La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/15

Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 81-86).

CHAPITRE XV

LA VOLEUSE D’ENFANTS


Dès son retour à Montréal, la première visite de Joe fut pour M. Robert Halt. L’avocat de ce dernier avait vainement essayé de voir clair dans la conspiration ourdie contre son client ; et il n’était pas sans inquiétude sur l’issue du procès, devant le jury.

Joe en savait maintenant assez long et tenait dans ses mains assez de preuves, pour rassurer M. Halt. Il évita cependant de lui fournir aucun renseignement précis ; et il se borna à lui affirmer que son innocence et les noms des vrais coupables seraient dévoilés devant la Cour. La moindre indiscrétion eut pu mettre M. Turner en défiance ; et Joe estimait que la meilleure manière de garder un secret est de ne le confier à personne

À peu près au même moment, une étrangère se présentait à l’hôtel Richelieu en demandant à parler à M. Harrison. C’était une dame de quarante ans, qui avait été fort belle et qui avait conservé une remarquable régularité de traits, quoique sa figure fut maintenant altérée par l’âge et par les chagrins. Elle était habillée en soie noire, avec une simplicité sévère, qui rehaussait l’aristocratique distinction de sa personne.

— Est-ce vous, monsieur, demanda-t-elle à Harrison, qui avez écrit à la Malbaie pour demander des renseignements sur une famille d’Hervart.

— Oui madame.

— Je suis madame d’Hervart.

Les deux détectives se regardèrent, avec une expression de surprise compliquée d’un embarras facile à comprendre ; car ils ignoraient le brusque retour de Joe, et ils étaient aussi peu préparés que possible à traiter, en son absence, une affaire sur laquelle le gamin ne s’était exprimé vis-à-vis d’eux que par énigmes.

— Je serais heureux madame, de vous aider dans vos recherches, dit M. Harrison, après une minute d’hésitation. Malheureusement, je ne sais que fort peu de chose sur la disparition de l’enfant que vous cherchez ; et je suis obligé de vous demander d’attendre un jour ou deux ; car nous n’avons agi, dans cette affaire, que comme intermédiaires d’une autre personne, qui est absente depuis hier matin.

— Cette personne ne vous a-t-elle rien dit, messieurs ? demanda Mme d’Hervart, dont la physionomie exprima une douloureuse déception. Pardonnez à mon impatience ; quand on m’a dit que j’avais un espoir de retrouver mon enfant, depuis si longtemps perdu, je n’ai pas voulu attendre une heure ; et je suis venue à vous. Messieurs, vous devez comprendre mon émotion. Et pourtant, vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir à quel point je l’aimais. Depuis vingt ans, je n’ai pas connu un jour qui ne fut un jour de deuil !

— J’ai bon espoir que vos jours de deuil vont finir, reprit M. Harrison, qui n’avait pu s’empêcher d’être touché des angoisses de cette mère infortunée. Mais je suis obligé de vous avouer, que je n’ai aucune idée de ce que sait le jeune homme qui nous a chargé de vous écrire.

— Il est donc bien peu communicatif ?

— Ce n’est qu’un enfant, reprit Harrison, un véritable gamin des rues, mais le plus rusé, le plus habile et, j’ai lieu de le croire, le plus honnête que je connaisse ; un apprenti détective, qui fera honneur à son métier. Comment a-t-il appris le secret qui vous concerne ? Dieu seul le sait ; autant que je le puis croire, ce secret est mêlé à une ténébreuse affaire que la justice poursuit en ce moment ; et quelque incident étranger l’aura mis sur la voie de la découverte, dont il vous entretiendra à son retour.

— J’attendrai, fit Mme d’Hervart avec résignation ; cependant, je ne puis vous cacher que j’avais espéré davantage de cette entrevue. Il me semble, depuis que je suis ici, que l’air qui m’environne est tout plein de mon fils perdu. Mais peut-être avais-je trop espéré. Sans doute, vingt ans de souffrance ne peuvent être guéris en un jour.

M. Ralph Turner se promenait, ce matin là, du côté du port ; il méditait sans doute sur le succès prochain de ses trames savamment ourdies, lorsque, en passant devant l’hôtel Richelieu, ses regards s’arrêtèrent sur une dame qui sortait à ce moment même de l’hôtel.

— Elle ici ! fit il avec une stupéfaction profonde ; car il venait de reconnaître Mme d’Hervart ; et il se retourna brusquement pour s’attacher aux pas de l’inconnue, il la suivit jusqu’à l’hôtel Windsor, où elle entra, et où il apprit qu’elle venait d’arriver le matin même et qu’elle avait retenu un logement pour plusieurs jours.

— Qui a pu lui faire quitter la Malbaie ? se demandait M. Turner, non sans une certaine inquiétude. N’importe, continua-t-il, il faut agir sans perdre un instant ; et, avec une promptitude de résolution, qui indiquait une nature puissamment organisée, il se dirigea vers le bureau télégraphique de l’hôtel, d’où il adressa diverses dépêches toutes conçues dans les mêmes termes, de façon à prévenir le capitaine de la Marie-Anne, en quelque port qu’il abordât, de revenir immédiatement et toutes voiles déployées à Montréal.

Mais, M. Ralph Turner avait été si préoccupé de la poursuite de Mme d’Hervart qu’il avait négligé de remarquer qu’il était lui-même filé, par deux individus, l’un âgé de seize ans environ, l’autre entre deux âges, avec une barbe légèrement grisonnante et une pipe d’écume de mer. En effet, Joe se dirigeait précisément vers l’hôtel Richelieu, avec son oncle, auquel il croyait le moment venu de faire faire connaissance avec M. Harrison, lorsqu’il avait reconnu M. Ralph Turner. Vivement intéressé par le manège auquel il voyait M. Turner se livrer, à la suite de cette dame inconnue, Joe avait tout de suite flairé quelque découverte importante ; et il n’avait pas hésité à remettre sa visite a un autre moment, pour s’attacher aux pas de l’ennemi de M. Robert Halt.

— Je crois que nous touchons à l’instant décisif, dit joyeusement le gamin, en s’adressant à son oncle. Si une petite promenade ne vous était pas désagréable, nous nous laisserions guider par ce gentleman, qui suit une dame. Il y a quelque chose qui me dit que notre course sera largement récompensée.

— Qui est-ce ? demanda Lafortune, tout en cédant aux désirs du gamin.

— C’est la plus belle pièce de gibier que vous ayiez encore chassée, mon oncle : un gibier que j’ai eu joliment du mal à détourner : vous saurez cela avant la fin du jour ; mais patience ; la fin de la chasse est proche et nous serons joliment payés de nos peines

Arrivés devant l’hôtel Windsor, nos deux amis se distribuèrent les rôles. Lafortune resta à surveiller la porte, pendant que Joe pénétrait dans le hall, sous un-prétexte quelconque, et trouvait même le moyen de se présenter au bureau du télégraphe, pendant que M. Turner y faisait enregistrer ses nombreuses dépêches.

— Tout va bien, fit Joe en riant silencieusement, après avoir jeté sur les dépêches un rapide regard. L’ennemi se jette de lui-même dans la gueule du loup. Peut-être bien, M. Turner se serait-il moins pressé d’envoyer cette dépêche, s’il avait seulement eu le temps de savoir ce qui s’est passé hier entre M. « Cheveuxroux » et moi, aux environs de Sorel.

Et Joe aurait pu ajouter que, sans cette dépêche dont les termes impliquaient l’urgente nécessité d’un retour immédiat, le capitaine Langlois eut demandé sans doute à présenter beaucoup d’objections, avant de se risquer une dernière fois dans ce port de Montréal, où il avait tant de sorte de raisons de penser qu’un diabolique gamin de sa connaissance en savait long sur l’équipage de la goélette et sur ses desseins mystérieux.

Mais la chance tournait décidément contre les bandits qu’avait protégés pendant plusieurs mois une trop longue impunité.

En sortant du Windsor, M. Ralph Turner avait encore une démarche importante à faire pour être prêt — il le croyait du moins — à jouer ses dernières cartes. Mais il avait derrière lui deux paires d’yeux qui ne perdaient aucun de ses mouvements.

Il avait quitté depuis longtemps déjà le quartier élégant, et traversé une série de rues mal bâties et d’aspect misérable, lorsqu’il tourna brusquement dans une petite ruelle, en jetant autour de lui un rapide regard.

Lafortune et Joe n’eurent que le temps de se dissimuler, à la faveur de la muraille d’une maison qui avançait de trois ou quatre pieds, sur les habitations voisines.

Pendant ce temps, M. Turner entra dans un petit logement, ou pour parler plus exactement dans une vieille baraque en bois à un seul étage, un véritable taudis, d’apparence sombre et malpropre, qui ne semblait pouvoir être habité, que par des gens dénués de toute ressource et qui avait plutôt l’air d’un repaire que d’une maison d’ouvriers.

— Reste ici, Joe, dit vivement Lafortune ; on t’a vu au Windsor et il ne faut pas t’exposer à te faire reconnaître ; je vais aller me renseigner sur les habitants de cette tannière.

Il revint au bout de dix minutes environ.

— La personne qui demeure ici est une vieille mégère, une mulâtresse qui se fait appeler Mme Simpson ; elle gagne, dit-on, sa vie en faisant mendier des petits enfants, dont elle est toujours abondamment fournie et qui se renouvellent, on ne sait trop comment, bien qu’on ne l’ait jamais prise en flagrant délit de vol ou de détournement.

En dépit de ses habitudes concentrées, Joe ne put retenir un cri de joie ; et, au grand ébahissement de Lafortune, il se mit à exécuter, en plein milieu de la rue, des gambades frénétiques mêlées à des contorsions et à des grimaces variées et du caractère le plus désopilant.

— La voleuse d’enfants ! exclama-t-il avec un accent de triomphe ; maintenant, je tiens tout mon poisson rassemblé dans le même filet. Il ne nous reste plus qu’à en finir. Nous allons tâcher de relever le filet assez vivement pour qu’aucune partie du butin n’ait le temps de nous échapper.

« Mais ne perdons pas une minute, ajouta Joe : l’heure presse, et j’ai besoin de vous présenter à des amis dont l’aide va nous être indispensable. » À quelques pas de là, ils rencontrèrent une voiture de place et Joe, en montant dans la voiture avec son oncle, donna l’ordre au cocher de les conduire à l’hôtel Richelieu.