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XIV

Ce dimanche matin, en se levant, ils avaient bien dû voir que Joseph n’était plus là, mais ils n’avaient pas paru s’en inquiéter. Il ne fut pas question de Joseph entre eux ; d’ailleurs, il ne fut question de rien entre eux, parce qu’ils ne parlaient plus. Ils vivaient sans paroles, et, tout ce dernier jour encore, ils vécurent sans paroles, après que Barthélemy était sorti le premier de l’abri aux hommes, puis le maître et son neveu étaient sortis de l’abri aux bêtes, tandis qu’on n’avait pas vu Clou qui devait dormir encore. Ils ne disaient rien. Le neveu mordait dans un morceau de pain sec. Des flaques de lait de la veille au soir, il ne restait devant la porte qu’une espèce de peau jaunâtre, déjà sèche, qui se décollait sur les bords. Arrivé devant, Barthélemy avait détourné la tête. Une bête meuglait de nouveau, et elle vint de son côté, tandis que le maître, les mains dans les poches, regardait à terre et son neveu continuait à mordre dans son pain.

Il y avait une lumière jaune ; c’est ce dimanche, c’est l’avant-dernier jour. C’était ce dimanche matin, c’était le matin de l’avant-dernier jour ; — il continuait à faire une grande chaleur, bien que le soleil ne se fût pas montré et qu’il ne dût pas se montrer de toute la journée. Le ciel tout entier était immobile, en même temps qu’il descendait de plus en plus, quoique avec beaucoup de lenteur, et déjà les crêtes étaient cachées, de même que le haut du glacier. On se heurtait partout les yeux à ce plafond, qui allait, posé à plat, de l’une à l’autre des parois, sans joints visibles, ni fissures, mis là comme pour toujours et niant le ciel véritable. Il y avait dessous l’odeur de la mort qui venait ; il y avait dessous le meuglement des bêtes. Celles qui restaient encore debout, qui se tournaient alors vers vous, vous ayant vus, puis venaient ; celles qui ne pouvaient plus venir, étant couchées sur le flanc, la langue sortie ; quelques-unes tout enflées déjà et immobiles sous les mouches, certaines qui essayaient de se soulever par moment sur leur train de devant, puis retombaient ; — alors meuglaient aussi et alors appelaient, parce que, quand la bête a peur, elle cherche l’homme, et l’appelle. C’est cet avant-dernier jour, au matin ; et d’abord Barthélemy s’était tourné encore vers le maître, puis : « Eh ! » tâchant de se faire entendre pour une chose qu’il aurait eue à dire, mais il n’a pas été entendu. Et on ne le regarde pas, de sorte qu’il a pu aller sans être vu à une des bêtes et à la suivante, n’ayant pas voulu attendre qu’elles se fussent rassemblées comme la veille, parce qu’il se rappelait sa honte.

Il s’accroupissait sous l’une des bêtes, il s’accroupissait plus loin sous une autre, dans la belle herbe qui penchait, parmi les jolies fleurs d’ici qui étaient fanées et ternies ; ainsi il s’était écarté de plus en plus du chalet, ce matin-là, le matin de l’avant-dernier jour, dans le même temps que Joseph passait par-dessus la chaîne.

L’odeur de la mort continuait à vous venir, et le silence de la mort à régner autour de vous. Seule, de temps en temps, une sonnaille essayait de le rompre, mais déjà elle se taisait. Barthélemy maintenant venait de traire la dernière des bêtes, ayant laissé sous elle pour la dernière fois dans le gazon une flaque blanche, mais elle s’effaçait aussi. Barthélemy s’était alors redressé, puis avait été chercher son papier sous sa chemise. Sa courte barbe grise se continuait le long de son cou et aussi bas qu’on pouvait voir, comme quand il y a du lierre contre un mur. Il était carré d’épaules, quoique maigre, avec une forte charpente ; son gros pantalon sans couleur tombait en faisant des plis sur ses souliers couverts de bouse sèche. Il a ouvert lentement la bouche, une fois, une fois encore, puis une troisième fois.

C’est sous ce ciel jaune, ce ciel bas et jaune, parmi les mouches qui se prennent dans sa barbe : les gros taons, les mouches bleues et vertes, qu’on entend faire un bruit de trompette en passant ; et Barthélemy les chasse continuellement de la main, mais elles reviennent continuellement. Cependant il demeurait là ; c’est que lui était à l’abri. « Il ne me peut quand même rien, à moi, » pensait-il, ce qui l’amusait, se tenant immobile comme pour Lui bien montrer qu’il n’avait pas peur de Lui, l’Autre, le Méchant, vous savez. Il ne voyait pas que la ficelle du petit sac s’était usée autour de son cou. Il faisait exprès d’être là, il s’est encore tourné à droite et à gauche, levant les yeux si haut qu’il pouvait, c’est-à-dire jusqu’au plafond de brumes, et à mi-hauteur des parois, parce que peut-être est-ce là qu’Il se tient… « Et où es-tu qu’on te voie une fois, Grand Vieux Malin ? » Mais Il ne se montrait toujours pas. Ce qu’on voyait, c’était le chalet ; ce qu’on voyait aussi, c’était un peu en avant de la porte le maître et le neveu assis l’un à côté de l’autre, les bras sur les cuisses. Entre eux et Barthélemy, dans les parties qui se trouvaient à découvert, les cadavres de deux ou trois bêtes se montraient, couchés de côté ou les jambes en l’air sous une espèce de mousseline noire qui bougeait comme s’il avait fait du vent. C’est ce que Barthélemy voit, cet avant-dernier matin, sous le ciel jaune et bas qui descendait de plus en plus ; — cependant Barthélemy ne bougeait toujours pas, continuant tranquillement d’occuper sa même place. Et la cheminée du chalet ne laissait déjà plus sortir la moindre fumée, tandis qu’on le distinguait à peine lui-même, s’adossant à la paroi qu’il continuait par sa couleur, à peine aperçu, tout petit, comme pas habité ; rien qu’un toit sur quatre murs, rien que des pierres parmi les pierres.

Oh ! ils ne demandaient pourtant pas grand’chose à ces lieux, ceux qui venaient ici, et ils ne les gênaient pas beaucoup. Ils étaient modestes en tout, ils se contentaient de peu. On ne remarquait qu’en s’y appliquant le toit qu’ils avaient mis au-dessus de leur tête, l’ayant emprunté tout entier à la roche avec laquelle il se confondait. Ils ne venaient ici que deux mois, ils venaient seulement ici deux mois sur douze, faisant en sorte d’être à peine vus, et même leur maison était à peine vue ; — ce qu’on a vu un peu mieux, c’est ce qui était paru devant la porte, pendant que Barthélemy regardait toujours.

Barthélemy tout à coup avait vu Clou sortir du chalet, — c’est pourtant une bien modeste et pauvre chose ; — et, là, Clou levait le bras tout en appelant :

— Eh ! là-bas !…

C’est au maître qu’il s’adressait.

Barthélemy serre un peu plus le papier dans sa main. Il serrait dans sa main le papier, c’est pourquoi il a pu venir, tandis qu’on entendait Clou qui disait au maître :

— Où avez-vous mis le pain, hein ? et la viande séchée ?

Mais le maître continuait à ne pas entendre, comme si les mots n’entraient plus dans sa tête, assis par terre, son neveu assis à côté de lui.

— Parce que je ne reviendrai plus, disait Clou. Et, vous, vous n’allez plus avoir besoin de vos provisions, je pense, bien longtemps ; vous allez me les donner…

Il a repris :

— Ah ! vous ne voulez rien dire ? Tant pis ! je les trouverai bien sans vous…

Clou n’a pas pris garde qu’on venait ou plutôt il ne s’en est pas occupé. Il avait dû trouver facilement la cachette aux provisions. C’est ainsi qu’à présent les quatre ou cinq pains qui restaient se trouvaient posés à côté de lui, avec un morceau de fromage et un quartier de viande séchée, sur le bord du foyer, tandis qu’il continuait à rire tout haut, comme quand on tousse, par accès, son sac ouvert sur les genoux. Déjà il avait pris l’un des pains, qui sont des pains ronds assez plats, durs sous les doigts comme de la pierre parce qu’ils sont souvent vieux de quinze jours, — il avait pris un de ces pains, il l’avait mis dans le fond de son sac, ce qui semblait l’amuser, car il continuait à rire. Et il venait de prendre un deuxième pain, quand il a été interrompu :

— Ça suffit.

Il leva la tête. Il vit Barthélemy. Il a cessé de rire dans sa surprise, puis :

— Ah ! c’est toi !

Il n’avait pourtant pas lâché le pain, c’est pourquoi il a fallu que Barthélemy recommençât :

— Tu entends, tu as ta part, c’est-à-dire un pain. Tu vas nous laisser les autres.

Et, en même temps, Barthélemy tenait toujours le papier ; il n’a pas fait un seul pas en avant, il n’a pas bougé d’où il était, il se tenait toujours sur le pas de la porte ; il parlait d’une voix tranquille :

— Un pain, disait-il, rien qu’un, tu entends !

Alors l’autre :

— C’est que je ne reviendrai peut-être pas.

— Que tu reviennes ou non, c’est un pain, rien qu’un.

Alors Clou s’est remis à rire, mais pas de la même façon qu’avant.

Puis :

— Bon ! comme tu voudras ; on ne veut pas se chicaner… D’ailleurs…

Il a dit : « On se retrouvera peut-être ; on arrangera ça une autre fois. C’est comme tu veux. »

Et les pains étaient restés à côté de lui, pendant qu’il refermait son sac ; les pains, le fromage, la viande séchée sont restés sur le bord du foyer, alors qu’il avait déjà son sac sur le dos ; Barthélemy n’a eu ensuite qu’à s’écarter un peu pour le laisser passer, qui a dit :

— Au revoir quand même, et on verra bien.

Mais il passe ; il s’en allait avec son sac vide aux trois quarts et son bon œil était du côté de Barthélemy, de sorte qu’il a pu lui jeter un regard en passant ; mais Barthélemy tenait le papier : alors Clou était déjà loin, allant comme toujours dans la direction du glacier.

C’était cet avant-dernier matin ; il pouvait être maintenant neuf heures, c’est-à-dire qu’en temps ordinaire le soleil aurait justement paru au-dessus des crêtes et on aurait pu le voir venir en avant, ayant d’abord sauté dessus comme un bel oiseau de couleur, mais on ne l’a pas vu venir ce matin-là.

Comme Barthélemy était toujours devant la porte, il y a eu seulement, derrière cette vitre en papier huilé, la place du soleil qui a été marquée par un peu plus de transparence, mais sans accroissement dans la force du jour. Clou venait de disparaître derrière les quartiers de roc ; Barthélemy regarde encore autour de lui : c’était comme quand on regarde à travers des lunettes noires. Deux têtes et deux dos étaient toujours posés un peu au-dessous de Barthélemy dans le haut d’un talus, puis une des bêtes a poussé encore un long appel exprimant la peur. Et l’heure passait.

Barthélemy était rentré dans le chalet. Dans le chalet, Barthélemy, agenouillé devant son lit, faisait ses prières.

C’est ce qu’on aurait vu, si on était entré dans le chalet ; on aurait vu aussi, en sortant, que le maître et son neveu n’étaient plus à leur ancienne place, — la seule chose qui se passa encore ce jour-là.

C’était le neveu qui avait tiré son oncle par la manche, tout en faisant des gestes de l’autre main du côté de la vallée ; et l’oncle d’abord avait cédé, l’oncle d’abord s’était laissé faire ; le neveu lui parlait, et lui l’avait alors suivi, pendant que le neveu continuait de faire des mouvements devant lui avec le bras.

Et le maître s’est laissé ainsi tirer par son neveu jusqu’à l’entrée du pâturage, après quoi le chemin commence à dégringoler, — mais là le maître s’arrête.

Là, il n’a pas voulu aller plus loin ; là, il a secoué la tête, voulant dire : « À quoi bon ? »

Il allait en arrière avec son dos, et le neveu avait eu beau essayer encore de le tirer en avant ; le maître n’avançait plus, il s’est mis à reculer…

De sorte qu’à présent, ils étaient de nouveau l’un à côté de l’autre, à cette nouvelle place, le maître et le neveu ; et, à cette nouvelle place, ils ne bougeaient plus.