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XII

Là-haut, ils venaient d’enfouir leur dixième bête. Ils semblaient ne plus avoir la force de se tenir debout.

Ils se sont laissé tomber assis au pied du mur en pierres sèches, dans la chaleur, parmi les mouches ; ils ne se parlaient déjà plus.

Clou partait chaque matin sans s’occuper d’eux, si bien que tout le jour ils n’étaient plus que quatre ; et ils enfouissaient les bêtes, allaient s’asseoir, puis se levaient, puis venaient s’asseoir de nouveau.

Ils ne faisaient plus de fromage, se contentant de mettre la baratte à beurre sous la fontaine, où elle tournait toute seule par le moyen d’un chéneau de bois d’où l’eau tombait sur la roue à palettes.

La baratte tournait toute seule ; eux étaient assis au pied du mur, la tête en avant, avec des barbes pas rasées, des cheveux pas coupés ; et il y avait toujours ce même grand beau temps posé tout autour d’eux, là-haut, sur les arêtes, où on voyait les aiguilles, les tours, les pointes, les cornes, les dents, être peintes de soleil, être roses, puis être dorées, puis être roses de nouveau.

Ce soir-là encore, ils ont fait grand feu, quoiqu’ils fussent presque au bout de leur provision de bois, et ils sentaient bien qu’ils n’auraient pas la force de la renouveler, parce qu’il leur aurait fallu pour cela descendre à la forêt, de sorte qu’une de ces prochaines nuits ils n’auraient même plus la protection de la flamme ; mais ils l’avaient encore pour le moment, et ils ne pensaient pas plus loin.

Ils se tenaient autour du foyer, fortement éclairés ce soir-là encore, une des dernières fois, avec leurs barbes de quinze jours, leurs cheveux longs, leurs yeux qui étaient devenus trop grands, une couleur de peau comme celle de la terre sèche, comme celle de la terre quand il n’a pas plu depuis longtemps.

Ils étaient là, ce soir encore, après tant de soirs, sans un mot, — le neveu se serrant contre son oncle qui de temps en temps se passait la main sur le front, puis se laissait de nouveau aller tout entier en avant ; Barthélemy faisant toujours bouger sa barbe ; Joseph qui était là aussi, ou du moins semblait être là, mais est-ce qu’il y était ? ensemble et pas ensemble, ayant allumé un grand feu, se serrant les uns contre les autres autour du feu, attendant on ne savait quoi, obligés pourtant d’être là, — et séparés des autres hommes, mais en même temps séparés entre eux : le maître, son neveu, Barthélemy, Joseph, puis il avait encore Clou, mais lui se tenait à l’écart.

Ils commençaient une nouvelle nuit, et le pire moment de la journée était toujours pour eux ces commencements de la nuit. Ils ont entendu meugler les bêtes dont il y avait de nouveau plusieurs qui venaient d’être atteintes par la maladie, le troupeau ayant été poussé par eux pour la nuit sous la roche, et là meuglaient les bêtes malades qu’ils ne prenaient plus la peine d’isoler, ayant vu que la précaution ne servait à rien. Mais c’est que rien ne va plus servir à rien, comme ils avaient fini par voir aussi ; alors encore une fois la nuit venait, tandis qu’ils avaient fait grand feu comme pour se donner l’illusion du jour ; et une bête meugle, puis un coup de vent passe sur le toit où il fait rouler les petites pierres ; alors ils se tournent sans le vouloir vers la porte, s’assurant du regard que les cordes étaient en place.

C’est à ce moment que Clou s’est mis rire ; puis il a dit :

— Ça va durer encore longtemps ?

Il a dit :

— C’est que ça n’est pas commode pour moi… Une nuit déjà qu’il m’a fallu coucher dehors, et il ne fait pas chaud la nuit par ici. Je voudrais pouvoir rentrer quand je veux.

Il devait s’amuser à leur faire peur, pense-t-on ; il se moquait d’eux, pense-t-on ; c’était le commencement de la nuit, il était peut-être neuf heures et, comme on ne répondait rien :

— Et puis il y a Barthélemy et son papier ; que risquez-vous ?

— Et l’ennuyeux, recommença-t-il, c’est que c’est le soir justement que j’ai le plus à faire… Si je Le vois, je vous préviendrai… En attendant, rien ne vous empêche de laisser la porte ouverte… Je la fermerai en rentrant.

Il parlait tout seul comme ça, et on voyait par moment Joseph lever lui aussi les yeux sur lui, après quoi il regardait ailleurs. Ils se raccrochaient encore à la vie et à être tant qu’ils pouvaient, mais est-ce qu’ils allaient en avoir longtemps la force ? Voilà qu’ils ne se sont plus levés qu’avec peine, et, l’un après l’autre, ils se sont traînés vers leur lit, tandis que Clou les regardait l’un après l’autre se lever, s’en aller, puis il les a entendus se laisser tomber dans la paille ; — après quoi il a été seul, un moment, près du feu, n’étant pas pressé d’aller dormir, car à présent il couchait seul ayant un cadre tout entier à lui.

Clou couchait seul dans le sien avec ses cailloux ; et c’est seulement peu après qu’il eut été rejoindre ses cailloux que la chose a commencé, parce que le troupeau ne dormait pas, lui non plus, sous sa roche.

Peu après que Clou avait été se coucher, on a entendu que les bêtes s’agitaient, par une sonnaille secouée, une de ces cloches qu’elles portent pendues autour du cou à une large courroie de cuir, — en beau bronze, avec des dessins dessus. Comme si quelqu’un approchait, et une première bête inquiète de voir qu’on vient, tourne la tête, fait bouger le battant de sa cloche ; puis une deuxième bête s’inquiète, tandis que la première cloche commence déjà de sonner à coups plus rapides comme quand on prend le trot. Et brusquement, là-bas, sous l’avancement de la roche, ce fut comme quand on met le feu à un tas de paille, à cause de toutes ces sonnailles qui montèrent brusquement dans l’air avec leur bruit, puis se sont répandues en larges cercles de tout côté et à plat dans le pâturage, tandis que l’air bougeait comme quand on secoue un drap par les quatre coins.

Pourtant, eux ne bougèrent pas.

Ils sont restés étendus, le maître et le neveu sur l’un des lits, Joseph et Barthélemy sur l’autre, roulés étroitement dans leurs couvertures comme des morts, ne laissant voir d’eux-mêmes que la forme d’un corps sous les couvertures à rayures. Une sonnaille détachée des autres venait à présent rapidement à eux avec son tapement sec, puis ce fut le bruit sourd et gras des sabots qui s’écrasaient sur les pierres, parce que la bête venait au grand galop et elle a passé devant la porte du chalet ; mais aucun d’eux ne remuait encore.

C’est seulement Clou qui a levé la tête :

— Eh ! eh !

Puis :

— Il me semble que ça se gâte.

On entendait les gros grelots de fer battu et les cloches plus petites ; on entendait battre d’un côté un gros grelot de fer battu avec sa toux rauque et de l’autre une cloche au son clair, comme quand il y a des lignes de notes superposées ; puis il y a eu encore une bête qui est venue dans notre direction ; mais la musique qu’elle fait casse soudain, c’est que la bête doit être tombée, — n’étant pas très adroites, ni lestes, sur leurs sabots pas assez larges, trop fendus :

— Alors quoi ? disait Clou, ça ne vous intéresse pas ?…

Leurs semelles de corne mince, non ferrées.

— Eh ! le maître.

Et de toute part les bêtes fuyaient de nouveau ; partout dans l’air ces cloches étaient violemment mélangées, mais il n’y avait toujours que Clou qui parlât, demandant si on n’irait pas voir ce qui se passait :

— Eh ! le maître, entendez-vous ? Elles vont se casser les jambes.

Il s’était mis assis.

Joseph lui-même ne faisait pas un mouvement. Bien qu’il tournât déjà le dos à Clou, il fermait encore les yeux comme pour s’empêcher deux fois de voir, tandis qu’il avait tiré la couverture jusque sur sa tête comme pour s’empêcher d’entendre, ne pouvant pas toutefois s’empêcher d’entendre à cause de la nuit partout rompue et traversée ; alors il sent encore le mouvement que fait dans son dos Barthélemy qui vient avec sa main, l’amène, la glisse sous sa chemise.

— Elles vont se casser les jambes… Eh ! le maître, le troupeau… Ou bien si vous vous en moquez ? Mais, en bas, qu’est-ce qu’ils vont dire ? À votre place, je n’oserais plus jamais redescendre… En tout cas, moi, je ne redescends pas…

Le bruit des cloches s’était calmé : il reprend, il reprend par places. Aucune bête n’a plus été tranquille cette nuit ; à peine étaient-elles arrêtées qu’il leur fallait repartir ; à peine étaient-elles en repos qu’elles étaient de nouveau chassées et poursuivies.

— Moi je ne redescends pas. Vous, ce sera quand vous pourrez, si vous pouvez…

Deux bêtes encore partent au grand galop ; et on ne savait pas ce que Clou faisait, pendant ce temps, sauf qu’il parlait ; puis on a entendu qu’il avait été prendre son sac : il devait être assis sur son lit, il puisait à pleines mains les cailloux dans le sac comme quand on compte des pièces d’or, puis il les laissait couler entre ses doigts, alors il y avait un bruit de pluie.

Pendant un silence des cloches, venait ici ce petit bruit de pluie, et une voix :

— C’est qu’on en a ! Et on ira où on voudra. Avec ça on va où on veut… Eh ! vous autres…

Car les bêtes avaient recommencé à tourner en rond, prises de panique, comme quand le vent, qui s’est calmé, souffle de nouveau dans les feuilles mortes, les fait se lever, les chasse de tous côtés, puis cesse, puis reprend. Et la nuit a été longue à ne plus finir, et courte, la nuit a été sans mesure aucune et comme si elle n’avait jamais commencé, ni ne devait jamais finir, parce qu’ils ne regardent toujours pas, ils se sont tenus blottis l’un contre l’autre, jusqu’au moment où il y a eu enfin un petit peu de gris dans le cadre de la fenêtre, comme si des toiles d’araignée pendaient contre les carreaux.

Clou devait avoir refermé son sac, Clou s’était tu ; peut-être qu’il dormait à présent ; — et pour eux alors plus rien, sauf encore du temps qui passe, le ciel qui devient blanc comme si on l’avait peint à la chaux.

Et le troupeau semblait s’être calmé : alors il y a eu encore une fois l’arrangement là-haut des choses toujours les mêmes ; elles n’ont pas semblé avoir rien remarqué de ce qui était survenu ici, après que le ciel change de couleur ; et, à l’extrême pointe de ces aiguilles et de ces dents, l’aurore est comme un oiseau qui se pose, commençant par le haut de l’arbre, puis se mettant à le descendre, en même temps qu’elle multipliait ses perchoirs, elle sautait de branche en branche, elle circulait rapidement de l’une à l’autre.

Ils n’avaient toujours pas bougé ; du temps a passé encore, ils sont toujours dans la nuit. Puis voilà que le cadre de Clou craque. Le cadre, les quelques planches de sapin mal assemblées sur deux supports, le cadre de Clou ; puis Clou s’est assis, puis on entend qu’il met ses souliers, on l’entend qui bâille, qui tousse un peu, qui saute à terre, ensuite il va vers la porte en se sifflant un petit air.

La porte du chalet s’est ouverte sur le grand jour.

Alors on a entendu Clou éclater de rire, en même temps que le premier rayon de soleil venait sur lui en basculant par-dessus la haute arête, comme quand un des côtés de la balance plus lourdement chargé descend. Et Clou est là dans le grand jour ; Clou n’a eu qu’à porter ses yeux autour de lui, alors il a éclaté de rire.

— Eh bien ! c’est du beau !

C’est que la montagne à présent nous montrait ce qu’elle sait faire.

Elle avait mis de nouveau sur elle une grande lumière, avec un air parfaitement pur, et puis nous disait : « Vous voyez… quand je veux… » Elle mettait sur elle ce beau vêtement d’air transparent pour n’être plus cachée, elle nous montrait toute la combe, nous disant : « Venez voir… » Elle nous appelait, elle entrait maintenant par la porte grande ouverte ; et Clou :

— Une, deux, trois… quatre… Eh ! venez m’aider à compter…

Eux, cependant, n’ont regardé d’abord que passagèrement entre leurs paupières qu’ils n’ouvrent qu’à demi, sous leurs couvertures, tournés vers le mur, encore serrés l’un contre l’autre, dans les deux lits ; ils voient le jour, puis ils ne veulent plus le voir et ne le voient plus, puis le voient de nouveau ; ils voient que le soleil est venu, qu’il entre ; ils ne veulent plus voir le soleil, ils n’osent pas, ils y sont forcés. Et, Clou, là-bas, pendant ce temps, toujours :

— Venez m’aider… Il n’y a personne. Il n’est pas là… Je vous assure qu’Il n’est pas là.

Pendant qu’ils font encore un essai, ouvrent les yeux tout grands, tournent la tête, voient le beau jour, se voient l’un l’autre…

Et ils n’eurent qu’à compter eux-mêmes quand ils sont venus. Cinq, six, sept : ils comptaient, ils ne pouvaient plus.

C’était dans le pied des bancs de rocher, dont il y avait un grand nombre dans le pâturage : cinq, six, sept, huit bêtes : ils continuaient de compter.

Celle-là essayait encore de se mettre debout sur ses jambes de devant, et retombait ; celle-ci lève seulement la tête au bout de son cou qu’elle tend, l’écartant tant qu’elle peut du sol, en ouvrant longuement son mufle qui laisse sortir une légère fumée blanche.

C’est quand justement le gazon commence lui aussi à fumer blanc, à cause de la rosée ; — ils comptaient : et huit, et dix, et douze bêtes ; alors Clou riait de nouveau ; Clou a dit :

— Ça va bien, qu’en pensez-vous ?

Eux ne répondirent pas, parce qu’ils étaient vides de mots et leur bouche est restée tout à fait vide de son, leur tête vide de pensée ; tandis qu’ils tenaient les bras appliqués au corps, et leurs mains au bout des bras étaient appliquées à leurs cuisses ; regardant, regardant toujours ; et Clou :

— Il va vous falloir reprendre la hache. Vous allez avoir de l’ouvrage…

Le maître alors a crié :

— Taisez-vous, vous !

Venant droit contres Clou, les poings fermés ; puis il se retient, ou plutôt il a été retenu ; il s’arrête, ses poings retombent…

Et il a dit aux autres :

— Allons, dépêchons-nous.

Un dernier sursaut de force leur était venu dans leur fièvre ; le maître avait couru prendre son fouet, Joseph courut prendre son fouet.

Le maître leva son fouet qu’il faisait claquer au-dessus de sa tête ; Joseph leva son fouet qu’il faisait claquer aussi au-dessus de sa tête, et : « Hô ! hô ! » les deux ensemble ; mais Barthélemy suit et le neveu du maître suit ; prenant les uns d’un côté du pâturage, les autres de l’autre côté, de manière à rabattre le troupeau.

Ils sont allés, ils sont allés longtemps. Ils marchaient vite, ils criaient, ils faisaient claquer leurs fouets. Ils faisaient claquer leurs fouets de toutes leurs forces, étant maintenant assez éloignés des uns des autres ; ils criaient de toutes leurs forces, ils faisaient claquer leurs fouets pour tromper leur solitude ; sous les grandes parois, sous l’une et l’autre grande paroi ; — et Joseph allait sous celle de droite ; — alors la marche, le grand air, l’excitation qu’on se donne vous font du bien ; tout à coup, il a pensé : « Quel jour est-ce qu’on est ?… Samedi ? Oui samedi… C’est le jour où ils doivent monter les provisions. J’aurai une lettre !… »

Il fait claquer son fouet plus fort encore dans l’air où la mèche fait une petite fumée ; et : « Hô ! hô !… » tant qu’il peut, tandis que les vaches courent vers le bas du pâturage, où on les voit qui se réunissent peu à peu : « J’aurai une lettre… »

Et : « Hô ! hô ! » Les trois autres poussent le même cri qui arrive à Joseph de tous les côtés à cause des échos ; et lui : « Je vais avoir de ses nouvelles. »

Il était presque joyeux ; voilà comment va le cœur. Il ne se pressait plus, ayant besoin d’être seul (le contraire d’avant), voilà comment va le cœur. Il avait laissé les autres aller devant avec les bêtes, lui venait plus derrière, la lanière du fouet passée autour du cou. « J’aurai une lettre… on prendra patience… Je lui écrirai : Prends patience. Il faut seulement savoir attendre… Quand on est sûr, n’est-ce pas ? l’un de l’autre ; quand on se sait fidèles l’un à l’autre, n’est-ce pas ?… » voilà comment va le cœur.

Il allait, la lanière de son fouet jetée autour du cou, le manche du fouet battant sur sa cuisse ; — il n’a pas vu qu’on venait à sa rencontre et c’est cette voix seulement qui l’a fait lever la tête :

— Alors, tu rentres ?

La voix de Clou :

— Est-ce bien vrai, Joseph ?… Parce que si tu rentres là-bas, tu es perdu.

La personne de Clou a alors été devant lui ; et Clou :

— Allons, viens… Avec moi, tu ne risques rien… Et puis, tu sais, j’en ai trouvé.

Il sort de sa poche sa bourse de cuir ; montre dans le fond deux ou trois petites pierres jaunes qui sont là parmi de la poudre jaune :

— On partagera, a-t-il dit. Et puis, on partira ensemble. Encore deux ou trois jours. Et on les laisse crever où ils sont…

Mais il est tout étonné quand il a vu que Joseph haussait les épaules et rien de plus ; Joseph a seulement haussé les épaules, puis passe, a passé, est déjà loin ; — au lieu qu’il ait eu peur comme l’autre fois, ou hésitât, ou bien qu’il se mît en colère.

— Oh ! comme tu voudras…

De nouveau :

— Comme tu voudras, ça te regarde.

Puis :

— Mais dis-toi bien qu’ils sont perdus, et toi aussi…

Il recommence :

— Il n’y a plus que le papier, méfie-toi. Ça ne dure pas toujours, du papier.

Mais Joseph ne semble nullement entendre, étant peut-être déjà trop loin pour entendre ; en tout cas, il n’a pas répondu ; il ne se retourne même pas.

Alors Clou le regarde qui s’en va, le regarde qui s’en va toujours plus ; puis se remet en route de son côté.

Ils firent tout ce qu’il fallait faire. Ils avaient de nouveau été prendre la hache à long manche ; ils allaient d’une bête à l’autre.

Le beau temps a continué de se tenir au-dessus d’eux ; ils se sont déplacés, un moment encore, sous le beau temps ; puis la fatigue leur est venue.

Il y avait cette grande chaleur ; il y avait qu’ils n’avaient pas dormi et qu’ils ne mangeaient presque plus. Il y avait aussi l’espèce de besogne qui était la leur maintenant. Voilà alors qu’à la cinquième ou sixième bête, ils se sont laissés tomber assis l’un à côté de l’autre, au grand soleil, parmi les mouches, avec leurs cheveux longs, leurs barbes de quinze jours sous leurs chapeaux crevés et aux ailes qui ne tenaient plus.

Ils ont eu soif ; le maître a dit à son neveu d’aller chercher de l’eau à la fontaine qui n’était pas très loin de là ; le neveu d’abord n’a pas bougé.

Il a fallu que le maître se fâche : alors le neveu a été en courant remplir sous le goulot un baquet plat, de ceux qui servent à lever la crème ; il revint avec le baquet.

Eux l’ont pris. Ils le tenaient devant eux des deux mains ; ils buvaient en mettant la bouche dedans comme des bêtes.

Ils burent ; des gouttes tombaient de leurs moustaches et de leur barbe faisant des ronds noirs sur les pierres.

Ils burent, ils se taisaient ; ils ne faisaient pas un mouvement.

De nouveau, la belle journée allait, faisant glisser le soleil d’une arête à l’autre, au-dessus de nous, comme le long d’un câble, sans qu’ils bougeassent davantage, sans qu’ils parlassent davantage. Et c’est alors que, tout à coup, Joseph s’était tourné vers le maître ; on a été étonné du son de sa voix ; il a dit :

— C’est bien samedi, aujourd’hui ?

Le maître l’a regardé avec un regard pas habité, un regard gris, un regard plein de brume ; il fait signe qu’il ne sait plus. C’est Barthélemy qui a répondu à sa place :

— Oui, c’est samedi.

— Alors, c’est aujourd’hui qu’on apporte les provisions ?

Et Barthélemy : « Je crois bien que oui, » puis un nouveau silence, puis Joseph :

— À quelle heure ?

— Vers onze heures, je crois.

— Et quelle heure est-il ?

Ils ne savaient plus. Il y a eu quand même une des quatre montres qui marchait encore. Puis on peut regarder la place du soleil et où il en est de son cours, car à quelle autre chose pourrait-il bien servir encore ? faisant sa course pour lui seul, là-haut, loin de nous, étranger à nous ; mais ils voient à la montre et ils voient au soleil qu’il ne doit pas être loin de deux heures : déjà ! ou seulement ! ils ne savent plus. De sorte qu’ils se sont laissés retomber en avant, la tête sur la poitrine, mais pas Joseph, parce qu’il pense : « Deux heures, la lettre doit être là. »

Il s’était levé ; une grande force lui était remontée dans les jambes. Il fait avec la nuque un mouvement, il tend la tête de côté.

Le mulet avait été oublié dans un coin de l’abri depuis deux jours ; il y rongeait pour se nourrir le bois des poutres. Joseph est paru dans l’abri ; il va avec la main vers les dents jaunes qui se montrent dans l’ombre, il va avec la main vers la longe, tandis que la bête s’est mise à hennir, sentant la bonne odeur de l’herbe ; il sort avec le mulet qu’il laisse brouter un moment avant de lui mettre le bât et de tirer sur la sangle des deux mains en s’aidant du pied ; puis il se mit à marcher vite, la longe étant de plus en plus tendue, en arrière de son bras, sur le chemin.

— Allons ! le Rouge, disait-il ; dès qu’on sera rentrés, je te promets, on te détache. Je te promets, le Rouge, qu’on te laissera tranquille si tu te dépêches un peu.

Ayant atteint ainsi la sortie de la combe, l’espèce de porte qu’il y a là, qu’il passe ; marchant facilement, de nouveau plein de force, ayant passé la porte, étant arrivé aux lacets, s’étant engagé déjà à demi dans les lacets.

Là, il commence à aller plus lentement.

Après que les lacets sont finis, on va un bout de temps à plat ou presque parmi les pierriers et les éboulis ; — c’est là qu’il commence à aller plus lentement, pendant que sa main va vers en bas et la longe fait de même.

La longe a fini par toucher le sol.

Le mulet en avait profité pour attraper avec les dents quelques brins de gazon, dont les touffes de-ci de-là faisaient des mares vertes parmi les pierres ; — Joseph n’osait plus avancer.

Puis voilà qu’il repart très vite comme s’il était tiré lui-même en avant, tandis qu’il tire sur la longe d’un choc brusque ; et on voyait de chaque côté de vous les grandes pentes, avec leurs deux couleurs de gris, vous regarder ; leurs deux couleurs de gris, car l’une des pentes était dans le soleil, l’autre dans l’ombre.

Joseph s’est arrêté de nouveau.

Le Scex Rouge est un peu avant le commencement de la forêt qui vient mourir tout près de là par quelques vieux arolles presque complètement dépourvus de branches ; c’est un roc en surplomb, un roc couleur de rouille.

Il n’y avait point de lettre. Il n’y avait, en fait de lettre, que la sienne, à lui. Une lettre qu’il avait écrite à Victorine et avait mise là plusieurs jours à l’avance, l’ayant placée en évidence dans le fond de l’abri, debout contre une pierre.

Sa lettre était toujours là. On était venu ; or n’avait pas pris sa lettre. Et ce qu’on avait apporté, c’était du pain, du sel, du fromage, un peu de viande séchée ; le tout mis dans deux sacs, mais aucun billet et papier, aucune feuille, aucune double, ni même simple page ; — quand sur ces papiers quadrillés un cœur se met et vient à vous.

Là-haut, ils n’avaient toujours pas bougé de leur place ; c’est ainsi qu’ils ont vu Joseph qui revenait ; ils l’appellent, Joseph n’a pas répondu.

Joseph s’est avancé encore, jusque devant le chalet, comme il peut ; là, on le voit qui jette sur le cou du mulet la longe, et a laissé le mulet aller où il a voulu sous sa charge, sans plus s’occuper de lui ; puis Joseph s’est enfoncé dans le trou d’ombre de la porte.

Eux ne comprenaient pas ; ils n’ont pas cherché à comprendre. Ils laissent de nouveau leur tête aller en avant, pendant qu’on voyait le mulet continuer d’avoir sur le dos ses deux sacs. Ils se sont tenus de nouveau dans l’immobilité, jusqu’à ce que le soir eût commencé à venir ; alors ils se lèvent. Du moins le maître et le neveu s’étaient levés, à cause du soir qui venait, et Barthélemy les entend à côté de lui qui se mettent debout, puis ils partent en traînant les pieds. Barthélemy se lève à son tour. Il a vu que le maître était arrivé devant le chalet : là, le maître s’est arrêté. Le maître s’est arrêté ; il a passé la tête dans l’ouverture de la porte et il appelle ; il a appelé une seconde fois, on ne devait pas répondre ; le maître n’entrait toujours pas, comme s’il n’osait pas entrer. Puis on le voit qui a pris son neveu par le poignet et tire à lui son neveu en faisant un mouvement de côté avec la tête.

Ils ne sont pas entrés ce soir-là pour dormir dans l’abri aux hommes, mais dans l’abri aux bêtes, s’étant poussés l’un l’autre tout à coup en avant dans cette autre porte comme s’ils avaient été poursuivis.

Barthélemy a été seul, il regarde : plus personne ; — c’était comme s’il n’y avait jamais eu personne à cette place, ni nulle part.

Il voyait seulement l’ombre de la paroi venir à lui avec rapidité : alors il a semblé d’abord que Barthélemy eût été sur le point d’aller en arrière, mais il n’alla pas en arrière, pendant que l’ombre lui passait par-dessus.

Barthélemy avait seulement été chercher le papier sous sa chemise, puis il s’avança, tenant son papier ; il vint jusque sur la porte du chalet ; il disait, lui aussi : « Joseph, tu es là ? » Il est entré. « Joseph ? » Il a été alors jusque sur le seuil de la chambre où on couchait : « Joseph ! eh ! Joseph… »

On n’y voyait déjà plus bien, à cause des petites dimensions de la fenêtre, mais on y voyait tout de même assez pour qu’il ait aperçu Joseph, qui était couché à plat ventre. Qui n’a pas bougé, qui ne bougeait pas, qui a été appelé une fois encore et ne bougeait pas.

— Voyons, viens vers moi, disait Barthélemy, avec moi tu ne risques rien, j’ai le papier, tu sais ; et on se met ensemble.

Mais Joseph n’a pas bougé ; on n’a même pas pu savoir s’il vous avait entendu, ou non ; aucune réponse ne vint de lui, aucun geste ne fut fait par lui, aucun bruit ne s’est élevé de dedans la paille où il se tenait étendu, la figure entre les bras.

Et c’est au même moment que ces appels ont commencé à se faire entendre par une bête, puis encore une bête, et leurs longs meuglements, puis une cloche secouée ; — alors Barthélemy une fois encore : « Eh ! Joseph, » inutilement, après quoi il sort de nouveau.

C’était ce qui restait du troupeau, c’était la petite moitié de troupeau qui restait, — parce qu’on l’avait oubliée. En même temps que la nuit venait, l’inquiétude était venue aux bêtes, qui n’avaient pas été traites de tout le jour. Elles venaient avec leurs mamelles gonflées, tendant leurs mufles du côté du chalet ; puis, ayant aperçu Barthélemy, voilà qu’elles venaient plus vite et quelques-unes prenaient le trot.

Il faisait chaud. Une étoile était parue. Les bêtes arrivaient ; elles ont été autour de Barthélemy comme un mur.

Il faisait chaud. Il n’y a pas eu, ce soir-là, la bonne fraîcheur qu’on sent d’ordinaire vous venir, à ces hauteurs, comme une vapeur d’eau sur la figure. Il faisait aussi chaud que dans le milieu de la journée, avec un air épais, un air fade, un air qui passait mal.

Barthélemy a senti la sueur lui couler sur le front et le long du cou, dès qu’il s’est mis à faire aller ses mains, s’étant accroupi sous l’une des bêtes.

Elles ne bougeaient plus maintenant, elles s’étaient tues, elles restaient silencieuses, mais elles continuaient à se tenir étroitement autour de Barthélemy : alors, est-ce que c’était la chaleur seulement ? mais une goutte lui coula le long du nez, et une nouvelle goutte lui coulait le long du nez tombant entre ses genoux, tandis qu’il disait : « Allons, viens, la vieille, c’est ton tour, » s’étant passé le bras sur le front. Puis il a remis le haut de sa tête dans cet autre flanc humide, et : « À toi ; » il a dit : « À toi, la Rousse… » et la sueur continuait de lui couler dans les oreilles et dans les yeux…

Sitôt qu’une bête avait été traite, elle s’écartait. L’une après l’autre, elles se sont ainsi écartées, allant se coucher quelque part dans le pâturage pour la nuit ; il n’y en avait plus maintenant que deux ou trois qui étaient encore là ; — alors on a pu connaître l’étendue de notre malheur, le terrain s’étant trouvé dégagé ; on a commencé à connaître notre malheur, ici aussi, et notre honte, pendant que Barthélemy se relevait, passant de nouveau le bras sur son front, secouant devant lui sa main aux doigts ouverts. Et est-ce la chaleur seulement, ou si c’est la honte ? — continuant à considérer dans l’ombre par terre cette large place claire, grande comme une grande chambre : tout ce lait répandu, ce lait qui ne va plus servir, et inutilement tiré.

Une étoile était venue, deux étoiles, trois étoiles. Le blanc du lait se voyait mieux à mesure que les étoiles venaient.