II

Les négociations commencèrent donc avec Pierre Crittin, l’amodiateur, qui était de la vallée.

À la vallée, ils ont leurs idées, qui ne sont pas toujours les nôtres, parce qu’ils vivent près d’un chemin de fer. Pierre Crittin était cousin du Président, par la femme de celui-ci, et toute l’affaire était venue d’une conversation que le Président avait eue pendant l’hiver avec son cousin, qui s’étonnait de voir cette montagne non utilisée. Le Président lui avait raconté pourquoi. Crittin avait ri ; et Crittin avait ri, parce qu’il était de la vallée. Il avait dit au Président :

— Moi, cette montagne, je la prends quand tu voudras.

— Oh ! si ça dépendait seulement de moi… avait dit le Président.

— Écoute, avait dit Crittin, l’été prochain, je n’aurai plus la Chenalette ; ils me la font trop cher, alors je cherche quelque chose… Et c’est comme je t’ai dit : je prends Sasseneire dès qu’on voudra… Tu devrais proposer la chose au conseil ; je m’étonnerais qu’il y ait encore de l’opposition, car ton histoire est une vieille histoire ; tu n’y crois pas toi-même, ou quoi ?

— Ma foi non !

— Alors…

Crittin leva son verre de muscat :

— À ta santé…

— Et bien sûr, avait-il repris, que je ne pourrais pas vous donner grand’chose la première année, parce qu’il y aurait à remettre les lieux en état ; mais, quand on sait s’y prendre, c’est intéressant une montagne à remonter, disait-il ; moi, ça m’intéresse… Et pour toi, ce serait avantageux aussi, vu le crédit que ça te vaudrait si tu arrivais seulement à faire que les finances de la commune aillent mieux, car elles ne vont pas trop bien, je crois…

— Pas trop.

— Tu vois.

Alors ils ont encore vidé un verre ensemble dans la cave, puis un verre ; et le Président :

— Oh ! moi, tu sais, je suis d’accord ; il y a longtemps que j’y pensais, l’affaire était seulement de trouver preneur. Mais, maintenant, bien entendu, c’est une question qui ne peut être réglée qu’en conseil et par le conseil ; alors il faudrait d’abord que je voie un petit peu ce qu’on en pense… Oui, comme ça, préparer l’opinion. Ensuite, je te ferais signe…

— Entendu.

Ils burent un verre.

— Pour moi, disait Crittin, ça ne fait pas l’ombre d’un doute que la chose ne s’arrange, si on sait seulement s’y prendre, car personne n’y croit plus, au fond, à ces histoires, sauf deux ou trois vieux. Tu n’as qu’à y aller carrément, à mon avis, ça ne peut que te fortifier, tu verras, parce que c’est la jeunesse qui est derrière toi… Santé !…

— Santé !…

— Et il ne resterait plus qu’à s’entendre au sujet des conditions, mais sûrement qu’on s’entendra ; j’amène mon neveu Modeste, j’ai la chaudière, j’ai tout ce qu’il faut… On pourrait commencer les réparations au milieu de mai… Tout serait prêt pour la fin de juin…

Le commencement de l’affaire avait été cette conversation que le Président avait eue avec son cousin à Noël ; et, en effet, l’opposition n’avait pas été aussi forte que le Président, qui était un peu timide de caractère, ne l’avait craint. Tout ce qui avait moins de quarante ans lui avait dit :

— Oh ! si vous avez quelqu’un !… On y aurait pensé déjà comme vous, mais justement l’ennui c’est qu’on ne voyait personne. Vous savez, ces histoires… Ça avait fait du bruit… Mais si vous avez à présent quelqu’un et quelqu’un de sûr, et quelqu’un de bien garanti, nous, on est d’accord, on vote pour…

Il se passa un mois, deux mois ; le Président continuait à entretenir avec prudence de son projet les personnes que l’occasion mettait sur son chemin ; quelques-unes hochaient la tête, mais la plupart n’objectaient pas grand’chose ; on voyait que ces vieilles histoires d’il y a vingt ans étaient déjà bien oubliées, en effet ; et, finalement, le Président n’eut qu’un petit calcul à faire : celui-ci pour et celui-ci pour, et celui-là contre ; ce qui lui a donné un total d’une part et un autre total de l’autre, deux totaux sans guère de peine, d’abord dans sa tête, puis sur un papier ; alors il avait convoqué le conseil.

Il y avait eu un premier Conseil de Commune, un second Conseil de Commune ; — et les calculs du Président, comme on vient de voir, ne s’étaient pas trouvés si mal établis. 58 oui, 33 non : une belle majorité, — quand même les vieux n’étaient pas contents et plusieurs, après le vote, avaient quitté la salle des séances ; — mais, nous autres, on s’en moque un peu, puisqu’il y a eu vote, et le Président pensait : « En tout cas, je suis couvert, » — ce qui était l’essentiel pour lui qui, dès le lendemain matin, avait écrit à son cousin, parce qu’il y avait encore les conditions à débattre, mais elles étaient du ressort de la Municipalité, laquelle se composait de quatre membres seulement (tous quatre hommes de moins de cinquante ans, depuis ces dernières élections, qui avaient porté Prâlong à la présidence).

C’est la jeunesse qui vient dehors, portant dehors du même coup les hommes de ses idées ; et les idées de la jeunesse sont qu’elle est seule à y voir clair, parce qu’on a de l’instruction, tandis que les vieilles gens savent tout juste lire et écrire. La jeunesse l’avait donc emporté, Pierre Crittin était reparu ; on s’était entendu sur les conditions sans trop de peine ; ensuite il avait été convenu qu’on irait voir sur place où les choses en étaient, avant de rien conclure définitivement.

Il fallut attendre que la neige eût commencé à fondre ; heureusement que l’hiver avait été très froid, mais sec, et le printemps s’annonça de bonne heure. Ce pâturage de Sasseneire est à deux mille trois cents mètres ; il est de beaucoup le plus élevé de ceux que possède la commune, c’est-à-dire trois autres, mais qui sont sur les côtés de la vallée, tandis que Sasseneire est dans le fond, sous le glacier. Il arrive qu’à ces hauteurs-là, il y ait encore au mois de juin, des deux, des trois pieds de neige dans les parties mal exposées. Le bénéfice de cette année fut pour Crittin que la couche blanche se trouva moins épaisse là-haut que d’ordinaire et fut ainsi plus vite usée par la bonne chaleur du soleil qui avait commencé à se faire sentir dès le mois de mars. On n’était pas encore au milieu de mai qu’ils purent monter, et étaient cinq, c’est-à-dire le Président, Crittin et son neveu, Compondu et le garde communal. Ils sont partis à quatre heures du matin avec leurs lanternes et des provisions, sans oublier une ou deux bottilles de muscat (qui sont de petits barils plats en mélèze, de la contenance d’un pot, — ou un litre et demi). Ils avaient des souliers ferrés et les deux Crittin des jambières de cuir, les autres des guêtres de drap boutonnant sur le côté. On va d’abord à plat sur la rive gauche du torrent coulant dans un lit très encaissé, entre deux fortes marges de sable qui apparaissent sitôt que l’eau commence à se faire rare, mais en cette saison les bancs de sable et les deux berges elles-mêmes avaient complètement disparu. On voyait vaguement le torrent hausser à plein au ras des prés son dos blanc, qui semblait bouger sur place. Le bon pays était ici avec son herbe déjà haute, pleine de fleurs ; ici c’était encore le bon pays où le torrent était silencieux et tout tranquille dans les herbages, comme une bête en train de pâturer. Les hommes marchaient en deux groupes : le Président et Crittin plus devant. Le Président avait une lanterne ; la garde de commune avait une lanterne. On a commencé à monter. On s’éloignait peu à peu du torrent qu’on laissait descendre sur sa gauche comme à la corde, tandis qu’on montait soi-même sur la droite, parmi des bosses de terrain qui venaient en avant et se mettaient en travers de votre chemin, de sorte qu’il fallait redescendre, puis on recommençait à monter. On a passé devant une petite réunion de fenils qui vous ont regardé venir, se taisant pour vous regarder venir ; après quoi, ils ont été se serrer les uns contre les autres, comme pour se dire des choses. On y voyait encore un peu ici, à cause des étoiles et à cause de l’assez grande largeur du ciel. Mais voilà que bientôt les bords de la vallée se sont rapprochés, en même temps qu’on a vu s’avancer à votre rencontre une espèce de nouvelle nuit plus noire, mise dans le bas de l’autre comme pour vous empêcher de passer. Le Président leva sa lanterne, qui était une lanterne à vitres carrées laissant sortir une bande de lumière sur son devant et sur chacun de ses côtés : on a vu chacune de ces bandes s’allonger : l’une frappant en face de vous la pente raide où les pierres ont eu une ombre, les deux autres faisant venir à droite et à gauche les troncs rouges des pins qui semblaient avoir été cassés à une faible hauteur au-dessus du sol par le vent. On a commencé à cheminer entre ces tronçons de colonnes comme dans un corridor de cave, qui était fait par la lanterne, que la lanterne creusait, que la lanterne perçait devant vous à mesure qu’on avançait ; puis la lanterne l’ôtait de devant vous, alors tout le noir vous croulait dessus. On était pris dedans, on l’avait qui vous pesait sur les épaules, on l’avait sur la tête, sur les cuisses, autour des mains, le long des bras, empêchant vos mouvements, vous entrant dans la bouche ; et on le mâchait, on le crachait, on le mâchait encore, on le recrachait, comme la terre de la forêt. On se débattait ainsi un moment, comme quand on a été enterré vif, puis la lumière de la lanterne vous ressuscitait à nouveau ; — pendant qu’ils allaient, les cinq hommes allaient, et de temps en temps une pierre qu’ils faisaient rouler descendait la pente qu’ils montaient eux-mêmes, mêlant son bruit au bruit de leurs souliers. Plusieurs fumaient ; mais, dans une nuit pareille, on a beau fumer, c’est comme si on ne fumait pas.

On a beau tirer tant qu’on veut sur le tuyau de sa pipe et amener à soi toute la quantité de fumée qu’on veut : faute d’être vue, elle est comme si elle n’existait pas. Ils avaient donc laissé peu à peu leurs pipes s’éteindre et ils les avaient fourrées dans leur poche ; ils avaient été sans pipe, ils faisaient seulement un peu de bruit avec les pieds ; puis l’un ou l’autre disait quelque chose, mais quand on ne peut pas les voir, les mots c’est comme la pipe, les mots eux non plus n’ont point de goût. Les hommes ont fini par ne plus rien dire du tout ; c’est ainsi qu’on a mieux entendu le torrent quand il est revenu avec son bruit, il a commencé à venir un peu, puis brusquement, à un contour, il a été là dans toute sa force. C’est qu’on était entré dans la gorge. On aurait eu beau crier à pleins poumons, on n’aurait pas été entendu. On aurait eu beau tirer des coups de fusil : la détonation n’aurait même pas trouvé place dans l’énormité de la rumeur où il leur a semblé flotter comme pris par-dessous les bras et ils se sont même arrêtés un instant. Puis, de nouveau, on a vu la lanterne du Président se soulever, décrivant un demi-cercle, on ne savait trop à quelle hauteur au-dessus du sol, ni comment tenue, ni par qui ; allant donc ainsi comme d’elle-même en l’air par ses deux ou trois voyages en rond ; après quoi, les barres de la lumière allèrent frapper sur la gauche une barrière de bois, sur la droite un talus rocheux, tandis que devant vous le chemin est réapparu juste assez large pour vous laisser passer un de front ; c’est pourquoi les hommes se sont mis en file. Le passage avait été pratiqué là dans le roc même qu’on avait fait sauter à la mine, tandis que la paroi tombait à pic sur votre gauche et ainsi le bruit arrivait directement, vous atteignant sous le menton, sous une de vos oreilles, sur un des côtés de votre figure ; après quoi, par contraste, il y a eu presque du silence, il y eut retombée et vide, il y eut qu’il fallut aller chercher le bruit, pour le retrouver ; c’est qu’on était arrivé dans un renfoncement de terrain.

Ils montent, ils vont de nouveau à plat, ils montent ; c’est un long voyage que ce voyage du chalet, à cause de toute la gorge qu’il fallait longer d’abord d’un bout à l’autre. On compte quatre heures pour la montée, en temps ordinaire, et trois pour la descente en temps ordinaire, mais le commencement de mai n’était pas encore un temps très favorable et les quatre heures se trouvèrent largement dépassées. Pourtant on avait vu les sapins s’espacer enfin et on commençait aussi à les distinguer jusqu’à la pointe, dans une fine poussière de jour comme celle que le vent fait lever sur les routes. Il y eut les troncs qui se marquèrent par un peu de couleur plus noire dans le gris de l’air, en même temps qu’en haut des arbres, des espèces de lucarnes aux vitres mal lavées se montraient. Les cinq hommes firent encore un bout de chemin, écartant de devant eux par-ci par-là un dernier rideau d’ombre, puis ils entrèrent tout à fait dans le jour, en même temps qu’ils arrivaient à un espace déboisé, où les lanternes furent seulement deux petites couleurs sans utilité, c’est pourquoi on les a soufflées. Là, il a fallu qu’ils s’avancent avec précaution, à cause d’une large coulée de neige. Crittin allait devant avec sa canne ferrée, commençant par bien creuser avec le pied un trou où il enfonçait jusqu’à mi-jambe, puis il faisait un pas ; et les autres suivaient un à un, mettant le pied dans les trous faits par Crittin. On les a vus ainsi avancer les cinq par secousses, par petites poussées, et ils ont été longtemps cinq points, cinq tout petits points noirs dans le blanc. Ils ont été dans une nouvelle coulée de neige, ils ont été dans des éboulis ; en avant, et à côté d’eux, les grandes parois commençaient à se montrer, tandis qu’ils s’élevaient vers elles par des lacets et, elles, elles descendaient vers eux par des murs de plus en plus abrupts, de plus en plus lisses à l’œil. Ici, il n’y avait plus d’arbres d’aucune espèce ; il n’y avait même plus trace d’herbe : c’était gris et blanc, gris et puis blanc, et rien que gris et blanc. Et, eux, ils furent de plus en plus petits, là-haut, sous les parois de plus en plus hautes, qui furent grises aussi, d’un gris sombre, puis d’un gris clair ; puis, tout à coup, elles sont devenues roses, faussement roses, parce que ce n’est pas une couleur qui dure ; c’est une couleur comme celle des fleurs, mais une couleur trompeuse, qui passe vite, car il n’y a plus de fleurs ici, non plus, ni aucune espèce de vie ; et le mauvais pays était venu qui est vilain à voir et qui fait peur à voir. C’est au-dessus des fleurs, de la chaleur, de l’herbe, des bonnes choses ; au-dessus du chant des oiseaux, parce que ceux d’ici ne savent plus que crier : la corneille des neiges, le choucas au bec rouge ; les oiseaux noirs ou blancs ou gris qui peuvent encore vivre ici, mais sans chansons ; à part quoi il n’y a rien et plus personne, parce qu’on est au-dessus de la bonne vie et on est au-dessus des hommes ; — pendant que le soleil venait, les frappant tous les cinq en même temps sur le côté gauche de leur personne ; — et l’année est ici de deux mois, de trois mois au plus.

Seulement on est bien forcé d’y aller chercher le petit peu de nourriture qui peut encore s’y trouver, c’est pourquoi les hommes montaient toujours, et ont été frappés par le soleil sur le côté gauche, puis ils ont été dans le soleil tout entiers ; ils ont été éblouis par l’éclat des flaques de neige qu’ils ont dû traverser encore ; ailleurs, des avalanches étaient tombées.

Ils se rapprochaient de nouveau du torrent, ils l’ont vu pendre ensuite à des rochers en face d’eux.

Ils ont alors fait encore beaucoup de lacets, gagnant vers en haut par des lacets, gagnant vers le dessus de cette dernière barrière ; — c’est ainsi que, dans le milieu de la matinée, ils sont arrivés sur le bord du dernier palier de derrière lequel on les a vus sortir, montrant leur chapeau et leur tête, montrant ensuite leurs épaules ; puis tout le pâturage a été devant eux.

Et, dans le fond du pâturage, venait aussi le glacier qui pendait là, peint en belles couleurs de même que toute la combe ; et ces belles couleurs toutes ensemble leur venaient contre ; mais c’est à peine s’ils y ont fait attention, c’est autre chose qui les intéressait.

La seule parole que Prâlong avait dite à son cousin avait été :

— Eh bien, tu vois qu’en tout cas ce n’est pas la place qui manque…

Et Crittin avait dit :

— La place, non…

Ensuite ils étaient repartis, sans plus ; ils étaient entrés entre des quartiers de rocs hauts comme des maisons où ils ont enfoncé dans la neige ; ils étaient allés comme dans des petites rues pleines de neige entre ces blocs, ils étaient sortis d’entre ces blocs, ils s’étaient trouvés dans du cailloutis, puis sur la pente où l’herbe était comme du feutre, humide encore et élastique sous la semelle, parce que la neige venait seulement d’y fondre ; — les hommes montaient toujours, ils sont parvenus sous la paroi.

Là était le chalet. On ne le distinguait pas d’abord de la paroi à laquelle il s’adossait et où les poutres de son toit à un seul pan prenaient naissance dans le roc même. Il fallut s’approcher davantage pour voir que ce toit était crevé à plusieurs places, que la porte ne tenait plus dans ses gonds, que le haut des murs avait laissé tomber beaucoup de ses pierres : seulement on s’y attendait. Après avoir bien tout examiné, Crittin s’était assis et écrivait des chiffres sur son carnet de poche. Ils avaient fait aller en arrière le bouchon de bois d’une des bottilles qui s’est mis à pendre au bout de sa ficelle ; ils se passaient la bottille, ils mangèrent, ils firent le tour du pâturage ; ils revinrent, ils burent de nouveau, ils mangèrent ; puis Crittin, à une question de Prâlong, parce que la discussion continuait pendant ce temps :

— Eh ! bien, oui, à ces conditions, ça m’irait…