La grande Armée à Moscou d’après les récits de témoins moscovites
Lorsque l’on contemple de la terrasse du Kremlin ou de la tour d’Ivan le panorama de Moscou, on a peine à croire tout ce que racontent les historiens du grand incendie de 1812. Comment imaginer que ces centaines d’églises et de monumens qui sont la parure de la sainte mère Moscou ne soient pas l’ouvrage des siècles? Ils paraissent bien loin de nous, ces jours terribles où l’embrasement de la grande ville illuminait à trente lieues à la ronde, à la distance qui sépare Orléans de Paris, les campagnes russes, et guidait dans les ténèbres, comme un météore sinistre, la marche des armées russes et françaises! Les trois cinquièmes des maisons et la moitié, des temples furent alors détruits. Aujourd’hui cependant, de quelque côté qu’on se tourne, c’est cent, deux cents églises qu’on embrasse d’un coup d’œil, une infinité de clochers, une voie lactée de coupoles. Un peintre qui, avec sa toile devant les yeux, n’aurait besoin que de quelques traits de son pinceau pour figurer une flèche ou un dôme laisserait tomber ses bras de fatigue avant d’égaler un tel modèle. La réalité est plus prodigue que ne le serait la fantaisie. Ce sont les bourgeois et les paysans de Moscou qui ont ainsi enluminé leur capitale, et qui ont fait, avec la pierre, la brique et l’or, mieux que n’eût rêvé l’imagination d’un conteur des Mille et une Nuits. Et dans cette multiplicité, quelle variété! Telle église est surmontée d’une flèche, comme les cathédrales des bords du Rhin, telle autre s’est parée d’un kolokolnik qui s’effile en minaret arabe ou d’une tour XVIIIe siècle qui rappelle les clochers de Saint-Sulpice. Tantôt le dôme s’aplatit comme un bouclier et fait songer à Sainte-Sophie, tantôt il s’arrondit en demi-sphère comme celui des Invalides, ou se resserre à sa base pour former une bulbe métallique. Les coupoles sont parfois isolées, plus souvent elles s’enflent les unes au-dessus des autres, comme une houle de vagues dorées, et d’une croix à l’autre se balancent, comme des lianes, les chaînons de cuivre et d’argent. De ces coupoles, les unes avec leur revêtement d’or étincellent aux rayons du soleil, d’autres brillent de l’éclat plus modeste de l’étain ou de l’argent, ou bien affectent le rouge éclatant, le vert d’émeraude, le bleu de ciel parsemé d’étoiles d’or. Lorsque la nuit commence à descendre et que les maisons disparaissent déjà dans l’ombre du soir, les derniers rayons du soleil couchant viennent tomber sur les croix de tous ces temples comme sur des cimes de glaciers alpestres; elles paraissent comme suspendues dans le crépuscule, semblables à des signes de feu, et reproduisent à une multitude d’exemplaires le miracle du Labarum. Dans le lointain, semés sur le pourtour extrême de la ville comme autant de forts détachés, on voit les couvens avec leurs blanches murailles, qui ont jadis soutenu l’assaut des Tatars, surmontés de hauts kolokolniks tout garnis de cloches et de carillons.
Le panorama de Moscou donne une impression tout autre que celui de Paris : les Invalides, Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, le Panthéon, debout dans la brume de Paris, nous semblent imposans non-seulement par leurs beautés monumentales, mais par les idées qui s’y rattachent; on ne sait pas si l’on contemple ou si l’on se souvient. A Moscou, le plaisir du spectacle est uniquement pittoresque. Toutes ces églises, pour nous, sont sans nom et sans histoire; elles ne peuvent évoquer en nous les souvenirs d’un passé que nous connaissons mal. C’est l’imagination qu’elles étonnent par leur multitude anonyme, leur variété, leur profusion.
Il n’y a pas soixante ans qu’amis et ennemis pleuraient sur les ruines d’Ilion ; la capitale des tsars est aujourd’hui plus belle, plus vaste, de moitié plus peuplée qu’au moment de l’invasion napoléonienne. Elle a changé aussi de caractère; c’est une population en partie toute différente qui l’habite. Avant Rostopchine, Moscou était surtout une ville nobiliaire; suivant l’antique usage, les seigneurs russes désertaient pour la saison d’hiver leurs résidences de la campagne; ils venaient, avec quantité de chevaux et des centaines de serviteurs, s’établir dans leurs résidences de la ville. Au milieu de vastes cours, d’étangs et de jardins s’élevait l’habitation du barine ; tout autour des écuries, des étables, des magasins, des logis pour les valets, femmes de chambre, écuyers, piqueurs, portiers, pour toute une horde de domestiques qui ne servaient à rien. Le luxe consistait précisément dans cette profusion de serviteurs inutiles. La maison du seigneur était quelquefois en brique, plus rarement en pierre, ordinairement en bois artistement découpé et ouvragé; elle était recouverte d’une toiture en feuilles de cuivre ou de fer, peintes en rouge ou en vert; les magasins étaient souvent en pierre à cause des incendies; les autres constructions en bois plus ou moins dégrossi. La noblesse russe ne s’était pas encore accoutumée à considérer Pétersbourg tout à fait comme la capitale; elle s’obstinait à venir tous les hivers tenir sa cour dans la « mère des villes russes. » L’incendie de 1812 a rompu les traditions. La noblesse, ne voulant ou ne pouvant pas reconstruire tous ses hôtels, a loué le terrain aux bourgeois; l’industrie, prodigieusement développée depuis soixante ans, en a pris possession. Voilà comment Moscou a perdu cette population flottante de seigneurs et de serfs, qui s’élevait à plus de 100,000 âmes, et comment de ville nobiliaire elle est devenue ville industrielle, la capitale de la grande région manufacturière qui porte son nom.
C’est donc une cité nouvelle qui est sortie des cendres de 1812; mais cette année glorieuse et funèbre, dans laquelle Moscou, comme deux cents ans auparavant, à l’époque de l’invasion polonaise, a vu le salut de la Russie acheté par sa propre ruine, ne pouvait manquer de laisser son empreinte sur les monumens. A chaque pas, dans le Kremlin ou dans la ville, on se trouve en présence de quelque souvenir de la guerre patriotique. A l’extrémité de la grande rue de Tver, la rue impériale de Moscou, s’élève, à cette barrière de la ville qui vit Napoléon sortir de sa conquête pour n’y plus rentrer, la Porte Triomphale ; c’est par elle qu’Alexandre II, au lendemain de Sébastopol, a fait son entrée solennelle pour le couronnement. Non loin du Kremlin, on voit resplendir les coupoles dorées d’une église aux proportions colossales, bâtie de marbre et de pierre, à la décoration de laquelle travaillent depuis des années les premiers artistes de la Russie, et qui ne sera peut-être pas livrée au culte avant huit ou neuf ans; on parle d’une dépense de 10 millions de roubles (près de 40 millions de francs). Comme Saint-Isaac de Pétersbourg, elle domine de haut tous les temples du monde gréco-russe, qui sont, comme on sait, de proportions fort exiguës. Elle devait s’élever d’abord sur cette Colline des Moineaux du haut de laquelle Napoléon contempla la resplendissante capitale et s’écria : «Enfin ! » quand déjà le destin avait dit: « Trop tard! » Cette église est destinée à remercier le ciel des victoires de 1812, 1813 et 1814 ; elle est dédiée au Christ libérateur. Sur la fameuse Place Rouge, près de la tribune de pierre du haut de laquelle Ivan le Terrible haranguait son peuple, se dresse le monument de bronze des deux libérateurs de 1612, avec cette inscription : « au bourgeois Minine et au prince Pojarski la Russie reconnaissante. » Le bas-relief nous montre les sacrifices de la nation orthodoxe pour la libération de la patrie, les vieux pères qui amènent leur fils, les femmes, avec leur noble et pittoresque costume national, apportant leurs bijoux et leurs parures; mais c’est à l’invasion française que les vainqueurs de l’invasion polonaise doivent leur statue, inaugurée en 1818. Pénétrez dans ce Kremlin que Napoléon a voulu faire sauter, et auquel d’intelligentes restaurations ont rendu son premier caractère : si vous visitez l’église de l’Annonciation, on vous dira que les Français ont installé leurs chevaux sur son pavé d’agate; si vous allez à l’Assomption, on vous montrera les trésors qui à leur approche furent portés en lieu sûr; si vous levez les yeux vers le sommet de la tour d’Ivan, vous vous souviendrez que la croix en fut enlevée par les envahisseurs et retrouvée dans les bagages de la grande armée. La porte de Saint-Nicolas, ornée de l’image de ce vengeur des parjures, et où l’on amenait autrefois les plaideurs prêter leur serment, présente une inscription commémorative; elle rappelle le miracle qui en 1812 préserva cette porte. La tour qui la surmonte fut fendue de haut en bas; mais la fissure s’arrêta au point même où se trouve l’icône. L’explosion de 200 kilogrammes de poudre ne réussit à briser ni le verre qui recouvre l’image, ni le cristal de la lampe qui brûle suspendue devant elle. Le long des murs de l’arsenal sont empilés les canons enlevés à l’ennemi. Au Palais des Armes, autres trophées : le lit de camp où Napoléon se débattait contre l’insomnie et les funestes pressentimens, l’épée d’honneur que la ville de Paris offrit en 1814 au gouverneur Sacken, etc. Ainsi tous ces souvenirs, tous ces monumens, la Porte Triomphale, le temple du Christ libérateur, les murailles, les églises et les tours du Kremlin, tout porte la même date, le millésime de cette année 1812 qui vit se briser la plus grande fortune militaire des temps modernes.
En continuant à célébrer un anniversaire glorieux, celui de la délivrance, la Russie a-t-elle conservé les ressentimens patriotiques qui l’animèrent à cette époque? Suffit-il aux Russes d’avoir été à Paris après avoir vu les Français à Moscou, ou bien leur haine, comme la haine prussienne, est-elle de celles qui ne se laissent ni assouvir par la vengeance, ni apprivoiser parle temps? Il est bon de rappeler qu’en 1814 le tsar Alexandre fut le moins acharné de nos ennemis, tandis que la Prusse se montrait déjà un des plus âpres à la proie et au sang. Aujourd’hui dans le Kremlin restauré le nom même de Napoléon a cessé d’exciter les colères. Dans ce même palais impérial qui s’élève sur les ruines de l’ancien, brûlé par ses ordres, l’homme de 1812 est reçu presque comme un hôte; sa statue de marbre se dresse, couronnée de lauriers, dans les appartemens des tsars. Pour la décoration intérieure, on semble affectionner les tableaux qui rappellent la grande lutte, et c’est à des mains françaises qu’on a laissé le soin de les peindre. L’une de ces toiles représente Napoléon traversant l’incendie de Moscou ; il s’avance à cheval, la main dans le gilet, le visage illuminé de reflets rougeâtres, sombre et pensif, se sentant en face de son mauvais génie. Il retient son cheval, qui bronche et qui flaire de ses narines frémissantes une poutre embrasée. Sur l’horizon enflammé comme par une aurore boréale se dessinent les hauts tricornes des généraux de son escorte. Un autre tableau, d’inspiration évidemment toute française, et qui a dû figurer dans quelqu’une de nos expositions, nous montre, en un coin de la plaine couverte de neige, semée de débris, un groupe de soldats français arrêtés au pied d’un arbre, et, de leurs dernières cartouches, protégeant des blessés et des femmes contre une bande de cosaques,
……………. Effrayans, ténébreux,
Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,
Horribles escadrons, tourbillons d’hommes fauves.
Ordinairement la mémoire du peuple est plus tenace que celle des grands. S’il y a parmi les mougiks de Moscou quelqu’un des survivans de 1812, quel souvenir a-t-il gardé de l’année terrible ? quel sentiment peut-il nourrir encore au sujet de « l’impie Français, » de « l’effronté Goliath ? » Quelles images repassent dans sa vieille tête lorsque, penché sur sa grande barbe blanche, ramassé dans sa fourrure de peau de mouton, il se raconte éternellement à lui-même l’histoire de ses premières années ?
Un de mes amis de Russie, avec qui je m’entretenais sur la terrasse du Kremlin de ce lointain passé, me signala une série d’articles qui avaient récemment paru dans la Gazette de Moscou, c’étaient précisément des « récits de témoins oculaires sur l’année 1812. » Une dame russe, qui écrit sous le pseudonyme de Tolytchef, les avait recueillis de la bouche des vieillards. Elle venait justement de les réunir en deux brochures qu’elle voulut bien mettre à ma disposition. Les mémoires russes sur l’incendie de Moscou sont peu nombreux ; les gens qui savaient tenir une plume étaient partis. On doit savoir gré à l’écrivain moscovite de s’être a taché à sauver de l’oubli ces précieuses parcelles d’histoire. Il fallait se hâter : comme elle le dit très bien, « le nombre de ceux qui assistèrent à la prise de Moscou par les Français est aujourd’hui bien restreint, et bientôt il ne restera probablement plus un seul témoin d’événemens qui constituent la plus dramatique et la plus glorieuse page de notre histoire. » La majeure partie de ces témoins appartient au petit peuple. « Sur 240,000 habitans, nous dit Rostopchine, il ne resta que 12,000 ou 15,000 hommes, qui étaient ou des bourgeois ou des étrangers ou des gens de la lie du peuple, mais personne de marque, soit de la noblesse, soit du clergé, soit des marchands. » Les personnages dont T. Tolytchef a bien voulu se constituer le secrétaire pour la rédaction de leurs souvenirs, sont donc pour la plupart de pauvres gens qui assurément n’auraient jamais eu l’idée d’écrire leurs mémoires : c’est la religieuse Antonine, ancienne serve des Apraxine, c’est le petit marchand André Alexiéef, c’est la petite marchande Alexandra Alexievna Nazarof, c’est le vieux Vassili Ermolaévitch, ancien serf de la famille Soïmonof, la femme de pope Marie Stépanovna, la femme de diacre Hélène Alexievna; ce sont de vieux prêtres, de vieux moines, de vieilles religieuses. Il a fallu en aller chercher au moins quatre ou cinq à l’hospice. Le plus fort contingent est fourni par les couvens, où d’autres narrateurs ou narratrices ont trouvé également un asile pour leur tête blanchie. Quelquefois leur mémoire s’est affaiblie; alors ce sont des enfans ou petits-enfans, qui viennent compléter ou rectifier, par les récits plus précis d’autrefois, les récits d’aujourd’hui. T. Tolytchef a tenu à laisser au langage de ces braves gens son allure populaire, ses phrases courtes et hachées, ses images pittoresques, sa profusion d’expressions proverbiales ou d’invocations religieuses. Ils ont conté longuement, minutieusement, n’omettant aucun des détails qui les concernent, ou des petites circonstances qui les ont frappés, avec les indications des jours et des heures tenacement conservées dans leur mémoire de vieillards. On voit que tout cela, pour eux, s’est passé hier. Plusieurs ont gardé de ces jours d’angoisse une si vive impression que le moindre incendie, la vue d’un casque de soldat suffit pour faire battre leur vieux cœur comme au temps où ils avaient dix ans. Ils se répètent bien un peu dans leurs narrations : hélas ! ils ont tous vu la même chose, — l’invasion, l’ennemi, l’incendie de leur ville par les leurs, la misère, la disette, le pillage. C’est la guerre qui est monotone et qui se répète gauchement dans ses horreurs. Nous avons déjà bien des documens sur 1812; les souvenirs du comte de Toll, l’apologie de Rostopchine, les récits de Domergue, de Wolzogen, de Ségur, etc. Le lecteur français ne dédaignera pas d’écouter un des personnages qui ont le plus souffert de la catastrophe; il fera bon accueil à ce qu’on pourrait appeler les Mémoires du peuple de Moscou.
Les petits marchands et les femmes de popes, qui n’étaient pas admis à sonder les mystères de l’entrevue d’Erfurt ni les redoutables conséquences du blocus continental, ne se doutaient guère de l’orage qu’amassait sur leur tête le refroidissement d’Alexandre pour l’alliance française. Le plus grand nombre des porteurs de touloupes[1], qui au commencement de 1812 pataugeaient dans les rues boueuses de Moscou, savaient-ils seulement ce que c’était que la confédération du Rhin et le grand-duché d’Oldenbourg? Tout ce qu’ils connaissaient de Bonaparte, à supposer que son nom fût venu jusqu’à eux, c’est qu’il avait souvent battu les Allemands, et qu’à cause de lui on payait plus cher le sucre et le café. C’était ailleurs que dans l’échange des notes diplomatiques qu’ils puisaient le pressentiment de quelque catastrophe prochaine. La fameuse comète de 1812 fut pour eux un premier avertissement. Voyons les réflexions qu’elle inspirait à l’abbesse de Diêvitchi monastir (couvent des Demoiselles) et à la religieuse Antonine, l’ancienne esclave des Apraxine. « Un soir que nous allions à un service commémoratif à l’église de la Décollation de saint Jean[2], tout à coup j’aperçois de l’autre côté de l’église comme une gerbe de flammes resplendissantes. Je poussai un cri, et faillis laisser tomber la lanterne. La mère abbesse vint à moi et me dit : — Que fais-tu? Qu’as-tu donc? — Alors elle fit trois pas en avant, aperçut aussi le météore et resta longtemps à le contempler. Je lui demandai : — Matouchka, quelle étoile est-ce là? — Elle répondit : — Ce n’est pas une étoile, c’est une comète. — Je lui demandai encore: — Mais qu’est-ce qu’une comète? je n’ai jamais entendu ce mot-là. — La mère dit alors : — Ce sont des signes dans le ciel que Dieu nous envoie avant les malheurs. — Tous les soirs, cette comète flambait au ciel, et nous nous demandions toutes : — Quels malheurs nous apporte-t-elle donc? »
Bientôt dans les cellules des couvens, au Marché des Oiseaux, dans les cabarets et les échoppes du Kitaï-Gorod, le bruit commença de se répandre que Bonaparte « conduisait contre la Russie une armée immense, comme le monde n’en avait jamais vu. » Les vieux soldats réformés des batailles de Novi et de Zurich, les invalides d’Austerlitz, d’Eylau et de Friedland, pouvaient seuls donner, en connaissance de cause, quelques détails sur l’envahisseur.
La direction suivie par Napoléon ne laissa plus de doute à personne : c’était à Moscou qu’il en voulait. Pour relever les courages qui commençaient à s’abattre, on fit venir de Smolensk, qui allait être souillée par la présence des infidèles, l’icône miraculeuse de la Vierge conductrice. On l’exposa dans la cathédrale de Saint-Michel-Archange à la vénération des croyans. L’abbesse du couvent des Demoiselles, qui était de Smolensk, et qui avait pour cette image une dévotion particulière, s’empressa avec ses religieuses d’aller saluer la Protectrice. « À Saint-Michel-Archange, il y avait foule à ne pas s’y voir ; sur la place même, à peine si on pouvait se faire jour. Il y avait surtout beaucoup de femmes, et toutes pleuraient. Quand nous commençons à nous pousser vers l’image, l’une après l’autre, à la file, on se met à regarder toutes ces religieuses dont on ne voit pas la fin. Une dame s’écria même : « Ces soutanes devraient bien nous faire place ; ce ne sont pas leurs maris, ce sont les nôtres qui vont exposer leurs têtes aux coups de fusil. »
Rostopchine n’oublia rien de son côté pour rassurer et tenir en paix la population. Ses originales proclamations s’étalèrent bientôt sur tous les murs et se trouvèrent dans toutes les mains. Il recommandait au peuple de « se défier des imbéciles et des ivrognes ; ils ont les oreilles larges et soufflent des sottises à l’oreille des autres. » Si quelqu’un s’avisait de faire l’éloge de Napoléon ou des Français, il ordonnait « de le saisir par le toupet et de l’amener à la police,… fût-il des plus huppés. » Après Borodino, il invita le peuple à s’armer de piques, de haches et de fourches à trois dents, « vu que le Français n’est pas plus lourd à soulever qu’une gerbe de blé ; » il promettait de se mettre à la tête de ses administrés pour livrer une bataille suprême aux Trois-Montagnes ; mais en même temps il opérait le sauvetage des trésors d’église, des archives, des caisses publiques, des collections d’objets précieux que renfermait le Palais des Armes. Comme le temps lui manquait pour vider l’arsenal, il résolut d’employer à ce travail les bras innombrables de la multitude. À cela, il voyait un double avantage : mettre les armes hors de la portée de l’ennemi et dans les mains du peuple. Toutefois, avant de livrer ce vaste dépôt au pillage, il voulut sonder l’opinion. Il organisa donc une manifestation patriotique et religieuse dont un témoin oculaire a consigné la vive impression. Laissons la parole à l’archiprêtre Vassili Mikhaïlovitch, qui était à cette époque un jeune gars de seize ans. Tout Moscou avait été convoqué au pied de la tour d’Ivan pour entendre une allocution du vieux métropolite Platon. Une tribune élevée à la hâte était déjà décorée des icônes miraculeuses les plus en renom, « On attendait avec une impatience croissante l’apparition du métropolite. Enfin ses chevaux noirs se montrèrent sous la porte de Saint-Nicolas. Tout le monde se découvrit. Platon se montra aux fenêtres de sa voiture et bénit le peuple de sa main tremblante. Derrière lui venait en calèche le comte Rostopchine. La foule courait derrière les équipages. Quand ils s’arrêtèrent sur la place du Miracle, le métropolite sortit de sa voiture, aidé de deux diacres qui le conduisirent, en le soutenant, à la tribune. Le général-gouverneur se tint derrière lui. Platon était en manteau violet et en klobouque blanche[3]. La frayeur se peignait sur le pâle visage du vieillard. Après la prière, à laquelle il prit part en qualité d’officiant, un diacre se tint debout à ses côtés pour parler en son nom, car Platon n’avait pas la force de faire entendre sa voix. Le pasteur suppliait le peuple de ne pas s’agiter, de se soumettre à la volonté de Dieu, d’avoir confiance en ses chefs, et promettait de prier pour lui. Pendant ce discours, le métropolite pleurait. Son aspect vénérable, ses larmes, ce discours prononcé par la bouche d’un autre, agirent fortement sur la foule ; on n’entendait de toutes parts que des sanglots. — Monseigneur désire savoir, continue le diacre, si vraiment il a réussi à vous persuader. Que ceux qui promettent d’obéir se mettent à genoux. — Tout le monde s’agenouilla. Le vieillard fit le signe de la croix sur toutes ces têtes inclinées devant lui; alors le comte Rostopchine s’avança, se retourna à son tour vers la multitude et dit : — Puisque vous vous êtes soumis de si bon gré à la volonté de l’empereur et à la voix du vénérable pontife, je viens vous annoncer la faveur de sa majesté. Pour preuve qu’on ne vous livrera pas désarmés à l’ennemi, elle vous permet de piller l’arsenal : votre salut sera dans vos mains. — Merci ! que Dieu donne au tsar de longues années! s’écria le peuple d’une voix de tonnerre. — Mais, continua Rostopchine, on vous donne les armes à une condition : c’est que l’enlèvement se fera en bon ordre; vous entrerez par la porte de Saint-Nicolas, vous sortirez par celle de la Trinité; je vais faire ouvrir l’arsenal. — Sur un signe du comte, sa calèche et le carrosse du métropolite s’avancèrent vers la tribune; chacun monta dans son équipage. La foule, après avoir reconduit Platon, revint chercher les armes. Déjà l’arsenal était ouvert; on avait posé des sentinelles aux portes de Saint-Nicolas et de la Trinité. Le pillage dura plusieurs jours dans un ordre parfait; quelques-uns prirent autant de sabres et de fusils qu’ils en pouvaient porter. Une grande partie des fusils n’avaient pas de chiens, les sabres étaient rouillés, en outre personne n’avait de poudre; mais on ne prit garde à ces inconvéniens. »
Rostopchine, plusieurs jours avant la bataille, avait fait placarder une proclamation où il répondait «sur sa vie que l’ennemi n’entrerait pas à Moscou. » Même après Borodino, quand les blessés de l’armée russe encombraient déjà la capitale, il affichait un extrait du rapport de Koutouzof, où le généralissime déclarait que la bataille avait été chaude et sanglante, mais qu’il avait conservé ses positions, et que la lutte allait recommencer. Koutouzof trompa tout le monde en cette occasion : le tsar, la nation, Rostopchine lui-même. Quand le gouverneur de Moscou fut détrompé, son exaspération fut grande. « Majesté, écrivit-il à l’empereur Alexandre, la conduite de Koutouzof décide du sort de la capitale et de tout l’empire. » Paroles à double sens auxquelles l’événement allait donner un terrible commentaire! Déjà Rostopchine, qui jusqu’alors avait modéré le mouvement d’émigration, invitait tout le monde à partir; lui-même suivit l’armée. Wolzogen vit avec étonnement le défilé des pompes de Moscou que le gouverneur emmenait avec lui. Rostopchine, interrogé par lui, répondit simplement : « J’ai de bonnes raisons pour cela. »
Mais combien d’habitans auxquels, dans les quartiers reculés de cette ville immense, les dernières nouvelles n’étaient point parvenues! Ils avaient bien vu passer les débris de Koutouzof; mais était-il possible que la Russie ne fût pas victorieuse? Pouvait-on imaginer sans impiété que Moscou, que le Kremlin, que les cendres des tsars et les reliques des saints fussent abandonnés à la merci des païens? Pouvait-on oublier les affirmations triomphantes du gouverneur et calomnier les sentimens paternels d’Alexandre pour ses fidèles Moscovites? Les pauvres gens se repaissaient des plus étranges illusions, comme il arrive toujours dans les situations désespérées. A Berlin en 1806, quand apparurent sur la route de Brandebourg les uniformes verts de la garde impériale, beaucoup de Prussiens coururent les saluer : ils croyaient que c’étaient les Suédois qui venaient à leur aide. Dans plusieurs de nos cités françaises, pendant la dernière guerre, le peuple a cru entendre de l’autre côté des lignes ennemies la marche d’une armée de secours : tantôt c’était tel ou tel général français, tantôt les Italiens ou Abd-el-Kader. Les Moscovites s’étaient imaginé, on ne sait sur quel fondement, que c’étaient les Anglais et les Suédois qui allaient entrer dans la capitale sur les pas de l’armée russe. Le 14 septembre 1812, ils apercevaient bien, du haut des collines de Moscou, briller dans la plaine les casques et les baïonnettes, se déployer les étendards, et sur la route poudreuse les régimens succéder aux régimens; mais ils se couchèrent le soir à demi tranquilles sur leurs grabats, tâchant de se persuader qu’ils pourraient le lendemain faire fête à leurs alliés. Quelques-uns furent désabusés plus tôt. Des gens accouraient effarés de la banlieue ou des quartiers occidentaux, annonçant que les soldats inconnus pillaient les maisons et donnaient la chasse aux poules. « En voilà des alliés! »
Parmi les habitans de Moscou qui éprouvèrent le plus tardif et le plus violent désappointement fut le mari d’Hélène Alexiéevna Pokhorski; il était alors diacre d’une petite église de la Yakimanka. C’était un homme assez instruit, qui aimait à composer des sermons et qui au besoin savait tourner une épitaphe en vers. D’un caractère sévère, taciturne, obstiné, il se faisait redouter même de sa jeune femme. Sa confiance en son Dieu et en son tsar, dans le gouverneur de Moscou et dans tout ce qui tenait à l’administration fut ce jour-là cruellement déçue. Plusieurs fois Hélène avait essayé de lui insinuer que Napoléon pourrait bien arriver; mais il levait dédaigneusement les épaules en montrant l’affiche de Rostopchine, qui contenait ces mots : « je réponds sur ma vie... » Parole de gouverneur, c’était pour lui parole d’Évangile. Ce qui était officiel devenait article de foi. « Un jour, raconte Hélène, j’étais assise sous ma fenêtre et je tricotais un bas. Soudain accourt la femme du sacristain. — Mère, me dit-elle, les gamins disent que Bonaparte est arrivé à la barrière de Dragomilof et à celle de Kalouga. — Je laissai tomber mon tricot, et je me mis à crier : — Dmitri Vlasiitch, entends-tu? — Mon mari était assis dans la chambre voisine et il écrivait. M’entendant crier, il demanda : — Qu’est-ce qu’il y a donc là-bas? — Il y a, répondis-je, que Bonaparte est arrivé; c’est la femme du sacristain qui le dit. — Il se mit à rire. — Quelle imbécile de femme tu fais! Tu crois la femme du sacristain et tu ne veux croire le général-gouverneur. Voici l’affiche du comte; je te l’ai lue, n’est-ce pas? Va donc; tu ferais mieux de faire préparer le samovar. En attendant, laisse-moi. J’écris mon sermon. — Je fais servir le dîner... Tout à coup on entendit des cris dans la rue : le père diacre se mit à la fenêtre, regarda, puis il posa sa tasse de thé sur la table. Je vis que les mains lui tremblaient et je le considérai : il était pâle comme si on l’eût enfariné. Je lui dis : — Mon bon père, qu’as-tu donc? — Sa langue était pour ainsi dire collée au palais; il murmura seulement : — Les Français!.. — et s’assit. Je lui donnai de l’eau, et commençai à lui dire qu’il ne faut désespérer de rien, que Dieu est plein de miséricorde. Il se taisait toujours; peu à peu il revint à lui, et son visage reprit couleur. Ensuite il se leva, saisit l’affiche de Rostopchine, la déchira en mille pièces, retourna à la fenêtre, y resta immobile, comme s’il était mort. Et moi, j’avais une telle peur que je n’osais lui adresser la parole. »
Les autres Moscovites avaient su concilier les illusions avec une certaine dose de prudence. Tout en espérant la victoire ou se préparant à recevoir des alliés, ils avaient eu soin de mettre en lieu sûr tout ce qu’ils possédaient. Ici les religieux emballaient les vases sacrés et les ornemens de leurs églises; ils cachaient ensuite leur trésor sous la dalle de quelque chapelle ou dans l’espace compris entre la voûte et le toit, quelques-uns imaginèrent de profiter d’un enterrement pour ensevelir leurs coffres précieux sous le cercueil du mort. Ailleurs un couple de bonnes vieilles gens soulevait mystérieusement une des grumes de sapin qui formaient le plancher de leur isba, creusaient un trou dans la terre, y enfouissaient leur avoir, remettaient la planche et se frottaient les mains à l’idée du bon tour qu’ils jouaient aux Français. Presque tous les ménages russes ont de ces grands coffres, peints en rouge ou recouverts de plaques métalliques, comme on en voit dans les musées ou dans la maison historique des boyards Romanof. Cela sert à la fois pour s’asseoir et pour serrer les effets. La forme en est la même aujourd’hui qu’au XVIe siècle. Chacun donc y entassait son argent, sa vaisselle plate, ses images domestiques à garnitures dorées, le linge, les fourrures, les vêtemens des bons jours, les vieux habits de noce ; mais les pillards, — et les pillards de la première heure furent surtout des Russes, — devaient lutter d’ingéniosité avec les pauvres gens, fureter partout, bouleverser les jardins, soulever les planchers, sonder les murs, répandre de l’eau sur le sol battu des caves. L’incendie à son tour allait tromper les espérances des propriétaires et celles des pillards. D’autres, n’ayant confiance ni dans Moscou ni dans les Moscovites, chargeaient leurs effets sur des voitures ; on déménageait dans les églises, dans les édifices de la couronne, dans les hôtels des grands, dans les isbas des pauvres. Calèches de Vienne et de Paris, télègues de paysans, lourds fourgons d’équipages, légères drochkis, roulaient comme un torrent par les rues de Moscou et s’écoulaient vers les barrières.
Cependant il n’était pas toujours facile de partir ; à un certain moment, on requérait pour le service du gouvernement les chevaux et les véhicules qui se montraient dans la rue. Les gens du peuple attendaient, enfermés dans la cour de leur petite maison, avec leur charrette tout attelée, que la nuit tombât. S’ils craignaient pour leurs télègues la mainmise des employés, les beaux équipages avaient à compter avec les instincts démagogiques qui se manifestaient dans une partie du peuple de Moscou. Installés aux barrières, une nuée de mougiks, de dvorovies sans maître, de serfs accourus des campagnes voisines, arrêtaient et visitaient les calèches. Les femmes, ils les laissaient passer ; mais ils retenaient les hommes. Alors des seigneurs se déguisèrent en femmes et dissimufèrent leurs favoris dans une mentonnière qu’on expliquait par un mal de dents. Les scènes les plus curieuses venaient égayer le lamentable défilé de cette population. Une dame accompagnée d’un de ses parens habillé en femme arrive à la barrière. « Où allez-vous ? demande la foule. — Chez nous, dans nos terres, répond la dame. — Entendez-vous ? murmure le peuple, cela saute aux yeux : ils désertent tous Moscou. On voit bien qu’ils veulent la livrer au pillage de l’ennemi. — Bonnes gens, reprend la dame, vous le voyez, nous ne sommes que des femmes, nous ne pouvons être d’aucune utilité. — Eh bien ! nous ne vous retenons pas,… laissez-nous ceux-ci, — et ils montraient le cocher et le laquais. — Mais, dit-elle, je ne puis vous donner mon cocher! Qui conduira la voiture? — Cela ne nous regarde pas. Montez vous-même sur le siège. Nous, nous gardons ces deux gaillards. — Et ils entouraient la calèche. Soudain le cocher fouetta son attelage, la foule s’ouvrit de force; les quatre chevaux vigoureux emportèrent au galop la dame vraie et la fausse dame. »
L’incendie commença presque aussitôt après l’entrée des Français. Un fait qui a frappé tous les témoins, c’est la rapidité avec laquelle se répandit l’incendie. Au commencement, les Russes eux-mêmes ne se doutaient pas de ce qui les attendait. Le feu éclatait ici ou là; mais n’avait-on jamais vu d’incendie à Moscou? Ils ne tardèrent pas à remarquer des choses suspectes. « Quand les incendies commencèrent, raconte le serf des Soïmonof, nous eûmes une belle peur. On disait que c’étaient les nôtres qui brûlaient Moscou pour empêcher Bonaparte d’y entrer. Est-ce vrai? est ce faux? Je n’en sais rien; ce que je sais, c’est que ce sont bien eux qui mirent le feu à notre maison. L’incendie était encore bien loin de nous lorsque tout à coup notre maison flamba à l’extérieur. Par bonheur, l’on s’en aperçut à temps, et on réussit à l’éteindre.»
Partout les maisons embrasées s’écroulaient en faisant jaillir des tourbillons de fumée et d’étincelles; les glacières, les pièces d’eau et les puits se desséchaient sous l’action du feu. Les plaques de tôle qui recouvraient les maisons, subitement dilatées par la chaleur, s’arrachaient de leurs ferremens avec une force de projection formidable et franchissaient parfois toute la largeur de la Moscova. On était perdu, si l’on s’aventurait dans certaines rues : entre les deux lignes de maisons en flammes, la respiration manquait; on était aveuglé par la fumée ou les cendres, ou accablé . par une pluie de débris. On vit de pauvres femmes s’affaisser sur le pavé brûlant et se trouver aussitôt ensevelies sous les cendres et les tisons. « Nous tournâmes vers Saint-Jean-le-Précurseur, dit le même narrateur, mais la frayeur nous avait mis hors de nous. Les poutres embrasées roulaient au milieu de la rue, c’était comme une pluie de flammèches; les plaques de fer dégringolaient des toits, une chaleur à ne pas pouvoir respirer, le pavé était rouge et brûlait les pieds. Quand nous arrivâmes près de l’église Saint-Jean, le clocher était déjà en flammes : la cloche s’en arracha et tomba avec fracas auprès de nous. Nous, les enfans, nous poussions des hurlemens d’épouvante. Je ne puis vous raconter en quel état j’étais : il me sembla d’abord que la chute de cette cloche m’avait écrasé. Notre cheval prit frayeur et se mit à renifler et à faire des sauts de côté. Quelqu’un dit : — Si nous retournions? — Mon père répondit : — Non ! il vaut toujours mieux aller en avant. En l’honneur de quel saint revenir en arrière? — Comment nous pûmes avancer, c’est ce qu’aujourd’hui encore je ne peux pas comprendre. »
Cependant les Français étaient entrés dans Moscou. Le premier mot de Napoléon à Mortier, qu’il nomma gouverneur de Moscou, fut celui-ci : « surtout point de pillage! vous m’en répondez sur votre tête. Défendez Moscou envers et contre tous. » Le sentiment qui dominait alors parmi les soldats, c’était l’orgueil de la victoire, la contemplation de leur propre conquête, le désir de se concilier l’admiration du monde et le respect des vaincus; bientôt ce point d’honneur tomba. Exaspérés par la façon dont ils se voyaient reçus à Moscou, furieux de ce qu’ils appelaient le vandalisme des Russes, mis en danger par l’incendie et les explosions, ils suivirent l’impulsion et l’exemple. Les 100,000 hommes qui firent leur entrée à Moscou étaient pourtant des troupes d’élite ; mais ils arrivaient affamés au terme de leur aventureuse expédition. Les premiers jours, nous les voyons rôder par la ville, cherchant un morceau de pain et un peu de vin. L’incendie ne leur avait laissé que de précaires ressources dans les celliers des maisons et dans les sous-sols des marchés. Ces provisions s’épuisèrent bientôt, et la grande armée sentit la faim. Les chiens, qui étaient revenus en grand nombre se lamenter sur les ruines des maisons de leurs maîtres, furent bientôt traqués comme un gibier de prix. Les uniformes tombaient déjà en lambeaux, et le climat russe commençait à faire sentir ses rigueurs. Peut-on faire un crime à de pauvres soldats, mal vêtus et mourant de faim, d’avoir arraché à d’autres un morceau de pain, de l’argent, du linge ou une peau de mouton? Point d’intendance qui pût leur distribuer des vivres; il fallait prendre ou périr. Que les armées qui dans des circonstances infiniment meilleures ont conservé les mains nettes leur jettent la première pierre!
Une armée ne s’abstient de pillage et de maraude que lorsqu’elle est contenue par une forte discipline et que chaque soldat se trouve sous l’œil de ses chefs. C’est un résultat qu’il eut été facile d’obtenir, si Moscou fut resté intacte. Napoléon se fut établi au Kremlin, les généraux dans les hôtels des nobles, les soldats dans les casernes ou dans les maisons des particuliers; on eût pu maintenir l’ordre dans les chambrées, et les caporaux d’ordinaire eussent régulièrement pourvu à l’entretien des hommes. L’incendie de Moscou mit les troupes françaises dans une situation bien différente. Napoléon était obligé de se retirer au. parc de Pétrovski avec une partie de son état-major; les commandans se logèrent où ils purent, les soldats se dispersèrent parmi les ruines. La surveillance devenaît impossible. Tout ce que pouvaient faire les chefs, c’était d’ordonner un certain nombre d’appels par jour, de consigner rigoureusement les hommes pour la nuit, de protéger les habitations qui se trouvaient dans un certain rayon de leur quartier, de réprimer les actes de pillage qui se passaient sous leurs yeux. Ce devoir, les témoignages du peuple russe constatent unanimement qu’ils le remplirent. « Quand nous arrivâmes au pont de la Yaousa, raconte Vassili Ermolaévitch, un soldat prit à ma mère son mouchoir de dessus la tête et se mit à fouiller dans notre télègue. Ma mère poussa un cri d’effroi : heureusement pour elle, un officier vint à passer. Était-ce un colonel ou quelque autre? En tout cas, c’était un chef, car il cria aussitôt après le soldat, attrapa le fouet qui était tombé sur le pavé et lui en donna une volée. Il lui reprit le mouchoir, le rendit à ma mère, puis en agitant la main nous dit : — Alé! — Nous le saluâmes tous, et nous poursuivîmes notre chemin. »
En définitive, les hommes étaient abandonnés à eux-mêmes; il faut reconnaître que dans un tel relâchement de la discipline, sous le coup d’une telle déception causée par l’incendie, parmi tant de provocations d’une population au moins en partie hostile, ils ont en somme montré des ménagemens et de l’humanité pour les vaincus. L’exemple du pillage leur avait été malheureusement donné par les nationaux eux-mêmes, qui, aussitôt après le départ de Koutouzof, avaient commencé à dévaliser les hôtels des grands. « Les domestiques serfs, dit Wolzogen; se mettaient à incendier les maisons de leurs propres maîtres afin de les saccager avec plus de facilité. »
D’ailleurs au milieu de ces actes que la nécessité rend excusables, il y a une distinction à faire entre les diverses nations qui constituaient la grande armée. Elle ne se composait que pour moitié de Français : au Kremlin, outre la garde impériale, se trouvaient notamment des Prussiens; dans les quartiers compris entre les routes de Saint-Pétersbourg et de Smolensk était établie l’armée du prince Eugène formée surtout d’Italiens et de Bavarois; entre les routes de Smolensk et de Kalouga, Davout, qui avait sous ses ordres les Polonais, les Saxons, les Westphaliens; entre celles de Riazan et de Wladimir, Ney, qui avait des régimens wurtembergeois, etc. Il y avait là des Autrichiens, des Hessois, des Mecklembourgeois, des Badois, des Allemands de Berg et des villes hanséatiques. Or le témoignage du général de Wolzogen, alors présent à Moscou, mérite d’être reproduit. « Je dois, dit-il, rendre hommage à la vérité et déclarer que, de tous les peuples qui composaient l’armée d’invasion, les Français se montrèrent les moins acharnés au pillage. La justice seule m’arrache cet aveu, car j’ai sucé avec le lait, pendant la guerre de sept ans, la haine des Français, et je n’ai jamais pu les souffrir. Ils ne dérobaient rien que pour satisfaire aux nécessités de la vie et ne prenaient en général ni or, ni argent, ni bijoux, pas même des montres, à moins qu’ils ne fussent pressés par le besoin. Il n’en était pas de même des Bavarois et des Polonais, qui ne laissaient rien après eux, s’emparaient des objets de la plus petite valeur et détruisaient tout. Les Wurtembergeois ne tardèrent pas à les imiter; ce furent eux qui imaginèrent de déterrer les cadavres[4]; faisant le mal pour le seul plaisir du mal, ils brisaient ce qu’ils ne pouvaient emporter et dont ils n’espéraient pas de débit... Les Français ne commettaient point de dégâts inutiles. Leur politesse se manifestait au milieu même de leurs excès, et souvent elle présentait de bizarres contrastes... Je déclare, pour rendre hommage à la vérité, que personne n’a reproché soit aux généraux, soit aux maréchaux, soit à Buonaparte lui-même, d’avoir détourné la moindre chose pour leur compte personnel. »
Les Allemands de la confédération du Rhin, à la bravoure desquels les bulletins impériaux savent rendre hommage, ne pouvaient cependant être aussi soucieux que les Français de l’honneur de la grande armée. Les Bavarois et les Wurtembergeois, contre lesquels Wolzogen porte ici témoignage, ont, dans toutes les campagnes de l’empire, donné lieu aux mêmes plaintes. En tous pays, ce sont eux surtout qui se sont rendus coupables des excès que les armées allemandes, y compris les Bavarois et les Wurtembergeois, viennent de nous rendre au centuple. Dans les campagnes de 1806 et de 1807, ils dévastèrent tous les pays où les conduisit Jérôme Napoléon : la Thuringe, le royaume de Saxe, la Silésie prussienne, la Pologne. En 1809, les Bavarois méritent, par leurs pillages et leurs cruautés, les plus sanglans reproches de leurs propres généraux et des historiens allemands. En 1812, dans la marche de la grande armée à travers la Prusse, la Pologne et la Russie, on suit pour ainsi dire à la trace nos auxiliaires tudesques. A Thorn déjà, Napoléon ordonnait à Berthier de signifier à Davout que « la terreur et la désolation sont en Pologne par la conduite des Wurtembergeois, qu’il est tenu de mettre un terme à cette manière de faire, qu’il fasse mettre à l’ordre le mécontentement de sa majesté contre les Wurtembergeois, et qu’il prenne les mesures les plus promptes pour que le pays ne soit pas dévasté, sans quoi nous allons nous trouver comme en Portugal.» Ils avaient pourtant à leur tête le prince royal de Wurtemberg. Les remontrances n’y font rien. De Gumbinnen, Napoléon adresse une lettre irritée à Davout : « J’ai supprimé la brigade wurtembergeoise et l’ai mise à l’ordre de l’armée, c’est-à-dire de l’Europe. J’ai fait écrire au prince royal qu’il courait risque d’avoir les plus graves désagrémens, s’il n’y mettait ordre; mais de votre côté tâchez d’arrêter un des pillards pour l’envoyer au prévôt de l’armée, qui le fera fusiller. » Et plus d’une fois, au milieu du sac de Moscou, on entendra dire : « Eh ! laissez donc ce bourgeois!.. Ce sont pourtant ces diables de Wurtembergeois ! » Napoléon recevait aussi de fâcheux rapports sur les Bavarois; on le voit par les mémoires de Gouvion Saint-Cyr.
Les habitans des campagnes russes, en se reportant à cette terrible époque, sont naturellement disposés à charger de tous ces désordres le nom français. Pouvaient-ils distinguer entre les idiomes et les uniformes des quatorze peuples qui marchaient sous l’aigle impériale? « On ne peut dire le contraire, racontent les habitans d’un village fort maltraité par les maraudeurs, nous n’avons pas conservé d’eux un bon souvenir. Quelques-uns de ceux qui étaient restés à Moscou nous disaient que les Français étaient très bons; mais comment savoir si ceux qui nous pillaient étaient Français ou non? Pour nous, ils étaient tous des Français, et rien que des Français. » Au contraire la distinction entre les fils de la vieille Gaule et les autres soldats de la grande armée revient constamment dans les récits des citadins, qui étaient mieux en position de se renseigner. « La première fois qu’ils vinrent chez moi, raconte le petit marchand André Alexiéef, ils examinèrent la chambre et allèrent tout droit à l’image de la Protectrice. Ils lui enlevèrent son auréole et sa garniture d’argent. La mère leur fit des salutations et les pria d’épargner la sainte icône; mais eux, ils poussèrent des cris et levèrent leurs sabres sur moi quand j’essayai aussi de les fléchir. Quant à mes pauvres petites sœurs, elles furent si effrayées qu’elles se sauvèrent et allèrent se cacher dans la cour. Seulement ce n’étaient pas, ceux-là, de vrais Français. Les vrais Français, comme ils étaient bons! Lorsqu’il en venait, nous les reconnaissions tout de suite à leur parler et à leurs manières, alors nous n’avions pas peur, parce que nous savions qu’ils avaient une conscience; mais de leurs alliés, que Dieu nous garde! Nous les avions surnommés bezpardonnoe voïsko (l’armée sans pitié), parce qu’avec eux rien n’y faisait, ni prières, ni larmes; on disait même dans le peuple qu’ils étaient à l’épreuve des balles et que le diable les protégeait. Quand ce n’était pas en actions, c’était en paroles qu’ils vous outrageaient. On ne comprenait pas ce qu’ils disaient, mais on sentait bien que c’étaient des insultes. Les Français ne se permettaient jamais de ces injures gratuites. »
On trouve également dans ces récits des témoignages honorables pour les Polonais, notamment pour un de leurs chefs qu’ils appelaient Zader, et qui logea au Diévitchi monastir. C’était, au dire des religieuses, « un homme qui craignait le péché, » et qui protégeait de son mieux la parure de leurs églises. Nos alliés de la Vistule, en leur qualité de Slaves, n’avaient pas de peine à se faire entendre des Russes, et, quand on peut s’expliquer, on est plus disposé à se bien traiter. Nos Français, comme les Gaulois de l’antiquité, qui tiraient la barbe aux sénateurs romains, se laissaient parfois aller à leur curiosité et à leur pétulance naturelles; sans le vouloir, il leur arrivait de froisser les sentimens religieux des Moscovites; il suffisait d’un mot ou d’une larme pour les ramener à de meilleurs sentimens. « Deux Français, raconte encore André Alexiéef, vinrent un jour chez moi. Le dîner n’avait rien de luxueux : de misérables choux que la maman avait fait bouillir, et des beignets d’orge cuits par elle; mais nos hôtes ne se firent pas prier. Ils commençaient à souffrir, toutes leurs provisions étaient épuisées. Puis ils s’approchèrent de l’icône, dirent entre eux je ne sais quoi, et se mirent à rire en la montrant. L’un d’eux tira son sabre, et frappa la tsarine des cieux à l’œil droit. Aussitôt je me signai, je levai les mains au ciel, je leur montrai que c’était notre icône, que c’était devant elle que nous faisions notre prière. La mère pleurait amèrement. Ils me regardèrent, puis regardèrent la bonne femme, et, quand ils virent qu’elle pleurait, ils dirent: Pardone! et s’en allèrent. Voilà ce que j’appelle de la conscience.»
Comment nos pauvres soldats, venus à Moscou du fond de la Bretagne et de l’Auvergne, auraient-ils pu se rendre compte des sacrilèges qu’ils commettaient tous les jours dans les églises grecques? Plus d’une fois on les vit suivre avec une vive curiosité la longue et dramatique liturgie orthodoxe. Ils se comportaient décemment, le shako à la main, dévorant des yeux ce spectacle inconnu, ces promenades répétées du pope par les portes de l’iconostase, se poussant seulement du coude et échangeant de temps à autre des sourires et des chuchotemens; mais, quand ils trouvaient l’église déserte, ils y faisaient leur ménage comme dans une maison ordinaire. Les Moscovites eux-mêmes s’étaient réfugiés après l’incendie dans les temples de pierre qui avaient échappé au désastre. Qui songerait à reprocher aux malheureux vainqueurs, pas plus qu’aux malheureux vaincus, cette profanation involontaire? « Ils se couchaient dans le sanctuaire, nous dit une religieuse, ils mangeaient sur l’autel. Dans l’église de l’hôpital, il y avait une grande icône, représentant les apparitions de la mère de Dieu, peinte sur bois et sans garniture; une de nos vieilles l’avait achetée de ses propres deniers et en avait fait don à l’église. Les Français l’avaient détachée de la muraille et s’en servaient en guise de table. Quand la donatrice vit qu’ils mettaient leurs shakos et qu’ils déposaient leurs sabres sur son icône, elle se mit à crier : — Boje moi, Boje moî (Mon Dieu, mon Dieu), qu’ont-ils fait, les païens! — Ils l’entendirent, mais je ne sais s’ils comprirent. Ce que je sais, c’est qu’ils se mirent à la contrefaire; depuis ce jour, chaque fois qu’ils la rencontraient, ils s’amusaient à crier : Bozi mo ! Bozi mo ! Nous étions extrêmement affligées de voir qu’ils n’avaient aucun respect pour nos églises, et notre père aumônier nous disait : — Quel respect voulez-vous qu’ils aient pour des églises changées en habitations? S’ils pèchent par ignorance, Dieu leur pardonnera, car ils n’ont pas profané volontairement les choses saintes. »
Dans tous ces récits, on voit bien les soldats de 1812 débarrasser les sanctuaires orthodoxes de leurs ornemens superflus, fouiller dans les coffres et les tiroirs de meubles, échanger leurs vieilles bottes contre les chaussures dont ils dépouillaient parfois l’habitant, retrouver ce qui n’était pas perdu, s’asseoir à des tables où ils n’étaient pas invités ; mais nul exemple de violence à l’égard des femmes. Plus d’une fois sans doute ils installèrent avec eux, même dans les cellules que de respectables religieuses avaient dû leur céder, ou de bonnes amies qu’ils avaient amenées d’Allemagne, ou des beautés faciles recueillies dans les rues de Moscou, ou de jolies modistes et actrices françaises recrutées au Pont-des-Maréchaux. Ces mamzelles, comme les appellent nos récits, scandalisaient les vieilles nonnes et intriguaient très fort les jeunes. Celles-ci étudiaient curieusement par la fenêtre de leurs cellules cette espèce inconnue de femmes; mais les vieilles, quand elles jetaient par hasard les yeux du côté où les Français avaient leurs quartiers, crachaient de dégoût, et se retiraient, les larmes aux yeux, murmurant des prières.
On sait que Napoléon était impitoyable pour certains attentats. Un témoin russe rapporte que deux soldats français, arrêtés pour un crime de ce genre, furent immédiatement traduits devant un conseil de guerre et fusillés une demi-heure après. « Un matin, ajoute le narrateur, je vis quelques soldats qui entraînaient des jeunes filles dans l’angle d’une église... Quelque douteux que fût le succès de ma démarche, je m’approchai néanmoins pour faire entendre raison à ces furieux; mais quel fut mon étonnement! Ils dépouillaient tout simplement ces villageoises de leurs chaussures, et cela avec toute la décence convenable. Elles riaient en s’en allant et disaient : — Si nous avions su que ce fût pour nos voiloks, nous les aurions donnés de bonne volonté. — On avait d’abord une peur extrême des Français. Les serfs de la maison Vsevolojski par exemple, laissés seuls à la garde de l’hôtel, s’étaient empressés, après une délibération en règle, de prendre des pioches et des pelles; ils allèrent creuser dans le jardin des espèces de terriers où ils cachèrent leurs femmes et leurs enfans. Les Français en arrivant ne trouvèrent que des hommes, tout à fait comme dans les Dragons de Villars. La nuit, les pauvres domestiques se glissaient comme des ombres dans le jardin, portant à leurs familles, qui les attendaient dans les angoisses et les larmes, de grandes terrines pleines de soupe et d’autres provisions. Quelques jours leur suffirent pour s’assurer que les Français « ne faisaient de mal à personne. » C’était dans les couvens surtout que les vieilles religieuses tremblaient pour la vertu de leurs jeunes sœurs. Ces dernières ne leur rendaient pas la tâche facile. Partagées entre la terreur et la curiosité, elles se pressaient aux fenêtres des cellules où on les avait enfermées, ou grimpaient sur les toits pour apercevoir les uniformes et les épaulettes. Écoutons la confession d’une jeune curieuse de 1812, aujourd’hui l’octogénaire Antonine. « On nous avait toutes entassées dans la même chambre, et par les petites fenêtres nous voyions les trois officiers passer et repasser avec notre aumônier, notre trésorière et deux vieilles religieuses. Puis ils allèrent de l’autre côté de l’église ; là on ne pouvait vraiment plus les voir. Nous fûmes prises d’une envie démesurée de regarder ce qu’ils faisaient là ; on se décide à sortir et à regarder. Nous ouvrons la porte, nous nous avançons à la queue-au-loup, l’une derrière l’autre. Une des vieilles nous aperçoit et court à nous. C’était une bonne personne, mais comme elle était grondeuse ! — Où allez-vous ? s’écrie-t-elle. Voulez-vous bien rentrer ! Et tout de suite ! Ah ! vous êtes friandes de regarder les militaires ? Voyez les effrontées ! voyez comme elles ont le teint allumé ! Vous devriez plutôt être pâles d’épouvante ! — Nous lui répondons : — Permettez, Axinia Nikitichna ! comment ne pas avoir les joues rouges ? Nous sommes serrées comme des harengs dans une caque. On ne peut vraiment plus respirer. Quand on trépasserait, on ne pourrait pâlir ici. — Mais elle nous rabroua encore plus, et nous enferma de nouveau dans la cellule. »
On inventait toute sorte de stratagèmes pour dérober aux regards profanes les minois des jeunes novices. Le Français, né malin, n’avait garde de s’y laisser prendre. Tantôt on essayait de les dissimuler dans quelque coin. « Au commencement, raconte l’une d’elles, nous les fuyions. Les jeunes surtout se cachaient d’eux. Nous étions une fois trois novices avec la trésorière Sara Nikolaévna, et, comme nous regardions par la fenêtre, nous vîmes le capitaine qui demeurait chez nous se diriger de notre côté… Ordinairement, quand il venait, nous toutes, les jeunes, nous nous cachions n’importe où ; mais cette fois pas moyen de s’enfuir… Sara Nikolaévna enleva aussitôt une planche du plancher ; il y avait là un caveau. Elle nous ordonna de nous y blottir. J’y entrai la première, une autre trouva place à la rigueur ; mais la troisième n’y put jamais entrer… Sara Nikolaévna lui mit aussitôt sur la tête son bonnet noir et lui couvrit le visage du voile noir. Le capitaine, au moment de passer, se douta de quelque chose. Il alla tout droit à elle, leva le voile, sourit et dit qu’elle était fort jolie. Par malheur, il y avait là un gamin de douze ans, fils d’un gardien, qui bêtement se mit à dire : — Il y en a deux autres là-dessous qui soit encore plus jolies. — Et il montrait le plancher!.. Sara Nicolaévna racontait plus tard qu’elle avait pensé mourir de peur; mais, grâce à Dieu, le Français ne comprit pas, et passa son chemin. »
Les anciennes imaginaient encore de cacher le visage et la chevelure des jeunes sous des linges tachés de sang, pour faire croire qu’elles étaient blessées, et lorsqu’une idée de ce genre venait à germer dans quelqu’une de ces vieilles têtes, ce trait de génie semblait suffire à tous les cas. Alors on enveloppait de chiffons la figure de toutes les religieuses de dix-huit à trente-cinq ans. Les Français ne manquaient pas de trouver suspecte une épidémie qui se manifestait avec des caractères si particuliers. Moitié curiosité, moitié taquinerie, ils voulaient voir. « Au commencement, dit un autre témoin, quand les Français vinrent chez nous, les vieilles religieuses tinrent conseil au sujet des jeunes : elles résolurent de les coucher dans un lit, comme si elles eussent été malades. Ma mère coucha donc ma sœur et lui entoura la tête de mouchoirs, si bien qu’on ne lui voyait plus que le nez et les yeux. On étouffait dans la cellule; ma pauvre sœur se mourait d’ennui. — Mère, disait-elle, permets au moins que je m’asseye près de la fenêtre. On ne me verra pas. — Ma mère répondait : — Dieu t’en préserve ! Reste couchée, ils sont venus pour examiner les cellules; bien sûr qu’ils entreront ici. Aie soin de fermer les yeux. — Au même moment, ils arrivèrent et se mirent à regarder partout... Ils vinrent près de ma sœur. Ma mère leur dit : — Elle bobo! bobo! oh! — et porta la main à sa tête pour leur faire entendre que ma sœur était sans connaissance. Ils se mirent à rire et dirent entre eux je ne sais quoi. Il y avait par hasard chez nous une religieuse qui comprenait le français, quoiqu’elle fût de basse naissance; mais elle avait longtemps demeuré chez son maître. Elle dit tout bas à ma sœur : — Attention, Marie! S’ils viennent te taquiner, ne bouge pas. Ils disent que c’est sans doute une farce qu’on leur fait, et que toutes les jeunes religieuses sont comme cela. — Un des Français s’approcha en effet, et fit mine d’enlever les mouchoirs qui enveloppaient la tête de ma sœur. Elle resta immobile, comme si elle n’eût eu le sentiment de rien. Ma mère s’inclina devant eux et les pria de ne pas déranger une malade. Je ne sais s’ils la crurent vraiment, mais ils sortirent. »
Nicétas, dans son récit de la prise de Constantinople par les croisés de 1204, raconte que, fuyant avec sa femme et sa fille, il eut soin de barbouiller leurs visages de boue et de poussière, afin de cacher aux guerriers latins une dangereuse beauté. La même idée vint à l’esprit de nos duègnes de couvent. « On avait imaginé aussi de barbouiller de suie quelques-unes des jeunes. Un jour, de vieilles religieuses allèrent à la cave aux provisions et prirent avec elles trois de ces novices qui avaient le visage mâchuré, pour ne pas les laisser seules à la maison. Comme elles traversaient la cour, elles rencontrèrent des Français qui les entourèrent, regardèrent les jeunes filles et se mirent à rire. Alors les vieilles commencèrent à cracher, pour leur faire entendre que ces nonnes étaient sales et dégoûtantes. Il y avait là une cuve d’eau : l’un des soldats courut chercher de l’eau plein un puisoir et fit signe aux novices de se laver. Elles prirent peur et voulurent fuir. Les Français les rattrapèrent et se mirent en devoir de les débarbouiller. Les fillettes criaient, les vieilles criaient, et les Français riaient aux éclats. Quand ils les eurent bien lavées, ils commencèrent à leur faire des saluts, pour donner à comprendre combien ils les trouvaient belles. Ils ne leur faisaient aucun mal, et disaient toujours : — Jolie fille ! jolie fille. — Depuis ce temps, chaque fois qu’ils les rencontraient, ils riaient et faisaient des signes pour montrer comment elles étaient alors barbouillées. »
Il fallut peu de temps pour que les religieuses, comme les serves de la maison Vsevolojski, se rassurassent sur les intentions des conquérans. Les mamzelles à part, c’étaient des hôtes assez commodes. Les officiers vivaient en très bonne intelligence avec les popes : ils finissaient par se faire comprendre d’eux en échangeant quelques mots de latin. Les aumôniers demandaient ordinairement la permission de recommencer à célébrer les offices pour les religieuses : leur demande était accueillie très courtoisement; on leur accordait des sentinelles pour la durée de l’office; nos officiers fournissaient même de leur table le vin nécessaire pour la célébration de la messe orthodoxe. Les simples soldats faisaient aussi (en tout honneur, bien entendu) bon ménage avec les nonnes. La première frayeur avait si bien disparu que quelques-unes s’amusaient à exercer leur patience. « Il y avait chez nous, dit une narratrice, une religieuse qui, toutes les fois qu’elle les rencontrait, les regardait dans le blanc des yeux, — et de quel air! Mais eux ne disaient rien. Un jour, elle alla au puits chercher de l’eau; un Français survint et voulut l’aider à monter le seau. Comme elle l’arrangea! — Crois-tu, lui dit-elle, que nous allons boire l’eau qu’auront touchée tes mains païennes? Va-t’en, maudit! ou je vais te donner une douche. — Elle lui montrait le poing, et attrapait le seau à deux mains pour le lui verser sur la tête. Un autre se serait fâché; mais lui, il rit et s’en alla. »
Les religieuses condescendaient parfois à faire leur pain, à leur cuire des lepecheks, à raccommoder leurs vêtemens, « et les Français payaient si bien! Pas besoin de faire de prix avec eux; on savait qu’ils étaient justes. » Il survenait parfois aussi de la brouille dans le ménage. « Il y avait chez nous une religieuse d’un certain âge. Depuis quelques années, elle avait perdu l’esprit, mais sa folie était paisible. Elle ne faisait de mal à personne, si bien que la mère igoumène (la supérieure) la garda. Ceux qui ne la connaissaient pas ne pouvaient soupçonner qu’elle fût en démence; elle parlait si raisonnablement quelquefois! Les Français l’avaient prise en affection. Les autres religieuses les fuyaient; elle au contraire parut enchantée de les voir. Elle les accompagna dans tout le monastère, les conduisit dans toutes les églises, s’assit à la place réservée à la supérieure, leur dit qu’elle était l’igoumène,... et cent autres contes; puis elle se mettait à chanter et à rire. Eux ne comprenaient pas ce qu’elle disait et sans doute ne savaient pas qu’elle n’avait plus sa tête à elle; ils l’aimaient pour sa bonne humeur. Elle riait, et ils riaient. Tout le monde tremblait qu’elle ne leur montrât le grenier où étaient cachés les vases sacrés... Dieu eut pitié de nous. — Un Français apporta un jour une pièce d’étoffe et demanda si on ne pouvait pas lui en faire un pantalon. On appela la folle : elle dit qu’elle le ferait vite et bien. Le Français fut enchanté, et apporta un pantalon pour modèle. Elle le prit en disant: — Demain, moussié, ce sera prêt. — Dès qu’il eut tourné le dos, elle prit le pantalon et la pièce d’étoffe, le coupa en menus morceaux qu’elle cacha. Le lendemain arrive le Français; elle lui apporte ce tas de chiffons tout en riant à mourir. L’autre prit fort mal la chose; il pensa sans doute qu’elle avait voulu se moquer de lui, et la battit d’importance. Depuis ils se raccommodèrent; elle ne lui tint pas rancune, et continua, comme par le passé, à babiller et à rire avec les autres Français. »
Les gens du peuple se louent également du caractère humain et ouvert de nos soldats. Ceux-ci prenaient sans scrupule leurs provisions, mais il arriva souvent qu’ils les nourrissaient des leurs. Quelquefois ils les mettaient en réquisition pour les conduire à un marché ou porter des fardeaux; cependant ils partageaient volontiers avec eux le fruit de leurs recherches. « Mes Français, raconte un réquisitionné, sondaient, sondaient toujours dans tout le Marché aux Oiseaux, et ne trouvaient rien. Ils ne purent prendre que ce qui était en vue. Ils mirent la main sur un petit baril de vodka (eau-de-vie), et nous remplîmes un sac de diverses provisions. Ils dirent alors : Alo ![5] et je me mis à porter derrière eux toutes ces provisions... Pendant que nous marchions, ils parlaient tous de Bonaparte. Ils montraient leur front et me faisaient signe que « Napoléon... oh! oh! » c’est-à-dire que Napoléon avait beaucoup dans la tête. Moi, j’allais toujours, et je pensais: — Quand il aurait plusieurs cervelles dans le crâne, avec quoi vous donnera-t-il à manger? Nos provisions tirent à leur fin, et je ne vois pas ce que vous avez apporté avec vous. Ce n’est pas avec sa tête qu’il vous nourrira. — Quand je leur eus porté leurs provisions, ils me donnèrent, du sac même, un grand morceau de poisson salé; ils me cassèrent du sucre, me versèrent du thé et m’offrirent de l’eau-de-vie. Une autre fois je leur portai des provisions à la Trinité, au Zouboff, chez le général Merlin. Nous entrons ; ils étaient attablés une grande compagnie. Pas de nappe sur la table, mais beaucoup de vins, beaucoup de plats. On ne versait pas le vin dans les petits verres, mais dans les glands. La conversation était vive et bruyante : ce sont de si gais compagnons! Quand nous entrâmes, ils se mirent à défaire le sac pour voir ce que j’avais apporté. Il y avait là un esturgeon sec, du caviar pressé, vraiment délicieux. Ils me remercièrent beaucoup, et l’un d’eux me frappa sur l’épaule et se mit à couper l’esturgeon et le caviar pour m’en donner. Moi, je leur fis des salutations, et je leur dis que j’avais peur qu’on ne m’enlevât en route leurs cadeaux. Cela arrivait très souvent : vous aviez mis la main sur quelque chose de bon, vous le portiez à la maison, et en chemin de braves gens vous l’enlevaient. Ils se prirent à rire, et me donnèrent deux soldats pour m’escorter jusque chez moi. »
On cite le trait d’un officier français qui, s’étant installé dans l’unique chambre restée intacte dans l’incendie de toute une maison, aperçut dans le jardin une femme couchée à la belle étoile avec un enfant nouveau-né, près de son mari désespéré. Il fit transporter l’accouchée dans son appartement et fit tendre un rideau pour partager la chambre entre les deux ménages. La pauvre femme craignait qu’il ne fût importuné des cris de l’enfant; il répondit, non sans émotion, que lui aussi avait laissé en France une jeune femme et un enfant nouveau-né. Combien le malheureux a-t-il réussi à faire d’étapes sur la sinistre route du retour? Les soldats aussi adoraient les enfans. Ils dévalisaient pour eux les boutiques des confiseurs et des fabricans de jouets, arrachaient à l’incendie des gâteaux, des fruits, des poupées, se réjouissaient de la joie de leurs jeunes hôtes et s’amusaient avec eux comme s’ils eussent été de leur âge. C’est un mot qui revient sans cesse dans ces mémoires : « vraiment c’étaient de bons enfans! »
On conçoit que dans ces narrations il soit bien rare de rencontrer un nom propre. Le mougik ou la pauvre religieuse voyait un bel uniforme, des épaulettes à torsades d’or, un grand sabre, un haut tricorne, ils se disaient : «Sûrement c’est un général; » mais quel général, peu leur importait. Que pouvaient bien leur rappeler les noms de Davout, de Ney, d’Eugène, de Murat, à eux qui ne connaissaient ni Auerstaedt, ni Elchingen, ni le Raab, ni Prentzlaw? Pourtant sur ce fond mobile de la grande armée se détachent parfois quelques figures historiques qui ont laissé des traits plus précis dans la mémoire du peuple de Moscou. C’est le brave et honnête Caulaincourt, le frère du héros tué à la Moscova, qui prend sous sa protection une troupe de pauvres Russes que harcelaient des pillards. « Tout à coup, raconte Anna Grigoriévna, nous voyons venir à nous un régiment. En tête chevauchait le commandant. Il avait l’air si brave ! Près de lui marchait un des nôtres : le Français l’avait pris pour servir d’interprète... Le commandant cria après nos voleurs, qui s’enfuirent, et l’interprète nous dit : — C’est un général, un personnage très considérable. Il vous ordonne de le suivre; il vous défendra de toute insulte. — Il nous dit son nom, et je m’en souviens encore : on l’appelait Colnicour... Vraiment c’était un bien brave homme. Dieu veuille le recevoir dans son royaume, si par hasard il n’est plus de ce monde. Il entendit l’enfant qui criait dans les bras de ma tante, et lui envoya des craquelins. »
C’est le baron Taulet, un des fonctionnaires que Napoléon avait installés à Moscou. Il protège aussi les malheureux habitans, mais, en sa qualité d’agent civil, plus timidement que les chefs militaires. On reconnaissait son hôtel à la multitude des gens qui étaient venus chercher un asile dans son voisinage. Un jour, tout un couvent de femmes reçut l’hospitalité dans son logis. Dans un autre récit, il semble bien qu’il s’agit du général Compans, l’intrépide lieutenant de Davout, qui tâchait de se rétablir, sous le toit des Vsevolojski, d’une blessure de biscaïen reçue à Borodino. Il y a, je dois l’avouer, une histoire de pendule à son avoir; cependant les Français, même lorsqu’ils prennent, ont une autre manière de prendre que nos voisins. « Pendant le séjour des Français dans la maison Vsevolojski, on y vit paraître un de leurs compatriotes blessé, le général Campan. Il habitait la chambre à coucher du maître, et contemplait avec admiration une pendule anglaise qui se trouvait sur la cheminée. — Tudieu ! quel bijou que cette pendule! — répétait-il souvent. Lorsqu’il reçut l’ordre de quitter Moscou, il appela l’un des employés et lui dit : — Vous direz au maître de céans qu’usant du droit de conquérant je lui enlève cette pendule, et comme je ne me soucie pas de la prendre gratis, je lui laisse mon cheval en échange. C’est une belle jument dont il n’aura qu’à se louer, bien qu’elle soit blessée comme moi. — Vsevolojski donna plus tard à cette jument le nom de Mme Campan, et, lorsqu’elle fut guérie de sa blessure, il l’envoya dans son haras et apprécia fort sa progéniture. » Si tous ceux de nos vainqueurs qui ont tenu à emporter en Prusse des souvenirs de France avaient imité le général Compans, nous ne serions pas embarrassés pour remonter notre cavalerie.
Lui aussi, « l’homme du destin, » apparaît dans un de ces récits aux yeux troublés d’une pauvre religieuse. « À cette époque, Napoléon lui-même vint chez nous. On m’avait envoyée à la vacherie chercher du lait. Je vais, je reviens avec ma jatte de lait, et je vois que nos Français sont tous en l’air, que tous courent aux portes. J’en arrêtai un que je connaissais, et je lui demandai : — Qu’y a-t-il donc, moussié? — Il se contenta de me faire signe de la main, et continua son chemin. Tout à coup, à la porte du couvent, je vois entrer sur un cheval gris un militaire replet et d’un air si imposant ! Il était coiffé d’un tricorne. Ce n’est qu’après que nous sûmes que c’était Bonaparte. Il y avait derrière lui une suite nombreuse, tous des généraux sans doute. »
Nos témoins oculaires insistent, avec plus d’énergie peut-être que les mémoires déjà publiés, sur le dénûment extrême où se trouvait l’armée de Napoléon après un mois de séjour à Moscou. Avant même les terribles épreuves qui l’attendaient dans sa retraite, on pouvait déjà la considérer comme perdue. Dans les premiers jours, quand nos soldats s’affublaient de robes de femmes ou de chasubles, lorsqu’ils se coiffaient coquettement d’un kakochnik ou pontificalement d’une khlobouque, c’était une fantaisie de vainqueurs, un divertissement de joyeux soldats; mais bientôt une mantille, une soutane, un voile de religieuse, devinrent chose précieuse, et on ne riait plus quand on en couvrait ses membres grelottans sous l’uniforme. « Les généraux de Napoléon passaient souvent les régimens en revue près des étangs du Kremlin. Dans les premières revues, les troupes marchaient fièrement, allègres et étincelantes ; bientôt toutefois elles commencèrent à dépérir avec une rapidité surprenante. Les soldats se réunissaient à l’appel du tambour, sales, déchirés, en bottes percées, et leur nombre diminuait à vue d’œil. En quelques semaines, ils se trouvaient réduits au dernier point de la misère. Mourans de faim, en haillons, en chiffons, ils erraient dans les rues, cherchant un peu de nourriture. » — « Ils étaient vêtus comme en carnaval, dit un autre, et ils n’avaient pas le cœur à la danse. »
Tels étaient les hommes que le destin, un beau jour, avait amenés à cinq cents lieues de la frontière de France dans la capitale semi-asiatique des Ivans, et qui, d’abord enivrés de gloire et de joie guerrière, mouraient déjà de faim et de froid sur leurs lauriers intacts. Passons à l’autre espèce de misérables que renfermait Moscou, et qui partageaient avec les Français toutes leurs privations sans avoir savouré d’abord l’ambroisie du triomphe. Après les vainqueurs, les vaincus, qui achetaient si cher à ce moment la revanche si prochaine.
On a mis en doute que Napoléon ait réellement voulu soulever les serfs contre les nobles, comme il soulevait déjà les Polonais contre les Russes. Lui-même s’en défend dans son allocution au sénat français du 20 décembre 1812. « J’aurais pu armer la plus grande partie de sa population contre elle-même (la Russie). Un grand nombre de villages l’ont demandé ; mais, lorsque j’ai connu l’abrutissement de cette classe nombreuse du peuple russe, je me suis refusé à cette mesure, qui aurait voué à la mort, à la dévastation et aux plus horribles supplices bien des familles. » Il y avait songé pourtant, comme on le voit par sa lettre au prince Eugène, du 5 août 1812. « Si cette révolte des paysans avait lieu dans l’ancienne Russie, cela pourrait être considéré comme une chose très avantageuse dont nous tirerions bon parti… Donnez-moi des renseignemens là-dessus, et faites-moi connaître quelle espèce de décret et de proclamation on pourrait faire pour exciter la révolte des paysans dans la Russie et se les rallier[6]. »
Quoi qu’il en soit, dans ces vastes espaces de la Russie, où les nouvelles vraies et plus encore les nouvelles fausses se répandent avec une si merveilleuse rapidité, on commençait à s’entretenir dans les isbas de sapin au toit de chaume de ce tsar des Français qui apportait aux paysans la liberté. La fermentation était grande dans une partie des campagnes, et peu s’en fallut que la guerre d’invasion ne se compliquât d’une guerre servile. Voici ce que nous raconte sur les paysans du haut Volga la fille de l’intendant du baron Korf à Edimonovo. « Nos paysans étaient riches ; on comptait dans une seule ferme Jusqu’à cinquante chevaux. Mon père ordonna que chacun eût à tenir prêt un cheval et une télègue pour emmener ce qui appartenait au maître, ainsi que les vieillards et les enfans, pour le cas où Napoléon viendrait de notre côté. Les paysans écoutèrent, se séparèrent et n’en firent qu’à leur tête. Le même jour, comme j’allais me promener dans le village, je les entendais causer entre eux. — Comment ? nous irions préparer des chevaux pour les effets du maître ! Bonaparte vient pour nous donner la liberté, nous ne voulons plus avoir de maîtres. — J’eus grand’peur pour mon père ; je pensais que, si les paysans se révoltaient contre le barine, ils ne ménageraient pas l’intendant... Bientôt le bruit se répandit que l’ennemi pillait Moscou et les campagnes environnantes, qu’il n’épargnait même pas les églises, et que cependant on ne proclamait pas la liberté des paysans. Alors ils commencèrent à soupçonner qu’on les avait trompés, et ils s’enfuirent dans la forêt avec leur bétail et tout es qu’ils possédaient. »
C’est ainsi que, grâce aux réquisitions de l’autorité militaire et aux excès des traînards de la grande armée, le désert s’était fait devant Napoléon. Plus de bétail, plus de provisions; l’habitant en fuite, campé avec les femmes et les enfans au plus épais de la forêt, — ceux que l’on parvenait à saisir, irrités et muets. Peu à peu une sorte de résistance s’organisa dans les villages : les éclaireurs et les maraudeurs étaient reçus à coups de fourche ou à coups de fusil, et le paysan ne faisait point de quartier. « Les ennemis se montraient presque chaque jour dans notre village (Bogorodsk), raconte la femme de pope Marie Stepanovna. Dès qu’on les apercevait, on courait aux armes dans tout l’endroit; nos cosaques les chargeaient avec leurs longs sabres et leurs pistolets, et derrière les cosaques couraient les paysans, qui avec des haches, qui avec des fourches. Après chaque affaire, on amenait une dizaine de prisonniers et souvent plus, que l’on noyait dans la Protka, qui coule près du village, ou bien on les fusillait dans la prairie. Les malheureux passaient sous nos fenêtres; ma mère et moi, nous ne savions où nous cacher pour ne pas entendre leurs cris et les coups de feu. Mon pauvre mari, Ivan Demidovitch, devenait tout pâle; la fièvre l’empoignait, ses dents claquaient; il était si compatissant! Un jour, les cosaques amenèrent quelques prisonniers et les enfermèrent dans une remise en pierre. — Ils sont trop peu, disaient-ils; ce n’est pas la peine de s’y mettre pour eux. Aux premiers que nous prendrons, on les fusillera ou on les noiera tous ensemble. — Cette remise avait une fenêtre garnie de barreaux de fer. Les paysans allaient regarder les prisonniers et leur donnaient du pain et des œufs cuits. On ne voulait pas qu’ils souffrissent de la faim en attendant la mort. Lorsque les ennemis faisaient irruption, il semblait qu’on les aurait bien pendus de sa propre main; lorsqu’ils étaient prisonniers, toute votre colère tombait. Un jour que je leur portais à manger, je vis à la fenêtre un jeune homme, — si jeune! Il avait le front appuyé aux barreaux; les larmes coulaient de ses yeux, ruisselaient sur ses joues. Moi-même, je me mis à pleurer, et encore aujourd’hui je ne puis me souvenir de lui sans que le cœur me défaille. Je lui glissai des lepecheks par les barreaux, et je m’enfuis sans regarder derrière moi. Tout à coup arriva un ordre de l’autorité : tous les prisonniers qu’on ferait à l’avenir, on ne devait plus les mettre à mort, mais les diriger sur Kalouga. Comme on en fut content! »
A Moscou, à partir de la tentative faite par quelques hommes du peuple pour défendre le Kremlin, les troupes d’occupation ne rencontrèrent plus aucune résistance. Les plus exaltés des Moscovites devinrent des incendiaires, et tombèrent entre les mains terribles de nos patrouilles. Toutefois il se commit plus d’un attentat contre les soldats isolés. Tel pillard qui s’était hasardé dans quelqu’une des caves où les indigènes trouvaient un abri n’en sortait plus. La petite marchande Anna Grigoriévna, de l’hospice Chérémétief, a toute une théorie sur la question. « Mon père était resté seul dans notre cave avec moi et avec les femmes. Le malheur voulut qu’un soldat ennemi forçât la porte. Il avait sur l’épaule un énorme gourdin; il le brandit de la main gauche, et de l’autre saisit mon père à la gorge. Je me précipitai sur le brigand, j’empoignai son gourdin et l’attrapai lui-même par la nuque. Il tomba; alors tout le monde se jeta sur lui; on lui fit son affaire en un instant, et on le traîna dans l’étang. Dans cet étang et dans les deux puits, nous avons jeté pas mal de ces hôtes non invités. Ils arrivaient parfois quatre ou cinq. Ils fouillaient partout, nous ne bougions pas; ils voyaient bien d’eux-mêmes qu’il n’y avait rien à prendre, et, s’ils s’avisaient de vouloir nous faire du mal, on savait les mettre à la raison, pas un ne sortait vivant. Cela faisait mal au cœur, mais avant tout on tient à sa peau. Si, après les avoir battus, on les avait relâchés, vous sentez bien qu’ils seraient partis furieux et seraient revenus en bande pour nous exterminer tous jusqu’au dernier. Donc pas de pitié; à mort! — Je me souviens qu’un jour le marchand Zaroubine vint nous trouver; les ennemis logeaient chez lui et demandaient s’il n’y avait pas moyen d’avoir du poisson. Zaroubine savait que dans notre étang, celui de la générale Kisselef, il y avait des carassins. Il dit à mon père : — N’y a-t-il pas moyen de jeter mon filet dans votre étang? — Pas de permission à demander ! répondit mon père, l’étang n’est pas à nous; mais que vas-tu prendre dans ton filet, Grégoire Nikitich? Un carassin, — ou un troupier? »
Pourtant beaucoup de Moscovites qui compatissaient aux misères de nos soldats parce qu’ils les partageaient, et en qui le patriotisme blessé n’avait pas étouffé tout sentiment d’humanité, répugnaient à ces égorgemens. Les meurtriers n’étaient pas toujours des gens des basses classes du peuple, c’étaient parfois des hommes d’une condition fort supérieure à celle des mougiks, qui se vengeaient de la conquête par le guet-apens. « Dieu me permit vers ce temps, raconte André Alexiéef, de voir un grand péché. J’allai un jour de grand matin au Champ-des-Demoiselles ; je voulais voir si je ne trouverais pas par là quelques provisions dans les caves. En face de cette maison, qui appartient aujourd’hui à M. Maltsof, un homme sortit de la maison du marchand Barykof. A voir son costume, ce devait être un bourgeois. Dans le champ était un Français qui l’appela en lui disant : Alo! Je me cachai au plus vite dans l’angle d’un mur en planches pour éviter qu’il ne m’appelât aussi, et je regardai. Le Français cria encore : Alo ! Le bourgeois répondit : Alo! — lui fit signe de la main et de la tête pour l’engager à le suivre, et rentra dans la maison. Je vois que le Russe court au puits, et en montre le fond d’un geste. Le soldat s’approche et se penche; mais le nôtre l’empoigne de ses deux mains et le précipite. J’entendis crier le Français, et j’éprouvai un saisissement terrible. Je restai, pour ainsi dire, cloué sur la place. Le nôtre ressort de la porte, m’aperçoit, et, s’arrêtant près de moi: — Eh bien! me dit-il, tu as vu? Ça fait toujours un de moins. — Pourquoi l’as-tu fait périr? répondis-je; quel mal t’avait-il fait? — Il me regarda dans le blanc des yeux et me dit: — Sans doute ils ne t’ont pas pris ta femme, et aucun des tiens ne sert de cible à leurs balles, et tu n’as pas vu nos temples encombrés de chevaux crevés? — Eh bien! Dieu les punira pour leurs profanations, et contre leurs balles nous avons des balles; mais il n’est pas permis de tuer un innocent, un homme désarmé. — Il ne répondit rien, et s’en alla d’un autre côté. Quant à moi, je ne sais comment je pus me traîner jusqu’à la maison. Je ne fermai pas l’œil de la nuit; j’entendais toujours les cris du Français au fond du puits. »
Il y en avait de bons et de mauvais parmi ces gens du peuple. La populace de Moscou avait été de tout temps adonnée à l’ivrognerie, à la fainéantise, à la mendicité, au vol, au brigandage; on peut le voir par le récit des voyageurs et les oukaz de Pierre le Grand. Elle était peut-être la plus vile et la plus dépravée des populaces de grande ville. Avant l’évacuation de Moscou par les Russes, ses excès faisaient trembler les honnêtes gens, même les honnêtes gens du servage et de la domesticité. « Un peu avant l’entrée des Français, raconte le serf des Soïmonof, on avait donné l’ordre dans les kabaks de la couronne de répandre tous les tonneaux d’eau-de-vie. Les gens du peuple se jetèrent sur la vodka et en burent jusqu’à tomber ivres-morts. L’eau-de-vie coulait par ruisseaux dans les rues; ils léchaient les pierres et les pavés de bois. C’étaient des cris, des batailles! Quel profits pouvaient-ils retirer des châtimens que Dieu nous envoyait pour nos péchés, quand ils commettaient de telles abominations, les païens? J’étais encore trop jeune pour comprendre ces choses-là; mais j’entendais mon pauvre père dire en les regardant : — Bien sûr, les derniers jours sont arrivés ; nous ne pourrons sauver nos têtes pécheresses. »
Le vrai peuple de Moscou, dans ces cruelles circonstances, fit preuve de qualités morales dignes d’admiration. De pauvres mougiks, apprenant la défaite des Russes, déclaraient que leur place n’était plus dans une ville qu’allait souiller la présence de l’ennemi, et, abandonnant leur chaumière à l’incendie, leur misérable avoir au pillage, ils s’en allaient sur les grandes routes, à la grâce de Dieu, disposés à marcher « tant que leurs yeux verraient devant eux. » D’autres, fuyant devant les flammes, emportant leurs parens sur les épaules, n’éprouvaient qu’un sentiment dans leur ruine totale : celui d’une résignation absolue aux volontés d’en haut. On admire les vieux sénateurs romains qui, assis sur leurs chaises curules, attendirent avec intrépidité les coups de l’ennemi : des femmes de simple condition, à Moscou, égalèrent ces demi-dieux de l’aristocratie latine par la sérénité auguste de leur mort volontaire. « Quand notre propriétaire Poliakof fut prêt à partir, raconte la vieille Anna Grigoriévna, sa mère lui dit : — Pars avec ta femme ; moi, je reste ici, j’ai passé ma vie dans cette maison ; je ne veux pas en sortir. — Il se mit à la supplier, se jeta à ses pieds. La bonne femme répondit toujours : — J’aime mieux mourir que de partir. — Il vit qu’il n’y avait rien à faire, et s’en alla avec sa femme… Quant à notre tour nous fûmes prêts, nous courûmes chez la vieille Poliakof. Elle était debout devant son armoire à icônes, et allumait une lampe devant les images. Elle s’était habillée comme pour une noce, tout en blanc et sur la tête un mouchoir blanc. Nous lui disons : — Que faites-vous là, grand’ mère ? Ne savez-vous pas que le feu est à la maison ? Nous allons ramasser au plus vite vos effets, et nous partirons sous la garde de Dieu : nous sommes venus vous chercher. — Elle répondit : — Je vous remercie, mes pigeons, de ne m’avoir pas oubliée ; mais j’ai passé ma vie dans cette maison, et je ne veux pas en sortir. Quand j’ai vu qu’elle brûlait, j’ai revêtu ma chemise de noces et je me suis habillée pour mes funérailles. Je vais me mettre à genoux : quand la mort viendra, elle me trouvera en prière ; je suis prête. — Nous voulûmes lui faire entendre raison : — Pourquoi donc allait-elle au-devant d’une mort si cruelle, quand le Seigneur lui envoyait du secours pour la sauver ? — Je ne brûlerai pas, répondit-elle ; je serai étouffée avant que le feu ne m’atteigne. Partez, il n’est que temps, la maison est pleine de fumée. Allez, et que Dieu vous conduise ! — Nous l’embrassâmes en sanglotant. Elle nous donna à tous sa bénédiction, et ses yeux se mouillèrent de larmes. — Pardonnez, dit-elle, à une pauvre pécheresse les torts qu’elle a pu avoir envers vous, et, si vous revoyez les miens, portez-leur mon dernier adieu. — Nous nous prosternons devant elle comme devant une défunte, et nous partons. La chambre était déjà pleine d’une épaisse fumée. »
Les survivans étaient encore plus à plaindre. Nous n’avons guère à nous mettre en frais d’imagination pour nous figurer ce que pouvait bien être l’existence des 20,000 ou 30,000 habitans de Moscou réduits à végéter parmi ces vastes ruines. A Paris, à Strasbourg, à Mézières, à Verdun, à Thionville, à Longwy, on sait ce que c’est que de vivre dans les caves et les maisons ruinées, au milieu des privations, des angoisses et des fausses nouvelles, tandis que la tempête de feu sévit au dehors. Des Russes de 1812, beaucoup s’en allaient camper sur les bords de la Moskova, dans la prairie Orlof, voyant sur le pont de Crimée défiler les bataillons innombrables de leurs ennemis et contemplant l’effondrement de leur cité. Ils étaient là, femmes, enfans, vieillards, à peine vêtus de ce qu’ils avaient pu arracher aux flammes et aux pillards, couchant sur la terre détrempée, sans défense contre les brouillards du fleuve ou la fraîcheur des nuits d’octobre. On y voyait des dames du monde soudainement enlevées à leur opulence et confondues dans cette multitude. L’incendie avait dévasté leur hôtel, les soldats avaient pris leur voiture, leurs serviteurs avaient fui; elles se trouvaient seules, malades quelquefois, récemment accouchées, plus misérables que les femmes de mougiks parce qu’elles n’avaient pas l’habitude de la misère; mais le malheur commun anéantissait les distinctions de rang pour ne laisser subsister que les sentimens de fraternité humaine et de pitié miséricordieuse. Les pauvres s’émouvaient des souffrances des riches, et la noble femme, naguère dédaigneuse de toute parure qui ne venait pas en droite ligne de Paris, acceptait avec reconnaissance le pauvre mouchoir de laine dont se dépouillait pour elle quelque serve compatissante, ou la crasseuse touloupe de peau de mouton qu’un mougik étendait sur ses membres frissonnans. Les églises servaient d’asile au plus grand nombre : elles échappaient très souvent à l’incendie, car elles sont habituellement construites en pierre et isolées dans un enclos. C’était là qu’on se réfugiait par bandes et par familles entières, chacun s’arrangeant de son mieux dans un coin, couchant les uns à côté des autres sur le pavé. Ce qu’on avait, on le partageait en frères. Dans cette immense destruction de propriétés, qui pouvait encore songer au tien et au mien? Les hommes allaient rôder par les potagers, par les caves à demi effondrées, par les marchés abandonnés. Sous les décombres fumans, on retrouvait parfois une balle de thé, du sucre un peu roussi, de la farine agglomérée par l’eau et solidifiée par l’incendie; on prenait tout sans scrupule. Les femmes accueillaient ces trouvailles par des cris de joie ; avec des samovars rencontrés n’importe où, elles cuisinaient de leur mieux. Parfois au milieu de tous ces samovars allumés et de tous ces gens couchés sur les marches de l’autel, le prêtre, avec l’autorisation de quelque officier étranger, célébrait l’office. Le chant liturgique et le son de la cloche consolaient un peu les infortunés. Dans ces temples dévastés, de ces cœurs attristés, quelles prières ardentes ne devaient pas s’élever vers le ciel ! Tandis que les sentinelles françaises montaient la garde aux portes de l’église, on demandait à la Protectrice la délivrance de la patrie moscovite et le triomphe définitif de l’orthodoxie.
Un fabricant de cercueils, en quittant la Polianka, avait laissé sa boutique ouverte. « Je n’emporte pas ma marchandise, disait-il, j’en fais hommage à notre mère Moscou. On en aura terriblement besoin. Prenez mes cercueils, chrétiens orthodoxes. Puissiez-vous y reposer avec la paix de Dieu ! » La prophétie ne pouvait manquer de se réaliser. Les frayeurs, le chagrin, la faim, le froid, moissonnèrent largement dans ces débris de population. À Moscou, comme dans Paris assiégé, les faibles, les petits enfans, ne purent supporter le fardeau devenu écrasant d’une telle existence. Elle est l’histoire de bien des mères, russes ou françaises, en 1812 ou en 1871, celle que nous raconte une pauvre femme de pope, Hélène Alexiévna Pokhorski. « Mon lait avait tari, et j’avais beaucoup de mal avec mon petit enfant. Il criait sans relâche, le pauvre mignon : mes bras s’étaient épuisés à le bercer. Je lui faisais cuire du kacha, ou je faisais amollir des craquelins dans l’eau bouillante ; mais il demandait toujours le sein. Toutes les journées que le bon Dieu avait faites, on se fatiguait à le promener ; on espérait reposer un peu la nuit, mais toute la nuit il criait. Son petit corps était tout enflé, et déjà je priais Dieu de le retirer à lui. Pour moi-même, ce n’était pas une joie que de vivre… Il languit encore cinq jours, et mourut. Je ne fus pas très désolée de sa mort : Dieu ait son âme ! Évidemment il n’était pas né pour le bonheur. Mon mari dit simplement : — Il a la meilleure part, il vaudrait mieux pour nous être avec lui. — Il s’en alla à la Polianka, y prit un cercueil dans le magasin abandonné, et pria le pope d’ensevelir l’enfant. Je le lavai, je lui mis une petite chemise bien propre ;… mais quand je le plaçai dans le cercueil, mon cœur se brisa et mes larmes coulèrent. »
Nos Français, devant ces misères des vaincus, pouvaient avoir la consolation de se dire qu’elles n’étaient pas leur œuvre. Notre occupation n’en pesait pas moins lourdement sur cette ville ruinée. Les habitans éprouvèrent un soulagement quand ils purent pressentir notre prochain départ. La joie et aussi la haine se donnèrent carrière quand par le pont et le gué de Crimée commencèrent à s’écouler nos régimens. Triste défilé, qui promettait déjà une bien triste retraite ! « Tous les Français, raconte un témoin, avaient l’air de véritables mendians ; nous-mêmes, les mougiks, nous n’étions pas plus mal vêtus. Derrière eux venaient les canons, les fourgons, les voitures avec les femmes. Etaient-ce leurs femmes ou leurs maîtresses, Dieu est maintenant seul à le savoir. Une d’elles était montée sur une télègue, et conduisait elle-même. La télègue était chargée à verser. Des soldats passèrent le gué à cheval : la mamzelle s’avisa de les suivre, mais elle dévia sur le côté, tomba dans un endroit rapide, et le cheval se mit à tournoyer. Les soldats avaient continué leur chemin. La mamzelle criait bien de toutes ses forces. Plusieurs gaillards des nôtres entrèrent dans le gué, la poussèrent dans l’eau, prirent le cheval par la bride, ramenèrent la voiture sur le bord et vinrent tout d’un trot à l’Ostojenka. — Pour toi, mamzelle, disaient-ils, que ton bon ami vienne donc te sauver ! »
Moscou n’était pas au bout de ses épreuves. Un corps français resté au Kremlin entretenait les craintes des habitans. Pourquoi ne partait-il pas avec les autres ? On le sut bientôt. Tous les récits sont empreints de la vive terreur qui s’empara des Moscovites quand retentit dans la nuit cette triple explosion qui brisa les tours et les murs du Kremlin, anéantit le palais impérial, fendit de haut en bas le kolokolnik d’Ivan, fit trembler toutes les maisons de la ville, à tel point que les dormeurs éveillés en sursaut sentaient la terre « bondir sous eux comme un animal vivant. » Terribles adieux que laissa derrière lui Napoléon, vengeance barbare qui lui mérita l’anathème du poète et la malédiction qui s’éleva
………… Du Kremlin, qu’il brûla sans remords.
Suivrons-nous dans sa retraite la grande armée ? Tous les mémoires du temps sont remplis de cruautés commises contre les prisonniers français. Je ne trouve pas dans nos récits de scènes aussi effroyables ; au contraire les prisonniers français sont secourus, consolés par les paysans russes, qui leur apportent de la nourriture chaude et de l’eau-de-vie, et refusent d’accepter leur argent. Surtout j’y trouve un sentiment de compassion émue pour ces malheureuses victimes de l’ambition napoléonienne.
La religion ne pouvait manquer de mêler ses légendes au souvenir de la guerre de délivrance. On sait que l’image de saint Serge accompagna l’armée russe, poussant devant elle les débris de la grande armée jusqu’à la frontière. Des traditions également recueillies par T. Tolytchef nous montrent l’intervention directe de ce fondateur de Troïtsa contre l’ennemi de la Russie. Une de ces légendes nous représente Napoléon, comme les héros du cycle troyen, poursuivi à son retour d’Ilion en flammes, non par le glaive des hommes, mais par le courroux des dieux, souffleté par la main des saints, comme Ajax par le trident de Neptune. « Bonaparte savait qu’au monastère du Miracle reposaient les reliques de saint Alexis le métropolite, et il se dit : — Les Russes l’ont enseveli dans sa chasuble de pontife, et cette chasuble est toute garnie de pierres précieuses; sur sa mitre resplendit une telle profusion de diamans que, si j’en vends seulement la moitié, je pourrai payer la solde de mon armée entière; l’autre moitié, je l’emporterai en France pour en émerveiller le monde. — Il alla au monastère du Miracle, rompit le sceau d’or qui fermait le cercueil du bienheureux et souleva le couvercle du cercueil. Il vit alors le grand saint couché dans ses ornemens pontificaux; les diamans et les pierres de toute sorte resplendissaient sur sa chasuble et sur sa mitre. Bonaparte fut saisi de joie; mais à peine eût-il porté sur cette mitre sa main sacrilège,... le saint se leva du cercueil, et le regarda d’un œil courroucé : — Comment as-tu bien osé troubler le sommeil d’un vieillard? Pour ton attentat, Dieu te réserve un terrible châtiment. C’est ta perte que tu es venu chercher dans Moscou aux coupoles dorées. Tu as amené ici des centaines de mille hommes; tu sèmeras de leurs cadavres les campagnes russes. Toi-même, tu mourras dans une île lointaine, aux confins de la terre, sur la mer Océan. — Alors il le souffleta, puis se recoucha dans son cercueil, et le couvercle de la bière se referma de lui-même. Bonaparte tomba privé de sentiment. Longtemps il resta couché comme un cadavre. Quand il revint à lui, il rassembla son armée et demanda : — Combien êtes-vous? — Ils répondirent : — Un million et demi d’hommes; les Russes ne font pas la cinquième partie de notre nombre. — Et Bonaparte leur dit : — Les Russes ont une autre force contre laquelle nous ne pouvons prévaloir. Rien à faire ici! En route! — Mais combien d’entre eux arrivèrent dans la patrie? Ils semèrent de leurs cadavres les campagnes russes, suivant la parole du saint, et Bonaparte mourut dans une île lointaine, aux confins de la terre, sur la mer Océan. »
ALFRED RAMBAUD.
- ↑ Sorte de paletot ou de pelisse en peau de mouton.
- ↑ Dans l’enceinte de presque tous les couvens russes, outre les bâtimens d’habitation pour les moines ou les religieuses, il y a toujours un assez grand nombre d’églises ou de chapelles.
- ↑ Bonnet cylindrique à l’usage du clergé régulier, noir pour les moines, blanc pour les métropolites.
- ↑ Il s’agit probablement d’une tentative de profanation sur les tombeaux des tsars à Saint-Michel-Archange.
- ↑ Alo revient souvent dans ces souvenirs. La langue russe n’a pas de son pour reproduire la prononciation nasale de allons.
- ↑ Voyez ce que dit Haxthausen (Études sur la Russie) des vieux-croyans, qui reconnurent dans Napoléon une sorte de messie et lui envoyèrent une députation vêtue de blanc. Gouvion Saint-Cyr raconte que les paysans attaquaient déjà les petits détachemens de troupes russes, et qu’ils amenèrent un jour à son quartier-général de Polotsk 30 dragons russes qu’ils avaient faits prisonniers.