La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/10
CHAPITRE X
Madame Marsy et sa fille sont assises, l’une en face de l’autre, dans le salon que nous connaissons déjà.
Mme Marsy est étendue dans un fauteuil placé à l’entrée de la baie formée par la fenêtre donnant sur le parterre. Ses pieds reposent sur un tabouret. Elle a dû être fort jolie femme et elle en a gardé des traces, quoique ses cheveux aient blanchi et que ses traits, en se creusant, aient donné à sa physionomie une expression dure. La jeune fille qui est assise en face d’elle est vraiment le portrait rajeuni et idéalisé de sa mère.
— Alors, dit Mme Marsy en jouant négligemment avec son éventail, vous avez fait ce que je vous avais dit. Vous l’avez congédié sans explication.
— Oui, ma mère, et jamais je n’ai été aussi mécontente de moi et des autres que je ne le suis aujourd’hui.
— Qu’est ce donc ? Le maintien ou le renvoi d’un maître de chant ne me paraissent pas une affaire qui mérite de vous troubler à ce point.
— Je ne sais, répondit Hélène avec un léger mouvement d’impatience. Mais il me semble que j’ai eu des torts vis-à-vis de lui. Je me suis conduite comme si j’avais quelque chose à lui reprocher et il avait l’air très contrarié.
— Oh ! il passera sa contrariété avec d’autres élèves.
— J’ai peur, murmura Hélène, que la blessure ne soit plus difficile à guérir.
— Allons, je vois que les leçons de chant n’ont que trop duré et qu’il était prudent d’y couper court, dit sèchement Mme Marsy en continuant à jouer de l’éventail.
— Que voulez-vous dire ? fit vivement Hélène. M. Robert Halt est un vrai gentleman ; et je crains de ne pas l’avoir traité comme je l’aurais dû.
— Ce que vous dites est parfaitement ridicule, Hélène ; et les sentiments de ce monsieur sont la dernière chose qui doive nous occuper. Je regrette de vous avoir laissé si longtemps en relations avec un homme qui n’est pas seulement de basse extraction, mais qui n’a, paraît-il, ni père ni mère reconnus.
— Qui vous a dit cela ? demanda Hélène : et un éclair brilla dans ses yeux, pendant qu’une subite rougeur montait à ses joues.
— Peu importe qui me l’a dit, si c’est vrai.
— Pardonnez-moi, ma mère, ce n’est pas du tout la question. Je n’ai aucune envie de me mettre en lutte avec les préjugés, mais je n’hésiterais pas à les braver, si la justice était d’un côté et le préjugé de l’autre. La vraie question est de savoir si quelqu’un a diffamé méchamment et volontairement un jeune homme de mérite.
— Si c’est la vérité, il n’y avait pas de mal à la faire connaître. Je suis étonnée. Hélène, que vous vous excitiez à ce point pour un simple maître de chant.
— Un simple gentleman ! répliqua vivement Mlle Marsy. Mais ce n’est pas de lui que je m’occupe en ce moment, c’est de M. Ralph Turner. Quel que soit le fait, M. Turner s’est livré à un acte bas et méprisable. Je ne veux pas savoir comment il se fait que l’un de ces deux hommes ait entrée dans ce : que vous-appelez la haute société et l’autre pas. M. Turner n’a que l’habit d’un gentilhomme et c’est M. Robert Halt qui en a l’âme.
— Vous vous avancez beaucoup, Hélène.
— Je ne m’avance pas du tout. Si ce qu’a dit M. Turner est vrai, et j’ai de fortes raisons d’en douter, sa vile dénonciation n’en reste pas moins et le met bien au-dessous de la place où M. Halt a pu être mis par le hasard de la naissance. Notre société démocratique ne croit plus ni au sang bleu ni à l’invisible vertu d’une caste. Chaque homme vaut ce qu’il mérite, en dépit de ce qu’a pu décréter jadis un absurde code de prétendues convenances sociales !
— Vous allez bien, ma fille ! exclama Mme Marsy, en levant les bras vers le ciel. J’admire quelles idées vos relations plébéiennes vous ont mises en tête. Sachez toutefois que, même dans notre société démocratique, beaucoup de gens reculeraient devant une connexion avec un gentleman dont la naissance est entachée aux yeux de la loi. Je parle des gens de notre monde.
— Je crois, reprit sourdement Hélène, que si les gens de notre monde savaient tout, ils reculeraient encore bien davantage ; et cela ne saurait rien changer à mes sentiments personnels.
En disant ces mots Mlle Marsy s’était levée et se tenait debout, appuyée sur le dossier de sa chaise, dans une attitude qui laissait clairement percer son peu de respect pour l’opinion de ce que sa mère avait appelé « notre monde ! »
— Qu’est-ce, fit Mme Marsy, avec un geste lassé, est-ce qu’il y a encore autre chose ?
— Oui, dit Hélène, d’une voix presque imperceptible.
— Qu’est-ce qu’il peut y avoir de plus ?
— Si je vous disais, reprit la jeune fille, avec une agitation contenue, que M. Halt est victime d’une machination criminelle…
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire qu’il a été arrêté aujourd’hui — en ma présence — sous l’accusation de contrefaçon de billets de banque. Les billets ont été trouvés dans son appartement.
— Et vous osez encore le défendre !
— J’ai la conviction, — je sais qu’il est innocent, répondit Mlle Marsy avec assurance. J’ai donc raison de le défendre. Justice lui sera rendue ; et il ne saurait rien perdre dans mon estime, pour avoir été faussement accusé d’un crime qu’il n’a jamais commis.
— Votre imagination s’emporte, ma fille. Que faites-vous des preuves trouvées dans son appartement ?
— Je sais qu’il est victime d’une machination odieuse ; et je ne l’abandonnerai pas, tant que je croirai qu’il est innocent.
— Pensez à ce que vous dites, Hélène, fit Mme Marsy avec dignité. Il ne s’agit ni d’un de vos amis, ni d’une de vos relations, mais d’un simple maître de chant,… lequel paraît, d’ailleurs, avoir mis un obstacle insurmontable à la continuation de ses leçons ; à moins que vous ne songiez à aller les prendre dans sa prison, continua-t-elle avec une ironie dont l’amertume commençait à se faire sentir.
— Cela ne sera pas nécessaire, répondit tranquillement Hélène.
— Comment cela ? Je ne pense pas, cependant, que sur une telle accusation, on l’admette à fournir caution.
— Il y a des circonstances qui plaident en sa faveur, d’une façon toute spéciale ; et j’ai lieu de croire que le juge acceptera la caution.
— Alors ce sera une caution d’une montant considérable ; et je doute qu’il trouve des amis assez riches pour risquer une aussi grosse somme, sur son honnêteté.
— Pardonnez-moi, ma mère, l’ami est tout trouvé, je suis passée chez notre homme d’affaires, M. Widdin ; je l’ai chargé d’offrir la caution, et tout me porte à croire qu’elle a été acceptée et qu’à l’heure qu’il est, M. Robert Halt est libre.
— Mais c’est de la dernière inconvenance ! s’écria Mme Marsy, tout à fait hors d’elle. Comment avez-vous pu faire une chose pareille, sans consulter votre père ni votre mère ?
— Pardonnez-moi, ma mère, j’ai consulté mon père qui m’a donné son approbation et qui est allé avec moi chez M. Widdin. Le temps pressai trop, pour vous en parler ; et je savais d’ailleurs que ma résolution ne vous plairait pas.
— Vous êtes juste le portrait de votre père, exclama de nouveau Mme Marsy, qui n’était pas fâchée de donner un dérivatif à sa colère, en la faisant tomber sur son mari absent. Votre père a toujours eu l’esprit infecté d’idées radicales et d’autres absurdités du même genre. C’est de lui que vous tenez ces goûts populaciers.
Sur ce dernier mot prononcé avec un mépris majestueux, Mme Marsy sortit du salon comme si elle eut craint de ne pouvoir se contenir plus longtemps.
— Je savais qu’il faudrait avoir une scène avec ma mère, murmura tristement Hélène. Autant qu’elle ait eu lieu tout de suite. Maintenant, le plus dur est passé.