officiers à la recherche du général de Villahermosa ; mais au moment où il reçût cet appel, Villahermosa lui-même était déjà de son côté aux prises avec l’ennemi sur une autre route ; il ne pouvait accomplir le mouvement qu’on lui demandait, de telle sorte que Sirtori, dans l’impossibilité d’aller en avant, se trouvait réduit à défendre son terrain. Il ne se battait pas moins pendant quatre heures avec le 19e et le 20e régiment, qu’il avait portés à gauche et à droite de la Pernisa, et aussi avec les chevau-légers de Lucques, qui, sous les ordres du major Colli de Felizzano, — un vieux nom piémontais, — servirent plus d’une fois à dégager les bataillons compromis. Il continuait à opposer la plus vigoureuse contenance lorsqu’une attaque plus décisive des Autrichiens mettait en désordre deux bataillons du 19e régiment qui, dans la crainte d’être tournés, se rejetaient un peu confusément au-delà du Tione, tandis que deux bataillons du 20e se repliaient vers Sainte-Lucie, et Sirtori se voyait obligé de faire en plein combat ce qu’il n’avait pas voulu faire au début, c’est-à-dire de repasser le Tione, laissant derrière lui trois pièces d’artillerie qu’on ne put sauver dans la précipitation de ce mouvement de retraite, — à demi vaincu, mais nullement découragé et prêt à recommencer. Il était dix heures et demie du matin, et ici commençait de se réaliser ce que je disais : Sirtori combattait à 2 kilomètres de la route de Castelnovo, à 3 ou il kilomètres au plus de Custoza, et il ignorait ce qui se passait à ses côtés, comme du reste on ignorait ce qu’il devenait lui-même.

Ce qui se passait à la gauche de l’armée était bien simple. Les conséquences de la double erreur qui avait été commise se déroulaient avec une désastreuse logique. Villahermosa, s’enfonçant sur cette route de Castelnovo, qui court à travers une série de hauteurs, le Monte-Vento, Oliosi, le Monte-Cricol, Mongabia, Fenile, — Villahermosa dépassait le général de Villarey, qui attendait lui-même le gros de sa division, et le général Cerale se débrouillait péniblement à Valeggio, qu’il ne quittait qu’après six heures. Or à ce même instant Villahermosa, approchant d’Oliosi, avait déjà rencontré l’ennemi : c’était la division de Rupprecht, appuyée par la brigade de Piret du 5e corps de l’armée autrichienne, détachée de San-Rocco-di-Palazzolo. Villahermosa, sans se laisser intimider, entrait en action et disputait avec des chances assez inégales les hauteurs voisines de la route. Cerale apprit cet engagement en débouchant des défilés du Monte-Vento. Il avait au moins l’avantage de n’être point surpris. Il aurait bien pu, lui aussi, essayer de se reconnaître, communiquer avec Sirtori en informant le chef de son corps d’armée ; mais, soit qu’il ne crût pas encore à une résistance sérieuse, soit qu’il fût un de ces hommes à qui le péril ôte la réflexion pour ne leur laisser que l’entraînement du courage, Cerale n’avait plus qu’une idée, aller tête baissée se frayer à tout prix un chemin vers Castelnovo sans s’inquiéter de rien, — et il avançait, poussant devant lui le général de Villarey, qui à son tour rejoignait Villahermosa, déjà fort menacé par le déploiement des forces autrichiennes.

Arrivé à Oliosi, il ne pouvait méconnaître la gravité de la situation en voyant les feux ennemis se multiplier. Il ne continuait pas moins à marcher en tête de ses troupes, avec plus d’intrépidité que de prudence, ayant à ses côtés le général Dho, commandant de la brigade de Forli, lorsque tout à coup d’un chemin couvert débouchait une colonne autrichienne d’infanterie et de cavalerie. Un moment encore, et l’état-major italien était pris. Une escorte de guides put à peine le couvrir, animée au combat par le général Dho, qui reçut trois coups de lance. En même temps apparaissait sur la droite une autre brigade autrichienne, celle de Piret. Ce qui en résulta, ce fut un mouvement subit de retraite qui se communiqua à la colonne italienne tout entière et dégénéra bientôt en confusion, les bataillons se rejetant les uns sur les autres, les soldats se débandant de toutes parts. Le malheureux Cerale, l’épée à la main au milieu du feu, essayait vainement de raffermi !: sa colonne et de ramener ses hommes ; il tombait atteint d’une dangereuse blessure. Le général Villarey à son tour s’efforçait de rétablir le combat, et au moment où il se jetait en avant il était mortellement frappé auprès de son fils, qui lui servait d’aide-de-camp.

En un instant, les trois généraux de division se trouvaient hors de combat. Le colonel Dezza restait le commandant de cette malheureuse colonne, dont il rassemblait intrépidement les tronçons pour tenir encore l’ennemi en respect. Tout ce qu’il pouvait tenter évidemment, c’était de se défendre en se repliant et de retarder la marche des Autrichiens. En apparence, le désordre était grand sans doute ; cette infortunée division avait été la victime d’une de ces paniques auxquelles sont exposées toutes les armées. Malgré tout cependant, même dans cette confusion, ce n’est pas le courage qui manquait. Parmi ces soldats débandés, beaucoup, réunis par groupes, s’étaient dispersés dans les fermes, multipliant la résistance, fatiguant les Autrichiens, et plus d’un de ces obscurs combats révélait une trempe de cœur digne d’une meilleure fortune ; je n’en veux citer qu’un exemple. Dix officiers et trente hommes du 44e régiment avec le drapeau s’étaient réfugiés dans une ferme isolée après en avoir délogé des chasseurs ennemis. Pendant deux heures, ils résistèrent à des assauts répétés qui les décimaient ; les Autrichiens finirent par mettre le feu à la maison. Quand ces braves gens se virent menacés des flammes, avant de se rendre ils mirent leur drapeau en morceaux qu’ils se partagèrent en s’engageant à rapporter fidèlement ces précieuses reliques le jour où ils seraient rendus à la liberté, et cet engagement a été tenu. Quatre mois après, sur la place Saint-Marc, à Venise, le général de Revel, aujourd’hui ministre de la guerre, rendait au 44e régiment cette bannière en morceaux, ingénieusement sauvée après avoir été virilement défendue. Ceux qui faisaient cela étaient évidemment des soldats ; mais enfin ces actes obscurs et isolés n’empêchaient pas que cette échauffourée, où venaient de tomber Cerale, Villarey et Dho, n’eût pour conséquence de rejeter cette division si durement éprouvée jusqu’aux défilés du Monte-Vento, justement à l’heure où un peu plus loin Sirtori était refoulé de son côté.

Que faisait à son tour Brignone, le troisième divisionnaire du 1er corps ? Celui-ci, prudent et aussi habile que ferme, ne commettait pas les mêmes fautes, quoiqu’il allât au-devant des mêmes malheurs. Il était parti à la première heure du jour. Le bruit du canon d’Oliosi et de la Pernisa, qu’il entendit en passant sous Valeggio, ne pouvait que le confirmer dans son idée d’une rencontre inévitable, et lui faisait hâter le pas. Désormais il ne doutait plus que les Autrichiens ne se présentassent en force sur un vaste front, et dans sa pensée l’essentiel pour lui plus que jamais était de devancer l’ennemi sur les hauteurs de Custoza, pour pouvoir de là gagner le point extrême assigné à sa marche, Sona. Custoza apparaissait comme la clé de cette bataille indistincte qui s’annonçait. Par sa position en effet, Custoza peut être considéré comme le sommet de deux systèmes de hauteurs, l’un formé par Monte-Torre et Monte-Croce, l’autre courant dans la direction de Sommacampagna par le Belvédère, la Bagolina, Monte-Godio, la Berettara, et constituant une série de positions qui ont été plus d’une fois le théâtre de sanglans combats. Entre les deux systèmes se prolonge une vallée où se déroule la route qui va par Staffalo à Sommacampagna. Ici comme partout du reste, le sol est couvert d’arbres, de plantations, de vignes, et de colline en colline apparaissent des maisons, le palazzo Maffei, le palazzo Baffi. Brignone se hâtait donc vers ces régions, qui avaient l’avantage de le mettre en état de tenir tête à l’ennemi, de le relier au mouvement du reste de l’armée sur la gauche, et de fermer l’espace entre le 1er et le 3e corps. A sept heures du matin, il gravissait les premières pentes lorsqu’il était rejoint par le général La Marmora, que la canonnade matinale de Villafranca avait attiré, et qui se chargea lui-même de fixer les positions que la division Brignone devait prendre sans plus de retard. Dans sa préoccupation de ce qui venait d’arriver à Villafranca et de ce qui pouvait se renouveler, n’ayant peut-être aussi que des données assez vagues sur ce qui se passait à la gauche de l’armée, La Marmora n’eut qu’une pensée, faire face à Villafranca. Une partie des forces de Brignone fut donc portée sur Monte-Torre et Monte-Croce, qui dominaient la plaine, mais qui à leur tour étaient dominés par Monte-Godio, la Berettara. La brigade des grenadiers de Lombardie, à la tête de laquelle était le duc d’Aoste, fut laissée sur la route encaissée qui passe entre Custoza et Monte-Torre en se dirigeant vers Staffalo.

Ces dispositions avaient par malheur un double inconvénient qui allait bientôt se faire sentir. En laissant libres les hauteurs de Custoza même, de Belvédère, elles ouvraient un espace par où les Autrichiens pouvaient s’avancer en coupant toute communication avec le reste du 1er corps d’armée, et en même temps elle plaçait la division Brignone sous les feux qui pouvaient la dominer. C’est ce qui ne manquait pas d’arriver. Brignone était à peine en position sur ces deux cimes nues et abruptes de Monte-Croce et de Monte-Torre qu’il se voyait criblé de feux meurtriers partant de divers points. C’était le 9e corps autrichien de Hartung qui se démasquait et entrait en action, appuyé sur Sommacampagna, dessinant ses attaques sur tous les points, sur Monte-Croce, sur la vallée de Staffalo en même temps que sur les hauteurs inoccupées conduisant à Custoza. En peu de temps, les grenadiers de Sardaigne, décimés par le feu à Monte-Croce, se voyaient assaillis à plusieurs reprises par l’ennemi, qu’ils repoussaient sans cesse en s’affaiblissant eux-mêmes, et la situation devenait menaçante. Brignone n’avait pas tardé à voir le danger, et, réparant l’erreur qui avait été commise, il voulut, avec les grenadiers de Lombardie laissés en réserve, s’emparer des hauteurs du Belvédère. Les grenadiers en effet prirent plusieurs fois et reperdirent ces positions. C’est là que le prince Amédée, à la tête de ses soldats, recevait une blessure à la poitrine, et peu après le général Gozzani était à son tour mis hors de combat. Il ne restait plus à la brigade de Lombardie qu’à se replier sur Custoza, dont elle s’emparait cette fois, mais qu’elle perdit encore après un combat acharné. La conséquence pour Brignone était la pénible nécessité de la retraite. Il se replia après un combat de quatre heures où il avait perdu 67 officiers, plus de 600 soldats, — et ici encore on ne touchait qu’à dix heures du matin. Brignone avait quitté le dernier Monte-Croce, où il s’était tenu pendant toute la lutte au milieu du feu, et au moment où il se repliait il voyait déjà paraître les têtes de colonne de Cugia, que sa division, décimée et exténuée, ne pouvait plus seconder utilement, mais à qui il laissait quelques bataillons sous les ordres du colonel Boni, tenant tête à l’ennemi en couvrant la retraite.

De toutes parts donc, excepté à Villafranca, cette première entrée en action n’avait pas été heureuse et de douloureux pressentimens, on le conçoit, durent agiter le quartier-général. A dix heures et demie du matin, tout semblait perdu, si bien que le général La Marmora, ramenant le roi, qui pendant tout le combat était resté auprès de Custoza, s’occupait déjà d’aller préparer la retraité sur Goïto. Et cependant rien n’était perdu. Deux heures après, sur la ligne entière, tout semblait au contraire avoir pris une face nouvelle. Sirtori d’abord avait eu dans son revers le mérite de rester inaccessible au découragement. Réparant par son énergie les mauvaises chances de sa marche ou de sa tactique, il avait réorganisé ses troupes, s’était assis fortement sur la rive droite du Tione, dans le dessein d’arrêter l’ennemi, et, profitant d’un moment où les Autrichiens paraissaient hésiter, il avait repris une offensive hardie. En peu d’instans, il avait réussi à regagner les positions de la Pernisa, où il se défendait vigoureusement en attendant de pouvoir pousser plus loin un succès qu’il ne croyait pas au-dessus de ses efforts. Tout semblait donc rétabli sur ce point, et, si on n’avançait pas précisément, on avait reconquis le terrain perdu. A l’extrême gauche, le chef du 1er corps d’armée, le général Durando, qui avait passé la matinée à Valeggio sans rien savoir encore, était parti vers huit heures, et lui aussi, il avait appris aux défilés du Monte-Vento l’engagement, mieux encore le désastre de Cerale.

Durando avait eu la pensée prévoyante et heureuse de se faire une réserve qu’il amenait avec lui. Sans doute, en prenant un bataillon à chacune de ses divisions, il les avait affaiblies, et en choisissant principalement des bersaglieri, il avait composé cette réserve d’une troupe mieux faite, surtout dans ces pays boisés, pour combattre en avant que pour former une réserve. Ce n’était pas moins, dans un pareil moment, une force précieuse qui pouvait devenir un moyen de salut. Attristé par les nouvelles qui se succédaient, saisi par le spectacle des fuyards, rares d’abord, puis nombreux et effarés, qui se précipitaient, Durando s’était arrêté, faisant avancer sa réserve, recueillant les troupes de Cerale ou de Villabermosa qui se repliaient pêle-mêle, portant son artillerie sur le Monte-Vento, d’où elle pouvait dominer le pays, et se disposant à montrer à l’ennemi qu’il n’était pas au bout de sa victoire. Il ne pouvait faire rien de mieux, et son attitude eut tout au moins pour effet de remettre un certain ordre dans l’action en suspendant quelque peu le progrès des Autrichiens. Du haut du Monte-Vento particulièrement, le colonel Bonelli soutenait contre les coteaux d’Oliosi, occupés par des batteries impériales, un combat d’artillerie qui n’était pas au désavantage des Italiens ; mais une circonstance bien autrement décisive venait en aidé à cette malheureuse aile gauche de l’armée.

La division Pianelli, on l’a vu, était restée sur la rive droite du Mincio en se rapprochant du fleuve, à Monzambano, d’où elle pouvait surveiller ces événemens auxquels elle ne paraissait pas destinée à prendre part. Dès le matin, au bruit du canon, Pianelli n’avait pas tardé à démêler que quelque chose de grave devait se passer sur la route de Castelnovo, et après avoir appelé une partie de ses troupes de Pozzolengo, n’ayant d’ailleurs ni ordres ni nouvelles, il était accouru d’instinct, envoyant quelques bataillons avec le colonel Pasi dans la direction du feu, et se portant lui-même sur une hauteur pour apprécier la situation. Il n’avait pas hésité alors à s’engager plus vivement et à faire venir des forces nouvelles. Cette intervention était d’autant plus opportune que les Autrichiens, s’avançant par la route de Salionze, plus rapprochée du Mincio, en même temps que par la route d’Oliosi, menaçaient déjà de couper les communications par le pont de Monzambano et de tourner toutes les positions italiennes.. Heureusement Pianelli avait en peu d’instans si bien pris ses dispositions sur les hauteurs voisines de Monzambano, garnies d’artillerie, et sur la rive gauche du Mincio, que, si les Autrichiens cherchaient à gagner du terrain, ils risquaient d’être pris entre deux ou trois feux, et c’est ce qui allait effectivement arriver bientôt. Un bataillon de chasseurs autrichiens arrivant du côté de Salionze tomba dans ce guêpier, ne pouvant plus avancer ni reculer, renvoyé de l’un à l’autre, et finit par être pris tout entier. Par cette initiative aussi hardie qu’intelligente, Pianelli avait peut-être sauvé la gauche de l’armée d’un désastre ; dans tous les cas, il avait brusquement arrêté la marche des Autrichiens.

Autour de Custoza même, la face des choses était redevenue plus favorable encore. Au moment où Brignone avait quitté le champ de bataille, Cugia et Govone se montraient à peine après une marche commencée à deux heures et demie du matin, et embarrassée par ces éternels bagages qu’on retrouvait partout. Ils arrivaient trop tard pour épargner à Brignone l’amertume d’une retraite forcée. Telle était cependant l’importance de ces positions un instant perdues, que le général La Marmora, rencontrant successivement Cugia et Govone, leur avait donné l’ordre de se hâter pour les reprendre, et c’est ce qu’ils avaient fait l’un et l’autre avec une énergique résolution. Cugia avait enlevé Monte-Croce aux Autrichiens ; Govone à son tour avait repris Monte-Torre. Une fois là, Govone avait laissé un peu respirer ses troupes, harassées de leur longue marche ; puis, s’élançant de nouveau, il avait assailli à son sommet le village de Custoza et avait réussi à s’en emparer. Maître de ces positions, Govone s’y défendait énergiquement, et bientôt, prenant lui-même l’offensive, il poussait jusqu’aux hauteurs du Palazzo-Maffei, du Belvédère, qui restaient encore entre ses mains. De ce côté, on n’avait pas seulement regagné le terrain disputé par Brignone, on avait fait des progrès, et ce n’étaient pas les derniers.

Ainsi donc à dix heures du matin voilà une bataille perdue ; entre midi et deux heures, voilà une bataille rétablie. Maintenant supposez au milieu de cette armée une supériorité de direction égale au patriotisme et à la bonne volonté ; supposez un commandement placé sur quelque point central, tel que le Monte-Mamaor, entre Custoza et Valeggio, bien servi, bien informé, connaissant le terrain comme devaient le connaître des hommes qui l’avaient disputé aux Autrichiens dix-huit ans auparavant, embrassant l’ensemble d’une opération, animant tous les chefs d’un même esprit, prompt à tirer parti des circonstances : cette bataille rétablie aurait pu devenir sans doute une victoire définitive. Un esprit fait pour maîtriser ces grands hasards qui s’appellent des batailles aurait vu peut-être que dans cette situation, telle qu’elle apparaissait entre midi et deux heures, il y avait encore de singulières ressources, et que les Autrichiens eux-mêmes avaient leurs points faibles, notamment cette gauche laissée vide depuis la défaite de Pultz, — qu’en demandant simplement à Pianelli, à Durando, à Sirtori, de maintenir leurs positions, et en les soutenant au besoin, si on avait pu appeler quelque force du 2e corps, on pouvait se servir des deux divisions qui restaient inactives depuis le matin à Villafranca pour les jeter dans la direction de Sommacampagna, sur le flanc et sur la ligne de retraite des Autrichiens. Un homme fait aux grandes opérations de la guerre eût vu cela peut-être ou autre chose, et il aurait réussi à tirer parti de ce retour de fortune. Nul assurément n’eût mieux mérité une victoire que le digne La Marmora, ce loyal soldat qui l’avait préparée en faisant l’armée italienne. Malheureusement pendant toute cette journée la direction semble avoir été trop flottante, trop mobile, trop livrée à des impressions partielles. A la confiance excessive du matin succédait tout à coup une certaine défiance de soi-même ; l’impulsion manquait, et c’est ainsi que cette bataille rétablie, par une sorte d’élan spontané, retombait, à partir de deux heures, sous le poids de la fatalité qui la livrait à l’imprévu.

D’un côté en effet, Sirtori, après s’être vigoureusement défendu et avoir vainement demandé des secours qu’on ne pouvait lui envoyer, se voyait obligé de se replier de nouveau un peu en désordre, et cette fois ce n’était plus sur la rive droite du Tione, sur les hauteurs de Sainte-Lucie que s’arrêtait le mouvement de retraite. Harcelée, refoulée après avoir perdu depuis le matin 650 hommes et se battant encore, cette division n’allait plus s’arrêter qu’à Valeggio. De son côté, Durando n’était guère plus heureux au Monte-Vento, où il tenait encore à la vérité. Ce que serait devenue cette défense du Monte-Vento, il serait difficile de le dire, elle fut désorganisée par la disparition de Durando, atteint d’une blessure qui semblait légère au premier abord, et qui bientôt le mettait hors d’état de rester sur le champ de bataille. Il en résultait une inévitable confusion. Le commandant de ce qui restait de la division Cerale était un simple colonel ; le corps d’armée n’avait plus de chef. Le commandement devait passer au général Pianelli, et Pianelli n’était pas là. Il tenait heureusement en respect les Autrichiens ; mais, restant toujours sans ordres, ne sachant rien d’ailleurs de l’ensemble de la bataille, il finissait par se renfermer dans la défensive, tandis que les combattans de Monte-Vento, comme Sirtori, se repliaient peu à peu sur Valeggio. À ce moment, il n’y avait plus qu’un point où la bataille ressemblait encore à une victoire : c’était Custoza, où Govone ne se bornait pas à se défendre, où il avançait, on l’a vu, jusqu’aux hauteurs du Belvédère, pendant que Cugia tenait toujours à Monte-Croce, — et tant que la question n’était pas résolue sur ce point, les Autrichiens savaient bien qu’ils ne pouvaient être nullement certains de l’issue de la journée. Ils sentaient fort justement que le nœud de la bataille était à Custoza. Aussi se disposaient-ils à un retour violent et décisif. Govone les attendait de pied ferme, et le choc allait être terrible, car les Autrichiens se préparaient à assaillir les positions italiennes avec cinq colonnes composées du 7e et du 9e corps, appuyées de fortes masses, soutenues par une nombreuse artillerie distribuée sur les collines.

A trois heures, l’assaut commença. Govone, sans s’émouvoir du nombre de ses ennemis et sans les laisser arriver jusqu’à lui, entraîné ses troupes dans une attaque à la baïonnette et fait reculer les Autrichiens, qui se retirent en désordre. Cette première attaque avait complètement manqué. C’était en somme le choc victorieux de 10,000 hommes contre 20,000. Malheureusement le général Cugia, assailli de son côté, n’avait point eu le même succès. Il fut obligé d’abandonner ses positions. Govone restait donc seul contre les attaques qui ne pouvaient manquer de se renouveler. Or ici s’élève une considération bien simple : pendant, que l’intrépide général disputait ainsi un terrain où se jouait évidemment le sort de la journée, que faisaient les deux divisions Bixio et prince Humbert, qui étaient à Villafranca ? Elles ne faisaient rien, elles n’avaient pas tiré un coup de fusil depuis le matin. Si on craignait un retour possible de la cavalerie autrichienne, une division eût assurément suffi avec la cavalerie du général de Sonnaz, qu’on avait sous la main. Dans vingt minutes de galop, le commandant du 3e corps, le général della Rocca, aurait pu aller s’assurer de ce qui se passait à Custoza, de ce que devenait une de ses divisions qui lui demandait du secours ; il n’y alla point, il n’envoya pas le secours ; Govone espérait encore, lorsqu’à quatre heures l’assaut autrichien recommençait plus furieux. Pendant plus d’une heure, il se défendit de position en position avec le plus intrépide acharnement ; mais à la fini ses munitions étaient épuisées, il avait quatre pièces d’artillerie démontées, ses soldats étaient exténués de faim, de chaleur et de fatigue. Il avait perdu 1,326 hommes ; deux des officiers de son état-major avaient été tués, et tous les autres étaient blessés ; lui-même, il avait été atteint.

Que pouvait-il faire de plus ? Il avait tenu obstinément jusqu’à cinq heures et demie. Ce ne fut qu’alors qu’il se décidait à se replier, ne cédant toutefois le terrain que pied à pied, suspendant par instans sa marche pour faire face à l’ennemi. À cette heure-là, Sirtori, après s’être arrêté un moment à Valeggio, en était déjà parti et avait fait passer au-delà du Mincio toutes les troupes réunies sur ce point, sans se rendre tout à fait compte de la gravité d’une résolution qui pouvait compromettre singulièrement le reste de l’armée. La perte de Custoza, c’était la perte définitive de la bataille. Un succès sur un autre point n’eût rien décidé ; le maintien victorieux de Govone sur les hauteurs de Custoza eût neutralisé tous les autres avantages des Autrichiens. Dès que Govone succombait sous le nombre, — il n’y avait plus que lui qui combattît encore, — c’était le signal d’une retraite générale, que Bixio eut la mission de couvrir. C’est alors que pour la première fois de la journée reparut la cavalerie de Pultz, essayant de harceler les divisions italiennes dans leur mouvement vers le Mincio ; mais Bixio la reçut comme il l’avait reçue le matin, et à une vaine sommation de se rendre qu’on eut la fantaisie de lui adresser il répondit d’une si fière façon qu’on n’eut pas envie de recommencer, ni même de pousser plus loin la poursuite. On le laissa se retirer, ce qu’il fit après un combat d’arrière-garde, tranquillement, en ordonnant à ses soldats de jouer des fanfares. La retraite ne fut point autrement troublée et se prolongea jusque fort avant dans la nuit.

C’était une défaite sans nul doute. Telle est la fortune des batailles : quelques jours plus tard, à Sadowa, les Prussiens étaient battus vers deux heures, lorsque l’arrivée de l’armée du prince royal venait tout changer. — Le 24 juin à la même heure, Govone se tenait victorieux sur les hauteurs de Custoza, l’immobilité de della Rocca laissait périr la victoire. Un retard dans l’arrivée du prince royal eût fait peut-être de la Prusse la vaincue de Sadowa ; une inspiration heureuse sur le Mincio pouvait faire de l’Autriche la vaincue de Custoza. C’est l’Italie au contraire qui succombait. Qu’on ne s’y trompe pas cependant, cette journée, qui était une défaite et encore plus un malheur qu’une défaite, montrait qu’une armée italienne existait. Elle s’était comportée, cette armée, de façon à inspirer à l’archiduc Albert lui-même ce mot de bon goût : « On ne peut refuser à l’ennemi ce témoignage, qu’il s’est battu avec obstination et avec bravoure. Ses premières attaques surtout étaient impétueuses, et ses officiers donnaient le bon exemple à leurs soldats. »

En réalité, il n’y avait eu que trois divisions du 1er corps et deux divisions du 3e corps qui avaient été sérieusement et fortement engagées, seules elles s’étaient battues pendant douze heures. La division Pianelli, si heureuse et si décisive que fût l’inspiration de son chef, n’avait eu qu’un rôle relativement épisodique, et n’était pas entrée à fond dans la lutte. Les deux divisions du prince Humbert et de Bixio, les premières au feu dès le matin, n’avaient eu à soutenir qu’un combat brillant, mais court, qui ne s’était plus renouvelé de la journée. Le 2e corps tout entier était resté en dehors de l’action, et n’avait pas eu un seul homme au combat. C’était donc, tout compte fait, une force de 50 à 60,000 hommes au plus qui avait tenu tête pendant toute la journée aux 5e, 7e et 9e corps de l’armée autrichienne, successivement engagés et devant s’élever avec la division Rupprecht à près de 80,000 hommes. Govone seul eut un instant sur les bras, à la fin de la journée, 40,000 hommes, accumulés pour enlever Custoza. Autre fait : les Italiens avaient eu en officiers ou en soldats un peu plus de 700 morts et près de 3,200 blessés ; les Autrichiens avaient près de 1,200 morts et plus de 3,500 blessés. Il y avait, il est vrai, du côté italien un plus grand nombre de prisonniers et d’absens. la perte au feu ne restait pas moins à peu près égale et même un peu à l’avantage de l’armée italienne. Enfin un dernier fait qui ne laisse pas d’être curieux et significatif : le soir du 24, les Italiens étaient sans doute vaincus et avaient échoué dans leur tentative ; à cinq heures et demie, Govone quittait Custoza, et vers la même heure il n’y avait plus autour de Valeggio qu’une défense désorganisée, qui cessait même par la retraite qu’ordonnait dangereusement Sirtori en la couvrant d’ailleurs de sa personne. Cependant les Autrichiens n’occupaient définitivement Custoza qu’à sept heures, et ils n’allaient pas même jusqu’à Valeggio, si bien qu’un régiment de Govone y passa la nuit et ne se retira au-delà du Mincio que le lendemain matin. C’était donc la preuve que les Autrichiens se trouvaient ou singulièrement exténués eux-mêmes par cette longue lutte, ou étrangement incertains sur le degré de résistance que les Italiens pouvaient opposer encore.

C’est le plus puissant maître de la guerre, Napoléon, qui a dit, si je ne me trompe, que souvent le soir d’une bataille il n’y a pas une grande différence entre les vainqueurs et les vaincus, et que tout tient un peu à l’idée qu’on se fait de part et d’autre, ce qui ne signifie qu’une chose : c’est qu’une victoire est presque toujours dans l’effet moral bien plus que dans les résultats immédiatement sensibles. Rien ne le prouve mieux que Custoza. Au premier aspect, rien certes ne semblait perdu, puisque l’armée du Mincio comptait encore plus de 100,000 hommes qu’on pouvait ramener au combat d’un corps entier qui restait intact, des divisions qui avaient à peine vu le feu, d’autres divisions, qui, en ayant été fortement éprouvées, ne se laissaient pas atteindre dans leur esprit. Par malheur l’impression au camp italien dépassait évidemment la réalité. La déception du soir se proportionnait à la confiance du matin. On tombait un peu du haut d’un rêve, et jusqu’en cette mauvaise fortune surtout en cette mauvaise fortune les détails obscurcissaient encore, je le crains, le sentiment simple et supérieur des choses. En un mot, un accident de guerre qui pouvait être réparé devenait presque un désastre qui, d’un seul coup, suspendait l’élan de Cialdini sur le Pô, en même temps qu’il rejetait l’armée du Mincio au-delà de l’Oglio, où elle allait se réorganiser. Toujours l’impression ! Et c’est ainsi que cette bataille de Custoza, perdue, regagnée, reperdue, dans tous les cas honorable, restait comme le résumé brillant et douloureux de cette campagne d’un jour, dont le nœud allait être tranché par d’autres avant même que l’armée italienne eût le temps de rentrer en action, — et cette fois dans des conditions bien différentes, où la diplomatie avait autant de part que la guerre. Heureusement dans cette phase nouvelle, où elle a porté, je le sais bien, l’amertume d’une déception cuisante, l’Italie avait pour elle plus que la gloire militaire, qui est sujette aux éclipses, plus que le courage d’une armée vaillante, qui peut avoir ses jours de malheur ; elle avait le droit, la puissance vivace de son instinct national, sans compter cette force des choses dont je parlais, qui l’a si souvent servie, et qui une fois encore allait faire sortir d’une défaite, comme elle aurait fait sortir d’une victoire, l’affranchissement de Venise, le couronnement de son indépendance.


CHARLES DE MAZADE.