La fondation de l’État indépendant du Congo au point de vue juridique


LA FONDATION

DE

L’ÉTAT INDÉPENDANT DU CONGO

AU POINT DE VUE JURIDIQUE


PAR


Gustave MOYNIER


DOCTEUR EN DROIT
CORRESPONDANT DE L’INSTITUT DE FRANCE






EXTRAIT DU COMPTE RENDU DES SÉANCES ET TRAVAUX
De l’Académie des sciences morales et politiques
(INSTITUT DE FRANCE)

PAR M. CH. VERGÉ
Sous la direction de M. le Secrétaire perpétuel de l’Académie






PARIS
1887

LA FONDATION
DE
L’ÉTAT INDÉPENDANT DU CONGO
AU POINT DE VUE JURIDIQUE

Séparateur


I

INTRODUCTION


La fondation de l’État indépendant du Congo se rattache à un mouvement philanthropique qui, par ses conséquences sociales et économiques, non moins que par son côté moral, est bien digne de fixer les regards du monde savant.

Les hommes de race blanche, après avoir méprisé et cruellement exploité, pendant des siècles, les hommes de race noire, qu’ils se refusaient à envisager comme leurs congénères, sont venus à résipiscence. Ils ont commencé par condamner la traite des nègres, puis ils ont émancipé leurs esclaves africains, et aujourd’hui, comprenant qu’ils doivent une réparation aux peuples dont ils avaient méconnu les droits naturels, ils aspirent à répandre sur eux les bienfaits de la civilisation.

Cette évolution, dans sa phase actuelle, est secondée par un ensemble de circonstances de diverses sortes. Une recrudescence de zèle de la part des chrétiens pour répandre leurs croyances chez les païens, — l’impulsion donnée, par le retentissement des explorations de Livingstone, aux voyages de découvertes dans les parages voisins de ceux visités par cet intrépide missionnaire, — la nécessité pressante, pour les populations industrielles, d’ouvrir de nouveaux débouchés aux produits de leur activité, — d’autres causes encore ont concouru à attirer les Européens au cœur de l’Afrique, et à les animer de dispositions bienveillantes envers les indigènes.

À la poursuite du but que j’ai indiqué, de nombreux travailleurs se sont distingués, mais mon intention n’est pas de raconter ici leurs exploits. Je voudrais seulement montrer comment ils procèdent pour introduire nos idées et nos mœurs dans les profondeurs d’un continent encore imparfaitement connu, et entrer pour cela dans quelques détails au sujet d’un de leurs principaux points d’attaque. Ce n’est pas à dire que partout les choses se soient passées exactement de même, mais ce qui se voit sur les bords du Congo peut bien être présenté comme un type dont, à conditions égales, les autres entreprises analogues ne s’écartent guère. Puis, là seulement les agents civilisateurs peuvent poursuivre leur idéal sans être entravés,— comme dans des colonies ou des pays de protectorat, par exemple, par des considérations étrangères à l’intérêt des individus qu’ils prennent sous leur tutelle. On peut donc mieux juger la nature de leur œuvre.

Si j’adresse ces lignes à des Français, c’est que le pays dont je vais m’occuper confine à des possessions françaises, et que la France a conséquemment un intérêt particulier à le bien connaître. M. le baron de Courcel n’a-t-il pas dit, au sein de la Conférence africaine de Berlin[1], en parlant de l’État naissant : « Ses voisins seront les premiers à applaudir à ses progrès, car ils seront les premiers à profiter du développement de sa prospérité et de toutes les garanties d’ordre, de sécurité et de bonne administration, dont il entreprend de doter le centre de l’Afrique ? »

J’ai été frappé aussi de la coïncidence qui existe entre la fondation toute récente de l’État du Congo, et les efforts des patriotes français pour propager leur langue à l’étranger. Cet État a pour chef un souverain de langue française, qui s’en sert pour tous les actes de son administration. Elle se trouve de la sorte devenue, comme par magie, l’idiome officiel d’au moins trente millions hommes qui ne la connaissaient pas. Ils ne la parlent pas encore, il est vrai, mais ils seront bien obligés de l’apprendre et de s’en servir, de préférence à toute autre, quand ils auront senti l’insuffisance de leurs dialectes actuels, pour entretenir des relations indispensables avec les blancs qui vivront au milieu d’eux.

Je n’ai pas l’intention de retracer, dans les pages qui vont suivre, l’histoire complète de la fondation de l’État du Congo. Ce serait un travail attrayant, assurément, mais dont les éléments appartiennent déjà, pour la plupart, au domaine de la grande publicité. Je préfère m’attacher exclusivement au point de vue juridique, dont l’importance n’est pas contestable et qui cependant a été peu considéré jusqu’ici. Il peut fournir, à lui seul, la matière d’une étude capable d’intéresser les membres de l’Académie.


II

NAISSANCE DE L’ÉTAT


Ce n’est pas sur le sol africain, comme on pourrait le supposer, que l’État indépendant du Congo a vu le jour. Il est né à Bruxelles. Penchées sur son berceau, trois fées bienfaisantes, la charité, la justice et la liberté, lui ont servi de marraines et ont mis entre ses mains leurs précieux talismans. La nombreuse famille des nations civilisées, qui s’attendait à cet événement et dans laquelle entrait le nouveau venu, était prête à l’accueillir comme son benjamin. Enfin, les mérites du prince qui, présidant à cette solennité, assumait la responsabilité de guider les premiers pas du jeune État, complétaient l’ensemble des auspices favorables sous lesquels elle s’accomplissait.

L’acte de naissance a revêtu la forme d’un décret royal, par lequel, le 29 mai 1885, le roi Léopold, de Belgique, a proclamé l’existence de l’État indépendant du Congo et son propre avénement au trône. Ce document capital ne reçut, à ma connaissance, aucune publicité en Europe. Il n’a même pas été inséré dans le Bulletin officiel du gouvernement, où des pièces antérieures en date ont cependant trouvé place. On s’explique difficilement une lacune aussi grave. D’après le Mouvement géographique, qui seul m’a révélé le fait[2], l’acte sus-mentionné aurait été simplement porté à la connaissance de l’administrateur général résidant au Congo, lequel réunit à Banana, le 19 juillet 1885, pour une cérémonie de circonstance, les représentants des maisons de commerce établies sur la rive droite du fleuve, ainsi que les chefs indigènes du voisinage. Il ne semble pas que le texte du décret royal ait été alors distribué aux intéressés ; il leur aurait été seulement communiqué en substance par une proclamation de l’administrateur général, remise sous pli à chacun d’eux.

À défaut du décret du 29 mai, encore inédit, je prendrai pour point de départ de cette étude la première mention que fasse le Bulletin officiel d’actes émanés de l’autorité congolaise. On y lit[3] :

« Le 1er août 1885 et à des dates ultérieures, Sa Majesté Léopold II, roi des Belges, a notifié aux puissances que les possessions de l’Association internationale du Congo forment désormais l’État indépendant du Congo ; que Sa Majesté a pris, d’accord avec l’Association, le titre de souverain de l’État indépendant du Congo, et que l’union entre la Belgique et cet État est exclusivement personnelle. »

Telles sont les bases légales du gouvernement congolais. Elles reposent, comme on le voit, sur des faits antérieurs, que je rappellerai succinctement quoiqu’ils soient généralement connus.


III

ASSOCIATION INTERNATIONALE DU CONGO


Et d’abord, qu’était-ce que cette Association, dont le territoire est devenu l’apanage de l’État du Congo ?

Son origine. — Son origine remonte à peine à une dizaine d’années. La pensée en vint à l’esprit du roi des Belges lorsque le grand voyageur Stanley, après avoir traversé dans toute sa largeur l’Afrique équatoriale, eut révélé le cours immense et jusqu’alors ignoré du fleuve sur lequel il venait de naviguer à travers mille dangers, et eut signalé comme un appât, à l’Europe et au monde entier, les vastes, riches et populeux espaces de son bassin.

Homme d’initiative, aussi généreux qu’intelligent, Léopold II avait, deux ans auparavant, convié déjà des représentants de diverses nationalités à unir leurs efforts, pour explorer rationnellement la partie médiane du « continent mystérieux » et chercher à civiliser ses habitants. Sous la présidence de ce zélé promoteur, on s’était élancé dans la voie qu’il avait indiquée, et des stations hospitalières commençaient à s’échelonner, à partir de Zanzibar, dans la direction des lacs de l’intérieur. Les indications nouvelles de Stanley ayant fait entrevoir la possibilité d’accélérer ce mouvement, en jalonnant simultanément par l’Est et par l’Ouest la ligne de jonction entre les deux océans, le roi des Belges organisa une seconde entreprise, dont les agents, partant de l’embouchure du Congo, iraient, en remontant ce fleuve, tendre la main aux établissements qui avaient leur point d’attache à la côte orientale.

Quand Stanley débarqua en Europe, au mois de janvier 1878, l’affaire était décidée. « Le roi Léopold », dit-il[4], « songeait à entreprendre quelque grande œuvre en Afrique… Il voulait faire quelque chose pour rendre utile au genre humain ce vaste pays, que l’absence totale de routes avait fermé jusqu’ici à tout essai de civilisation. »

Ce fut sous la désignation de « Comité d’études du Haut-Congo » que se constitua à Bruxelles, le 25 novembre 1878, un groupe de quelques personnes appartenant à six nationalités différentes, avec le roi pour « fondateur ». Son but était de s’enquérir des conditions dans lesquelles des Européens pourraient s’établir et trafiquer au Congo. Ses recherches devaient porter sur la navigabilité du fleuve et de ses affluents, sur les dispositions des indigènes, sur la nature des produits échangeables, etc. L’expédition qu’il enverrait sur les lieux devrait, en outre, créer des stations, et louer ou acheter les terrains nécessaires pour assurer leur existence, mais elle n’aurait à aucun degré le caractère mercantile[5].

Sous ce dernier rapport, le public se montra plus tard fort incrédule. Stanley raconte[6] que le Comité, pressentant qu’on se méprendrait sur ses intentions, remboursa assez promptement leur mise de fonds à tous les négociants qu’il comptait parmi ses adhérents. Puis, pour bien montrer qu’un changement significatif s’était opéré dans son personnel, il renonça à son nom et prit celui d’ « Association internationale du Congo », sous lequel, comme on l’a vu, il céda plus tard ses possessions à l’État indépendant. Le colonel Strauch, son président, déclara lui-même[7] que cette Association s’était donné la mission d’être simplement l’introductrice de la civilisation et du commerce au centre de l’Afrique, ce qui voulait dire que ses stations ne devaient pas être assimilées à des factoreries, et qu’elle-même comptait abandonner tout le trafic, à ceux que ses expériences fructueuses, — il faudrait bien qu’elle en fît, — engageraient à tenter la fortune sur ses traces. Mais ces affirmations semblèrent démenties par les faits. On leur opposa le texte de traités, en vertu desquels le Comité d’études s’était « engagé à faire le commerce dans ses établissements » et s’en était même réservé le monopole[8]. Une maison belge, qui opérait des transactions commerciales au Congo, passa, en dépit de toutes les protestations[9], pour être l’intermédiaire du Comité d’études[10]. Aujourd’hui cette polémique a heureusement pris fin et n’a plus qu’un intérêt historique.


Son programme. — Il convient de citer maintenant le résumé qu’a donné Stanley des instructions qu’il reçut comme chef de la mission chargée d’exécuter le programme de l’Association. C’est le document le plus authentique que l’on possède sur ce sujet.

« Le 14 août 1879, » dit-il, « j’arrivai devant l’embouchure du Congo pour le remonter, avec la mission originale de semer, le long de ses rives, des établissements civilisés, de conquérir pacifiquement le pays, de le jeter dans un moule nouveau pour le mettre en harmonie avec les idées modernes, et d’y constituer des États, au sein desquels le commerçant européen fraterniserait avec le noir commerçant d’Afrique ; où régneraient la justice, la loi et l’ordre ; d’où seraient bannis à jamais le meurtre, l’anarchie et le cruel trafic des esclaves[11]. »

Il ressort de ce fragment que le plan de campagne de l’Association tendait à un double résultat : conquérir le pays et y fonder des États modèles.


Conquête pacifique. — C’est donc par droit de conquête qu’elle prétendait établir son pouvoir dans les contrées lointaines qu’elle aspirait à métamorphoser, et c’est bien ainsi que les choses se sont passées. Remarquons seulement qu’il y a conquêtes et conquêtes. S’il en est d’injustes et de violentes, que stigmatise à juste titre la conscience des hommes de notre époque, on en peut concevoir d’autres, qui ne s’imposent que par la persuasion, qui découlent naturellement de la supériorité morale et intellectuelle de l’envahisseur, qui ont pour cause déterminante les élans avouables d’une ardente philanthropie, et qui, par suite, ne soulèvent pas de réprobation. La domination du vainqueur, dans ce dernier cas, — malheureusement trop rare autrefois, mais qui tend à se généraliser, — ne se trouve point entachée d’un vice originel. Or c’est précisément ce qui a eu lieu au Congo. L’occupation du sol par l’Association s’y est opérée de la façon la plus correcte[12] et n’a pas suscité la moindre objection, même de la part des chefs dépossédés, qui ont abdiqué volontairement leurs droits souverains, dans des traités dont on s’est efforcé de leur bien faire comprendre la signification, afin de ne pas surprendre leur bonne foi. Le Sénat de Washington appelé, en 1884, à se former une opinion sur la légitimité des droits de l’Association et sur la façon dont elle les avait acquis, en fit l’objet d’une enquête attentive et admit la valeur juridique des titres qui lui étaient présentés[13]. L’Europe entière se prononça ensuite dans le même sens.

Mais il n’est pas toujours aisé, même avec les meilleures intentions du monde, d’éviter des malentendus, entre contractants qui personnifient deux degrés extrêmes du développement de l’esprit humain. Il est permis de douter, par exemple, que des nègres incultes aient bien saisi la portée de phrases qui semblent avoir été écrites moins pour eux que pour d’autres, comme celle par laquelle on leur fait déclarer « qu’il importe hautement, dans l’intérêt du progrès et de la civilisation », — on ajoute, il est vrai, « et du commerce », — « que l’Association internationale s’établisse solidement dans leur pays[14]. »

Cette supposition de ma part n’est pas tout à fait gratuite, car, dans un cas particulier, il semble que les parties ne se soient pas comprises. Je veux parler de la convention conclue, le 8 janvier 1883, entre l’Association et les chefs du district de Palaballa[15], convention qui nécessita, l’année suivante, un acte complémentaire, « pour déterminer le sens et l’esprit des mots cession de territoire ». On spécifia « qu’ils ne signifiaient pas acquisition du sol par l’Association, mais bien acquisition de la suzeraineté par l’Association, et reconnaissance de cette suzeraineté par les chefs indigènes[16] ». Le quiproquo était, comme on le voit, gros de dangers pour l’avenir.

Ce traité de Palaballa donna lieu encore à une autre réclamation assez curieuse. Si la rectification dont je viens de parler satisfit les indigènes, elle donna au contraire l’éveil aux Portugais, qui firent signer une protestation par le roi nègre du Congo, en résidence à San Salvador. Dans ce document, qui porte la date du 16 juin 1884[17], le principicule en question conteste à ses soi-disant vassaux, qui ont traité avec l’Association, le droit de le faire sans son consentement, et voit, dans les traités signés par eux, « l’intention de porter ombrage aux droits de Sa Majesté le roi de Portugal, son auguste souverain ». Il est plus que probable que, livré à lui-même, le pauvre chef de tribu que, dans cette pièce, dont la facture révèle une main exercée, on qualifie pompeusement de « Sa Majesté le roi du Congo », n’aurait pas songé à attirer l’attention sur sa chétive personne, et qu’il ne faut voir, dans la démarche tentée en son nom, qu’un essai de résistance du gouvernement de Lisbonne à des agissements qui lui déplaisaient. On peut en dire autant d’une protestation analogue des chefs de Boma, contresignée, le 16 mai 1884, par un certain nombre de négociants européens[18]. La mauvaise humeur des Portugais est d’autant plus compréhensible, que le traité avec l’Angleterre (du 26 février 1884) par lequel leur souveraineté sur le Bas-Congo aurait été consacrée, soulevait alors, en Europe, une opposition générale, devant laquelle il allait être abandonné. Malgré leur forme solennelle, ces revendications n’exercèrent aucune influence sur la suite des événements, et aujourd’hui la situation à laquelle elles se rattachaient est régularisée par des traités contre lesquels le Portugal ne peut plus réclamer, car il les a signés.

L’appropriation du sol semble avoir été réglée diversement au Congo, suivant les localités. L’attribution à elle-même du droit intégral de propriété était probablement l’idéal de l’Association, qu’elle réalisa, par exemple, aux Stanley-Falls[19], mais, là où elle ne pouvait l’obtenir, elle rabattait de ses prétentions et pactisait avec les exigences des natifs, comme à Palaballa.

Convenons que ce n’était pas une tâche commode, que celle qui incombait à la diplomatie de l’Association internationale. Le nombre et le caractère des petits souverains, qu’elle devait amadouer et amener à composition, rendaient son travail très ardu. Stanley ne parle pas de moins de quatre cents traités conclus sous sa direction, au bas desquels plus de deux mille chefs avaient apposé leur marque, comme témoignage d’adhésion[20]. Si l’on tient compte, d’autre part, de la fertilité d’imagination de ces roitelets, pour inventer sans cesse de nouveaux subterfuges qui leur permissent de traîner les pourparlers en longueur, afin de lasser la patience des négociateurs européens, on comprendra quelle dose de persévérance et d’énergie il a fallu à ces derniers pour en venir à bout.

Cette multitude d’ayant droit prouve à quel point la domination est morcelée parmi les nègres de l’Afrique équatoriale, du moins en aval des Stanley-Falls. En amont de ces chutes, plus haut, dans l’Ouroua, les pionniers de l’État indépendant rencontreront une organisation sociale différente ; ils auront affaire à un souverain bien autrement puissant que ceux du bassin inférieur du Congo, et se trouveront en présence d’un système de gouvernement compliqué, qui offrira peut-être un obstacle sérieux à la conquête pacifique des arrivants. Mais, d’ici là, Léopold II aura eu le temps d’asseoir sa domination, et d’acquérir une expérience propre à faciliter l’extension à l’amiable de son territoire, jusqu’aux limites qu’il lui a assignées a priori.

Il n’y a pas d’ailleurs d’illusions à se faire sur la fidélité des noirs à tenir les engagements qu’on leur a fait souscrire. Il est notoire que, si ces pauvres gens ne sont pas sous l’empire de la contrainte, ils obéissent rarement à d’autres mobiles qu’à leurs penchants grossiers, et sont éminemment rusés et fraudeurs. Si l’intérêt les y pousse, ils font bon marché même des devoirs que, selon leurs propres coutumes, leur impose la cérémonie de l’échange du sang. Aussi n’est-il pas déraisonnable de penser qu’à leurs yeux un simple écrit, qu’ils ne savent pas lire, ne les lie que très imparfaitement. Il est sage, assurément, de les habituer au respect des traités, mais il faut s’attendre à ce qu’ils ne s’y conforment qu’autant qu’ils y trouveront leur compte ou qu’ils n’auront pas assez de confiance dans leur force pour s’en affranchir. Peut-être dira-t-on que cela se voit parfois ailleurs que chez les Africains ; je n’en disconviens pas, mais la probabilité des infractions est infiniment plus grande de la part de sauvages ne consultant guère que leurs instincts, que lorsqu’il s’agit de peuples policés, dont la conscience plus développée sert de contrepoids à l’égoïsme naturel.


Formation d’États. — Si la conquête pacifique devait permettre à l’Association d’arriver à ses fins, son but était primitivement, nous l’avons vu, de substituer de véritables États civilisés à l’organisation sociale rudimentaire des tribus africaines. Comment se fait-il que cette conception ait été abandonnée, et qu’au lieu de présenter l’aspect d’une agglomération d’États, l’ensemble du territoire visé par l’Association soit aujourd’hui placé sous un sceptre unique ?

Le texte des traités conclus par l’Association avec diverses puissances, en 1884 et 1885, semble prouver que, lors de leur rédaction, elle avait déjà réalisé partiellement son premier dessein. Elle y déclare, en effet, « qu’il lui a été cédé un territoire pour l’usage et au profit d’États libres, déjà établis ou en voie d’établissement sous sa surveillance et sa protection »[21] ; il y est parlé d’elle comme gérant les intérêts des États libres établis dans cette région[22] ; elle y prend maint engagement, tant en son nom qu’en celui des dits États libres[23]. Mais ces communautés politiques n’ont jamais été désignées plus exactement. Il est probable qu’il faut comprendre sous cette dénomination les États indigènes dont les chefs s’étaient placés sous le protectorat de l’Association ou avaient conclu avec elle des pactes d’amitié[24], car on ne voit guère à quels autres organismes elle pourrait s’appliquer. Leur liberté, en tous cas, n’était qu’une fiction légale, dont on fit assez vite bon marché. Dès le 8 novembre 1884, on parlait ouvertement, et même officiellement, d’un seul État nouveau au lieu d’États multiples à créer. La convention intervenue ce jour-là entre l’Allemagne et l’Association en fait foi[25]. À cette date le projet en était si bien arrêté, qu’une carte, annexée à la convention, en indiquait le périmètre. De toute manière, on doit admettre que les États libres n’existaient plus que virtuellement, lorsque le roi souverain a notifié aux puissances son avènement au trône, puisqu’il ne leur a parlé, comme faisant partie de son empire, que des possessions de l’Association, sans rien dire des autres, sur lesquelles, cependant, il entendait bien régner aussi.

Un document important[26] témoigne, d’ailleurs, que la fondation des États libres, dont je viens de parler, n’a été, ainsi que d’autres combinaisons, considérée dès l’origine, par l’Association, que comme une mesure transitoire. « Notre entreprise » écrivait en 1879 le colonel Strauch, « tend à l’établissement d’un puissant État nègre. » Mais Stanley s’opposa à la poursuite directe d’un but aussi difficile à atteindre. Il pensa que l’on devait se contenter, pour commencer, de créer des stations, qui deviendraient des foyers de civilisation et pourraient, si l’on y tenait, constituer de petites communautés souveraines, rattachées à une communauté plus vaste, sur laquelle le directeur général de l’œuvre aurait la haute main.

L’Association avait aussi nourri l’espoir d’organiser provisoirement les tribus habitant le voisinage de chaque station en « confédération républicaine de nègres libres, » dont le roi des Belges aurait nommé le président, résidant en Europe. Mais, sur ce point encore, Stanley combattit ses vues, prévoyant que les Africains seraient trop jaloux de leur autonomie pour se plier à un semblable régime. Plus tard, cependant, après sa première campagne, Stanley se montra partisan du système fédératif, et rédigea dans ce sens une espèce de constitution, qu’il fit accepter à Léopoldville, le 8 avril 1883[27], par les chefs et notables de cinquante-huit districts, situés au sud et à l’ouest du Stanley-Pool. Par cet acte, les signataires reconnaissaient la communauté de leurs intérêts, se constituaient en confédération, et confiaient au chef blanc de Léopoldville l’organisation de leur force armée collective, sans toutefois renoncer à leur indépendance. Ce traité, qui servit dès lors de modèle pour toutes les conventions à conclure avec les indigènes[28], devait familiariser ceux-ci, peu à peu, avec l’idée d’un gouvernement central, et il forme sans doute aujourd’hui encore, malgré la constitution, — plus prompte qu’on ne le prévoyait alors, — d’un État unitaire, la base légale des rapports entre blancs et noirs, dans les portions du territoire où ces derniers n’ont pas formellement abdiqué leurs droits souverains. Si cette conjecture était juste, ce serait une sorte de féodalité qui prévaudrait, à cette heure, dans une notable partie de l’État indépendant du Congo.


IV

TERRITOIRE


C’est ici le lieu de dire quelques mots de l’étendue de cet État.

Au moment où elle fit abandon de ses possessions, l’Association n’avait en son pouvoir qu’une bande de terrain, étroite mais continue, reliant entre eux les anneaux de la chaîne de ses établissements, au nombre de quarante environ[29] ; mais le monopole d’une domination éventuelle bien plus étendue lui avait été reconnu par divers traités. Dès le 8 novembre 1884, la carte annexée à la convention conclue entre l’Allemagne et l’Association attribuait à celle-ci 1,533,100 kil. carrés, embrassant des régions inexplorées, dans lesquelles elle s’était taillé, sur le papier, des domaines à sa fantaisie. Plus tard, à l’occasion des traités avec la France et le Portugal, une nouvelle carte fut dressée, qui modifia le premier tracé et porta à 2,074,100 le nombre des kilomètres carrés abandonnés à l’Association[30]. D’après l’Almanach de Gotha, les possessions nominales de l’État actuel sont arrivées à avoir une superficie approximative de 2,700,000 kil. carrés, tout d’un tenant, soit environ la onzième partie de l’Afrique, — plus de cinq fois la grandeur de la France.

Sur une partie de son pourtour, l’Association confinait à des terres sur lesquelles plusieurs États avaient des droits à faire valoir, et dans la direction desquelles il ne lui était par conséquent pas loisible de s’étendre. C’était le cas, notamment, de sa frontière occidentale, et de la zone étroite qui, à partir de Stanley-Pool, se prolonge jusqu’à l’Océan atlantique. Là elle touchait aux colonies de la France et du Portugal, et des accords spéciaux[31] y avaient fixé la ligne séparative des puissances limitrophes. À l’Est, son territoire se rapprochait de celui sur lequel le sultan de Zanzibar élevait des prétentions. Mais ailleurs, rien n’empêchait l’Association de s’avancer vers l’inconnu.

Ajoutons que, prévoyant le cas où elle renoncerait à son entreprise, l’Association, le 3 avril 1884, c’est-à-dire antérieurement à la conférence de Berlin, s’était engagée à reconnaître à la France un droit de préemption sur tout autre acquéreur[32]. Celle-ci ne s’en prévalut cependant pas lors de la session au roi des Belges, et même, tout récemment, en 1887, elle s’est désistée de ce droit en faveur de la Belgique, ou, pour parler plus exactement, elle a consenti à ne l’exercer que si la Belgique, mise la première en demeure d’en user, ne s’en souciait pas.


V

FORME DU GOUVERNEMENT


Monarchie absolue. — De ce que le roi Léopold a « pris », comme il le dit lui-même, « le titre de Souverain de l’État « indépendant du Congo » il ressort qu’il ne l’a reçu de personne et que, monarque absolu, du moins en Afrique, il est le seul arbitre, humainement parlant, des destinées de ses nouveaux sujets. Mais qu’on se rassure ; ce n’est point pour en mésuser ou en abuser qu’il s’est attribué un pouvoir aussi étendu. Ne sait-on pas que, dans la conférence africaine de Berlin, les représentants officiels des puissances qui s’y trouvaient réunies ont rendu hommage aux intentions humanitaires et bienveillantes du fondateur de l’Association internationale, et que nul ne les met en doute ? Plus heureux que les grenouilles de la fable, les Congolais ont reçu de la Providence, sans même le lui avoir demandé, un maître aussi actif que paternel, aussi éclairé que pacifique, auquel ils n’auront à reprocher ni l’inertie du soliveau, ni la voracité de la grue.

C’était faire preuve de sagesse que de ne pas doter les nègres de l’Afrique équatoriale d’un gouvernement représentatif, pour lequel ils sont loin d’être mûrs. D’ailleurs, tout façonnés déjà à la soumission envers des chefs de tribus, véritables autocrates au petit pied, il ne viendra de longtemps à la pensée d’aucun d’eux de réclamer des droits civiques, qu’on ne leur retire pas et qu’il leur paraît tout naturel de ne pas exercer.


Commission internationale. — Rappelons ici que l’Acte général de Berlin, du 26 février 1885, auquel l’Association internationale avait adhéré, a grevé tout le bassin du Congo d’une servitude, que l’État indépendant doit subir pour sa part et qui porte une assez sérieuse atteinte à sa souveraineté. Tous les cours d’eau navigables — et l’on sait l’importance qu’ils y ont — sont placés sous l’autorité collective des signataires de l’Acte susmentionné, et échappent ainsi, dans une large mesure, à celle des États riverains. Une Commission internationale règne sur les fleuves et les rivières qui sillonnent cette région ; elle y possède des attributions qui outrepassent de beaucoup celles d’un simple contrôle ou d’une surveillance. C’est elle, par exemple, qui décide quels travaux sont nécessaires sur les voies fluviales pour assurer la navigation et les exige des riverains ; elle fixe et perçoit des droits de pilotage et de navigation ; elle nomme, outre ses propres agents, ceux qui dépendent du service général de la navigation, etc. L’article 20 a soin d’ajouter que, « dans l’exercice de ses attributions, elle ne dépendra pas de l’autorité territoriale », et l’article 21 établit que, dans l’accomplissement de sa tâche, la Commission internationale peut recourir, au besoin, aux bâtiments de guerre des puissances signataires de l’Acte général.

Par rapport aux principes proclamés en 1815, dans le traité de Vienne, — principes qui constituent la base du droit moderne en matière de fleuves internationaux, — ce régime est, comme celui en vigueur sur le Danube, un régime d’exception, justifié par les conditions particulières de la contrée dont il s’agit, ainsi qu’a tenu à le faire remarquer le plénipotentiaire russe à la conférence de Berlin[33]. On peut, du reste, se demander s’il sera jamais appliqué au Congo, car il ne l’est pas encore à l’heure actuelle. Quoiqu’il se soit écoulé près de trente mois depuis la clôture de la conférence, la Commission internationale n’est pas formée et un décret royal, du 26 avril dernier[34], a dû y suppléer, en prescrivant des mesures provisionnelles indispensables.


Juridiction consulaire. — Le gouvernement congolais se trouve aussi lié par d’autres engagements, qui amoindrissent son droit normal de juridiction sur les habitants du pays.

Lorsque l’Association internationale, pour faire consacrer légalement la reconnaissance de son pavillon, avait passé des traités successifs avec divers États, elle avait consenti à l’introduction chez elle du système des capitulations, en vigueur en Orient. Elle avait concédé à ses co-contractants la faculté d’établir au Congo des tribunaux consulaires et d’exercer seuls et exclusivement, sur la personne et les biens de leurs sujets respectifs, la juridiction tant civile que criminelle conformément aux lois de leur propre pays. Toutefois cette prérogative ne devait être que provisoire et arriver à son terme le jour où l’Association aurait pourvu, d’une manière suffisante, à l’administration de la justice envers les étrangers[35], ce qui est le cas maintenant.


VI

VALIDITÉ DE L’ACTE D’ORIGINE


L’entrée en jouissance des possessions de l’Association internationale par le roi Léopold exigeait, pour être régulière, l’accomplissement de deux formalités préalables qui ont été remplies.

Consentement de l’Association internationale. — Il fallait, en premier lieu, que l’Association elle-même y consentit. Aussi, dans sa communication aux puissances, le nouveau monarque affirme-t-il qu’il n’a agi qu’en suite d’un accord intervenu entre lui et l’Association ; celle-ci du moins, y est-il dit, a acquiescé à ce qu’il « prît le titre de souverain de l’État indépendant du Congo. » Cela implique, apparemment, qu’en même temps elle lui a abandonné ses possessions ; mais ce côté de la question est passé sous silence, quoique, en bonne logique, ce soit sur ce fait primordial qu’aurait dû porter avant tout, semble-t-il, la déclaration du 1er août 1885.

Les tractations pour arriver à cette entente n’ont pas dû être bien laborieuses, car, dès son origine, l’Association savait que ses jours étaient comptés. Elle devait être résignée d’avance à cesser d’exister lorsque le moment psychologique serait venu, où des formes gouvernementales pourraient être avantageusement substituées à celles d’une institution privée, qui étaient les siennes. Néanmoins, il eût été intéressant d’avoir quelques détails sur la manière dont l’accord s’établit. Les documents officiels sont malheureusement muets à cet égard. Leur silence autorise à croire que le fondateur de l’Association internationale estima avoir l’autorité nécessaire pour consentir, de son propre chef, à l’abdication des droits territoriaux de cette Association. Ses co-intéressés, en tous cas, ne la lui contestèrent pas, car aucun d’eux n’éleva de réclamation à ce sujet, et cela n’a rien de surprenant si, comme l’a dit un orateur au sein du parlement belge[36] et comme tout le monde en était convaincu, « l’Association internationale se résumait dans le roi ».


Consentement du parlement belge. – L’article 62 de la constitution belge, du 7 février 1831, qui veut que « le roi ne puisse être en même temps chef d’un autre État sans l’assentiment des deux Chambres », mettait, de son côté, le roi Léopold dans la nécessité de se pourvoir de leur autorisation, avant de poser sur sa tête la couronne du Congo. Une requête leur fut donc adressée à cet effet, mais elle se heurta à des scrupules patriotiques qui, s’ils n’allèrent pas jusqu’à entraîner un refus, témoignèrent d’une certaine répugnance de la part de quelques membres du pouvoir législatif à octroyer la permission sollicitée.

Ces scrupules n’impliquaient aucunement la désapprobation de l’œuvre même entreprise par le roi en Afrique, œuvre qui, peu de jours auparavant, avait fait l’objet d’adresses de félicitations auxquelles les membres du parlement avaient été unanimes à s’associer. Ils provenaient seulement de la crainte que la communauté de souverain n’entraînât, entre les deux États, une solidarité plus ou moins forcée laquelle, à un moment donné, pourrait devenir onéreuse à la Belgique. Le législateur de 1831 avait voulu, disait-on, mettre le pays à l’abri des complications résultant du cumul de deux dignités égales de la part de son roi.

Les déclarations les plus rassurantes furent faites à cet égard. On expliqua que le régime de l’union personnelle, tel qu’il existe, par exemple, entre les Pays-Bas et le Luxembourg, laisserait la Belgique et le Congo dans une indépendance absolue l’une de l’autre. Le ministre des finances, M. Beernaert, entre autres, exposa à cette occasion[37] la doctrine de l’union personnelle, dans des termes qui méritent d’être reproduits.

« Une union personnelle, » a-t-il dit, « laisse les deux États unis absolument distincts, absolument indépendants ; ils n’ont rien de commun entre eux, ni au point de vue militaire, ni au point de vue financier, ni au point de vue diplomatique. Le mot union a la consécration du droit, de l’histoire et de l’usage, mais il n’est pas absolument exact, car il n’y a d’union que dans la personne du roi ; l’unité du souverain est le seul lien entre les deux États. Tous les publicistes sont d’accord à cet égard, et, pour marquer à quel point leur personnalité internationale est distincte, on enseigne, par exemple, que si les deux États régis par un même souverain sont appelés à un congrès ou à une conférence, ils y ont deux voix. Ces deux États font des traités entre eux, absolument comme s’ils n’avaient pas de lien personnel ; et, si l’un des deux fait quelque traité avec une autre puissance, l’autre y est absolument étranger. Si l’un se trouve engagé dans une guerre, l’autre n’en est point touché et il est obligé d’observer, avec le même scrupule que tout autre, les devoirs et les obligations de la neutralité. » — « Dans l’union personnelle, » disait à son tour un député, M. Bara, « les deux États qui ont le même prince ne confondent ni leurs lois, ni leurs fonctionnaires, ni leurs intérêts. Après notre vote, la Belgique sera aussi étrangère au Congo que toutes les autres puissances de l’Europe ; nous n’aurons pas plus de droits et d’obligations, vis-à-vis de cet État africain, que les autres nations. Qu’il ait des difficultés intérieures ou extérieures, qu’il manque de ressources ou d’hommes, nous n’avons rien à lui fournir. Qu’il lèse autrui, qu’il soit mal administré, qu’il soulève des conflits et des guerres, nous n’y avons aucune responsabilité. »

Ces considérations, parfaitement justes, étaient bien propres à dissiper les craintes qui avaient trouvé des interprètes dans les chambres, aussi, quand vint le moment du scrutin, n’y eut-il qu’un seul sénateur et deux représentants pour s’opposer à la demande du gouvernement.

Voici le texte de la décision prise par la Chambre des Représentants le 28 avril 1885, et par le Sénat le 30 du même mois :

« Sa Majesté Léopold II, roi des Belges, est autorisé à être le chef de l’État fondé en Afrique par l’Association internationale du Congo.

« L’union entre la Belgique et le nouvel État du Congo sera exclusivement personnelle. »

Il convient de remarquer que cette résolution ne vise que la personne du roi Léopold II, ce qui en atténue beaucoup la portée. La permission octroyée est viagère et aura besoin d’être renouvelée, s’il y a lieu, pour le successeur du roi actuel, de telle sorte que si, d’ici là, la nation belge s’apercevait qu’elle a commis une imprudence, elle pourrait alors renoncer à un système qui lui aurait été préjudiciable. Il n’est nullement certain, du reste, que le cas se présente, car l’ordre de succession au trône du Congo n’est point encore fixé, publiquement du moins, et, s’il devenait vacant du jour au lendemain, on ne sait qui l’occuperait, ni, par conséquent, s’il reviendrait à un prince belge ou à quelque autre. Le présent titulaire a sans doute réglé ce point important dans ses dispositions testamentaires, et pourvu à ce que son œuvre ne tombe pas en déshérence après lui, mais personne n’a qualité pour lui demander son secret.


VII

DRAPEAU ET SCEAU


L’Association internationale du Congo, avant même d’avoir été transformée en État, avait senti la nécessité de posséder un drapeau. Ce drapeau, — bleu avec une étoile d’or au centre, — avait été adopté, en 1877, pour l’Association internationale africaine, qui avait sa base d’opérations sur la côte de l’Océan indien ; mais, en 1884, cette association avait cessé d’exister, ou du moins les stations qu’elle avait créées et qui se réclamaient d’elle n’étaient plus guère que des stations nationales, allemandes, françaises ou belges, sans lien organique qui les soudât les unes aux autres. Le drapeau bleu à étoile d’or était donc hors d’usage, et l’Association du Congo pouvait se permettre de se l’approprier, d’autant plus qu’elle agissait dans le même esprit que sa sœur aînée et avait à sa tête les mêmes directeurs. Par une coïncidence fortuite et singulière, ce drapeau se trouvait être identique à celui de l’ancien État indigène du Congo[38], aujourd’hui englobé dans les possessions portugaises. L’emploi d’un drapeau était une grande rareté chez des tribus nègres ; il devait sans doute remonter, pour celle-ci, au temps où des missions portugaises y florissaient.

À peine l’Association avait-elle arboré sa bannière qu’elle souhaita de faire un pas de plus. Le 24 mars 1884, le général Sanford, l’un de ses soutiens les plus zélés, écrivait[39] : « La seule difficulté qui entrave les merveilleux progrès de l’œuvre naît de ce fait, que le drapeau de l’Association n’est pas officiellement reconnu, qu’il risque d’être mal jugé ou violé, c’est-à-dire que les gens qu’il protège sont exposés à rencontrer, dans leur œuvre philanthropique, des obstacles suscités par des individus adonnés à la traite des esclaves ou mus par d’autres mobiles étroits. » La thèse qu’un étendard national était utile, nécessaire même, du moment qu’on abandonnait le terrain purement philanthropique et scientifique pour exploiter commercialement le territoire et se l’approprier, fut soutenue d’autre part avec talent par un jurisconsulte français[40]. De là des négociations, qui aboutirent à la reconnaissance désirée. Au moment où l’Association adhéra à l’Acte général de Berlin, elle avait déjà obtenu cette faveur de treize puissances.

Dans les documents qui s’y rapportent, il est question tantôt d’un drapeau, tantôt d’un pavillon, et quelquefois de l’un et de l’autre, mais on peut admettre que tous les contractants ont eu la même pensée, qui était d’assurer le respect des couleurs congolaises sur terre et sur eau.

L’État indépendant du Congo se sert, à son tour, du même drapeau que l’Association internationale, et on le retrouve dans son sceau, où il se combine avec l’image du grand fleuve de l’Afrique équatoriale et avec les armes du souverain[41].


VIII

RECONNAISSANCE INTERNATIONALE


Bluntschli a fait remarquer[42], avec justesse, que la création d’un État n’a presque jamais lieu sans être accompagnée de violences. Celle de l’État du Congo constitue donc, sous ce rapport, une heureuse exception, et son caractère insolite m’a paru de nature à appeler, sur la façon dont elle s’est accomplie, l’examen auquel je viens de me livrer. Mais je n’ai pas encore tout dit.

Un État qui marche dans les voies de la civilisation ne doit pas être considéré seulement en lui-même et isolément. Comme il est membre de la vaste « association juridique et humanitaire[43] » qui unit, dans leur commun intérêt, tous les gouvernements des peuples policés, il convient de l’envisager aussi à ce point de vue.

Sous peine de se trouver hors la loi, un État nouveau, sans préjudice du droit interne qu’il se choisit librement, doit se ranger sous la discipline de cette législation supérieure qu’on appelle le droit international, et qui, bien que n’ayant ordinairement qu’une sanction morale, jouit d’une grande autorité, qu’elle puise dans la conscience des contemporains.

Ce fut de ce devoir que s’acquitta le souverain du Congo, en notifiant à chacun des gouvernements existants son avènement au trône, par un message dont je n’ai guère fait jusqu’ici qu’analyser la substance. Il attendait d’eux, en retour, la reconnaissance diplomatique de l’État sur lequel il commençait à régner. Sa démarche équivalait à une affirmation de sa volonté de se conformer aux prescriptions du droit international, volonté qu’attestait d’ailleurs l’adhésion à l’Acte général de Berlin, qu’il avait donnée, cinq mois auparavant, comme fondateur de l’Association internationale.

Je voudrais relever, à ce propos, ce qu’avait eu d’irrégulier dans la forme cette adhésion donnée, au nom d’une société, à une convention qui, aux termes de son article 37[44], invoqué par la dite société, ne pouvait lier que des gouvernements.

Rien de plus vaporeux que les brumes qui enveloppent la transformation, graduelle et presque insensible, de l’Association internationale, entreprise tout à fait privée, en une puissance régulièrement constituée. Dans cette opération, plusieurs tableaux se sont succédé, comme dans un diorama, sans qu’un observateur attentif ait pu préciser l’instant où l’un faisait place à l’autre. Primitivement, il n’y avait qu’une société civile, sans caractère officiel et sans autorité ; puis vint, peu à peu, l’acquisition de terrains, sur lesquels elle obtint de ses auteurs le droit d’exercer une véritable souveraineté. Elle n’était pourtant point encore un État, au sens propre du mot. Ceux qui la dirigeaient semblent avoir considéré que la transition a commencé à s’effectuer dès qu’un gouvernement, celui des États-Unis, a consenti à traiter avec eux et à reconnaître, – quoique dans des termes un peu ambigus, — leur drapeau, « à l’égal de celui d’un gouvernement ami. » État aux yeux des Américains, société privée pour le reste du monde, telle fut la situation bizarre dans laquelle l’Association se trouva alors. Mais, par suite de conventions analogues, conclues successivement avec divers pays, le caractère d’État alla en grandissant et celui de société en s’affaiblissant, jusqu’au jour où la conférence de Berlin, « faisant pour son propre compte ce que les États représentés dans son sein, avaient déjà fait individuellement, reconnut à l’Association », en l’admettant à adhérer à l’Acte général, « les caractères et les droits d’un être juridique de droit public. Dès lors on put dire cette Association entrée dans le droit international universel[45]. » « C’était, » comme on l’a dit, « l’inscription officielle, sur les registres internationaux, de l’état civil d’un nouveau-né[46]. »

Le président de la conférence avait déjà consacré en quelque sorte cette assimilation, lorsqu’il avait « salué avec satisfaction la démarche de l’Association » et affirmé que « le nouvel État du Congo », qu’il ne définissait pas autrement, « était appelé à devenir l’un des principaux gardiens de l’œuvre » accomplie à Berlin[47].

Un mois après, le 27 mars 1885, le roi, répondant à Bruxelles à une députation du Sénat, déclarait que « le nouvel État était reconnu par presque toutes les puissances. » Il existait donc, dissimulé sous le pseudonyme d’Association internationale du Congo, antérieurement au 29 mai, mais ce ne fut qu’à cette dernière date qu’il se démasqua. Encore le fit-il sans bruit, ainsi que nous l’avons vu. Jusque-là, l’Association avait rempli l’office de gouvernement provisoire, en attendant le jour où son fondateur serait à même de changer de titre et de prendre en mains, comme souverain, les rênes de l’État.

Cette dernière transformation était devenue, d’ailleurs, une véritable nécessité. Au printemps de 1885, M. Banning, délégué belge à la conférence de Berlin, écrivait[48] : « L’État du Congo n’a pas de chef, pas plus que l’Association internationale n’a ostensiblement à sa tête un représentant autorisé de cette souveraineté dont elle est dépositaire. Les personnes qui, dans les négociations récentes, ont traité en son nom, n’avaient point par elles-mêmes de puissance souveraine ; elles ont agi comme mandataires du roi des Belges, agissant lui-même dans une qualité que le droit international ne prévoit pas, celle de fondateur d’une Association privée, devenue souveraine de fait, mais non ipso facto de droit. Cette situation ambiguë, incorrecte, a été une source constante de difficultés de toute nature ; elle a singulièrement entravé la conduite des négociations et pesé sur leur résultat. » Elle avait même fourni des armes aux détracteurs de l’Association. Un publiciste s’était demandé « qui était cette Association », et l’avait définie « un État en actions, qui prétend avoir des attributions souveraines. » Il en avait conclu « qu’au point de vue international c’était une anomalie, une monstruosité, et, qu’au point de vue de l’avenir, c’était l’inconnu dangereux[49]. »

La communication de S. M. Léopold II, qui mettait fin à cet imbroglio, fut très bien accueillie par les divers gouvernements. Actuellement, trente-sept puissances, non compris la Belgique, y ont déjà répondu par des félicitations[50]. L’une d’elles, la Turquie, en a même pris occasion de conclure, le 10 décembre 1885, avec l’État du Congo, une convention analogue à celles que les autres puissances participantes à la conférence de Berlin avaient passées naguère avec l’Association internationale[51]. Il reste encore quelques rares retardataires[52], dont le silence prolongé ne saurait être envisagé comme une protestation.


IX

OBLIGATIONS INTERNATIONALES


Toutes les considérations qui précèdent concourent à établir que la Justice a mis son cachet sur la création de l’État indépendant du Congo. La naissance de ce dernier est légitime, et il a reçu une empreinte politique et sociale, qui ne peut qu’influer dans un sens favorable sur son développement ultérieur.

Il me reste, pour compléter le tableau de sa situation au moment où il prenait place sur la scène de l’histoire, à énumérer certaines obligations auxquelles il ne pouvait se soustraire, et qui étaient propres à imprimer à sa ligne de conduite un caractère tout à fait original.

En succédant à l’Association internationale, cet État, en effet, n’a pas seulement hérité d’elle des droits territoriaux. Il a dû endosser, du même coup, la responsabilité d’engagements qu’elle avait pris et qui se trouvent consignés, soit dans les divers traités conclus par elle pour la reconnaissance de son drapeau, soit dans l’Acte général de Berlin. C’est là qu’apparaissent au premier plan les idées libérales et les vues charitables que j’ai signalées, en commençant, comme deux des cadeaux enveloppés dans les langes du nouveau-né. Leur exposé pourrait fournir matière à de longs développements et à des commentaires intéressants, mais je dois m’en abstenir, pour ne pas abuser de la bienveillance de mes auditeurs.

Il n’en est pas, d’ailleurs, de ce chapitre comme des précédents. Pour ces derniers, j’étais en présence d’un sujet presque neuf, n’ayant fait jusqu’à ce jour l’objet d’aucun écrit spécial, et il m’a fallu en dégager les éléments de données éparses, parfois insuffisantes. Mais ici, je me trouve sur un terrain parfaitement connu, où ont passé avant moi de nombreux publicistes, dont je ne pourrais que reproduire les indications. Je me bornerai donc à un aperçu très sommaire.


Le gouvernement congolais ne peut interdire à personne l’accès de son territoire, qui reste absolument ouvert aux gens de toutes nationalités, pour y naviguer en tous sens, s’y établir, y exercer leur industrie, y trafiquer, y acquérir des biens meubles et immeubles, en un mot pour s’y mouvoir et y vivre dans la plus complète liberté, l’État n’intervenant que pour favoriser cette activité universelle, en faisant régner l’ordre et la sécurité. On a comparé, avec assez de vérité, cet arrangement à une fête, où tout le monde serait invité à danser aux frais de l’État, qui paierait la salle et l’orchestre sans en retirer lui-même aucun bénéfice[53].

Ces franchises ne sont pas exclusives de taxes modérées, à percevoir en compensation de frais faits dans l’intérêt général, pour faciliter le commerce et la navigation, mais les étrangers et les nationaux seront traités sur le pied d’une parfaite égalité ; il n’y aura ni monopoles, ni tarifs différentiels, ni privilèges d’aucune sorte, ni rien qui puisse placer quelqu’un dans un état d’infériorité légale relativement à autrui.

En comparant ce régime à celui qui prévaut dans l’ancien monde, on sera frappé du contraste qu’ils présentent. Pour avoir exigé que leurs ressortissants fussent traités au Congo comme il vient d’être dit, les puissances européennes ne se croient point généralement tenues d’établir chez elles, — ni même dans celles de leurs colonies africaines pour lesquelles elles ont pu éviter de se lier, — soit le libre-échange, soit l’égalité de droits entre tous les habitants, soit la liberté de conscience et de culte, soit l’ouverture sans conditions des fleuves internationaux. Il semble même que, sur quelques-uns de ces points, ce soit malheureusement la tendance contraire qui prévale aujourd’hui, et que l’adage égoïste sic vos non vobis trouve là une éclatante confirmation.

Si, des immigrants de race blanche, dans l’intérêt desquels les libertés que je viens d’énumérer ont été concédées, nous passons aux indigènes, nous verrons que l’État du Congo est tenu aussi de remplir certains devoirs envers eux. Il n’y faillira pas, on peut en être assuré, car sa pensée première, ou du moins celle de son souverain, était de s’en acquitter spontanément.

En premier lieu, il faut qu’il fasse connaissance avec les populations existantes dans ses vastes domaines, et, pour cela, non seulement il laissera le champ libre aux explorateurs, savants, missionnaires ou autres voyageurs, allant à la découverte hors des voies frayées par leurs devanciers, mais encore il a promis de les couvrir d’une protection spéciale.

Puis il doit améliorer le sort de ses sujets. Ici il convient de citer les termes mêmes de l’Acte général de Berlin, qui ne concernent pas uniquement l’État du Congo mais qui lui sont applicables. Par l’article 6 de ce traité, ses signataires se sont engagés « à veiller à la conservation des populations indigènes et à l’amélioration de leurs conditions morales et matérielles d’existence, et à concourir à la suppression de l’esclavage, et surtout de la traite des noirs ; ils protégeront et favoriseront, sans distinction de nationalités ni de cultes, toutes les installations et entreprises religieuses, scientifiques ou charitables, créées et organisées à ces fins, ou tendant à instruire les indigènes et à leur faire comprendre et apprécier les avantages de la civilisation. » La phrase est un peu longue, mais sa signification est l’essentiel. Elle garantit que, si cette clause est fidèlement observée, les sauvages vont enfin trouver dans les blancs de véritables amis, et non des tyrans ou des exploiteurs, comme c’était le cas jadis partout où il se trouvaient en contact. Il s’est opéré à cet égard, dans les mœurs de notre époque, une heureuse révolution, que l’Acte de Berlin a solennellement consacrée. Elle tend non seulement à faire cesser les cruautés et les injustices d’autrefois, mais à leur substituer une activité bienfaisante. On étudiera de plus près maintenant les misères du nègre et l’on s’efforcera de les soulager. Il y a énormément à faire dans cet ordre d’idées, mais on va y travailler énergiquement, sous l’égide d’un gouvernement paternel, qui mettra lui-même, au service de cette noble cause, toutes les ressources de son administration et toute son influence. Les indigènes de l’Afrique centrale, livrés à eux-mêmes, n’entreraient jamais dans la voie du progrès ; leur passé le prouve ; il faut donc les y pousser et les y diriger. Les labeurs de plusieurs générations ne seront pas de trop pour atteindre ce but, mais c’est quelque chose de pouvoir saluer, à l’heure actuelle, l’aurore de cette transformation.

L’un des grands désidérata de la philanthropie, c’est l’abolition de l’esclavage et la suppression de la traite des nègres ; aussi, les bienfaiteurs des Africains se sont-ils ligués tout spécialement contre ces funestes coutumes. Non contents de s’être engagés, par l’article 6 de l’Acte de Berlin, à y mettre un terme, ils sont revenus sur cet objet dans l’article 9, afin d’accentuer leur tendance émancipatrice. Ils y ont déclaré que « leurs territoires ne pourraient servir ni de marché ni de voie de transit pour la traite des esclaves, de quelque race que ce soit ; » puis que chacun d’eux « s’engageait à employer tous les moyens en son pouvoir pour mettre fin à ce commerce et pour punir ceux qui s’en occupent. » En outre, cette promesse a été appuyée d’un considérant de haute valeur, savoir que, « la traite des esclaves étant interdite, les opérations qui, sur terre et sur mer, fournissent des esclaves à la traite, doivent également être considérées comme interdites. » L’adhésion de toutes les puissances à cette doctrine nouvelle est un fait d’une très grande portée, dont les conséquences ne tarderont pas, on peut l’espérer, à se faire sentir dans l’État du Congo et ailleurs.

À côté du fléau chronique de l’esclavage, il en est un autre qui, pour ne sévir que d’une façon intermittente, n’en est pas moins redoutable, et qui, s’il venait à s’abattre sur les bords du Congo, serait fatal à l’œuvre civilisatrice qui s’y poursuit. La guerre, — puisqu’il faut l’appeler par son nom, — est apparue à la diplomatie comme un danger à conjurer dans cette région où l’Européen, fier de sa supériorité, doit aspirer à ne se montrer que sous ses beaux côtés, afin de ne pas perdre le prestige qui l’entoure. Pour régénérer la race nègre, on prétend lui faire apprécier les bienfaits de la paix et mettre ainsi un terme aux hostilités perpétuelles de tribu à tribu qui ensanglantent et ruinent son pays ; mais si ses éducateurs ne prêchent pas d’exemple et se livrent entre eux, sous ses yeux, des luttes meurtrières, ne se discréditeront-ils pas eux-mêmes ?

On l’a compris sans peine[54]. Toutes les précautions possibles ont été prises pour épargner aux Congolais le spectacle et les maux d’une, guerre fratricide, entre ceux qui se présentent à eux comme des êtres pacifiques par excellence.

L’État du Congo le premier, usant d’un droit octroyé par l’article 10 de l’Acte de Berlin, s’est proclamé neutre dès son origine[55], ce qui oblige les autres puissances à ne pas le mêler à leurs querelles. Déjà cette neutralité avait été stipulée en faveur de l’Association internationale, dans ses conventions avec la France et le Portugal, mais sous réserve des conditions qu’y mettrait la conférence de Berlin, laquelle n’a eu garde de négliger cette partie de sa tâche.

D’un autre côté, l’État du Congo s’est engagé, ainsi que ses voisins, pour le cas où un dissentiment s’élèverait entre eux, à recourir à la médiation d’une ou de plusieurs puissances amies, avant d’en appeler aux armes.

Si l’on tient compte, enfin, d’une faculté qui n’avait pas besoin d’être confirmée par écrit, mais que l’on a tenu à mentionner dans l’Acte de Berlin comme pour recommander à chacun d’en user, — celle de recourir, en cas de conflit, au procédé de l’arbitrage, — on reconnaîtra que, grâce à ces dispositions préventives, les chances de voir des hostilités éclater au Congo, entre civilisés, sont aussi faibles que possible.

Que n’en peut-on dire autant de tous les autres points du globe !

Je regrette de ne pouvoir citer, au nombre des obligations contractées par l’État du Congo, celle de s’opposer à l’importation abusive des spiritueux en Afrique, car on sait à quel point ce commerce, qui se fait sur une vaste échelle, dégrade les nègres. La conférence de Berlin, mise en demeure de l’entraver, s’y est refusée, et a commis en cela une inconséquence aussi patente que blâmable. Après avoir fait profession de vouloir le bien des indigènes, elle a trouvé bon que l’on continuât à les empoisonner, et cela, notoirement, par le motif peu avouable que l’abolition de ce trafic aurait été préjudiciable à de grands spéculateurs européens. Bien plus, elle a aggravé l’état de choses antérieur, en prescrivant la liberté commerciale la plus complète dans le bassin du Congo, car, maintenant, les puissances qui y exercent la souveraineté n’ont plus leur libre arbitre pour arrêter à la frontière les spiritueux d’origine européenne. Celles qui voudront faire preuve d’humanité en préservant leurs sujets de l’invasion de l’alcool, devront entamer des négociations, sur ce point spécial, avec les autres États signataires de l’Acte de Berlin. On leur a fait espérer qu’elles obtiendraient facilement gain de cause, mais cela n’est rien moins que certain. Il appartient à l’État du Congo, placé à l’avant-garde de la civilisation africaine, d’en faire l’essai.


X

CONSIDÉRATIONS FINALES


La suite naturelle de cette étude nous appellerait maintenant à considérer le gouvernement congolais à l’œuvre, et à apprécier la marche comme les résultats de sa gestion. Son travail, depuis plus de deux ans qu’il existe, serait bien curieux à observer, car nous l’avons laissé en présence d’une civilisation embryonnaire à développer, de services administratifs à organiser, de progrès économiques à accomplir, et, pour tout cela, de nombreuses lois à élaborer. Toutefois, il y a encore trop de matières à réglementer, pour qu’il ne soit pas préférable de retarder cette recherche, jusqu’au moment où elle pourra porter sur un ensemble plus complet de décrets et d’arrêtés. Créer une législation de toutes pièces est une œuvre de longue haleine, qui ne saurait être exempte de tâtonnements, surtout quand il s’agit d’une situation peu commune, pour laquelle les expériences faites ailleurs ne sont que d’un faible secours. Laissons donc à l’organisme gouvernemental du Congo le temps nécessaire pour donner toute sa mesure avant de le juger, et bornons-nous, pour aujourd’hui, à ce qui tient à ses origines.

Seulement, qu’on ne perde pas de vue que l’Afrique équatoriale est en train de se métamorphoser, et que, ainsi que cela a été dit à la tribune de la Chambre des Représentants de Belgique[56], elle est appelée à participer prochainement au mouvement de la civilisation européenne. Les conséquences d’une semblable nouveauté peuvent être considérables, et aller jusqu’à un déplacement du centre de gravité des intérêts généraux de l’humanité. Il n’y aurait rien de surprenant à ce que cette partie du monde jouât un rôle important dans la politique de l’avenir. J’ai le sentiment que nous assistons aux petits commencements d’une évolution remarquable, qui amènera tôt ou tard de grands changements dans les relations des hommes entre eux. Aussi les observateurs sagaces en suivront-ils, dès aujourd’hui, les phases avec sollicitude.

L’œuvre du roi des Belges n’a pas échappé à la loi commune ; elle a eu ses détracteurs, comme on pouvait s’y attendre. Que lui a-t-on reproché ? Les critiques qu’on lui a adressées peuvent être ramenées à deux principales : on a prétendu que le fondateur de l’État du Congo se faisait de grandes illusions, soit quant au pays, à peine entrevu, sur lequel il aspirait à régner, soit quant à ses moyens d’action ; puis on s’est plaint qu’il entourât ses opérations d’un mystère impénétrable.

Sur le premier point, Léopold II me paraît avoir, dès à présent, fourni la preuve qu’il ne se trompait pas. Ne voit-on pas sa création, fidèle à sa devise, « travail et progrès », se développer rapidement ? Je n’en puis faire ici, pour le démontrer, un tableau détaillé, mais la multiplicité croissante des services de navigation entre l’Europe et le Congo n’en est-elle pas, à elle seule, un témoignage sans réplique ? Si l’on tient compte des préventions et des obstacles contre lesquels il a fallu lutter, de l’immensité de la tâche entreprise et de la faiblesse relative des ressources disponibles, si l’on considère aussi que la fondation de l’État du Congo n’était pas secondée, comme celle d’une colonie, par l’appui d’une métropole[57], on est bien forcé de rendre hommage à la perspicacité, aux talents et à la persévérance de celui qui n’a pas craint d’en assumer la responsabilité. C’est pourquoi des voix discordantes ne s’élèvent plus guère, parmi les juges compétents et impartiaux.

Quant à l’obscurité dont on a enveloppé intentionnellement les premiers travaux qui avaient le Congo pour objectif, elle est indéniable ; mais n’était-elle pas commandée, jusqu’à un certain point, par les circonstances ? Sans doute, dans un siècle de publicité à outrance, comme le nôtre, ceux qui ne satisfaisaient pas la curiosité publique s’exposaient à devenir suspects ; mais, d’autre part, ils se soustrayaient de la sorte à des polémiques stériles, qui leur auraient créé des embarras et auraient entravé leur travail utile. Ils ont laissé dire, car ils en avaient le droit, et ne s’en sont pas, en définitive, trouvés plus mal.

L’État indépendant du Congo occupe le centre d’un vaste quadrilatère, dont la France, le Portugal, l’Allemagne et l’Angleterre gardent ou protègent les abords, et il est certain de trouver en eux de bons voisins, animés des mêmes intentions civilisatrices que lui. Toutes ces puissances, d’ailleurs, ont fait publiquement, à Berlin, des vœux pour sa prospérité. Les indigènes, de leur côté, semblent accepter docilement le joug léger de leur nouveau maître. De quel côté pourrait venir un orage dans cette sereine atmosphère ? Aucun, fort heureusement, ne s’annonce à l’horizon. On peut donc, sans se montrer trop optimiste, espérer que rien ne fera mentir dans ce pays l’emblème de prospérité, — l’étoile brillante sur un ciel sans nuages, — qui décore son drapeau.

  1. Séance du 23 février 1885.
  2. Numéro du 6 septembre 1885.
  3. Bulletin officiel de l’État indépendant du Congo, t. I, p. 22.
  4. Stanley, Cinq années au Congo, p. 15 et 17.
  5. L’Association internationale africaine et le Comité d’études, par un de leurs coopérateurs, p. 19 et 27.
  6. Stanley, Cinq années au Congo, p. 26.
  7. Protocoles de la conférence de Berlin, séance du 23 février 1885.
  8. Contrats avec Lutèté, chef de N’Gambi, du 20 octobre 1882, et avec Jonzo, chef de Selo, du 29 octobre 1882. (Reproduits dans Le Zaïre et les Contrats de l’Association internationale, par Magalhaes, p. 24, et dans Le Portugal et la France au Congo, par un ancien diplomate, page 31).
  9. L’Association internationale africaine et le Comité d’études, par un de leurs coopérateurs, p. 27.
  10. Magalhaes, p. 20.
  11. Stanley, p. 28.
  12. Le droit des gens dans l’Afrique équatoriale, par Deloume, p. 58.
  13. Rapport (no 393) du sénateur Morgan, au nom du Comité des affaires étrangères, 26 mars 1884.
  14. Stanley, p. 623.
  15. Magalhaes, p. 18 et 26.
  16. Stanley, p. 625, et Magalhaes, p. 28.
  17. Mouvement géographique du 21 septembre 1884.
  18. Magalhaes, p. 32.
  19. Stanley, p. 470.
  20. Stanley, p. 12.
  21. Déclaration échangée avec les États-Unis, le 22 avril 1884.
  22. Déclaration échangée avec la Grande-Bretagne, le 16 décembre 1884.
  23. Convention avec l’Espagne, du 7 janvier 1885.
  24. La question du Congo, par Du Fief, p. 32.
  25. Article 6.
  26. Lettre de Stanley au colonel Strauch, du 8 juillet 1879. (Voir Stanley, p. 603.)
  27. Stanley, p. 624.
  28. Stanley, p. 341.
  29. Faure : la Conférence africaine de Berlin, p. 5, et Stanley, p. 472 et 628.
  30. Ces chiffres ont été fournis par l’Institut géographique de Gotha. Un tracé un peu différent a été adopté en 1887, d’un commun accord entre la France et l’État du Congo.
  31. Avec la France le 5 février 1885, et avec le Portugal le 14 du même mois.
  32. Stanley, p. 579 et Revue de droit international, 1886, p. 145.
  33. Séance du 18 décembre 1884.
  34. Bulletin officiel, t. II, p. 81.
  35. Voy. p. ex. la Convention avec la Grande-Bretagne, du 16 décembre 1884.
  36. M. Bara. — Séance de la Chambre des Représentants du 28 avril 1885.
  37. Chambre des Représentants, séance du 28 avril 1885.
  38. Stanley, p. 12, et Missionary Herald 1879, p. 8 et 28.
  39. Lettre au sénateur Morgan. (Voy. Stanley, p. 595).
  40. Deloume, p. 62 et suiv.
  41. Les armoiries de l’État portent, en effet :

    D’azur à la fasce ondée d’argent, accompagnée en chef, à dextre, d’une étoile à cinq rais d’or ; en cœur, un écu de sable au lion d’or, armé et lampassé de gueules, qui est de Belgique ; en cœur, un écu burelé d’or et de sable de dix pièces, au crancelin de sinople posé en bande, qui est de Saxe.

    L’écu, sommé de la couronne royale d’or, est supporté de deux lions au naturel.

    Devise : « Travail et progrès. »

    Le tout placé sur un manteau de pourpre doublé d’hermine, surmonté de la couronne royale.

    (Voy. Bulletin officiel, t. I, p. 153.)

  42. Droit international codifié, § 37.
  43. Bluntschli, § 18.
  44. Art. 37. « Les puissances qui n’auront pas signé le présent Acte général pourront adhérer à ses dispositions par un acte séparé. L’adhésion de chaque puissance sera notifiée… etc. »
  45. Rapport de M. Nothomb à la Chambre des Représentants. Séance du 20 mars 1885.
  46. L’Acte général de la Conférence de Berlin, par Jooris, p. 70.
  47. Séance du 26 février 1885.
  48. La Conférence africaine de Berlin et l’Association internationale du Congo, par Banning, p. 23.
  49. Le Portugal et la France au Congo, par un ancien diplomate, p. 50.
  50. Ce sont, dans l’ordre chronologique, les États ci-après :
    Grande-Bretagne. Roumanie. Orange.
    Pays-Bas. Espagne. Uruguay.
    Allemagne. Mexique. Perse.
    France. Turquie. Equateur.
    Italie. Brésil. Hawaï.
    Suisse. République Argentine. Honduras.
    Suède. Grèce. Nicaragua.
    Danemark. Saint-Domingue. Colombie.
    Russie. Haïti. Chine.
    Portugal. Vénézuéla. Japon.
    Autriche. Guatemala. Libéria.
    États-Unis. Paraguay.
    Pape. Costa-Rica.
  51. Mouvement géographique du 12 décembre 1885.
  52. Ce sont, sauf erreur :

    La Serbie et le Monténégro, en Europe.

    Le Transvaal, en Afrique.

    Le Chili, la Bolivie et le Pérou, en Amérique.

  53. Séance du Sénat belge, du 30 avril 1886.
  54. Qu’il me soit permis de rappeler que c’était pour assurer le règne – gravement compromis — de la paix au Congo, que, dans un mémoire intitulé : « La question du Congo devant l’Institut de droit international », je recommandais, en 1883, la conclusion d’un traité, analogue, en beaucoup de points, à celui qui fut signé à Berlin le 25 février 1886.
  55. Bulletin officiel, t. I p. 22.
  56. Séance du 10 mars 1885.
  57. Mes appréciations sur les critiques de l’œuvre du Congo, par Wissmann, p. 5.