La flamme qui vacille/Texte entier

  Table des Matières  
Éditions Édouard Garand (p. Couverture-tdm).
DrummondvilleJUILLET 1930Montréal
La Flamme qui Vacille
Roman canadien inédit
PAR
JEAN NEL
Illustrations d’Albert Fournier
Publié par
« LE ROMAN CANADIEN »
Éditions Édouard Garand
1423, 1425, 1427, rue Ste-Élisabeth
Montréal
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
À la même librairie
L’Empoisonneur, roman
25  c
Le Crime d’un Père, roman
25  c
Tous droits de publication, de traduction, reproduction,
adaptation au théâtre et au cinéma réservés par
Edouard Garand

1930

Copyright by Édouard Garand, 1930.

De cet ouvrage il a été tiré 12 exemplaires sur papier spécial ; chacun
de ces exemplaires est numéroté en rouge à la presse.



PREMIÈRE PARTIE

I

L’ATTAQUE DU 22e


Le bombardement dure depuis des heures, enragé, infernal. En première ligne, les hommes sont terrés dans une sécurité relative ; les obus, pour la plupart venant de batteries alliées, vont éclater au loin.

On sait ce que ça veut dire : c’est la préparation d’une offensive. La veille, des avions de reconnaissance ont circulé très bas, insensibles aux projectiles, mais en repérant soigneusement l’origine.

Dès minuit, les canons ont commencé leur concert, martelant les lignes ennemies, là où se sont révélées les mitrailleuses, là où des batteries de campagne ont été démasquées.

On se demande comment les nôtres peuvent envoyer tant d’obus sans craindre d’en manquer. On se demande aussi, et cela réconforte un peu, s’il peut rester des êtres vivants dans les tranchées ennemies.

Tous les ordres ont été minutieusement donnés à l’avance, mais on ignore l’heure de l’attaque. Elle est mentionnée comme l’heure N. à partir de laquelle chacun sait ce qu’il devra tenter, mais l’heure N est connue d’un seul cerveau, le chef suprême. À son signal, les fusées s’élèveront et l’attaque se déclenchera, chacun exécutant les instructions qu’il a reçues.

Pour la Nième Compagnie, la mission est simple et terrible : s’emparer d’un nid de mitrailleuses, en tuer les occupants et tourner les machines contre l’ennemi.

S’emparer d’un nid de mitrailleuses, ce n’est pas se battre, c’est marcher sous la pluie des balles. Les hommes tombent, par rangées, fauchés comme des blés ; ceux qui sont encore debout après la rafale, reprennent leur marche en avant.

Seconde rafale. Seconde hécatombe. Les rangs, plus clairsemés, avancent encore. De nouveau, ils sont décimés, mais d’autres suivent.

Si tous succombent, l’objectif est manqué. Si quelques-uns, par miracle, arrivent à contourner les infernales semeuses de mort, ils tombent sur les mitrailleurs qui, en se défendant, négligent les nouveaux rangs et sont bientôt submergés.

Les règles du jeu ne sont pas très compliquées : pour le mitrailleur, ne pas « en » laisser passer ; pour les assaillants, mourir ou marcher jusqu’à ce que l’un d’eux arrive vivant. Naturellement, chacun souhaite d’être celui-là : il sera héros au lieu d’être cadavre.

En attendant l’heure N, voilà un beau sujet de méditation pour les braves poilus de la Nème compagnie du 22e.

 

Le capitaine Julien Merville, commandant la compagnie, a vingt-cinq ans. Grand, mince et musclé, il a de la race ; son profil, énergique et distingué, est accentué par une fine moustache brune. On reconnaît en lui le descendant des gentilshommes pionniers, que le goût de l’aventure a conduits parmi les premiers en Nouvelle-France. Il a l’étoffe d’un guerrier et s’est, d’emblée, assimilé à la vie de combats. Il jouit d’une instruction assez solide, plus commerciale que classique, que ses parents, petits marchants peu fortunés, lui ont fait donner dans l’espoir que, mieux équipé qu’ils ne l’avaient été eux-mêmes, il réussirait mieux dans la lutte pour la vie.

À vingt-quatre ans, alors qu’il commençait à faire ses preuves dans le chemin des affaires, la guerre l’a soudainement jeté dans celui des armes. Il s’y est également vite distingué et, ses exploits mettant en relief ses réelles qualités de commandement, il a conquis, malgré sa jeunesse, le beau grade de capitaine.

Il songe à son vieux papa qui, ne pressentant pas tous les dangers de cette guerre, l’a vu partir avec une fierté presque joyeuse. Il songe à sa bonne maman qui, moins optimiste, verse bien des larmes, égrène des chapelets et fait brûler des cierges, pour son petit. Il voudrait relire ses lettres qu’il porte sur son cœur avec la médaille de la Vierge qu’elle a fait bénir pour lui, mais la crainte de paraître s’attendrir devant ses hommes l’en fait s’abstenir.

Ses yeux tombent sur le caporal Sarment, homme robuste et lourd, engagé volontaire à 45 ans. Celui-là du moins n’était pas obligé de venir se faire tuer ; bon compagnon de maçonnerie, il gagnait bien sa vie, celle de sa jeune femme et de sa petite Simone, qui, bien qu’elle n’ait que quatre ans, ne rit plus depuis qu’il est parti. Pourtant, quand il a su que la France était en danger, il a dit simplement : « J’y vais ! » On l’a plaisanté, on l’a blâmé, sa femme a pleuré et Simone l’a regardé de ses grands yeux tristes, pleins d’un tendre reproche. Il a laissé faire, il a répété : « J’y vais ! » et il y est allé.

En ce moment, il regarde une photographie. Comme sa femme est belle encore, malgré sa pâleur et les stigmates de la consomption. Si elle allait succomber tandis qu’il est au loin ! Et si lui-même… tout à l’heure… qu’adviendrait-il de l’enfant ?

Ses yeux se mouillent. Il caresse, de sa grosse main qui tremble un peu, l’image de ces deux êtres, qui sont toute sa vie et qu’il a sacrifiés cependant pour venir tuer des « boches. »

Son front se durcit. Peu logique, mais obstiné, c’est aux Allemands qu’il en veut. Le voilà paré pour l’attaque.

Il range sa photographie et serre sa sacoche de grenades en marmonnant :

— Ben ! on va en tuer, bout de tornon !

Et, impatient maintenant, il attend l’heure N.

 

Et l’heure N arriva.

— En avant, mes braves ! dit le capitaine sur un ton calme. Il sort de la tranchée et se met en marche, sans même se retourner. Il sait que les autres suivent.

Peu à peu, on se lâche les coudes, on s’éparpille. Le tir des alliés s’allonge, mais celui de l’ennemi se déchaîne, essayant d’enrayer l’attaque.

C’est le temps de « la fuite en avant. » On ne peut pas courir, le terrain est trop défoncé, les réseaux de fil de fer pas assez parfaitement coupés. On marche, l’oreille aux aguets. Quand le vrombissement d’un obus semble indiquer que « c’est pour nous, » on se jette à plat ventre dans un trou. Il est vrai que l’obus peut tomber sur vous et vous pulvériser, il peut aussi tomber proche et vous enterrer ou vous déchiqueter, il peut encore tomber très loin et vous envoyer un petit éclat à travers le crâne. Et puis, il y a ces satanés 87 autrichiens qui ne « miaulent » qu’en frappant.

N’importe ! Dans le trou, on se sent un peu à l’abri et on peut reprendre haleine. C’est un répit.

On repart et, de trou en trou, d’aplatissement en rebondissement, il y en a qui sortent de la zone bombardée.

Rosaire Sarment tombe soudain sur le capitaine qui, à semi-enseveli, lutte contre l’étouffement. Il l’aide à se dégager. On souffle un peu. Autour d’eux, dans d’autres trous, résonne le bruit mat de corps qui tombent ou qui se jettent, morts ou vivants, blessés ou indemnes, geignant ou sacrant.

Merville et Sarment se remettent en marche. Malgré la brume et la fumée, il vient, à droite et à gauche, des ombres qui avancent aussi.

Avec un serrement de cœur paternel, le capitaine se demande combien il en reste.

Tac-a-tac-a-tac-a-tac !

Les mitrailleuses s’éveillent. Les ombres se font plus rares. Les deux hommes avancent.

Tac-a-tac-a-tac-a-tac !

Le capitaine est seul maintenant ; Rosaire, blessé, a ralenti. Mais d’autres ombres surgissent de la brume. On arrivera peut-être au but. Pas tous, évidemment !

Tac-a-tac-a-tac-a-tac !

Les balles sifflent à ses oreilles. Il est encore debout et l’objectif est proche.

Tac-a-tac-a-tac-a-tac !

Il éprouve une sensation de brûlure à la tête. Un liquide chaud suinte dans son casque.

Une ombre passe près de lui, courant et sacrant. On dirait Rosaire. Il s’élance sur ses pas. Tous deux contournent les mitrailleuses, l’un suivant l’autre.

Sarment ouvre la porte de l’abri et lance sa grenade. Les boches tombent pêle-mêle, déchiquetés. L’un d’eux trouve la force d’user de son revolver contre Sarment qu’il blesse.

Le capitaine surgit et le venge.

L’objectif est atteint.


II

BULLY-GRENEY


— En plein dedans, mon adjudant ! clame un petit cuistot, sale et dépenaillé, mais gras et rubicond, sur le ton désinvolte d’un « titi » qui vit, dans une guinguette des environs de Paris, le palet de métal s’engouffrer dans la gueule distendue de la grenouille.

Ici, la grenouille, c’est la fosse des mines ; le palet, un des « 420 » que crache l’énorme Bertha.

Une foule, curieuse et disparate, massée sur la place de Bully-Greney, assiste au marmitage, avec une insouciance du danger qui tient beaucoup plus de l’ignorance que de la bravoure.

Il y a là des civils, mineurs qu’on a jugés plus utiles à leur mine qu’aux tranchées, aussi les femmes et leurs petits, enfin, les embusqués du front, scribes, cuistots, infirmiers, chevaliers de la plume, de la cuiller à pot, ou du clysopompe.

Ni héros, ni lâches, ils assistent de tout près au terrible jeu, sans songer à leurs propres risques, ainsi que des badauds regardent une bataille de rue sans penser aux coups qui s’égarent !

Ce n’est pas eux que les boches visent — avec une précision mathématique, d’ailleurs — c’est la Fosse ! Alors, pourquoi éclats ou débris viendraient-ils les atteindre ?

Cependant, premier avertissement, sommation narquoise et menaçante, un morceau d’acier tourbillonne avec un ronflement de toupie, frappe un mur avec un claquement de fouet, et coupe, entre les deux mains, le manche à balai d’une petite vieille qui, indifférente, l’esprit ailleurs — près de son fils peut-être — nettoyait son perron. Elle regarde avec humeur l’objet mutilé, désormais inutile, puis, réalisant soudain que le danger vient de la frôler, elle brandit les deux tronçons, dans un geste de malédiction et, prise de panique, elle entre se barricader dans sa maison.

Un mouvement se dessine parmi les spectateurs, de ces mouvements de recul, hésitants au début pour bientôt devenir frénétiques. Mais une clameur s’élève et l’on oublie de fuir :

— Le feu !

Une gerbe de flammes s’élève de la Fosse.

La Fosse ! Pour les hommes présents, pour les civils du moins, c’est le prétexte de rester au foyer, c’est le gagne-pain, la mère nourricière, qui recèle à cette heure, dans les profondeurs de ses flancs, l’équipe de jour. On songe à ces malheureux qui, en ce moment, fuient, dans une galopade effrénée, l’incendie souterrain. À quelques kilomètres, à la Fosse No 2, ils trouveront une issue… peut-être. Peut-être aussi le tir de l’ennemi les y aura précédé et ils devront reprendre leur fuite éperdue, vers Calonne ou les Brebis, poursuivis par les flammes, l’éboulement et l’asphyxie.

Ceux qui sont à la surface n’ont pas hésité ; sans se soucier que d’autres obus peuvent venir, ils se précipitent à la défense de la Fosse en flammes.

Les curieux s’écartent. C’est la 2ème compagnie du 22ième Canadien qui rentre à son cantonnement de repos, après avoir été décimée dans l’attaque de la ville.

En tête, le capitaine Marville, se redresse un peu, malgré l’épuisement et la blessure de son front bandé. Les hommes suivent, mornes et bas, le regard encore embué par la vision du cauchemar, le corps courbaturé sous la couche de boue séchée.

Plusieurs portent des pansements : les malchanceux, dont la blessure n’est pas assez grave pour motiver l’évacuation. On devine les nombreux vides. Sous les regards de sympathique pitié, les débris de la compagnie défilent, indifférents et résignés, silencieux et atones, si absents, si lointains, qu’on dirait des fantômes.

Ils marchent, comme des automates, guidés par la voix d’une vieille folle qui, dans sa cuisine à l’âtre éteint, répète avec angoisse la seule phrase qu’on lui connaisse :

— J’ai faim !

Lorsqu’ils sont venus pour la première fois, la petite vieille était là, recroquevillée sur une chaise, avec son regard lointain et son teint rose. Ils l’ont saluée cordialement, avec cette joie enfantine, qu’ils éprouvaient toujours, à montrer que, sous l’uniforme khaki, ils parlaient la bonne langue française.

La petite vieille a jeté, en réponse, sa plaintive mélopée :

— J’ai faim ! J’ai faim !

L’un d’eux a répondu gaiement, mélangeant l’argot de tranchée à la rude langue du pays natal :

— Ben, si t’as faim, la petite mère, ça s’adonne que tu vas becqueter à ton goût !

Ils ont sorti leurs biscuits et leurs conserves, puis lui ont présenté de pleines gamelles de riz, qu’elle a dévorées, insatiable, sans mâcher, ne s’interrompant que pour lancer son cri de misère :

— J’ai faim !

Ils ont compris qu’elle était folle. Bons garçons, ils l’ont nourrie, sans se soucier qu’à jeun ou gavée, elle chantait toujours la même chanson :

— J’ai faim !

À chaque relève, ils la retrouvent au cantonnement ; ils sont habitués à l’entendre se lamenter et ne s’en inquiètent plus, sachant bien qu’en leur absence, d’autres l’ont nourrie.

Aujourd’hui, personne ne prend garde à elle. Tous sont trop las. Ils marchent, du même pas mécanique jusqu’à la grange et, au commandement de « Dismiss » ils tombent sur la paille et s’endorment.

Demain, on se décrottera, on songera à manger et à faire manger la vieille, qui, sans s’émouvoir, va se coucher en criant :

Ni plus haut, ni plus faiblement que les autres soirs.


III

LA PRISE D’ARMES


La Nième compagnie est alignée, astiquée, fourbie, martiale et brillante, sous un riant soleil. Plusieurs blessés, ceux qui n’ont pas été plus loin que l’ambulance, sont là, plusieurs avec un pansement apparent, mais reposés et fiers.

Tout le monde est dispos et fort ; les barbes fraîchement rasées, la tenue No 1 impeccable, les armes luisantes. On ne pourrait croire que ce sont les mêmes hommes qu’on a vu revenir, lamentables et épuisés, loques sans âme, au sortir de la fournaise.

Bien que les vides ne soient pas comblés et que quelques bras en écharpe évoquent le souvenir de la récente bataille, on dirait une compagnie toute neuve.

D’autres compagnies sont là, moins éprouvées, mais pas plus brillantes. L’histoire de la Nième compagnie, dont le dévouement a fait de l’attaque un succès, est connue et cela donne à chacun de ses survivants un vernis de gloire.

Il y a là des officiers supérieurs des armées canadienne, anglaise et française. Au nom de la France, le général Dupont est venu épingler lui-même quelques croix de la Légion d’Honneur sur les poitrines de vaillants officiers.

C’est au tour de ceux-ci de remettre à leurs hommes les diverses récompenses qu’ils ont si bien gagnées.

Le capitaine Merville s’arrête devant le caporal Sarment, qui, bien qu’assez grièvement blessé, a refusé de se laisser évacuer, tenant à être présent à la « distribution des prix », car si le bonhomme est brave et désintéressé, il n’en est pas moins sensible à la gloire.

On lit la citation :

— A réussi le premier à atteindre un nid de mitrailleuses et l’a réduit au silence, malgré deux blessures.

Le capitaine épingle la décoration ; les deux hommes se saluent et échangent une poignée de main. Mais avant de passer le capitaine se tourne vers le groupe des officiers supérieurs, salue et précise :

— Le caporal Sarment a 45 ans. C’est un volontaire de la première heure. Il a laissé au Canada une femme malade et une petite fille. Il a été le héros de la journée et l’instrument du succès.

Les officiers supérieurs s’approchent et serrent la main de Rosaire dont les yeux sont pleins de larmes. Le général Dupont ajoute :

— La France vous remercie.

Alors, sans se soucier de la présence des officiers britanniques, le canadien se déboutonne :

— Mon général, c’est pour la France que je suis t’icit, parce que je l’aime comme si c’était ma mère.

Le général Dupont regarde l’homme avec une expression de surprise reconnaissante ; son regard erre sur les visages de ses compagnons où il lit l’approbation.

Avec un pincement de regret, il songe à l’erreur terrible et irréparable des « quelques arpents de neige » jadis abandonnés avec leurs vaillants colons. Alors, détachant de sa poitrine, une barrette portant deux croix de bronze, il en décore le caporal Rosaire Sarment, et suivant la coutume française, lui donne l’accolade.

 

Les hommes sont de retour au cantonnement, fatigués d’avoir été longtemps au « garde à vous », mais heureux et fiers des honneurs prodigués.

Le vaguemestre. Distribution des lettres. Mouvements divers. Un petit poilu est au premier rang, calme et confiant, réjoui d’avance, dans la certitude qu’il y a quelque chose pour lui. Un autre a moins de hâte, sachant qu’on va lui parler des misères du foyer. Celui-ci, qui a su que sa femme est infidèle et qui ne reçoit rien depuis longtemps, n’ose approcher, mais tend l’oreille dans l’espoir, souvent déçu, mais tenace, qu’elle aura « changé ». Cet autre est indifférent, n’ayant personne dans le monde qui aurait l’idée de lui écrire.

— Rosaire Sarment.

Le caporal prend sa lettre avec une émotion dont il ne peut disséquer l’origine, car elle tient de sentiments divers : joie, crainte.

Tout de suite, en jetant les yeux sur l’enveloppe, en n’y reconnaissant pas l’écriture hésitante et tremblée de sa femme, il est fixé.

Le malheur est arrivé.

Il regarde autour de lui, comme pour chercher un point d’appui, mais chacun est occupé, absorbé dans ses propres joies ou douleurs. Instinctivement, il va au capitaine, salue et tend sa missive et comme le capitaine la retourne entre ses mains, sans comprendre, il explique d’un geste qui veut bien dire :

— J’ai peur, lisez pour moi.

Le capitaine parcourt la lettre d’une voisine apprenant la fatale nouvelle. Il hésite un moment puis, prenant la main de Rosaire, lui dit avec une affection paternelle :

— Courage, mon brave. Ta petite fille t’embrasse bien.

Alors, le vieux héros, se résignant à comprendre ce qu’il redoutait d’apprendre, chancelle et tombe ; sous le coup de l’émotion, ses blessures se sont rouvertes.

On le secourt, on le place sur un brancard et, tandis qu’on le transporte à l’ambulance, la petite vieille du cantonnement, lance, comme un adieu, sa monotone lamentation :

— J’ai faim ! J’ai faim !


IV

L’HÔPITAL DE LA MADELEINE


De longs mois se sont écoulés, longs mois de souffrance, morale surtout, car, malgré la gravité d’une de ses blessures, affectant un rein, malgré les opérations douloureuses qu’il a dû subir, le caporal Sarment s’est vu entouré de soins si dévoués, qu’après l’horreur et la misère des tranchées, la vie d’hôpital semble douce, confortable et reposante.

Mais son chagrin et son angoisse sont loin d’être calmés. Quand il a repris ses sens, à l’ambulance, de braves brancardiers ont essayé de le réconforter de leur mieux. Par l’aumônier à qui il montra sa lettre, on sut sa triste histoire. Alors, on le plaignit en silence, ne sachant trop que dire à ce malheureux qui était là, gravement blessé, tandis que, de l’autre côté de l’Océan, on avait mis en terre, avant qu’il le sût, sa compagne bien-aimée.

À Montréal, que va devenir sa petite Simone ? Sans doute, les voisins qui l’ont recueillie la soigneront comme leur propre enfant, mais sauront-ils être assez tendres pour atténuer son deuil, pour lui rendre moins pénible l’absence d’une maman.

De l’ambulance à l’hôpital de concentration, la douleur physique l’a emporté sur la souffrance morale ; les cahots de la voiture, dont les roues s’embourbaient dans les ornières d’une route boueuse et défoncée, lui causaient des élancements si cruels que les déchirements de sa chair estompaient ceux de son âme en détresse.

Il lui fallut souffrir encore à l’hôpital, où l’on fut obligé de lui infliger de véritables tortures pour extraire la balle, nettoyer la plaie, la drainer, arracher les mèches, qu’un mélange de pus et de sang coagulé, faisait adhérer aux contours des chairs béantes.

Enfin, au bout de quelques jours, on retira le tube par lequel s’écoulaient les humeurs et la plaie put guérir lentement, bien lentement. Comme elle semblait presque close on la sonda, ce qui permit de constater qu’elle s’était refermée plus rapidement à l’extérieur qu’à l’intérieur. Il fallut la rouvrir.

Un beau jour, elle fut vraiment cicatrisée et l’on permit à Rosaire de se lever, c’est-à-dire de quitter son lit pour s’asseoir dans un fauteuil. Mais le moindre mouvement lui infligeait de telles douleurs qu’on décida de l’examiner aux rayons X. Le résultat de cet examen fut qu’il devait subir l’ablation d’un rein.

En conséquence, on l’installa dans un train médical pour être transporté à l’hôpital de chirurgie. Là, on le mit quelque temps en observation, puis on décida qu’effectivement, l’opération était nécessaire.

Nouvelles souffrances et longues semaines d’immobilité. Puis, le temps de la convalescence arrivé, il fut transféré à l’hôpital de la Madeleine, couvent des Sœurs de la Miséricorde, situé en plein cœur de Paris et que la guerre avait converti en hôpital. Il y avait là, pour achever les guérisons, d’excellents docteurs, civils et militaires, des religieuses patientes et dévouées, des novices douces et humbles et des dames et jeunes filles de la haute société, qui ne craignaient pas de s’instituer les servantes bénévoles de ceux qui leur avaient fait un rempart de leur corps, contre le flot envahisseur des barbares.

Quand Rosaire Sarment avait dû quitter l’hôpital de chirurgie, son infirmier, petit « parigot », incroyant, mais jovial et bon enfant, lui avait demandé :

— Où veux-tu que je t’envoie pour ta convalescence ? Veux-tu essayer l’« hosto » de la Madeleine. Tu seras obligé de réciter ta prière tous les soirs, mais tu seras tout ce qu’il y a de pépère !

Et comme le Canadien, étonné de voir ce brave garçon parler avec une telle désinvolture des choses religieuses, le regardait sans répondre, le parigot se méprit sur son hésitation et conclut :

— Bah ! qu’est-ce ça fait ? Si ça fait pas de bien, ça peut pas faire de mal. Moi, ils me l’ont bien fait dire et j’en suis pas mort !

Ne se sentant pas la force d’entreprendre une conversation, Rosaire s’était contenté de répondre :

Envoie-moi là. Je crois que j’y serai très bien !

Et il y avait été très bien en effet. Loin de lui déplaire, l’atmosphère de religion qui régnait dans le pieux établissement, le rapprochait de son cher Canada et mettait un baume sur sa douleur.


V

AGRÉABLE RENCONTRE


Le séjour de Rosaire Sarment à l’Hôpital de la Madeleine touchait à sa fin. Sans être guéri complètement — il ne devait jamais l’être — il ne requérait plus de traitement.

En attendant le conseil de réforme, il menait la vie calme et oisive qui convient aux convalescents. On avait beaucoup de liberté à cet hôpital de repos, puisqu’on avait le droit, après le café au lait du matin, de sortir jusqu’à l’heure du coucher. Naturellement, ceux que la chance favorisait et dont les parents — ou la marraine de guerre — habitaient Paris, usaient largement de la permission ; mais Sarment qui n’aurait su où aller dans la grande ville, qui lui faisait un peu peur, préférait rester avec les moins fortunés de ses compagnons, à jouer aux dames ou aux dominos, à lire, à écrire au pays ou à fumer en rêvassant. Ses rêveries ne pouvaient qu’être bien moroses, mais les saintes femmes tâchaient de leur mieux de distraire les pauvres gens laissés à leurs soins : de petites gâteries, fruits ou tasses de chocolat accompagnées d’un biscuit, venaient rompre la monotonie des longues heures de loisir.

Après le souper, l’aumônier emmenait les malades dans une maison voisine où des jeux de boules, de billard, avaient été installés et, sachant être pour eux un camarade enjoué et cependant respecté, il s’efforçait de leur donner l’illusion de la liberté.

À neuf heures, tout le monde était au lit ; une religieuse venait au centre du dortoir et récitait les prières, coupant les phrases pour permettre aux hommes de répéter après elle, et les plus incroyants répétaient bien gentiment pour « faire plaisir à la sœur qui était si bonne. » Saintes Femmes ! Nombreux sont ceux qui, depuis longtemps, avaient oublié les prières de l’enfance et que votre douceur et votre dévouement ont ramenés à Dieu, bien mieux que ne l’aurait fait le plus brillant des sermons. C’est que les sermons parlent à l’intelligence, tandis que vos vertus parlent au cœur et le cœur du peuple est plus pur et plus docile que sa pensée.

Pour le canadien, qui avait toujours gardé en lui la Foi des ancêtres, la prière était un des meilleurs moments de la journée. C’est là qu’il sentait que tout n’était pas désespéré puisque Dieu veille sur ses créatures.

— Caporal Rosaire Sarment.

Une novice est sur le seuil de la porte et déchiffre une carte, hésitante et rougissante.

— Présent !

Bien intrigué, Rosaire s’avance et prend la carte qu’on lui tend. Il voit son nom, écrit au crayon. Il retourne la carte et lit imprimé :

— Julien Merville.

— Mon capitaine ! Où est-il ?

— Venez ! répond la novice sans lever les yeux.

Il suit la jeune fille, à travers une enfilade de corridors, dans une partie de l’établissement qu’il ne connaissait pas encore. C’est l’annexe, maison voisine, prêtée par son riche propriétaire. Là, on se croirait dans un palais ; bien qu’on ait enlevé les tentures et les œuvres d’art, les murs gardent leurs riches moulures et lambrissures dorées.

La petite novice, presque une enfant encore — elle semble avoir seize ans — frappe.

— Entrez !

Rosaire Sarment tressaille. Comme un bon toutou reconnaîtrait la voix de son maître, il retrouve l’organe net et bien timbré de son capitaine. Il voudrait s’élancer, mais la petite novice, sans même voir son impatience, dit :

— Attendez là ! et disparaît, lui fermant la porte au nez.

Déjà, la voici de retour :

— Entrez !

Rosaire entre avec l’élan d’un aîné retrouvant son jeune frère. Mais, sur le seuil, devant le visage amaigri, mais toujours martial de son chef, il fait le plus beau salut militaire, sans se soucier du petit élancement dans les reins, que lui cause la brusquerie du geste.

— Approche, mon vieux camarade, dit le capitaine. Tu ne t’attendais pas à me voir ici, hein ? C’est que lorsque j’ai appris que tu y étais en convalescence, j’ai demandé à y être moi-même envoyé. Et puis, comment te sens-tu ?

— Mais vous-même, capitaine ?

— Bah ! une petite blessure : le filon, comme disent les poilus français !

— Tout de même, vous êtes pâle et… votre bras ?

Son geste désigne le bras en écharpe, soutenu par une planchette.

— Mon bras ? Ah oui ! le coude fracassé par un éclat d’obus, à Courcelette. Mais dans un mois il n’y paraîtra plus et le moral est bon. Et toi ?

— Moi ?

Le capitaine regrette déjà sa question étourdiment lancée, en voyant le rude visage de son compagnon d’armes se rembrunir.

— C’est vrai, mon pauvre ami, tu as été aussi éprouvé moralement que physiquement. Et ta fillette ?

— Les Courville, qui l’ont recueillie, en attendant mon retour, m’écrivent de ne pas m’inquiéter, qu’ils en prennent bien soin. Mais paraît qu’elle jongle, elle est triste, trop tranquille pour son âge. Pauvre petite Simone, elle s’en va sur cinq ans ! J’ai hâte de la revoir tout de même !

— Et tes blessures ?

— Ils m’ont ôté un rognon, mais ça revient pas vite. Je pense que je vas en arracher pour mon ouvrage. Faudra que je change. Je suis fini pour la construction.

— Tu vas être libéré ?

— J’attends le conseil de réforme.

— Tu auras une pension.

— Je le sais bien, mais ça suffit pas, avec une enfant sur les bras. J’ai tellement peur qu’elle aie de la misère, ma petite… Mais je veux pas vous chagriner avec mes histoires : Et la compagnie ?

— Elle marche d’exploits en exploits. Mes braves compagnons ! J’ai bien hâte d’être guéri pour me retrouver avec eux.

— Beaucoup de morts, depuis que je suis parti ?

— Oui. Nous avons donné beaucoup ces temps-ci. Il fallait appuyer l’offensive de la Somme. Ça a bardé, comme disent les Français !

— Oui, ça chauffe pas mal pour les petits canayens. Une chance qu’ils aiment ça !

L’heure du souper les sépara. Ils convinrent de se revoir chaque jour, mais l’homme propose…

Le lendemain, Rosaire Sarment fut présenté au Conseil de Réforme ; huit jours après, réformé avec une petite pension, il était envoyé en Angleterre, pour attendre son rapatriement.

Par un matin froid d’octobre, il fut embarqué pour la périlleuse traversée. Tandis que le vapeur quittait Southampton, le vieux héros, assis sur un cordage roulé, songeait tristement à ce qui l’attendait : la torpille d’un sous-marin ou une vie de lutte et de privations pour élever son enfant à l’abri de la misère.


VI

CÉCILE DE KERLEGEN — DAME DE LA CROIX ROUGE


Quand la guerre éclata, Cécile avait dix-huit ans. Elle vivait avec son père, capitaine de vaisseau en retraite, dans le vieux et modeste manoir de Kerlegen, à un kilomètre de la petite ville bretonne de Landerneau. Bien que de vieille noblesse — les ancêtres avaient porté le titre de seigneurs de Kerlegen — la famille était financièrement déchue et depuis plusieurs générations, leurs propriétés ayant été hypothéquées, puis morcelées et vendues, les seigneurs de Kerlegen devaient chercher dans des emplois modestes, les subsides nécessaires à une existence austère, mais digne, ainsi qu’à l’entretien du vieux manoir, dont ils n’avaient jamais consenti à se défaire.

Cécile n’avait pas connu sa mère, morte en lui donnant le jour. Une fille du pays, Anne-Marie Lekerdec, l’avait nourrie et pour ainsi dire élevée, car son père revenait qu’à de rares intervalles, entre deux voyages, passer quelques jours au château.

Il arrivait toujours chargé de cadeaux pour son enfant. D’abord c’étaient des jouets bizarres et variés, provenant des quatre coins de la terre, puis des bibelots et des livres, beaucoup de livres, car il tenait à ce que la dernière descendante des Kerlegen fut une demoiselle distinguée, qu’un prince charmant ne manquerait pas plus tard de remarquer.

Romanesques, tous les marins le sont, aussi tous les bretons, qui croient encore un peu aux Korrigans et aux loups-garous.

Élevée par la bonne Anne-Marie, humble et rustique, mais croyante et superstitieuse à la fois, traitant sa petite maîtresse comme si elle eût été une reine, instruite par un vieux prêtre retraité, qui partageait ses loisirs entre l’éducation de sa jeune élève et des essais littéraires, abreuvée de romans de voyages et d’aventures par son père, le capitaine au long cours, Cécile de Kerlegen devint, à dix-huit ans, la plus romanesque petite personne qu’on pût rêver.

Forcément volontaire et capricieuse, puisque tout son entourage la traitait en enfant gâtée, ambitieuse et confiante en l’avenir, puisque dans les romans merveilleux, qui avaient été les compagnons de son âme, tout finissait dans la gloire et le bonheur, elle était très mal armée contre les embûches de la vie. Cependant, elle avait pour la protéger des mauvaises tentations, la croyance et le respect de Dieu, d’hérédité comme d’éducation ; elle avait aussi une saine horreur du mal, tant du fait de l’atavisme que par l’exemple journalier des braves gens qui l’entouraient.

Au physique, c’était un enchantement : profil délicat et vraiment aristocratique que réchauffait la flamme d’un regard franc et mobile, reflet d’un cœur noble et sensible.

Peu après la déclaration de la guerre, le capitaine de Kerlegen, retraité depuis plusieurs années, apprit, par une dépêche de son ami, Verderok, inspecteur maritime à Brest, que « La Vaillante », la frégate qu’il avait commandée pendant tant d’années, avait été coulée, sans avertissement par la torpille d’un sous-marin boche. Tout l’équipage avait péri.

Le capitaine de Kerlegen revit, en un instant, les visages rudes de ses compagnons ; il eut voulu pleurer, mais les larmes ne vinrent pas ; à leur place, ce fut la colère qui monta, rage impuissante.

Soudain se dressant, il montra le poing à l’ennemi imaginaire et cria, oubliant la présence de sa fille :

— Ah ! les cochons ! les cochons ! puis il tomba foudroyé par l’apoplexie.

Quelques jours après ce pénible événement, Madame Coubès, la tante et marraine de Cécile, vint chercher sa nièce. Anne-Marie versa des larmes abondantes en quittant sa petite maîtresse ; elle fut chargée de la garde du manoir. Et Cécile fut amenée à Paris, dans l’appartement modeste, mais propret de Madame Veuve Coubès. Elle y pleura beaucoup et s’y ennuya davantage, car la brave et bonne femme, qui avait épousé jadis un petit mercier de la rue des Martyrs, avait une âme simple et domptée, qui convenait fort peu aux goûts raffinés et romantiques de Mademoiselle de Kerlegen.

Madame Coubès, qui était foncièrement bonne, fit tout son possible pour distraire et consoler sa petite filleule. Croyant qu’elle ne pourrait jamais la comprendre, elle y renonça bientôt sans toutefois cesser de l’aimer, et ce fut un vrai soulagement pour elle lorsque Cécile exprima le désir de s’enrôler dans la Croix-Rouge. La brave dame y consentit sous la réserve, bien entendu, que, vu son jeune âge, elle ne quitterait pas son foyer.

Et c’est ainsi que nous trouvons Cécile de Kerlegen, infirmière bénévole à l’Hôpital de la Madeleine.

Et c’est ainsi que le capitaine Julien Merville l’y rencontra.


VII

L’AMOUR GUETTE


Dans sa jolie chambre, assis dans son lit, le capitaine Julien Merville, dégustait une cigarette, en se livrant à une rêverie morose.

Le brave Sarment, qu’il avait eu tant de joie à retrouver, était venu la veille lui faire ses adieux, et, maintenant, l’officier canadien se sentait bien seul, n’espérait aucune visite.

C’est à ce moment qu’elle apparut.

Good morning, sir !

En entrant, elle avait vu l’uniforme britannique accroché au porte-manteau, et elle était heureuse de montrer sa connaissance de l’anglais.

— Bonjour, mademoiselle ! répondit Julien Merville en souriant.

Était-ce un sourire de malice, à la pensée qu’il allait la surprendre par son français impeccable ?

N’était-ce pas plutôt l’expression spontanée de son émerveillement devant cette charmante apparition, que rendait plus enchanteresse encore l’uniforme blanc, austère et pourtant infiniment coquet.

Elle regarda un peu surprise le visage si français du malade, sa fine moustache de cadet de Gascogne et s’écria ingénument :

— Mais vous n’êtes pas anglais !

— Non, mademoiselle, Capitaine Merville, du 22ième Canadien.

— Vous êtes Canadien ? Et canadien-français. J’ai lu beaucoup d’ouvrages concernant votre cher pays, que nous aimons comme il paraît qu’il nous aime. Le Canada, c’est un peu comme une autre Alsace-Lorraine.

— Oh ! quelques arpents de neige !

— Vous semblez avoir un peu de rancune et beaucoup de malice ?

— Oh ! non… du regret seulement.

— Je vous comprends et je vous admire. Nous aussi, comment ne regretterions-nous pas qu’un roi insouciant et frivole ait jadis abandonné la Nouvelle-France et ses patriotes au joug anglais ?

— Je ne croyais pas que l’histoire du Canada fût si connue en France.

— J’avoue que, dans le peuple, on a des notions très rudimentaires sur votre beau pays ; cependant l’on nous enseigne l’histoire du Canada, même l’histoire moderne ; nous apprenons qu’il y a là des villes superbes, réunissant le « kolossal » des cités américaines à l’élégance de nos villes de France, et, bien que tous les objets-souvenirs qui viennent de chez vous portent une magnifique tête emplumée, nous n’ignorons pas que les Indiens — les Peaux-Rouges, comme nous les appelons ici — ne se trouvent qu’en petit nombre et parqués dans des réserves. Mais je vous demande pardon. Je m’aperçois que je suis un peu ridicule, en faisant ainsi étalage d’une érudition, d’ailleurs bien modeste ; de fait, je ne suis pas venue ici pour vous ennuyer.

— Oh ! mademoiselle, on ne m’ennuie jamais quand on me parle de ma chère patrie.

— Je vous remercie, capitaine, mais je dois vous poser quelques questions concernant votre blessure et les différents traitements que vous avez subis jusqu’à présent ?

Et, tandis qu’elle questionnait gentiment, qu’il répondait avec bonne grâce et qu’elle prenait des notes d’un geste jeune et décidé, il ne pouvait s’empêcher de détailler le fin visage aux traits si purs, qu’éclairaient — à son avis — les plus beaux yeux du monde.

Elle revint et, les questions de service terminées, elle s’attardait à le faire parler de ce pays lointain, des combats héroïques des ancêtres, de ses voyages. Sa petite âme ardente et romantique s’exaltait comme au récit de contes merveilleux et, plus d’une fois, des larmes perlèrent à ses beaux yeux qu’elles rendaient encore plus attrayants.

Il apprit qu’elle se nommait Mademoiselle de Kerlegen et en éprouva comme un regret. Il connaissait les préjugés de la vieille noblesse française et ce titre l’impressionnait, l’intimidait un peu ; il se sentait moins à l’aise devant cette jeune fille si distinguée, si aristocrate. Elle s’en aperçut et comme, malgré sa fierté, elle était très franche, elle lui fit, peu à peu, le récit de son enfance : la modeste aisance dans laquelle elle avait grandi, en compagnie d’une bonne fille de campagne, ce qui expliquait le léger accent qu’elle avait gardé, chantonnement impeccable qu’il ne trouvait pas dénué de charme ; elle lui confia son isolement actuel, auprès d’une brave femme de tante, dont les goûts et toutes les pensées étaient à l’opposé des siens.

Infailliblement, ces deux êtres d’élite, isolés tous deux, éprouvaient le besoin de rapprocher leur solitude et se sentaient attirés l’un vers l’autre.

Lorsqu’elle le quittait, appelée ailleurs par son service, Julien la cherchait près de lui, et c’est en lui qu’il la trouvait : les yeux clos, il revoyait la charmante image ; des échos de sa voix, harmonieuse et chaude, flottaient en lui, comme une mélodie inachevée.

Il comprit qu’il aimait et, comme il était foncièrement honnête, il écarta le rêve pour examiner de sang-froid la situation.

D’abord, son amour était-il partagé ? Sans doute, elle se montrait avec lui expansive et spontanée, mais n’était-ce pas parce qu’elle était mise en confiance par ses manières loyales et réservées ? N’était-ce pas aussi par simple compassion envers ce jeune homme si isolé, si esseulé, si loin des siens ?

Peut-être sa gentillesse envers lui était sa façon, à elle, de comprendre sa mission de guérisseuse de plaies physiques et morales ?

D’un autre côté, il était probable que Mademoiselle de Kerlegen, quoique sans fortune, rêvait un mariage plus brillant avec quelque gentilhomme de sa race ?

Et même en supposant qu’elle l’aimât et qu’elle fut disposée à devenir sa femme, avait-il le droit de déplanter cette délicate fleur bretonne pour l’exposer aux intempéries d’une vie hasardeuse dans un lointain pays ? Sans doute, Julien Merville avait confiance en l’avenir ; une fois libéré, il ne doutait pas, qu’aguerri par les combats actuels, il réussirait à vaincre dans la lutte pour la vie. Mais que seraient les premières années pour une jeune femme dont jusqu’à présent tous les caprices avaient été des ordres ?

Ne pouvant résoudre ces graves questions, il décida d’ouvrir son cœur à sa mère.


VIII

LETTRE DE JULIEN À SA MÈRE


« Ma chère maman,

« C’est à vous-même que j’adresse cette lettre, car je désire que vous la lisiez la première. Ne la montrez à mon père qu’après avoir bien compris tout ce qui se passe dans mon cœur.

« D’abord je dois vous rassurer au sujet de ma blessure, qui est en bonne voie de guérison. Dans cette véritable maison du Bon Dieu, où je suis en convalescence, je suis entouré de soins si maternels qu’ils me rendent un peu moins pénible la tristesse de ne pas vous avoir près de moi. Mais je veux tout de suite vous parler du but de cette lettre.

« Ma chère maman, dans son exil, votre fils a trouvé un ange gardien, et je dis cela sans exagération car elle est belle et bonne, comme seuls les anges peuvent l’être. Ne froncez pas les sourcils ; je vous assure que son âme, pure et limpide, laisse paraître toutes les vertus. Si vous pouviez seulement la voir et causer avec elle, vous seriez entièrement de mon avis, mais puisque cela, hélas ! est impossible, je dois me contenter de vous dire qui elle est et ce qu’elle est.

« Mademoiselle Cécile de Kerlegen n’a pas encore vingt ans. Elle est de vieille noblesse bretonne, ce qui vous fera mieux comprendre qu’elle est très croyante et très pieuse.

« Son enfance a été quelque peu solitaire, sa mère étant morte en lui donnant le jour et son père étant capitaine au long cours.

« Cependant, elle s’est fait une vie intérieure très belle, une âme très élevée, qu’a modelée un vieux prêtre savant qui lui servait de précepteur.

« Actuellement, il ne lui reste qu’une tante, très bonne et dévouée, mais je crois qu’elle consentirait à la quitter pour suivre son mari.

Voilà le grand mot lâché ! Oui, ma chère maman, je rêve de faire d’elle ma femme. Et vous êtes la première à connaître mon secret, car croyez bien que je n’ai rien laissé deviner de mon amour à celle qui l’inspire, avant d’avoir votre consentement. Mais je vous assure que cet amour est profond et que ce n’est pas sans avoir longuement réfléchi que je vous en parle.

« J’attendrai votre réponse et le consentement de mon père pour me déclarer, mais soyez persuadés tous deux qu’il y va du bonheur de ma vie.

« Je ne sais même pas si je serai agréé ; je me demande si cet ange terrestre peut m’aimer et surtout m’aimer assez pour renoncer aux partis plus brillants qu’elle trouvera sans peine et s’exiler de France, car, bien entendu, c’est près de vous, au Canada, que je ferai ma vie.

« Tout ce que je sais, c’est que je serais très malheureux si je devais renoncer à mon beau rêve.

« J’attends avec hâte votre réponse et, vous embrassant de tout mon cœur, je demeure votre fils aimant et respectueux. »

JULIEN MERVILLE.

IX

ADIEU OU AU REVOIR


Dans sa petite cuisine, éblouissante de propreté, Madame Combès s’affairait, ce matin-là. Sa petite tête folle de nièce ne s’était-elle pas avisée d’inviter à dîner un bel officier, un capitaine de l’armée canadienne ?

Certes, la brave dame était très heureuse de recevoir ce jeune héros, dont la famille était si loin et qui, au sortir de l’hôpital, se trouverait bien désemparé dans la capitale, avec son congé de convalescence. Mais allait-elle savoir lui donner une réception digne de lui ? Aussi, l’excellente femme s’affolait un peu, mettant, comme on dit, les petits plats dans les grands.

Dans la coquette salle à manger, Cécile ayant achevé de disposer les couverts, surveillait l’horloge avec impatience et se laissait aller à une douce rêverie, dont le charme s’estompait de mélancolie.

Était-il possible que son cher malade, le capitaine Julien Merville, vint à ce déjeuner pour lui faire ses adieux ? Hélas ! Demain, il sera en convalescence dans quelque campagne éloignée ; dans un mois, il repartira au front, vers l’inconnu, vers la mort peut-être.

À cette pensée, son cœur se serre et elle a peur de comprendre que ce cœur ne lui appartient plus. Insensiblement, elle l’a laissé envahir par l’Autre, par ce jeune héros, venu d’un pays merveilleux et lointain, pour défendre sa seconde mère : la France !

N’est-ce pas lui le Prince Charmant de ses rêves ? N’est-ce pas lui que sa tendresse attend depuis toujours ?

Mais non ! Il va partir !

Partir… et disparaître de sa vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On sonne.

Elle se précipite. Un petit messager est là, portant une gerbe de fleurs.

Elle lit la carte :

— Julien Merville.

À Madame Coubès, qui veut bien accueillir à son foyer, un exilé, qui, demain, sera bien seul.

Elle apprécie la délicatesse du jeune Canadien qui, n’osant se permettre d’adresser des fleurs à une jeune fille, remercie avec goût la maîtresse de maison.

Mais n’est-ce pas elle que vise la fin de la dédicace :

— Qui, demain, sera bien seul ?

Demain ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette fois, c’est lui. Cécile essuie hâtivement une larme et appelle sa tante. Le repas, excellent d’ailleurs, est charmant, grâce à la cordialité de l’hôtesse et à l’application des jeunes gens à être d’aimables convives, mais il y a, par moments, de courts silences, où l’on sent flotter une tristesse contenue.

Après le café, Madame Coubès s’excuse, pour remettre sa cuisine en ordre et Cécile emmène son invité au salon.

Pour lui, c’est l’instant décisif. S’il ne veut pas que bientôt, l’on échange un adieu banal, il faut qu’il parle sans retard.

S’il allait être éconduit ?…

Il surprend un voile de tristesse dans les chers beaux yeux et cela l’encourage :

— Savez-vous, petite amie, que vous allez terriblement me manquer. Nous avons été de bons camarades, tous les deux, n’est-ce pas ? Pourrai-je vous écrire ?

— Je serais chagrinée si vous ne le faisiez pas.

— Et moi, je serais bien ingrat. Avez-vous un filleul de guerre ?

— Oui.

Elle jouit un moment de son désappointement visible et, ne voulant pas lui causer de peine, elle explique :

— C’est un pauvre garçon, pas jeune et très laid. Il est seul dans la vie.

Enhardi, il précise :

— Avez-vous… un fiancé ?

Il voit ses paupières battre d’émotion, tandis qu’elle répond, d’une voix qu’elle voudrait empêcher de trembler :

— Non… pas encore !

Au moment de toucher au bonheur, il hésite un peu et n’ose se déclarer :

— J’ai longuement parlé de vous à ma mère. Voici ce qu’elle me répond. Je vous en prie, lisez, puisque cela vous concerne.

Les yeux humides, Cécile se décide à lire la lettre dont — elle en est sûre maintenant — dépend le bonheur de toute sa vie.

« Mon cher enfant,

« Je ne chercherai pas à te cacher la surprise et la peine que ton aveu nous a causées. Ce n’est qu’après avoir bien hésité que ton père et moi te disons ceci :

« Nous aurions souhaité te voir épouser une compatriote, car malgré l’analogie de race, il existe toujours des différences de traditions, qui peuvent être la source de bien des désillusions.

« D’abord tout ce que tu nous dis de Mademoiselle de Kerlegen, nous sommes prêts à l’aimer et à la recevoir comme notre fille, car nous avons toute confiance en ton jugement honnête et sain.

« Mais je crains pour elle une déception qui causerait votre malheur à tous deux. Elle n’a pas de fortune et cela importe peu, mais tu n’en as pas non plus, ne l’oublie pas. Tu as un brillant avenir, tu nous l’as prouvé, mais pour que tu réussisses, il te faut mieux qu’une épouse, il te faut ce que j’ai été pour ton père, une alliée, une collaboratrice.

« L’éducation de Mademoiselle de Kerlegen ne me semble pas l’avoir préparée à ce rôle et je crains qu’il ne la rende pas heureuse.

« Je ne doute pas de ses hautes vertus cependant, et je compte sur sa piété pour l’aider dans une tâche délicate.

« D’ailleurs, je sens que ton cœur est trop pris, que l’amour y est trop profondément ancré, pour m’opposer à ce que tu tentes d’assurer ton bonheur.

« Donc, mon cher enfant, nous te donnons notre consentement, qu’en fils respectueux et dévoué, tu nous as demandé, mais nous te conseillons de bien faire comprendre à celle que tu désires épouser que ce qui l’attend avec toi n’est pas la vie de luxe et d’oisiveté que sa naissance pouvait lui faire espérer, mais une vie de courage, d’amour et d’abnégation.

« Fais ta demande, mon cher enfant. Je prie pour qu’elle soit agréée, puisque ton bonheur est en jeu.

« Mais je t’en prie, et je te demande cela pour celle que tu aimes, restez fiancés jusqu’à ta libération. N’encours pas le risque de faire une malheureuse de plus, s’il fallait que tu sois mutilé ou tué.

« Ces mots cruels me déchirent le cœur, mais il fallait qu’ils soient mentionnés. Toutefois, je prie tant pour toi que j’ai confiance que Dieu te protégera jusqu’au bout.

« Tu trouveras ci-joint deux lettres.

« L’une est adressée à la tante de Mademoiselle de Kerlegen pour lui faire notre demande officielle.

« L’autre est le témoignage de notre affection pour celle qui va devenir notre fille.

« Que Dieu te garde, mon cher enfant ! N’oublie pas, dans le bonheur, ceux qui loin de toi, souffrent cruellement de ton absence.

« Et reçois les plus tendres baisers de tes vieux parents qui t’aiment du plus profond de leur cœur. »

T. V. MERVILLE.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Julien, pâle et ému, suivait sur le visage expressif de la jeune bretonne, les reflets des sentiments divers que provoquaient en elle la lecture de cette lettre. Quand elle termina, ses yeux étaient baignés de larmes de douce émotion.

Julien, d’une voix étranglée, demanda :

— Eh bien, chère Cécile, que sera votre réponse ?

— Je vous aime depuis longtemps, Julien, et déjà, j’aime votre mère. Je serai heureuse d’être votre épouse et votre alliée, de partager vos peines et vos joies.

— Et moi, je vous promets de lutter de toutes mes forces pour faire de vous la petite reine que vous méritez d’être.

Madame Coubès, dont ils n’avaient pas remarqué l’arrivée, était toute attentive, malgré sa surprise. Elle donna sans peine son consentement, disant que ce serait un vrai péché de séparer un si beau couple.

Et elle s’enfuit dans sa cuisine, pour y pleurer à son aise.


X

UN MOIS DE RÊVE


Dès ce jour où leur promesse fut échangée, la vie, pour les deux amoureux, passa avec la rapidité d’un songe heureux. Ils faisaient ensemble de beaux projets dont le premier, qui était que leurs fiançailles fussent bénies en la chapelle du vieux manoir de Kerlegen, se réalisa bientôt.

Tandis que Julien Merville visitait les curiosités, les monuments et les musées de la Ville-Lumière, Cécile faisait les démarches nécessaires pour avoir un congé de trois semaines, ce qu’elle obtint sans difficulté.

Et, un beau jour, les jeunes gens, chaperonnés par la digne Madame Coubès, partirent pour la Bretagne. Tandis que les deux dames s’installaient au Manoir, Anne-Marie eût vite préparé chez elle un logement convenable pour le jeune capitaine.

Quelques jours après leur arrivée, le vieux prêtre qui avait instruit Cécile vint, dans une cérémonie intime, bénir les fiancés.

Malgré le souhait exprimé par Madame Merville, Cécile insista pour que la date du mariage ne fût pas reculée jusqu’à la cessation des hostilités.

Imitant en cela beaucoup de jeunes filles françaises, elle voulait au contraire hâter leur union, affirmant qu’elle n’aimerait jamais un autre que son fiancé et que si le malheur le frappait, elle voulait entièrement partager ses souffrances.

Julien obtint toutefois qu’on fixât le mariage à sa prochaine permission, qui arriverait vraisemblablement au printemps.

On était alors en novembre, mais la température est clémente sur les côtes de Bretagne, où l’influence du Gulf Stream atténue la rudesse des vents marins. Aussi les jeunes gens purent-ils faire de délicieuses promenades, perdus dans leurs songes heureux.

Hélas ! les heures semblaient des minutes, les jours, des heures et bientôt vint le moment de la séparation, séparation bien cruelle, puisqu’à cette triste époque, on ne savait jamais, en se quittant, quand l’on se reverrait, ni même si on se retrouverait jamais.

Cécile et sa tante accompagnèrent le capitaine jusqu’à Paris, où elles devaient d’ailleurs retourner, et, après un morne souper d’adieu. Julien la laissa, confiante en lui, certes, mais le cœur déchiré de tristesse et d’angoisse.

Quant à lui, il dut secouer son chagrin. Il était redevenu le soldat qui va rejoindre son unité.


XI

APRÈS LE BEAU TEMPS…


Cécile avait repris ses fonctions d’infirmière à l’Hôpital de la Madeleine et Julien était à son poste à la tête de sa compagnie qui, sur sa demande, lui avait été rendue.

Ils échangeaient de longues lettres, dans lesquelles ils épanchaient leurs cœurs. Le roman d’amour se continuait à distance, plus tendre, plus passionné peut-être, qu’il ne l’eût été dans le voisinage. En effet, des fiancés qui se rencontrent fréquemment, sont retenus par le souci des convenances, par le respect mutuel, par une timidité invincible, surtout chez les jeunes gens. Pour une lettre, on se laisse peu à peu entraîner à ouvrir son cœur sans réserve. Et puis, dans cette période troublée, où le danger planait sur toutes les têtes, les nerfs surexcités, les cœurs ébranlés, les âmes surchauffées provoquaient une sorte d’audace qui rendait plus expansif, plus impulsif et plus spontané.

Aussi, les lettres échangées entre les deux amants, si purs et si tendres, formeraient-elles, à elles seules, un roman probablement plus beau, plus prenant, plus humain que l’ensemble de cet ouvrage. Mais il serait indiscret de livrer au public ces épanchements intimes, qu’il est peut-être plus adroit de lui laisser imaginer lui-même.

Tous ceux qui ont été au front savent avec quelle ardeur on attendait les lettres des siens, combien on les relisait, comment, sans fausse honte, on les plaçait contre son cœur, ainsi qu’une sainte relique. Ils savent qu’avant le « coup de chien », on ne se gênait pas pour embrasser une photographie devant les camarades, qui n’auraient pas songé à en rire, livrés eux-mêmes à de semblables pensées d’affection ou d’amour.

On sait aussi avec quelle ardeur impatienté ceux qui « avaient quelqu’un à la guerre », attendaient ses nouvelles, les lisaient, relisaient et commentaient.

On peut donc facilement comprendre la place que tenait dans leur vie, la correspondance échangée entre ces deux grandes âmes, si ardemment éprises l’une de l’autre.

Et, sans peine, on réalise le dépit, puis l’inquiétude, puis l’angoisse, et l’affolement enfin, de la pauvre Cécile quand les lettres de Julien cessèrent de lui parvenir.

Elle crut d’abord à un simple retard, bien explicable dans les circonstances : un déplacement subit, un changement de secteur imprévu, avaient pu contrarier l’ardeur régulière de Julien à lui écrire ; une lettre pouvait être oubliée, s’attarder dans quelque casier, s’égarer dans quelque fond de sac. Mais les jours succédaient aux jours sans apporter la missive espérée. Après avoir écrit plusieurs fois, sans obtenir de réponse, elle reçut ses propres lettres, retournées avec la sinistre mention : « Disparu. »

Une secrète pudeur l’empêchait d’écrire au sergent-major de la compagnie pour demander des éclaircissements, des précisions et elle passa des jours de mortelle angoisse, que le doute rendait plus troublante encore. Était-il mort, enseveli par l’éclatement d’une mine ou d’un obus ? Ou captif, blessé peut-être et privé, maltraité par un ennemi que ses propres misères rendaient peu généreux envers les prisonniers, bouches inutiles à nourrir ?

Un jour, une lettre lui parvint, portant le timbre du Canada. Elle l’ouvrit en hâte, mais ce fut pour elle une nouvelle douleur. Bien qu’elle y trouvât le témoignage, auquel elle fut infiniment sensible, de l’affection des cœurs hospitaliers qui la considéraient et traitaient comme leur propre enfant, elle y reçut la confirmation de la terrible nouvelle, aggravée par des détails qui ne laissaient guère d’espoir et par le texte, peu encourageant, du message officiel que monsieur Merville avait reçu et dont il joignait copie à la lettre de sa femme.

Ce message se terminait par cette ligne, glorieuse, mais combien douloureuse : « Le capitaine Julien Merville est disparu dans de telles circonstances, qu’on a tout lieu de le considérer comme « Mort au champ d’honneur. »

Cécile fut atterrée. Certes, l’idée que son fiancé put être mort avait souvent frôlé sa pensée, mais elle l’avait repoussée comme on chasse un oiseau sinistre, se raccrochant désespérément au faible espoir contenu dans le mot : « Disparu ». Maintenant, devant ses yeux, s’étalait la sinistre formule : « Mort au champ d’honneur », et impressionnée par la puissance de ce qui est écrit, elle perdit toute espérance.

Elle eut une faiblesse, suivie d’une crise de larmes, puis elle se raidit, gardant en elle-même sa douleur, les yeux secs et le masque farouche.

Le lendemain, elle se rendit à l’hôpital vêtue de noir. On lui demanda :

— De qui portez-vous le deuil ?

Elle répondit simplement :

— « De mon fiancé ! », sans se rendre compte de la terrible opposition des deux mots, dont l’un signifie : « Espoir », et l’autre « Néant. »

Elle demanda à parler à l’aumônier, lui confia sa peine et son désir d’entrer en religion.

L’aumônier était un homme jeune et doux, aussi modeste qu’intelligent. Il était bien plus habitué aux confidences qu’aux confessions, dans cet hôpital de convalescence, où les cas graves étaient fort rares. Quand un patient avait une peine à atténuer, une inquiétude à calmer, un ennui à partager, un conseil à demander, il s’adressait à l’aumônier. Celui-ci le faisait asseoir en face de lui et disait simplement :

— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

On racontait sa petite histoire et il vous réconfortait avec une force de persuasion aussi remarquable que sa patience à vous écouter. Il était si bon que je crois qu’il aurait persuadé un pécheur qu’il n’avait pas péché et qu’il l’aurait aidé à trouver des circonstances atténuantes. Il n’était jamais un juge. Toujours un avocat.

Un jour, un des pensionnaires de l’institution s’étant attardé en ville, cherchait un « plan » pour entrer après l’heure, ce qui était fort difficile, quand il se trouva nez à nez avec l’aumônier, qui reconnut en lui un garçon qu’il jugeait bon et honnête. L’excellent homme le considéra avec surprise et s’exclama :

— Vous ? Un de mes meilleurs ? Oh ! vous me faites beaucoup de peine !

Puis, il l’aida à cacher son escapade.

Ce soir-là, il sema les germes d’une conversion.

Que le lecteur veuille bien excuser cette parenthèse ; c’est un tel plaisir d’extérioriser un sentiment d’admiration — qu’on a si rarement l’occasion d’éprouver — que l’auteur s’y est laissé entraîner.

Revenons à nos moutons ! comme dirait le juge de Panurge.

Après avoir écouté Cécile, l’aumônier lui dit simplement :

— Vous voulez entrer en religion parce que votre fiancé est mort… Êtes-vous certaine qu’il le soit ?… S’il ne l’est pas, s’il revient, n’aurez-vous aucun regret ? Moi, je vous dis : « Il peut revenir » Vous, dites-vous : « Il va revenir ? » Attendez, priez et espérez.

Elle quitta l’aumônier toute rassérénée et alla endosser sa tenue d’infirmière en se répétant avec une confiance presque heureuse :

— Il va revenir ! Il va revenir !

Pendant de longs jours, elle attendit, elle pria, elle espéra.

Il ne vint pas, mais, comme une lueur fulgurante de joie, la nouvelle lui parvint par une carte qu’il était prisonnier et qu’il n’avait pas cessé de penser à elle.

Ne voulant pas être égoïste dans son bonheur, elle se hâta d’envoyer un câblogramme aux parents de Julien, qui apprirent ainsi d’elle l’heureuse nouvelle et lui répondirent par une lettre pleine de tendre gratitude.

Après la tourmente, les jours s’écoulèrent dans l’espoir ; elle vivait dans l’avenir. La guerre finirait et les nuages se déchirant, laisseraient apparaître un ciel resplendissant.


XII

LA RÉCOMPENSE DU HÉROS


Ce n’est qu’en mars 1919, que les jeunes gens, dont les fiançailles avaient si largement reçu l’épreuve du malheur, purent réaliser leur rêve. Leur union, contractée à la mairie de la rue Pronot, fut bénie en l’église de La Trinité.

Après l’immense joie de l’armistice, Cécile avait dû passer encore de longs jours dans l’attente de son fiancé. Enfin, la nouvelle lui parvint, par dépêche, qu’il était en Angleterre, au sanatorium militaire de Brighton, pour y réparer les ravages qu’avaient causés en lui, les misères et l’ennui de la captivité.

Folle d’inquiétude à son sujet, elle obtint sans peine de sa tante la permission d’aller le voir. Elle le trouva très changé, pâle, amaigri et fort déprimé, présentant des symptômes caractéristiques de neurasthénie. Il prétendit même lui rendre sa liberté, pris de scrupule en se voyant lui-même si vieilli et physiquement amoindri, auprès de cette jeune fille, belle comme le jour, que l’émoi de le retrouver rendait plus attrayante encore. Dans l’ardeur de son amour, la jeune fille se révolta. Ne lui avait-elle pas promis d’être sa compagne et son alliée, de partager ses joies et ses peines ? Sans vouloir l’inquiéter sur son état de santé, elle lui déclara avec fermeté que, quelque malade qu’il fût, elle ne renoncerait pas au bonheur de le soigner et de le guérir. Et ce fut elle, en effet, qui par son courage et sa fidélité dans le malheur, fut l’agent principal de sa guérison. Elle avait pris pension, pour quelques jours, dans une institution religieuse du voisinage et venait, chaque après-midi, passer de longues heures auprès de lui. Un jour, il lui présenta le médecin-chef de l’hôpital, qu’elle crut devoir remercier de ses soins envers son fiancé. Le médecin éclata d’un bon rire en s’exclamant :

— Mes soins n’y sont rien, mademoiselle. C’est vous qui êtes un docteur miraculeux. Vous ne voyez donc pas quel changement s’est opéré en lui depuis votre première visite ? Vous lui avez donné la volonté de guérir, sans laquelle tous les médecins du monde sont impuissants.

— Dans combien de temps pourra-t-il… entrer dans la vie ? s’enquit anxieusement la jeune fille.

Le major ne répondit pas de suite à cette question. Il essuya les verres de ses lunettes, avec une moue de perplexité. Enfin, il se décida :

— Vous êtes tous les deux assez courageux pour connaître la vérité. Je réponds de l’avenir, mais actuellement… »

Et comme il semblait hésiter encore, soucieux du secret professionnel, Julien Merville intervint :

— Je vous prie instamment de dire toute la vérité. Ma fiancée doit la connaître.

— Vous êtes un honnête homme, capitaine, et je vous approuve. Sachez donc que vous présentez une légère lésion au poumon gauche. Ne vous frappez pas. Je vous garantis que dans deux mois, vous pourrez vous marier sans arrière-pensée, sans vain scrupule.

La franchise de cette déclaration rassura plutôt les jeunes gens. Tous deux étaient suffisamment instruits des choses médicales pour savoir qu’une lésion au poumon n’est pas forcément incurable, qu’au contraire, un traitement sérieux et précoce permet souvent d’espérer une cicatrisation complète.

La réalisation du diagnostic s’accomplit parfaitement et quand, deux mois après, Cécile prononça le « oui » sacramentel, son compagnon était en parfaites conditions physiques et morales.

Quelques jours après le couronnement de leur roman d’amour, ils prirent congé de l’excellente madame Coubès, qui pleurait à la fois de la tristesse de les voir partir et de la joie de les voir parfaitement heureux.

Sur le pont du « Scotian », les passagers ne pouvaient s’empêcher de remarquer et d’admirer ce couple idéal, qui allait vers l’avenir avec joie et confiance.


DEUXIÉME PARTIE

COMME LE TEMPS PASSE !


1919
1920
1921
1922
1923
1924
1925
1926
1927
1928
et 1929

TROISIÈME PARTIE

LE FEU SOUS LA CENDRE


1915 1930
25 Merville 40
45 Rosaire 60
5 Simone 20
18 Cécile 33



I

EXCURSION DANS LE PASSÉ


« La première… et la meilleure ! »

L’importateur Julien Merville aspira voluptueusement la fumée de sa cigarette et déplaça son assiette pour approcher de lui la tasse, où fumait un excellent moka. C’était une des petites joies de sa vie, active au dehors, maussade chez lui.

Au lieu de parcourir son journal, il suivit d’un regard distrait les volutes de fumée dont le prélassement lascif et diaphane évoquait le rêve.

.........................

Il revit défiler devant lui, comme sur un écran cinématographique, les années écoulées depuis la guerre : les premières, flamboyantes d’amour, lumineuses des joies de la lutte pour la vie, avec une compagne admirable ; les suivantes, attristées par les deuils ; les dernières, moroses, malgré l’aisance dorée.

Les cinq premières années de son mariage avaient été merveilleusement heureuses. Sa jeune épouse, aimante et courageuse, prenant part au combat pour la conquête de la fortune, avait contribué à sa réussite, tant par son affection constante, sa tendre sollicitude, que par l’aide effectif, que sur sa demande, les anciennes relations de son père avaient apporté au commerce de Julien, lui fournissant des renseignements précieux, qu’il n’eut pu lui-même aller chercher en France.

L’accueil charmant des parents de Julien leur avait d’emblée gagné le cœur de la jeune fille. Par la suite, l’exemple de ces braves gens, heureux de leur vie uniforme et calme, fiers de leurs chers enfants, comme ils appelaient Julien et Cécile, la tranquillité sereine de leur foyer où ils attendaient, paisibles et confiants en Dieu, le moment de se présenter devant lui, leur tendresse réciproque, que n’avait point entamée le cours des ans ; tout cela constituait un excellent régulateur pour l’âme romanesque de la petite française.

Quelles bonnes soirées ils avaient passées, sous le toit des parents. Le père, jovial et conteur émérite, les tenait sous le charme de son « humeur » de terroir, ce bon humeur canadien, un peu malicieux, mais qui dénote un don remarquable d’observation et de description, et que contrôle toujours le goût du propre et le respect de Dieu. Tandis qu’il contait, la tête un peu penchée, marquant les virgules d’une bouffée de pipe et que ses yeux rieurs et spirituels savaient si bien captiver l’attention, la maman, tout en écoutant avec plaisir des histoires qu’elle connaissait déjà, trottinait à pas de souris, s’affairait à la confection d’une friandise pour ses chers enfants et son « vieux » dont la gourmandise était le péché mignon.

On veillait dans la cuisine, coutume très répandue, entre intimes, au Canada, où cette pièce est toujours spacieuse et confortable. Quand on arrivait, on était tout de suite mis à l’aise et de bonne humeur par la joie évidente des hôtes. l’hospitalité est tellement ancrée dans les cœurs canadiens, que ceux qui reçoivent estiment qu’ils ont la meilleure part et sont sincères en exprimant leur reconnaissance aux visiteurs, même lorsqu’ils sont des étrangers.

Par son mari qu’elle adorait et par ces braves gens qui étaient devenus ses véritables parents, Cécile aimât les Canadiens et leur rude, mais beau pays.

L’aisance vint rapidement et l’apothéose de leur amour fut un pèlerinage en Europe, aux lieux où ils s’étaient connus, où il avait combattu, où il avait souffert dans la captivité.

Hélas ! — Après l’apothéose, le déclin… Les deuils d’abord. Le père de Julien, qui faisait peut-être un peu trop bonne chère pour son âge, mourut presque subitement.

Ce soir-là s’était passé gaiement, comme beaucoup d’autres et s’était terminé vers onze heures par la dégustation d’une excellente tarte à la farlouche, arrosée d’une bonne tasse de café et, pour les hommes, d’un petit verre de cognac.

Julien et Cécile avaient regagné ce qu’ils appelaient leur nid d’amour, un nid somptueux, très belle villa du boulevard Sainte-Catherine.

Ils allaient se coucher quand le téléphone résonna. Surpris, Julien s’y précipita. Sa pauvre mère, atterrée, mais contenant sa voix pour ne pas effrayer le malade, disait avec angoisse :

— Viens tout de suite, mon petit Julien, le père est très mal.

— Appelez un médecin. J’y vais immédiatement, répondit Julien, très alarmé.

Cécile s’habilla en un tournemain et, lorsque Julien sortit l’auto du garage, il l’aperçut, déjà prête, sur le perron.

Elle s’assit près de lui. Il était très ému et fut touché de la tendre prévenance de la jeune femme envers ses beaux-parents.

— Je te remercie, ma chérie, murmura-t-il dans un chaste baiser.

— De quoi ? répondit-elle avec simplicité, d’être à mon poste ? Tu connais mon mot d’ordre : Partager tes peines et tes joies.

Et, tandis que la voiture démarrait, elle tenta gentiment de lui redonner espoir.

En arrivant, ils trouvèrent la maman en larmes. Julien interrogea, plein d’anxiété :

— Le docteur est venu ?

— Il m’a dit d’appeler le prêtre. Il est là ! D’un geste las, elle montra la chambre qu’elle avait dû quitter pour laisser son homme en présence de Dieu ; puis, elle reprit son chapelet.

Respectant son silence, les jeunes s’agenouillèrent devant le crucifix et prièrent. Quand le prêtre parut, il contempla une seconde le pieux spectacle avec attendrissement et c’est bien à regret qu’il dût l’interrompre, disant :

— Le voici en règle avec Dieu. Allez près de lui. Résignez-vous et ayez confiance en notre Maître !

Calme malgré ses souffrances, le père Merville reçut le dernier baiser de sa « vieille » et garda réunies dans sa main, celles de ses enfants.

Bientôt, l’étreinte se détendit. Une angoisse suprême passa dans son regard. Il murmura :

— Mon Dieu !

Ce qui fut son dernier souffle.

Le chagrin des nuits de veille, les funèbres cérémonies, souvenirs cruels et précis, mirent une infinie tristesse dans la rêverie de Julien Merville.

Et puis le départ de sa mère pour sa ville natale, Rimouski, où elle allait retrouver une sœur, veuve comme elle, malgré les instances de Julien et de Cécile qui eussent voulu la garder à leur foyer. Certes, c’eût été pour elle un grand bonheur dans sa détresse, mais elle comprit très bien que sa vieillesse et son chagrin mettraient une ombre dans ce jeune foyer où régnait l’amour. Elle connaissait aussi trop d’exemples, où la douceur d’un foyer avait été brisée par l’intrusion de la belle-mère.

Exprimant toute sa reconnaissance d’avoir été invitée, elle ne fléchit ni devant l’insistance de ses enfants, ni devant son propre désir. Elle partit, près de sa sœur, vieillir dans le souvenir et attendre l’heure d’aller retrouver son « vieux. »

L’argent ne fait pas le bonheur !

Une fois de plus le proverbe, si contesté par les pauvres, trouvait une confirmation éclatante dans le ménage Merville.

Peu à peu, sentant à sa disposition des crédits qu’elle pensait illimités, la petite bretonne romanesque, qui n’avait plus pour satisfaire l’ardeur de son âme, l’excellent dérivatif de la lutte, s’orienta vers les ambitions moins nobles, de briller par le luxe de la toilette et des bijoux, par le faste des réceptions, et vers la recherche de distractions moins prosaïques : fêtes et bals, premières théâtrales, mondanités.

Elle n’avait plus sous les yeux l’exemple constant et puissant des braves gens que la mort venait de séparer. Elle n’avait plus à son aide la saine distraction des bonnes soirées familiales, à l’ambiance calmante et sédative.

Peu à peu, la femme devenait poupée.

De son côté, peut-être, Julien Merville, assombri par le deuil et l’éloignement de sa mère, n’avait-il plus été le compagnon charmant et plein de vie des premières années.

Enfin, pourquoi Dieu n’avait-il pas béni leur union, en donnant à Cécile la tâche tyrannique et chère d’élever un enfant, à Julien, la joie de travailler pour le bonheur futur d’un rejeton ?

Pourquoi ?

Peut-être parce que ce couple avait été trop parfaitement heureux, et que les épreuves sont nécessaires pour nous faire comprendre que le paradis ne nous est pas donné sur terre, mais que c’est là que nous devons le gagner.


II

UN REVENANT SURGIT DU PASSÉ


Julien, s’arrachant au songe, consulta sa montre. Il s’était attardé plus que de coutume à la consommation de la première cigarette et de la tasse de café, cette autre excellente amie ; mais, comme privé de sommeil, il s’était levé de très bonne heure, il avait encore une bonne demi-heure à lui avant l’ouverture de la Bourse.

Il se leva sans hâte, quoique d’un mouvement révélant l’énergie. Un instant, il s’examina dans la glace, avec plus de regret que de complaisance. Cependant, à 40 ans, il était ce qu’on est convenu d’appeler un très bel homme. De son séjour dans l’armée, il avait conservé une allure militaire, un air d’autorité, une ligne soigneusement entretenue, un port martial, mais sans raideur. À la ville comme dans le home, il était très élégant, vêtu avec un chic parfait, une distinction rare.

Son visage seul avait changé, mais, malgré les petites rides naissantes, les fils d’argent de ses tempes et de sa petite moustache en brosse, il offrait encore un aspect très séduisant, celui d’un homme d’action, d’un chef, d’un combattif, ayant gardé la branche et l’allure de sa jeunesse.

Sous sa robe de chambre, de soie très belle, cependant discrète de teinte, dépassait le pli impeccable de son pantalon. Il allait regagner sa chambre pour s’habiller quand la sonnette retentit.

— « Au diable l’importun, » bougonna-t-il, agacé par une visite trop matinale à son goût et, lorsque son domestique parut, il déclara avec humeur :

— Je n’y suis pas !

— Bien, monsieur, répondit le serviteur stylé, en tournant les talons.

Mais Julien le rappela :

— Qui est-ce que c’est, Victor ?

— Mademoiselle Mélanie, Monsieur.

— Tu ne pouvais pas le dire tout de suite ?

— Que Monsieur veuille bien m’excuser, mais…

— Je ne t’en ai pas laissé le temps !

— Oh ! je ne dis pas ça, monsieur, je ne dis pas ça.

— Non, mais tu le penses !… Et tu as raison, mon ami.

— Eh bien ! Fais entrer Mélanie.

— C’est que…

L’homme hésitait, ne sachant s’il devait se permettre de rappeler à son maître qu’il portait une robe de chambre. Suivant son regard, Julien Marville comprit :

— Oh ! dit-il, avec Mélanie, il n’y a pas de gêne.

— Mademoiselle Mélanie n’est pas seule.

Julien Merville prit la carte que Victor lui présentait et lut ce nom familier, mais dont, après plus de quinze ans, il ne pouvait se rappeler l’origine :

— Rosaire Sarment !… Je connais ça, pourtant, murmurait-il, sans pouvoir, comme on dit, mettre un visage sur le nom.

— Comment est-ce monsieur ? interrogea-t-il enfin.

— C’est un homme, Monsieur.

— Naturellement.

— Je veux dire que ce n’est pas un vrai Monsieur… enfin, pas un Monsieur comme… comme Monsieur, par exemple. C’est plutôt un homme comme… comme moi, enfin, un homme, quoi ! Mais la jeune fille est… très bien, tout à fait bien.

— La jeune fille ?

— Qui les accompagne.

— Comment ? Mais c’est une vraie délégation, alors. Eh bien ! Victor, mon brave ami, fais entrer Mélanie et sa troupe.

— Mais c’est que… devant la jeune fille !

Nouvelle allusion à la robe de chambre.

— Ah ! oui, c’est vrai, s’exclama Julien. Victor, tu es une perle ! Et l’on prétend qu’il n’y a plus de domestiques.

— Il y en a encore, Monsieur, mais ils sont rares.

— Eh bien ! perle rare, tandis que je vais m’habiller, dessers la table, fais entrer et prie d’attendre !

Et il quitta la salle à manger.

Tandis qu’il rassemblait le couvert sur un plateau, Victor maugréait :

— Ah ! si nos maîtres ne nous avaient pas pour leur rappeler les usages du monde !… En quel siècle vivons-nous, grand Dieu ! en quel siècle…

Il fut interrompu par l’apparition de sa maîtresse, Madame Cécile Merville.

Cécile était, à 33 ans, dans tout l’épanouissement de sa beauté ; cependant ses yeux n’avaient plus la douceur rêveuse qui en avait fait le plus grand charme. Elle était vêtue avec élégance, d’une robe de maison, un peu trop riche, peut-être, mais de fort bon goût.

Elle interrogea, car, malheureusement, ce ménage, si uni autrefois, faisait déjà chambre à part :

— Monsieur est parti ?

— Pas encore, Madame. Monsieur s’habille !

Et Victor sortit, avec dignité… et son plateau chargé.

Seule, Cécile jeta un coup d’œil distrait sur le journal que, ce matin-là, Julien avait négligé de déplier, puis elle bâilla et s’étira paresseusement ; enfin, elle prit, entre ses doigts soignés la carte que son mari avait jetée sur un meuble, en lut distraitement la mention et la reposa avec une nonchalante indifférence.

— Asseyez-vous et attendez !

C’était Victor qui, d’un ton brusque et supérieur, introduisait les visiteurs. Apercevant soudain sa maîtresse, dont il avait oublié la présence dans cette pièce, il s’excusa avec obséquiosité.

Madame Merville le congédia d’un ton sec et, en femme du monde, salua les visiteurs.

D’ailleurs, Mélanie Thumas, dactylographe à la veille de coiffer Sainte-Catherine, d’allure désinvolte et de franc parler, s’exclama sans gêne :

— Bien le bonjour, Madame Merville !

— Bonjour, Mélanie, répondit Cécile. Qu’arrive-t-il donc ? Une catastrophe ?

— À peu près, Madame. Je me marie.

— Ah !… tous mes compliments !

— Vous pouvez bien dire vos sympathies, allez ! Il est assez « velimeux, » mon Polyte. Mais comme ils sont tous à peu près dans le même « style, » aussi bien Polyte qu’un autre. D’abord, j’ai pas choisi : qui choisit prend pire, Non… c’est lui qui m’a choisie.

— Je l’en félicite ! dit aimablement Madame Merville, égayée par les mines et le parler de la dactylo de son mari. Elle l’estimait beaucoup, malgré sa vulgarité, car elle savait qu’elle était honnête et très bonne. Aussi, peut-être, parce que, avec ses lunettes rondes et sa gomme à mâcher, elle n’était certes pas dangereuse pour la paix du ménage. Elle s’informa :

— Ainsi, vous allez quitter mon mari ?

— Faudra bien ! Polyte est dans les affaires. Il tient une « shop de plumber and boiler-maker. » Il avait besoin d’une comptable. C’est bien pour ça qu’il « me marie, le velimeux ! »

— Vous manquerez beaucoup à Monsieur Merville.

— C’est bien ce que j’ai pensé. Aussi, j’ai amené mon amie, Mademoiselle Simone Sarment. C’est une perle, Madame Merville, une vraie perle, gaie comme un pinson, douce comme un agneau, sage comme une image et courageuse comme… comme moi. Si Monsieur Merville l’engage, je la mettrai au courant du travail de la « boîte »… oh ! pardon, je veux dire : du bureau, et je vous assure que Monsieur Merville sera très content d’elle.

Cécile regarda sans aucune sympathie cette charmante jeune fille, très jolie, mais d’un type diamétralement opposé au sien.

Alors que les cheveux de Cécile étaient blonds comme les blés, ses yeux bleus comme le myosotis, alors qu’elle offrait un embonpoint parfait, à la Vénus, contenu par les exigences de la mode, alors qu’elle présentait un profil de médaille, Simone avait cheveux d’ébène, yeux de jais, profil délicat, empreint de sensibilité, et taille menue.

Toutes deux pouvaient être considérées comme deux modèles de beauté entièrement différents.

Visiblement hostile, mais toujours femme du monde, elle pria les visiteurs de s’asseoir, sans prêter grande attention au bonhomme d’une soixantaine d’années, à l’allure humble et gênée.

— Vous allez m’excuser, n’est-ce pas ? Monsieur Merville ne saurait tarder. Au revoir !

Ayant prononcé ces mots avec un peu d’affection, elle sortit, guindée, mais toujours élégante.

Simone ne put s’empêcher de s’exclamer :

— Comme elle est belle, Madame Merville !

— Bah ! répartit Mélanie en minaudant, toutes les femmes sont belles… seulement, nous n’avons pas toutes le même genre de beauté.

— Elle a l’air si distingué !

— Oui… un peu trop même !

Et l’incorrigible moqueuse se mit à imiter en la chargeant un peu, la sortie, un peu prétentieuse de Cécile :

— Vous allez m’excuser, n’est-ce pas ?… Monsieur Merville ne saurait tarder. Au revoir !

La caricature était si drôlement faite que Simone s’esclaffa, d’un rire jeune et musical, ce qui lui attira ce compliment :

— Mais, chère petite Simone, tu es cent fois plus jolie, avec tes grands yeux vifs, ton beau rire franc et joyeux et ta petite robe de quatre sous !

— C’est ça, moque toi de moi, protesta la jeune fille gaiement.

Puis, redevenue soudain sérieuse, elle ajouta :

— Tout de même, elle m’intimide cette belle dame.

— Je comprends ça !… Avec le regard de poisson frais qu’elle t’a décoché !… Mais ne t’en fais pas. Ce n’est pas elle qui est le « boss » ! le « boss, » c’est un chic type !

Elle s’arrêta net, confuse et balbutiante, malgré son aplomb, en se trouvant tout à coup devant son patron qui venait d’entrer, juste pour s’entendre déclarer « chic type. »

Il sourit avec bonté et son regard chercha le visiteur au nom familier. Il le reconnut aussitôt, malgré ses cheveux blancs et sa mine affaissée :

— Sarment ! Mon brave Sarment !

Instinctivement l’autre salua militairement, en s’écriant :

— Mon capitaine !

— Ah ! non, protesta Julien. Il n’y a plus de capitaine. La guerre est finie, Dieu merci ! Et puis, donne-moi la main.

— Oh ! mon cap… Monsieur Merville. Je suis bien fier de vous serrer la main.

— Et moi, donc ! J’en suis fier comme le jour où j’ai épinglé la croix d’honneur sur ta poitrine. Tu t’en souviens ?

— Si je m’en souviens !… Les camarades alignés, au port d’armes, les clairons qui sonnent, les tambours qui battent, le drapeau qui claque dans le vent, les salves d’honneur ! Ah ! il y avait tout de même des beaux moments !

— Oui, des beaux moments… et des beaux souvenirs !

Julien s’inclina devant la jeune fille, en disant :

— C’est ta fille ?… Mademoiselle, votre papa est un héros. Son dévouement m’a sauvé la moitié de ma compagnie !… Mes pauvres enfants !… Ah ! sans lui… bien peu seraient revenus, ce jour-là. Aussi, nous l’aimions tous !… C’est curieux tout de même comme après… on se perd de vue.

— Oui, ne put s’empêcher de murmurer Rosaire, après… on oublie vite. La patrie elle-même a la mémoire courte.

— Tu as eu du malheur ? Pauvre vieux !… Et ton ruban ?… Tu ne le portes pas !

— Non, je ne voulais pas le traîner dans la misère.

— Il faut le porter. La misère n’est pas une honte. Et puis, vois-tu, ces choses-là, ça ne se salit pas, ça nettoie !

Et détachant la barrette qu’il portait au revers de son veston, au-dessous de la rosette de la Légion d’Honneur, Merville l’agrafa sur la poitrine de son ancien compagnon d’armes, qui, immobile, au garde à vous, s’efforçait à ne pas pleurer.

Les deux hommes se saluèrent militairement, puis échangèrent une poignée de mains, tandis que Merville déclarait :

— Comme ça, j’aurai eu l’honneur de te décorer deux fois !

Puis, il s’informa :

— Et ta blessure ?

— Incurable !… C’est bien pour ça que la vie est si dure.

— Assieds-toi. Nous verrons à cela !

— Eh bien ! Mélanie, qu’y a-t-il ?

Alors, Mélanie, fit, en sanglotant, cette réponse imprévue :

— Je vais me marier !

— Ça vous fait un drôle d’effet ! ne put s’empêcher de remarquer Julien.

— C’est pas de ça que je pleure, mais c’est tous vos mics-macs, vos drapeaux, vos tambours qui trompettent, vos clairons qui tambourinent !… Moi, ça me remue, ces affaires-là ! Quand je pense que j’aurais pu devenir la femme d’un maréchal, comme Madame Sansgêne !… En attendant, faut bien que je me contente avec mon « plombeur ! »

— Et vous allez me quitter ?

— Il le faut bien. Mon mari me prend comme comptable. Il dit que, comme ça, ses intérêts seront mieux surveillés.

— C’est un point de vue !

— Dame ! si je fais sa caisse, j’aurai pas besoin d’y faire les poches ! ne put s’empêcher de plaisanter Mélanie, chez qui la drôlerie était innée.

Julien, lui, était trop préoccupé pour relever la boutade ; il déclara :

— Je ne vous cacherai pas que votre départ va bien m’embarrasser.

— Mais Mademoiselle Sarment est la perle des secrétaires, Monsieur Merville, et si vous voulez que je la mette au courant du bureau, elle fera certainement l’affaire.

— J’en serai ravi. Vous connaissez la dactylo, la sténo ?

— Comme son ave et son pater, intervint l’intarissable Mélanie. Je chambre chez eux. Ça fait que le soir, j’y donnais des leçons. Mais la voilà rendue qu’elle pourrait en remontrer à son professeur.

— À merveille ! conclut Julien. Cela me fera de la peine de vous perdre, Mélanie, mais je suis heureux d’employer la fille de mon vieux camarade.

Rosaire remerciait avec émotion et allait prendre congé quand l’importateur eut une généreuse pensée :

— Et toi, fit-il. Tu sais lire ?

— Pas très vite, mais je lis bien.

— Écrire ?

— Un peu !

Julien réfléchit une seconde. Certes, le bonhomme ne pouvait guère lui être utile, mais, quand on est riche, on peut se payer le luxe de causer une grande joie à un malheureux qui en est digne. Il décida :

— Mélanie. Vous amènerez aussi Monsieur Sarment au bureau.

— Qu’est-ce qu’il faudra lui faire faire ? lança étourdiment la sténographe.

Sans hésiter, Julien déclara :

— Classer les commandes du mois dernier.

À voix basse, il s’empressa d’ajouter :

— Mélangez-les bien qu’il ne s’aperçoive pas qu’elles étaient déjà classées.

Puis, tout haut :

— Demain, je lui trouverai autre chose.

Le pauvre Rosaire ne pouvait en croire ses oreilles. Il s’écria, radieux :

— Comment ? Je vais travailler pour vous, avec la petite ?… Ah ! comment vous remercier, Monsieur Merville.

— En faisant ton devoir… comme tu l’as fait là-bas !

— Ah ! vous allez voir si je vais me planter. Allons vite ! j’ai hâte !

— C’est parfait. Je vais à la bourse, ce matin. Je ne me rendrai au bureau que vers la fin de l’après-midi. Ainsi, vous serez moins gênés, tous les deux, pour vous familiariser avec vos nouvelles fonctions.

— Ayez pas peur ! Ayez pas peur ! Je vais vous les classer, vos commandes. Ah ! merci, Monsieur Merville, merci !… Allons, viens, petite ! Et remercie Monsieur Merville. Il est aussi brave homme qu’il était brave capitaine !

Sa joie était vraiment touchante et c’est avec une émotion sincère et profonde, que Simone, devinant le geste généreux de son nouveau patron, lui adressa ces paroles de gratitude :

— Monsieur, pour toute la joie que vous donnez à mon père, je vous remercie du fond du cœur.

Trop tard, elle voulut retenir le mouvement spontané de tendre la main ; il l’avait déjà prise en disant, très ému, lui aussi :

— J’en suis bien heureux, mademoiselle ! C’est à ce moment que Cécile entra.


III

CE QUE FEMME VEUT…


Elle fronça les sourcils et, feignant de se retirer, s’excusa d’un ton qui voulait être détaché, mais, que contredisait le froncement involontaire des sourcils.

— Reste, Cécile, dit tranquillement Julien avant de prendre congé de ses visiteurs.

Après leur départ, se frottant les mains, il lança, enjoué :

— Et puis, quoi de neuf ?

— Moi ?… C’est à toi qu’il faut demander cela !

Distrait, il ne remarqua pas l’intonation sarcastique, indice précurseur de la scène et c’est d’un ton léger qu’il réparti :

— À moi ?… Au fait, tu as raison. Cette bonne Mélanie me quitte. Elle va se marier.

— Je sais !… Je crois que tu ne perdras pas au change.

— Je l’espère, mais je n’en suis pas certain. Malgré son apparence étourdie, Mélanie est une excellente secrétaire.

— Simone la remplacera avantageusement.

— Simone ?

— Ne prends donc pas l’air de tomber de la lune. Simone, que tu viens d’engager.

— Ah ! elle s’appelle Simone ?… je l’ignorais.

— Oui, je sais !

— Quoi ? Tu sais ? Son prénom n’a pas été prononcé devant moi. Il n’y a là rien d’anormal.

Le duel était engagé. Sans même s’en apercevoir, il avait mordu et gagnait la première manche.

Après un court silence de réflexion stratégique, l’adversaire c’est-à-dire Cécile, reprit :

— Elle est très jolie, Simone.

— Ma foi, je n’ai pas remarqué.

— Non… je sais !

— Enfin, tu sais… tu sais quoi ?… Tu ne vas tout de même pas me faire une scène de jalousie, à propos de rien.

— De rien ? Ce n’est pas très poli. Si elle t’entendait !

— Oh ! tu es ridicule à la fin !

— Merci !

Ce « ridicule » et le ton du « merci » constituaient le signal du combat. Julien attaqua :

— Parfaitement, ridicule ! Voyons ! Depuis douze ans que nous sommes mariés, as-tu jamais eu le moindre reproche à m’adresser ? T’ai-je jamais causé le moindre soupçon ? Non !… Jamais !… D’ailleurs, je ne la connais pas, cette petite ! Je ne l’ai jamais vue avant aujourd’hui. Elle est la fille de Rosaire Sarment, un brave homme, qui fut caporal sous mes ordres, pendant la guerre et qui… qui a eu des malheurs depuis, à cause d’une blessure, d’une blessure inguérissable. De plus, c’est Mélanie qui me la présente, en me promettant qu’elle donnera satisfaction. N’est-ce pas logique que je l’engage ? Voyons, n’est-ce pas tout naturel ?

— Mais oui !

— Alors ?

Cécile sentit que le moment de la riposte était venu. Elle se lança :

— Alors ?… quand j’engage un chauffeur, un larbin, ou un cuisinier, je ne lui serre pas la main avec émotion en le regardant dans le blanc des yeux !… Et elle ! la petite gueuse ! Elle te dévorait !

— Oh ! oh !

— Elle t’envoûtait ! Elle t’ensorcelait !

— Voyons, Cécile !

— Pauvre naïf !… Ah ! que vous êtes faciles à enjôler, vous autres, hommes !… Il suffit d’un petit trémolo dans la voix, d’une fausse larme qu’on fait le geste d’essuyer et vous êtes roulés, conquis, vaincus !… Et ce n’est pas par sensibilité, par amour du prochain. Non, c’est par vanité, par un faux amour-propre. Le voilà, votre point faible, votre talon d’Achille, c’est votre fatuité. Alors que nous, les honnêtes femmes, prendrions pour un outrage les flatteries ou les œillades d’un rustre, vous, les hommes, au moindre sourire, vous vous dandinez, un simple clin d’œil, et vous vous pavanez, un compliment banal, ou intéressé, et vous faites la roue comme un paon… ou comme un dindon !

Soulagée par cette injure, Cécile souffla. Pour Julien, le moment était venu de se disculper, posément, en exposant les faits avec logique, sans ironie et sans passion ; mais il est rare qu’on se montre fin diplomate dans une discussion conjugale. Aussi prit-il immédiatement le sentier attrayant de l’ironie pour se laisser bientôt entraîner dans le torrent tumultueux de la passion :

— Tu as terminé ? railla-t-il. Mes compliments. Très jolie, ta petite sortie, mais bien imméritée, en ce qui me concerne du moins. Où m’as tu vu me dandiner, me pavaner, faire la roue ? Tu m’as vu ému, sincèrement ému, par la rencontre imprévue d’un de mes anciens braves, que la nation ingrate laisse végéter dans la misère, avec une plaie non refermée, ému par la joie enfantine de ce bon vieux à la pensée que j’allais lui trouver de l’ouvrage, qu’il pourrait se rendre utile et gagner sa vie, ému par la reconnaissance de cette enfant qui, en me remerciant, ne songeait qu’au bonheur que j’apportais à son vieux père, ému enfin, par la satisfaction de pouvoir donner un peu de joie à des braves gens qui en méritent et qui en manquent. Voilà ce que tu as vu. Rien que cela, je te le jure. Et tu le sais bien, d’ailleurs. Et c’est ce qui m’horripile ! Ces nobles émotions, ces beaux sentiments, ta vaine jalousie voudrait les transformer en… saletés, en turpitudes !

— Julien !

— Oh ! ne te révolte pas ! Regarde-moi plutôt !… Est-ce que j’ai l’air d’un Don Juan ? qui court les aventures galantes ? Est-ce que j’ai l’air d’un Tartuffe qui médite la séduction d’une honnête jeune fille ? Enfin, oui ou non, est-ce que j’ai l’air d’un libertin ?

Ne rencontrant pas de résistance, il reprit, adouci :

— Ou d’un brave homme et d’un bon mari ?

Dans le fond de son âme, Cécile savait bien qu’il disait vrai. Un soupçon de repentir lui tira une larme. Aussitôt, lui, s’attendrit :

— Chère petite tête folle !… Ne pleure pas, voyons. Tu sais que je t’aime bien et que, depuis douze ans, je n’ai aimé que toi !… Allons, un petit sourire, un petit rayon de soleil après l’orage !

Comme il savait encore se faire doux et câlin, prenant et séduisant ! Dans ces moments-là, elle retrouvait, près de lui, le bonheur des années enfuies. Elle sourit à son rêve.

— À la bonne heure ! s’exclama-t-il gaiement.

— Tu ne m’en veux pas ?

— Mais non, voyons, c’est oublié.

— Tu m’aimes ?

— Je t’adore !

Les nuages noirs semblaient dissipés, mais ce n’était qu’une éclaircie ; l’orage veillait encore, menaçant.

Julien crut bon de trouver une diversion, sans se douter qu’il se jetait au devant des coups :

— Ah ! fit-il, j’ai reçu une invitation des Falcondraie, pour mardi. Irons nous ?

— Oh ! oui, je voudrais bien… mais…

— Je sais !… Tu n’as rien à te mettre sur le dos ?

— Dame ! Rien d’inédit.

Julien ne se sentait guère l’envie de recommencer la discussion. Aussi, bien que la garde-robe de sa femme fut une des plus riches de la ville, il rédigea un chèque libéral, qu’il lui tendit, en disant négligemment :

— Tiens ! ça suffira ?

— Pour une robe ? Mais c’est trop, beaucoup trop !

— Eh bien s’il t’en reste, tu feras la charité avec ! Tu es contente ?

— Oh ! oui, je vois d’ici la robe que je ferai faire. Oh ! très simple, mais chic :

N’est-ce pas que je serai belle ?

— Plus que belle : ravissante.

— Et que tu seras fier de moi ?

— Plus que fier : jaloux !

Il l’embrassa avec tendresse. La sonnerie de l’horloge le fit sursauter :

Allons, ma chérie, il faut que je me sauve !

Elle le retint :

— Mais j’y songe ! Quelle parure mettrai-je ?

— Ta rivière en diamants ! Elle est magnifique.

— Trop ! Tout le monde la connaît par cœur.

— Bah ! qu’est-ce que ça fait ?

— Naturellement ! Cela t’est bien égal que je soie ridicule ! À moi, pas !

— Chut ! Ne nous chicanons pas. Tu mettras tes émeraudes ; tu ne les as portées que rarement.

— Oui, mais des émeraudes avec une robe rose, ça n’a pas le sens commun.

— C’est vrai. Tu as raison.

— Tu vois !

— Alors, tes rubis. Rouge sur rose, ce sera parfait !

— Jamais de la vie ! L’éclat des rubis tuerait la robe, on ne la verrait plus. On ne verrait que la parure !

— Tes opales ?

— C’est malchanceux !

— Tu ne disais pas ça quand tu en avais envie.

— D’ailleurs, c’est passé de mode !

Agacé, pressé d’en finir, Julien lâcha le mot malheureux, signal de la reprise des hostilités :

— Enfin ! arrange toi pour le mieux.

Cécile bondit :

— C’est ça !… Arrange toi !… Le voilà bien, l’égoïsme des hommes !… Débrouille toi, ma petite. Sois belle, fais mon honneur, mais débrouille toi. Comment ? Ça m’est égal ! Du moment que mon compte en banque n’en souffrira pas, le reste, je m’en moque !

— Voyons… mais ce chèque…

— C’est ça, reproche-le moi, ton chèque ! Est-ce moi qui l’ai demandé ?… N’aie pas peur !… Je suis trop indépendante !… Il est à peine suffisant, d’ailleurs !… Pour avoir une robe convenable à ce prix, il faudra que j’achète moi-même les étoffes… en marchandant… et que je les fasse assembler par une petite couturière. Ah ! Je vais être bien fagotée, je t’en réponds !

Julien se résigna à faire une concession :

— Écoute ! Je vais te faire un autre chèque de cinq cents dollars. C’est tout ce que je peux faire en ce moment !

Insensé, qui croyait s’en tirer à si bon compte ; sa nouvelle largesse fut saluée d’un sourire d’ironique pitié :

— Mon pauvre ami, tu ne comprends donc pas qu’avec la robe superbe que je veux me faire faire, il faut un collier de perles. Il faut qu’il ne fasse pas pitié, ce collier ! Autrement, l’éclat de la robe tuera la parure. On ne verra plus que la robe. Un enfant comprend ça !

— Un mari, plus difficilement !

— Ah ! ça !

— Enfin, combien ?

— Dame… à moins de cinq mille…

— Cinq mille !… Oh ! oh ! cinq mille dollars !

Il songea à ses affaires, assez difficiles depuis quelques temps. Pour satisfaire les caprices de sa femme, dont, selon sa propre expression, il voulait faire une vraie petite reine, il s’était engagé dans des spéculations boursières qui, après lui avoir donné des gains rapides et considérables, le plongeaient aujourd’hui dans de sérieuses inquiétudes. Sa femme n’en savait rien car, depuis plusieurs années, depuis que la richesse était venue, ils avaient cessé de collaborer. Désormais rassurée pour l’avenir, croyant son mari en tête d’une solide fortune, elle s’imaginait pouvoir ne rien se refuser. Avec regret, il fut contraint de s’ouvrir à elle, sans toutefois vouloir l’inquiéter :

— Il faut en faire ton deuil, ma pauvre chérie… pour le moment du moins.

— Ah ! je le savais bien ! Tu ne m’aimes plus !

Les larmes étaient proches ; il s’affola :

— Je t’en prie, Cécile, calme toi. Je serais très heureux de pouvoir te procurer ce plaisir, mais actuellement, il n’est pas permis d’y penser. Cela m’est impossible, vraiment impossible.

Cécile le considéra avec surprise.

— Nous ne sommes donc pas riches ?

— Très riches… sur le papier. Mais nous n’avons que peu ou point de disponibilités.

— Serait-il possible ?

Il la vit atterrée et, déjà, regretta sa franchise, pourtant nécessaire :

— Oh ! rassure toi. Nous ne sommes pas ruinés. Mais nous ressentons le contre-coup du récent krach de la bourse. Comme beaucoup d’autres, nous sommes obligés, pour quelques temps, de mettre les freins. On ne peut rien négocier actuellement sans supporter une énorme dépréciation. Il faut donc nous restreindre un peu et…

— Et me priver du nécessaire !

— Oh ! le nécessaire… une parure !

Encore un mot malheureux ! Décidément, les hommes sont bien maladroits, dans ce genre de discussions et il n’est pas surprenant que, toujours, Ève en sorte victorieuse :

— Une parure !

Le mot évoquait l’objet. Oubliant son inquiétude passagère, Cécile ne vit plus que la parure convoitée et, résolument, s’élança à sa conquête, chargeant à fond :

— Quoi ? Une parure !… Est-ce que je n’ai plus droit à une parure, maintenant ?… que j’ai méritée d’ailleurs, et mille fois gagnée. Car, enfin, tu ne te souviens pas assez de nos premières années de mariage, après la guerre, lorsque tu t’es lancé dans les affaires. Est-ce que je ne me suis pas assez dévouée pour toi ? Est-ce que je n’ai pas travaillé comme une esclave, tenant la maison, le jour, sans serviteurs, et le soir, t’aidant pour ta comptabilité. Tu les as vite oubliées, ces premières années où nous unissions nos efforts dans la lutte pour la vie.

— Je n’ai rien oublié !

— Dans ce temps-là, j’étais plus que ton épouse, j’étais ton associée !

— Dans ce temps-là !

— Tu ne te souviens donc plus des rêves que nous formions ensemble, de nos espoirs communs, de nos châteaux en Espagne ? Parfois, tandis que nous travaillions, tu te prenais à me regarder avec tendresse et tu me disais : Un jour, chère petite compagne, un jour, bientôt, nous serons riches et je pourrai te remercier du dévouement que tu montres en ces années d’épreuves. Alors, demande-moi ce que tu voudras !… Il n’y aura rien de trop beau pour ma petite reine !… Ah ! les temps sont bien changés !… Hélas ! l’amour s’envole et les promesses s’oublient !

Se prenant à sa propre éloquence, elle ouvrit l’écluse et laissa déferler ses larmes (ces diamants qui lui vaudraient des perles).

Devant sa douleur, Julien était vaincu. Il se résigna :

— Allons, ne pleure pas, voyons !… C’est ridicule !… Je vais te donner ton chèque, tu l’auras, ta parure !

Il rédigea le chèque et lui tendit, ajoutant, le front soucieux :

— Mais je t’assure que cela me gêne beaucoup, actuellement !

Toute à sa joie, elle ne l’entendit même pas. Redevenue gamine, elle lui sauta au cou, en s’écriant :

— Oh ! comme tu es gentil ! Et comme je t’aime !… Maintenant, vas vite, mon chéri, tu vas être en retard !

Comme il ne bougeait pas, elle s’étonna :

— Eh bien ! Julien, à quoi songes-tu ?

— Je songe que nous sommes faciles à enjôler, nous autres hommes !… Il suffit d’un petit trémolo dans la voix, d’une fausse larme qu’on fait le geste d’essuyer et nous sommes roulés, conquis, vaincus !

Elle ne releva pas l’amère critique qu’il lui retournait. Elle souriait à son collier de perles.

Une fois de plus, Ève triomphait.


IV

EN JOUANT AVEC LE FEU


Sans même lever la tête, Simone lance l’invitation, de sa voix frêle, mais décidée, tandis que ses doigts, agiles et légers, continuent à voltiger sur le clavier, où voisinent les lettres de l’alphabet et les signes de ponctuation.

Rosaire Sarment entre et contemple un instant, silencieux, celle qu’il appelle sa petite fée. Quel séduisant tableau pour un vieux bonhomme de père, que celui que présente son enfant, si gracieuse, avec ses petites mines appliquées et attentives, avec sa blouse de soie blanche et sa petite cravate noire.

Le silence du nouveau venu lui fait lever la tête et elle sourit au vieillard, dont le visage frais rasé, sous sa calotte de lustrine, exprime la tendresse et la joie :

— C’est toi, père ?

— Ce n’est que moi ! Je ne te dérange pas trop ?

Il reste sur le seuil, dans une pose gênée, les mains cachées derrière le dos. Simone le rassure :

— Toi ? Me déranger ? Tu sais bien que non. Mais tu as l’air tout drôle. Qu’y a-t-il ?

— Je suis allé faire une petite course et, en revenant, j’ai vu des fleurs. Alors, j’ai pensé à toi.

Gamine et joyeuse, elle saute au cou de son vieux papa :

— Oh ! que tu es gentil ! Des roses !… Moi qui les aime tant ! Merci, petit père ! Je vais les mettre dans l’eau.

Et, après l’avoir de nouveau embrassé, elle prend sur la table un petit vase vide et de son pas trottiné, agile et menu, comme toute sa personne, elle disparaît dans le corridor.

Le bon vieux essuie une larme de joie. Comme il fait bon pouvoir gâter un peu sa petite, après de sombres jours de misère. Habitués à vivre de peu, en leur modeste logis, est-ce qu’il ne sont pas presque riches avec leur double salaire, qui va tomber chaque semaine ?

Il regarde avec fierté ses manches de lustrine. C’est aujourd’hui que se termine la troisième semaine dans le spacieux office de Monsieur Merville. Pour la troisième fois, ce soir, viendront les petites enveloppes blanches qui contiennent le confort et la sécurité.

Tandis que Rosaire Sarment savoure son bonheur, le patron entre en coup de vent ; aussitôt, l’ancien soldat a un geste instinctif de : « garde à vous » !

— Bonjour, mon brave ami ! Ça va ?

— Gaillardement, Monsieur Merville, gaillardement ! Aïe !… À part de mes douleurs ! Ah ! saudite guerre, va !

C’est qu’en voulant se redresser un peu trop « gaillardement », il a ressenti un élancement dans les reins.

Monsieur Merville interroge :

— Et Mademoiselle Simone ?

— Oh ! elle s’est absentée pour une minute ; juste le temps d’aller chercher de l’eau.

— Et puis, es-tu content ?

— Vous pouvez dire : « radieux », Monsieur Merville, grâce à vous. Depuis trois semaines que nous travaillons pour vous, la petite et moi, le bonheur est entré chez nous ! Ah ! vous pouvez bien dire que vous êtes un vrai « Santa Claus », Vous !

— Du tout, mon brave Sarment. C’est moi qui suis chanceux d’avoir trouvé deux auxiliaires aussi dévoués.

— Ah ! pour ça, oui ! Je vous assure de notre dévouement à tous deux. Pour ma part, je me ferais tuer pour vous.

— Tu nous as prouvé que tu en étais capable ! Mais aujourd’hui, je ne t’en demanderai pas tant ! Et du moment que tu es satisfait, c’est le principal.

— Je suis plus que satisfait ! Je me sens tout ragaillardi ! Ah ! oui, la vie est belle !… Aie !… Saudite blessure !… Saudite guerre !… Saudits boches !…

Dans son enthousiasme, le bonhomme venait de s’attirer un nouveau rappel à l’ordre de ses reins sensibles. Voyant Julien s’installer à son bureau, il eut conscience d’être bavard et bredouilla :

— J’entends la petite qui revient. Je vous laisse à vos affaires. Moi, je retourne à mes dossiers.

Et avec une importance comique il alla, dans le bureau voisin, retrouver sa besogne. Simone entrait, portant le vase fleuri. Elle s’arrêta, confuse, sur le seuil :

— Oh ! pardon, Monsieur Merville.

— Bonjour, Mademoiselle Sarment… Oh ! que vous êtes gentille ! Des roses ! Moi, qui les aime tant !

— Mais ce n’est pas pour vous !

— Oh ! pardon !

Elle rougit, craignant que sa franchise n’ait déplu à son patron, puis elle crut devoir expliquer :

— C’est mon père qui vient de me les apporter en revenant d’une course.

— Ne vous excusez pas, je plaisantais. Ces superbes fleurs vous conviennent d’ailleurs bien mieux qu’à moi !

Flattée du compliment, elle répliqua gentiment :

— Mais je veux bien vous en donner une, si vous le permettez, de la part de papa.

— Mais comment donc ! J’en serai charmé.

En recevant la fleur, il en huma le parfum avec délices, les yeux fermés, puis tenta de l’épingler au revers de son habit. Mais il ne parvint qu’à se piquer :

— Aïe !

— Oh ! vous vous êtes fait mal.

— Non, j’ai été surpris, simplement.

— Désirez-vous que je l’attache ?

— Si vous voulez bien, parce que moi, je suis trop maladroit !

.........................

Il est probable que si Madame Merville avait pu assister à cette scène, elle aurait pu éprouver quelque inquiétude. Elle se serait bien trompée cependant.

Comme il le lui avait dit lui-même, son mari était trop franc et loyal pour courir la prétentaine. Il n’y avait eu qu’un amour dans sa vie ; cet amour, incendie au début, n’était plus qu’un feu couvant sous la cendre, mais jamais il n’en rechercherait un autre, préférant conserver intacts les beaux souvenirs de cette flambée, se contentant d’en recueillir les dernières étincelles, avec le secret espoir qu’un événement heureux viendrait le ranimer.

N’eût-ce été ce sentiment de loyauté envers celle que Dieu lui avait donnée pour compagne, il eût d’ailleurs trouvé odieux d’être seulement effleuré d’un désir, en présence de cette enfant si pure, son employée, la fille de son vieux compagnon d’armes.

Il est vrai qu’il ne pouvait se défendre d’éprouver une grande affection pour la délicieuse jeune fille, dont la beauté morale semblait surpasser encore le charme physique, mais ce sentiment était d’ordre essentiellement spirituel et pouvait être celui d’un bon oncle ou d’un grand frère.

De son côté, Simone était trop foncièrement honnête et pieuse, trop raisonnable et mûrie par la misère, pour jamais penser à une intrigue quelconque.

Certes, elle éprouvait une grande admiration, fort naturelle, envers le bienfaiteur et l’ami de son père, mais son cœur, elle le réservait tout entier à son cher vieux papa et à celui qui deviendrait son époux.

Tout ce qu’on pouvait reprocher à ces êtres d’élite, c’était que dans leur absolue confiance en soi, dans leur impeccable pureté, ils se souciaient pas suffisamment des apparences. Sûrs d’eux-mêmes, il ne pensaient pas que les autres pouvaient douter d’eux.

Merville, particulièrement, péchait par imprudence, et la suite de ce récit montrera bien quelles malheureuses conséquences eussent pu en résulter.

Sans la moindre arrière-pensée, il avait été conduit, par l’ennui et les circonstances, dans l’intimité de la famille Sarmant et s’y était complu : un jour, après une scène pénible avec Cécile, il était arrivé au bureau, morne et préoccupé. À la fermeture, il se trouva un instant seul avec Rosaire et fut frappé de l’expression de joyeuse insouciance qu’il lut sous ses rides, reflet visible de la satisfaction, après le devoir accompli, de redevenir un être libre et d’aller retrouver son chez-soi. Alors, Julien songeant à l’amertume de ses propres loisirs, ne put s’empêcher de s’étonner :

— Qu’est-ce que vous faites de vous le soir ?

À son tour, le bonhomme parut tout surpris de cette question :

— Comment, ce qu’on fait de nous ? Mais… on rentre tout bonnement à la maison. Je lis mon journal, pendant que la petite fait son ménage. Après souper, des amis viennent, on joue une partie de cartes, la petite fait chauffer une bonne tasse de café, et puis, on jase, on conte des histoires. Ah ! je vous assure bien qu’on ne s’ennuie jamais !

Après le départ de ses employés, Merville était resté dans son bureau, fumant et rêvant dans l’obscurité : triste rêverie où il revoyait les humbles veilles de son enfance et les bonnes soirées passées autrefois avec sa jeune femme à contempler des dossiers, à discuter des projets, ou bien en visite chez les vieux.

Pauvre père, si accueillant et si jovial ! Sa mort avait posé comme un voile de crêpe sur la vie de ceux qui restaient.

Quand il rentra chez lui, après s’être longtemps attardé au bureau, Julien trouva un mot laissé par Cécile où, en termes polis, sans faire la moindre allusion à son retard, elle l’invitait à aller la retrouver à une partie de bridge chez des amis.

Trop las de cœur pour faire bonne contenance devant des gens qui lui étaient presque étrangers, il téléphona pour s’excuser, prétextant un malaise.

Il tenta de lire mais, ouvrant un livre, pris au hasard, il tomba sur ce sous-titre :

« L’argent ne fait pas le bonheur ».

Il replaça le livre, fit faire une flambée dans la cheminée et, enfoncé dans un fauteuil, regarda danser la flamme, qu’avec amertume, il lui arrivait souvent de comparer à la merveilleuse passion qui avait illuminé quelques années de sa vie.

Tandis qu’il rêvait, la flamme tombait peu à peu. Bientôt, il n’y eut plus qu’un rougeoiement de braise. Demain, les cendres seraient obscures et froides.

Demain ?… Était-il possible que son sublime roman d’amour devint bientôt cette triste chose : « un peu de cendres obscures et froides ».

Le soldat, qui était en lui, réagit. Il s’ébroua, passa dans sa chambre où, avant de se confier au sommeil, il demanda au Maître de la Destinée, de permettre que son souffle divin ranimât le feu sous la cendre.

Le lendemain, à l’heure de la fermeture, une véritable tempête se déchaîna. Julien Merville, sachant que Rosaire et sa fille habitaient le quartier ouvrier de Saint-Henri, assez éloigné de son bureau de la rue Saint-Jacques, insista pour les déposer chez eux en automobile. En arrivant, par politesse, Sarment l’invita à monter se réchauffer un peu et Julien, heureux de reculer un peu le moment d’être seul, acquiesça.

Il accepta sans plus de manière la cordiale invitation à partager le modeste repas. Et, tout naturellement, il s’attarda à la veillée. Mélanie et son fiancé étaient venus, ainsi qu’un jeune homme de contenance timide, qui lui sembla vaguement courtiser Simone.

Cette soirée, où il se montra plein d’entrain, lui laissa un si bon souvenir que, peu à peu, il prit l’habitude de venir, chaque soir, faire un bout de veillée, selon l’expression populaire.

Cécile ne sembla même pas remarquer ses absences. En réalité, elle en souffrait, se laissant aller à mille suppositions inquiétantes, mais elle était trop fière pour provoquer une explication qui, peut-être, aurait été fort salutaire.

Les événements allaient se charger bientôt d’amener la crise qui détruirait… ou panserait.

.........................

La rose était épinglée. Naïvement, Simone fit cette remarque :

— Ça vous rajeunit de dix ans !

— C’est que j’en aurais besoin !

— Oh ! ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !

— Vous êtes trop polie pour ça !

— Certainement !… Oh ! vous me faites dire des bêtises !

— Rassurez-vous, je ne vous en veux pas !

— C’est moi, qui devrais vous en vouloir.

— Alors, pardonnez-moi !

— Oh ! Monsieur Merville !

Abandonnant cet innocent marivaudage qui, visiblement, gênait la timide dactylographe, Julien s’informa des choses du bureau.

— Rien de nouveau ?

— Il y a eu un téléphone de Madame Merville. C’est mon père qui a répondu.

— Le courrier n’est pas terminé ?

— Mais si monsieur, j’achève. Seulement, je voudrais le relire. Je n’ai pas eu le temps.

— Ça ne fait rien. Il faut que je repasse par ici dans une demi-heure ; je le signerai à ce moment-là.


V

PREMIER ORAGE


Après le départ de Monsieur Merville, Simone s’absorba dans la correction du courrier. Comme elle terminait, son père vint lui demander de vérifier un dossier qu’il achevait de classer.

Elle y trouva une légère erreur, qu’elle rectifia en la lui expliquant. Le bonhomme l’écoutait avec admiration :

— Comme tu est instruite, chère enfant. Et moi, qui ne suis qu’une vieille bête.

— Mais non, voyons, papa. Tu travailles très bien.

— Moi ?… je suis un bon à rien !

— Petit père !

— Ah ! si c’était dans le bâtiment !… Mais dans le bâtiment, on ne veut plus de moi, rapport à mes reins !… Ah ! saudite guerre ! Saudits boches !

— Voyons, ne t’emporte pas. Tu sais que c’est mauvais pour ton cœur. Le médecin te l’a défendu.

— Ah ! le médecin, le médecin ! Il en a assez envoyé chez le diable, qu’il y aille à son tour.

— Voyons, voyons, ne te fâches pas, petit père.

— J’me fâche pas ! J’me fâche pas… mais y a des moments que j’enrage !

La colère du vieux grognard tomba tout net en apercevant, dans l’entre-bâillement de la porte le visage cocasse de Mélanie, qui, après s’être assurée de l’absence de Monsieur Merville, lança un joyeux :

— Coucou !… On peut entrer ?

Après les salutations, elle s’informa :

— Et puis, Monsieur Sarment, comment vous sentez-vous dans vos nouvelles fonctions ?

L’ancien caporal se redressa, montrant ses manches de lustrine, comme un général montrerait ses étoiles, et affirma :

— De première classe !… Et comment trouvez-vous que mon uniforme me fait ?

— Extra ! On dirait que vous êtes venu au monde avec.

— Et ton fiancé ? intervint Simone.

— Toujours aussi pire.

— Tu dois le rencontrer ce soir ?

— Non, il va a l’enterrement.

— Le soir ? un enterrement ?

— Oui. Le sien !… Bien oui, son enterrement de vie de garçon. Aussi bien dire qu’ils vont veiller un quart… un petit quart de bière.

— Tu passeras la soirée avec nous.

— Certain, mais s’ils viennent, vous me cacherez, parce que je les connais, les velimeux ! Quand ils auront quelques verres dans le nez, ils vont charger mon Polyte sur un brancard et venir me faire une sérénade. Mais je vais leur jouer un tour : j’me montrerai pas. Comme ça, ils n’auront pas la chance de licher la mariée.

— Eh bien ! c’est entendu. Paul et Monsieur Merville viendront probablement.

— Dis donc ?… Tu ne trouves pas qu’il vient un peu trop souvent, Monsieur Merville. Il risque de te compromettre… ou bien donc moi.

— Monsieur Merville ? Nous compromettre ? Mais il est marié !

— Ouais ! C’est pas toujours ça qui les arrête, les velimeux d’hommes ?

— Monsieur Merville est un parfait gentleman.

— Ça, c’est vrai, j’ai travaillé deux ans pour lui et il ne m’a jamais manqué de respect ! Faut dire qu’jai jamais essayé de le « vamper » !

— Moi non plus.

— Je le sais bien, ma chère !… Tu est pure comme la crème douce. Mais sa femme, qu’est-ce qu’elle dit de ça ?

— Je crois qu’ils sont un peu en froid tous les deux.

— Ça ne m’étonne pas ! Elle m’a toujours fait l’effet d’une glacière, cette femme-là… mais d’une glacière capable de revirer en bouilloire quand il y a de la chicane dans la cabane. C’est pas qu’elle soit mauvaise, mais tu sais ce que c’est ? « Pas d’enfants, rien à faire et beaucoup d’argent… » c’est malsain pour la paix des ménages.

— C’est tout de même curieux qu’un homme qui ait un beau chez soi se plaise mieux chez du pauvre monde comme nous.

— Du pauvre monde, mais du bon monde. Eh bien ! moi, qui comprends rien, je comprends ça et si jamais mon « plombeur » se met à faire son « frais », je saurai où aller passer mes veillées.

— Tu seras toujours la bienvenue.

— J’y compte. Là-dessus, au revoir, ma chère, je me sauve.

— Attends-moi ! il faut que j’aille acheter des timbres. Il n’en reste presque plus !

Tandis que Simone revêtait son manteau, son père, qui s’était tenu à l’écart, laissant bavarder les jeunes filles, recommanda :

— Ne t’attarde pas, petite. Monsieur Merville sera bientôt de retour pour la signature du courrier.

— Juste le temps d’aller et revenir ! lança Simone, en entraînant son amie vers l’escalier de service.

Elles venaient de partir quand on frappa à l’entrée principale. Pensant que c’était quelque solliciteur, le brave Rosaire, qui n’avait jamais perdu le goût de la « gloriole », s’installa dans le fauteuil directorial et, prenant une pose majestueuse, lança un sonore et imposant :

— Entrez !

Ce fut Madame Merville qui parut. Tandis qu’il se précipitait, confus, la calotte à la main, elle reconnut le bonhomme qui était venu, trois semaines avant, un matin, présenter sa fille à l’importateur.

— Tiens ! vous êtes ici, vous !

— Oui, madame, je rangeais. Si vous voulez vous asseoir ?

— Vous travaillez pour mon mari ?

— Mais oui, Madame, depuis trois semaines.

— Ainsi que votre fille ?

— Oui, madame. Monsieur Merville ne vous a donc pas dit ?

— Monsieur Merville ne me tient pas au courant de ses affaires… encore moins de ses intrigues !… Où est-il ?

Rosaire était fort intimidé devant cette grande dame, si imposante, en tailleur noir rehaussé d’un magnifique renard, et qui paraissait contenir à grande peine une rage redoutable. Elle s’impatienta de son mutisme :

— Eh bien ! quoi ! On vous a défendu de le dire ?… Non ?… Alors, répondez. Où est mon mari ?

— Il est sorti, Madame, mais il doit revenir d’un moment à l’autre.

— Et sa secrétaire ?

— Sortie également, Madame, mais elle sera de retour…

— D’un moment à l’autre ! Naturellement !

À ce moment, le regard de Cécile rencontra le vase de roses, ce qui eut le don de l’exaspérer. S’oubliant complètement, elle laissa éclater l’orage :

— Ah ! ça, êtes-vous aveugle ou inconscient ? vous ne voyez donc pas leur manège ? Vous n’avez pas encore compris qu’on faisait la cour au père pour avoir la fille ? Et comme on a peur que le père devienne gênant, pour s’en débarrasser, on l’emploie à quelque vague besogne… inutile, dans le bureau.

Pendant ce temps, les amoureux peuvent se rencontrer où bon leur semble !

Rosaire bondit sous l’outrage :

— Madame je vous défends d’insulter mon enfant !

— Vous me défendez ! Vous feriez bien mieux de la surveiller. Mais si vous préférez fermer les yeux, c’est que cela fait mieux votre affaire !

Le vieux soldat, le front écarlate de honte, se récria :

— Madame, ce bout de ruban et mes cheveux blancs méritent plus de respect, et malgré votre colère…

À ce moment, Julien parut, suivi de Simone, qu’il venait de rencontrer dans l’ascenseur. Trouvant dans ce qui n’était qu’une banale coïncidence, la confirmation de ses soupçons, Madame Merville se laissa entraîner aux pires errements que lui dictait une fureur folle. Elle rugit :

— Ensemble, jusqu’ici ! Ça, c’est le comble !… Et sa boutonnière fleurie !… C’est complet ! Monsieur apporte des roses à sa secrétaire et elle le fleurit !

Avant que Julien ait pu l’en empêcher, elle arracha du vase les roses bien innocentes et les jeta au panier avec dépit.

Puis, s’adressant à Simone, elle dit d’un ton où le dédain dominait la colère :

— Vous pouvez le garder, ma petite ? Je vous en fais cadeau !

Et, vaincue par la douleur, sentant qu’elle allait faiblir, elle s’enfuit pour ne pas pleurer devant eux.


VI

ÈPANCHEMENTS


Les spectateurs de cette scène violente restèrent un instant médusés tant leur stupeur était grande. Julien eut l’envie de courir après Cécile pour la ramener et, par de franches explications, éclaircir la situation. La crainte d’aggraver le scandale et la vue de Simone, qui pleurait de honte, le visage blotti contre son père, l’arrêtèrent :

— Ne pleurez pas, dit-il, Tous ceux qui vous connaissent savent bien que vous êtes au-dessus de tout soupçon. Et toi, mon vieux camarade, pardonne à ma femme, pardonne lui au nom de notre vieille amitié, de notre grande estime.

Le bonhomme accepta la main qu’il lui tendait et répondit avec noblesse :

— Je ne comprends pas comment Madame Merville peut douter d’un homme comme vous, mais… pour les autres… pour ceux qui ne savent pas qui vous êtes et… qui nous sommes, vous nous faites peut-être trop de bontés. Vous m’employez à… quelque vague besogne… inutile. Je n’y avais pas songé et j’étais fier de me croire bon à quelque chose ; mais maintenant, qu’on me l’a fait comprendre… je vois qu’on a raison. Alors, le monde peut penser… ou pourrait croire… ce qu’on a cru… ce dont on vient de m’accuser… Je ne peux pas rester à votre emploi.

— Voyons, Sarment…

— Non, non. Je ne peux pas. Que la petite reste, puisqu’elle fait votre affaire. Je sais qu’elle est ici sous votre protection… en sécurité. Mais moi… qui ne suis plus qu’un vieux bon à rien, je… je… Adieu, Monsieur Merville !

— Sarment !

— Adieu… et merci tout de même… de tout mon cœur.

Julien voulut le retenir, mais Simone l’en empêcha avec douceur :

— Non !… Ne le rappelez pas, Monsieur Merville !… Laissez le cacher sa honte et sa peine !

Ramassant les fleurs, dont la robe délicate était meurtrie, elle s’apitoya :

— Ces pauvres roses !… Il faut avoir le cœur bien dur pour brutaliser ainsi des fleurs… et des malheureux !

— Simone, courrez, rappelez votre père. Je veux lui parler, le réconforter un peu.

— Non, monsieur Merville. Moi je vais aller le retrouver, le consoler.

— C’est cela ! Et ramenez-le avec vous demain.

— Simone secoua tristement la tête, en disant doucement, mais fermement :

— Non, Monsieur Merville. Merci… et adieu !

Elle allait franchir le seuil, quand un cri de Julien, dont l’accent douloureux la frappa, la fit retourner d’un bloc, une crainte dans les yeux !

Lui s’était repris, après cet appel instinctif, ce cri de « Simone », échappé à sa tristesse.

D’un ton doux et respectueux, il corrigea :

— Mademoiselle Sarment !… Vous voulez donc me quitter ?

— Il le faut !… Oui, je me sens si triste et si lasse ! C’est la première fois qu’on me fait entrevoir le mal ; c’est comme une blessure que je voudrais aller panser, loin d’ici. Laissez moi partir.

— Mais c’est impossible, voyons ! Vous savez bien que je ne pourrais pas me passer de… d’une secrétaire.

— Vous en prendrez une autre. Je dois partir.

— Une autre !… Mais vous étiez au courant. Vous faisiez parfaitement l’affaire et j’étais plus que satisfait !… Une autre, ce sera le gâchis !

— Je demanderai à Mélanie de vous donner encore quelques jours, pour mettre au courant ma remplaçante.

— Votre remplaçante. Je vous en prie, ne prononcez pas ce mot qui est comme l’écho de votre adieu !… Vous me manqueriez terriblement, petite Simone.

— Si mon départ vous cause quelque ennui, je le regrette sincèrement. J’emporterai le souvenir ému de toutes vos bontés pour moi, pour mon père, oui, un souvenir ineffaçable.

— Puisque vous croyez me devoir quelque reconnaissance, donnez-m’en le témoignage en… en ne m’abandonnant pas. Cela me gênerait terriblement, troublerait ma tranquillité.

— Si vous m’estimez, sacrifiez cette tranquillité au souci de ma réputation, de mon repos moral. Je vous en prie, Monsieur Merville, je ne voudrais pas vous offenser, vous qui avez été si bon pour nous, mais laissez-moi partir. Cela vaut mieux, beaucoup mieux.

— Ne comprenez-vous pas que c’est plus qu’une auxiliaire que je perdrais en vous. C’est mille choses que je ne peux définir, mais auxquelles pourtant je suis attaché au point de ne pouvoir supporter l’idée d’en être privé : c’est le rayon de soleil qui inonde ce sombre bureau dès que vous y entrez ; c’est le réconfort de votre voix, si douce, qu’elle rend le travail moins ardu, les soucis plus légers ; c’est votre sourire frais et jeune, devant lequel s’effacent les rides que mon front apporte de chez moi !… Et nos bonnes soirées, chez votre père, avec des amis, humbles, mais aimables, comme vous-même. Si je vous perds, c’est tout cela que je perds ! Ah ! ça, mais, qu’est-ce que je vais devenir, petite Simone ? Qu’est-ce que je vais devenir, sans vous !

Il semblait si accablé, que Simone, qui l’avait écouté avec une surprise croissante, eut, pour la seconde fois, une pénible impression. Le ton dont elle murmura :

— Oh ! Monsieur Merville ! lui fit relever la tête. Il vit la peur et la tristesse dans ses yeux, et comprenant ce qu’elle redoutait d’apprendre, il s’empressa de la rassurer, par une grande franchise :

— N’ayez aucune crainte, ma chère enfant. Mes sentiments n’ont rien d’équivoque et jamais l’ombre d’une pensée qui pût ternir votre pureté, ne m’a effleuré ! Regardez-moi. Tous ces fils d’argent qui parsèment mes cheveux, tous ces petits sillons qui marquent mon visage, je les connais, moi aussi, je les connais bien mieux que vous, car je les ai vus l’un après l’autre, au fur et à mesure qu’ils apparaissaient Je les sais par cœur. Ils m’ont fait une âme de papa… Une âme de papa qui se désole de n’avoir pas d’enfant à chérir !… Si vous saviez comme mon foyer est vide, comme il y fait froid !… Et pourtant…

Assis, maintenant, dans une pose d’immense découragement, il se parlait à lui-même, oublieux de la présence de Simone :

— Dans les premières années, j’avais cru pouvoir être heureux… infiniment… indéfiniment… Nous nous adorions. Ma femme était pour moi une associée, courageuse et dévouée. Et puis, l’argent est arrivé… trop vite. Oh ! pas méchamment sans doute, mais inconsciemment, en enfant gâté. Pour un luxe que le monsieur trouve excessif, c’est la scène grotesque et lamentable : on raille, on insulte, on blesse et puis… on pleure un peu et le tour est joué. Ou bien, si le monsieur résiste, on boude jusqu’à ce qu’il ait cédé ; il n’y a gagné qu’un peu de temps… et beaucoup de tristesse. De tous ces malentendus répétés, un malaise naît, grandit, s’aggrave… et l’amour meurt. Et l’on est l’un et l’autre bien malheureux !

Devant cet homme si courageux, que la Providence avait semblé favoriser et qui mettait ainsi à nu une âme vibrante de détresse, Simone, profondément remuée, ne put s’empêcher de murmurer :

— Et vous êtes plus près du bonheur… et vous êtes plus près de Dieu. Vos souffrances, vos blessures, causées par le Destin, vous élèvent, les nôtres, filles de la haine et de la cupidité nous abaissent.

De sa voix douce et grave, Simone dit, avec une profonde pitié :

— Je vous plains de tout mon cœur. Vous méritez d’être mieux aimé !

Sans même l’entendre, il poursuivait :

— Quand vous m’êtes apparue, la glace qui, depuis cinq ans, pesait sur mes épaules, a fondu au soleil de votre sourire. Votre adieu m’a fait l’impression d’un linceul, son écho résonne à mes oreilles comme un glas.

Simone comprit combien il était sincère et tout ce qu’il y avait de respectueux dans les sentiments de Monsieur Merville. Elle vit qu’il souffrait et, puisque sa présence journalière devait être une consolation pour lui, elle prit tout à coup le parti charitable de ne pas l’abandonner entièrement à sa détresse.

Raccrochant à la patère son chapeau et son manteau, elle dit avec simplicité :

— Je resterai.

Puis, sans lui laisser le temps de la remercier, elle annonça sur un ton parfaitement professionnel :

— Si vous voulez signer le courrier, Monsieur Merville, il est prêt !


VII

LA VEILLÉE CHEZ ROSAIRE


— Tu n’as presque rien mangé, père. Tu mériterais que je te gronde.

— Je n’ai pas faim… Les injures, c’est indigeste… ça nourrit.

Tandis que Simone allait et venait, transportait plats et vaisselle de la table à l’évier où fumait un bassin d’eau bouillante, le vieux s’installait dans la « berçante ».

Évoquant la scène de l’après-midi, la jeune fille eut un retour d’indignation :

— Oh ! la méchante femme ! Oser supposer de pareilles choses !

Rosaire ne répondit pas de suite. Sous prétexte d’allumer sa pipe, il préparait ce qu’il allait dire ; c’était si délicat, étant donné la pureté d’âme de sa petite :

— J’avoue, déclara-t-il enfin, que les apparences y ont aidé un peu. Vois-tu ? tu n’aurais pas dû donner une de tes roses à Monsieur Merville et tu aurais mieux fait d’éviter de rentrer en même temps que lui. Oh ! je sais bien ! Tout cela s’est fait sans que tu y penses. Tu ne pouvais guère y voir du mal, ma chère enfant, mais la vie n’est pas toujours aussi propre que tu te l’imagines, le monde est souvent plus méchant. Et puis, que veux-tu ? Ces femmes riches et désœuvrées, ça ne peut s’occuper qu’à deux choses : faire du mal… ou en inventer.

— Il me semble qu’elles auraient plus de joie à faire du bien : employer leurs loisirs à vêtir ceux qui n’ont rien à se mettre sur le dos et le surplus de leur argent à nourrir ceux… qui n’ont rien à se mettre sous la dent.

— Ah ! oui, il te semble…

On frappait, Simone alla ouvrir et revint, suivi d’un beau jeune homme, d’une vingtaine d’années, type d’ouvrier endimanché, à l’air décidé, au regard loyal. Ils entrèrent juste au moment où Rosaire, achevant sa pensée, prononçait ces mots :

— Mais toi, petite, tu es une sainte.

— Je suis tout à fait de votre avis, confirma le nouveau venu, en lui serrant la main.

— Bonsoir, mon garçon, répartit le bonhomme. Ah ! toi, tu pourras dire que t’as gagné le gros lot à la loterie du mariage.

— Mais je n’en ai jamais douté.

Simone emportait le pardessus et le chapeau du visiteur, tandis que Rosaire le faisait asseoir, en demandant :

— Et puis, es-tu content ?

— Content ? C’est-à-dire que je suis très heureux !

J’ai eu mon augmentation et elle arrive juste à point, puisque, dans un mois, on sera deux… en attendant d’être trois !

Le jeune homme partit d’un gros rire qu’il arrêta net, en entendant la réprimande de Simone, qui revenait :

— Voyons, Paul !

La voyant rougissante, il devint cramoisi et balbutia :

— J’ai t’y dit quelque chose de mal ? Je savais pas ! Excusez !

Simone causa de suite du sujet qui la préoccupait :

— Si tu le veux bien, Paul, pendant quelques temps, je préférerais continuer à travailler de mon côté. Monsieur Merville serait réellement désappointé si je partais aussi brusquement, et puis.

Elle hésita un peu, cherchant les termes à employer, mais, voulant être tout à fait franche, elle reprit :

— C’est un homme très sensible, pas très heureux… tu comprends ? Il s’est rapidement attaché à papa et à moi. Enfin, je ne sais comment t’expliquer, mais quand je le quitterai, il aura beaucoup de peine.

— Eh ! eh ! fit Paul, mi-sérieux, mi-badin, je vais en être jaloux, moi.

— Oh ! Paul !

— Rassure-toi, je plaisantais. Je sais à qui j’ai affaire. Pourtant il devrait être heureux, ton patron, il est riche ?

— Oui, mais son ménage ne va pas très bien.

— Ah ! ces femmes du monde ! Peuh !

— Alors, si tu n’y vois pas d’inconvénient…

— Écoute donc ! Quant à moi… évidemment, j’aurais été bien content de travailler pour nous deux, de te « garder » quoi ! Mais si tu penses que tu ne dois pas quitter ton « boss » dans le moment… c’est toi qui sais ça, pas vrai ?… Et puis, on pourra ménager un peu plus et s’établir un peu plus vite.

— Nous établir ?

— Oui. Depuis que je te « courtise » que je « jongle » à ça ? C’est, comme qui dirait, mon rêve. Un petit magasin qu’on tiendrait tous les deux, travaillant ensemble, comme de vrais partenaires. Et puis, en arrière du magasin, un beau petit logement pour veiller, le soir. Et puis, le petit magasin grandira… grandira ! Alors, là, je prendrai des employés et, fini pour toi, le travail : tu seras une belle madame aux mains blanches… qui ne pourra s’occuper qu’à deux choses : faire du mal… ou en inventer !…

— Non, mon Paul, toute notre vie, nous travaillerons la main dans la main, car l’oisiveté de la femme, c’est le commencement de la peine du mari.

— Ah ! oui, comme pour ton « boss ». Ça a bien du bon sens ce que tu dis là. En tous cas, d’ici à ce qu’on soit riche, y aura peut-être bien du nouveau. Mon associée sera peut-être devenue une bonne petite maman.

— Paul !

Depuis un moment, Rosaire écoutait en silence la causerie des jeunes gens. Il profita de l’interruption pour prendre la parole :

— Mes chers enfants, ça me fait plaisir de voir que vous comprenez la vie comme elle doit l’être. Vous deux, au moins, vous raisonnez et parlez comme du monde. Alors, c’est dit : en attendant… qu’il arrive du nouveau, vous travaillerez ensemble. Et puis, vous ne savez pas ? Pendant que vous gagnerez les « bidoux » tous les deux, eh bien ! moi, je vous ferai la popote. Vous aurez bien une petite place pour le bonhomme ?

— Ça s’adonne ! affirma le jeune homme cordialement. Mais vous quitterez donc votre emploi chez Monsieur Merville ?

— Oh ! oui… moi, dans les bureaux, je ne suis pas bien à mon affaire.

— Et comme Simone voulait protester, il persista :

— Oui, oui, je le sais !

Puis, à lui-même, entre ses dents :

— On ne me l’a pas envoyé dire !

On frappait de nouveau. Simone alla ouvrir à Mélanie qui, suivant son habitude, fit une entrée agitée et bruyante :

— Bonsoir tout le monde et la compagnie ! Laisse faire, Simone. Je suis capable d’aller me « déganter » toute seule. Je connais la maison !

Tandis qu’elle portait son manteau et son chapeau sur un lit, Simone s’exclamait :

— Mon Dieu ! ma vaisselle que j’ai oubliée ! Mon eau va être froide.

— Passe moi un tablier, cria de loin Mélanie, je vais l’essuyer !

Et, pendant que les deux jeunes filles s’affairaient et que les hommes fumaient, la conversation générale reprit, sous la conduite de Mélanie, qui n’avait jamais la langue dans sa poche :

— Et votre mariage ? Toujours pour dans un mois ?

— Oui, Mélanie. Et le tien, samedi prochain ?

— Oui, dans sept jours et six nuits exactement, à sept heures du matin, je me mettrai la corde au cou. Ceux qui auront le courage de se lever seront les bienvenus !

— Tu as une jolie robe. Tu étrennes, je crois !

— Oui, ma chère, le samedi de Pâques. C’est un « scheme » pour recevoir un cadeau…


VIII

LA CRISE BIENFAISANTE


Aussitôt la vaisselle rangée et le tapis de table placé sur la toile cirée, Mélanie proposa une petite partie de « casino. »

On allait s’installer quand survint un nouveau visiteur : Monsieur Merville.

Quoiqu’un peu surpris de le voir venir, après les événements de l’après-midi, Rosaire salua d’un air hospitalier :

— Bonsoir, Monsieur Merville. Venez vous asseoir.

Julien semblait ému et gêné :

— Merci, Sarment, dit-il, je suis venu encore ce soir… pour te remettre ta paye, et puis… parce que je m’ennuyais terriblement, enfin parce que… je sais qu’on t’a fait de la peine. Et ça n’est pas juste.

— Oh ! c’est oublié, fit le brave homme, en prenant la main que lui tendait Julien. Le mal qu’on a pu me faire, je l’ai pardonné, pour l’amour de vous, qui êtes si bon.

— Merci. Tu reviendras lundi, ou plutôt mardi, après le lundi de Pâques, hein ?

— Oh ! pour ça, non, Monsieur Merville. Malgré qu’on m’a dit des choses… qu’étaient pas vraies, on m’en a dit… qu’avaient bien du bon sens, assez que j’aurais dû les deviner moi-même. Mais que voulez-vous ? L’orgueil ! Le satané orgueil ! C’est dur de se rendre compte qu’on n’est plus bon à rien. Ah ! si c’était dans le bâtiment !… Mais dans les bureaux…

Julien allait protester lorsqu’un pas nerveux et rapide retentit dans l’escalier, puis on frappa sèchement. Rosaire échangea un regard avec Julien et Simone ; tous trois, venaient d’avoir la même pensée. Un peu pâle, mais décidé, Rosaire alla ouvrir.

Cécile fit brusquement irruption et lança un « j’en étais sûre ! » qui ne présageait rien de bon.

Julien se leva et dit sans nervosité :

— Que signifie ?

Alors, l’inévitable tempête se déchaîna :

— Voici donc où, depuis dix jours, tu passes tes veillées ! Ce n’est pas assez que vous soyez ensemble toute la journée. Il faut aussi la petite partie de cartes, le soir, sous l’œil complaisant du bonhomme !

Julien l’interrompit d’un ton ferme :

— Cécile ! Je t’ordonne de faire à l’instant des excuses à ces braves gens !

— Des excuses ! Ça dépasse les bornes du cynisme !

Rosaire tenta d’intervenir, mais Simone l’en empêcha et s’avança résolument :

— Laisse, père. Ne t’énerve pas. C’est à moi de répondre.

En voyant devant elle cette petite canadienne en robe de maison qui osait lui tenir tête, à elle qui, en prévision de cette scène, avait mis ses plus beaux joyaux, ses plus riches fourrures, l’orgueilleuse femme du monde, sous le coup de la colère, et pour la première fois de sa vie, peut-être, devint vulgaire :

— Comment ! Tu pousses l’inconscience jusqu’à me braver, petite rien du tout !

Ce fut un tollé général.

Paul s’était levé tout rouge, en criant :

— Ah ! taisez-vous, madame, taisez-vous !

Rosaire, indigné, prenait Julien à témoin :

— Ah ! cette fois, ça dépasse les bornes !

Mélanie, estomaquée, s’écriait :

— Non, mais, qu’est-ce qu’il lui prend ?

Et Julien marchait vers sa femme en lui réitérant l’injonction de s’excuser.

Alors, Simone, dominant le tumulte, prit la parole, bien décidée à ne pas la lâcher :

— Taisez-vous tous ! ordonna-t-elle avec force. C’est moi qu’on veut salir, c’est à moi de me défendre ! Cet après-midi, Madame, nous étions chez Monsieur Merville, mais ce soir, vous êtes chez mon père, et je vous demande de quel droit vous venez jusqu’ici répéter vos basses calomnies ?

— Comment de quel droit ? Vous semblez oublier que je suis sa femme !

— D’abord, vous n’êtes pas sa femme !

— Je ne suis pas… ?

— Non, vous n’êtes pas sa femme, vous n’êtes que son épouse. Une femme, c’est mieux et c’est plus : une femme, c’est une amie douce et prévenante qui, au lieu de rendre impossible le séjour au foyer, s’efforce de l’y rendre attrayant ; une femme, c’est une associée, courageuse et dévouée qui, au lieu de créer des soucis financiers par ses fantaisies de millionnaire, ménage pendant les moments difficiles et, au besoin, paye de sa personne ; une femme, enfin, ce n’est pas une poupée insouciante et frivole, mais une compagne douce et aimante, qui partage les joies et les peines de son compagnon. Est-ce là ce que vous êtes ?

— J’étais tout cela quand mon mari m’aimait !

— Pardon ! Dites plutôt que votre mari vous aimait quand vous étiez tout cela ! Et vous étiez heureux, alors, tandis qu’aujourd’hui, vous offrez le triste spectacle de deux forçats, rivés à la même chaîne et obligés de suivre le même chemin, la même destinée, sans aucune pensée, aucune aspiration commune. La tension nerveuse où cette pénible existence vous a plongés, vous poussera aux pires extrémités. Déjà, votre mari, qui est un honnête homme, ça, je vous le jure, en est réduit à chercher au dehors, de modestes distractions qui, peut-être ne lui suffiront pas toujours. Et vous, qui êtes une honnête femme, j’en suis persuadée, ne savez déjà plus discerner le bien du mal, puisque vous travestissez en vilenies les plus nobles et les plus pures amitiés !

— De quel droit prenez-vous la liberté de m’adresser ce sermon, vous qui ne pouvez encore rien connaître de la vie ?

— Du droit qu’un innocent a toujours de se défendre quand on veut le couvrir de boue ! D’ailleurs, si je prêche en paroles, il me sera bientôt donné de prêcher par l’exemple !

— Vraiment ?

— Voici mon fiancé, madame, un brave garçon que vos calomnies n’empêcheront pas de me donner prochainement son nom. Je sais ce que je lui dois en retour et je vous jure bien que, toujours, je serai sa femme, non seulement son épouse, mais son amie, son associée, sa compagne et, si Dieu le permet, la mère de ses enfants. Toujours, je resterai la même pour lui : que le malheur frappe notre foyer ou que la joie l’inonde, que la misère l’assombrisse, ou que la fortune l’éclaire, jamais je ne changerai, j’en fais le serment !

Émue, elle appuya sa tête sur l’épaule de son fiancé, qui béait d’admiration et d’amour. Alors, Cécile, qui depuis un instant déjà, se rendait compte de toute l’injustice de ses soupçons et de sa conduite, Cécile, qui ressentait tout ce qu’il y avait de mérité dans la petite leçon qu’elle s’était attirée, Cécile enfin, dont les sentiments de franchise et de loyauté natives avaient été profondément remués, s’humilia humblement :

— Je vous demande pardon, à tous. Je vois que je me suis cruellement trompée. Ne m’en veuillez pas trop, Mademoiselle. Plaignez moi, plutôt, car tout le bonheur que vous allez connaître, je l’ai connu moi-même, mais je n’ai pas su le garder, et par ma faute, je l’ai perdu.

Ayant chassé à jamais toute pensée d’orgueil, elle pleurait en prononçant ces paroles d’une voix lasse, avec un accent de repentir.

Tous ces braves gens émus, lui pardonnaient d’emblée, sans paroles, et leur silence attendri était plus éloquent que toutes les protestations.

Elle lut une immense pitié dans le regard de Rosaire ; elle vit des larmes dans les yeux des jeunes gens, enlacés. Combien leur bonheur lui semblait enviable et doux. Prête à défaillir, affamée de tendresse, elle regarda son mari, dont les yeux adoucis l’appelaient, dont les bras s’ouvraient pour la recevoir.

Alors, avec un soulagement ineffable, une sensation de repos absolu, elle se blottit contre lui, tandis qu’il murmurait à son oreille :

— Notre bonheur n’est pas mort ! Cherchons ensemble et nous le retrouverons !


IX

LA NOUVELLE SECRÉTAIRE


— Voilà !… Est-ce bien ?

— La frappe est parfaitement égale et nette, la disposition impeccable. Vous êtes mûre pour me remplacer.

Cécile frappa des mains, avec une joie enfantine, tandis que Simone, son petit professeur, ayant relu la copie, appréciait :

— Il n’y a aucune erreur, c’est parfait !

Cette scène se passait dans le bureau de Monsieur Merville, deux mois après la soirée dramatique qui avait ranimé l’amour assoupi.

Depuis un mois, Cécile avait consacré toutes les matinées, tandis que son mari était à la bourse, à l’étude des travaux du bureau. Instruite et intelligente, adroitement dirigée par la jeune femme, qui achevait son premier mois de vie conjugale, elle avait fait de rapides progrès et pouvait, dès maintenant, être une secrétaire très convenable.

Simone, ignorant la rancune, avait eu cette généreuse idée : Puisqu’elle serait bientôt obligée de quitter son patron, puisque Madame Merville rêvait de redevenir l’associée de son mari et se plaignait de son oisiveté, n’était-elle pas la remplaçante rêvée ? Elle fit part de ses réflexions à Madame Merville qui accepta avec enthousiasme ; toutefois, pour éviter que Julien ne s’opposât à la réalisation de ce projet, les jeunes femmes, devenues amies, complotèrent de faire l’apprentissage en cachette pour, le jour venu, mettre l’importateur en présence du fait accompli.

Cependant, Cécile craignait que les affaires de son mari pâtissent de son inexpérience, mais Simone la rassurait.

— Vous lui donnerez entièrement satisfaction.

— Sauf pour la sténographie ?

— Oh ! vous êtes encore un peu lente, peut-être, mais, pendant quelques temps, vous jouirez certainement de toute l’indulgence de… votre patron.

— C’est en effet fort probable. Savez-vous bien, chère petite amie, que vous avez été la bonne fée de notre ménage ? Depuis la scène ridicule que je vous ai faite un soir…

— Oh ! madame…

— …le bonheur a repris place à notre foyer. J’ai compris que je n’avais peut-être pas toujours été assez prévenante, fait assez de concessions, montré suffisamment d’égards envers mon mari, enfin, que les torts étaient le plus souvent de mon côté. Lui-même, depuis ce jour, se montre aimable, tendre et charmant pour moi. En un mot, grâce à votre heureuse intervention, nous traversons une seconde lune de miel, plus belle, plus resplendissante que l’ancienne !

Simone était certes plus touchée qu’elle ne voulait le laisser voir. Ce mot de « lune de miel » évoquait en elle un monde magique de rêve qu’elle ne connaissait pas. Elle avait trouvé le bonheur d’une affection solide et loyale, mais elle ignorait les ineffables joies dont parlent les romans d’amour et que Cécile, elle, avait pleinement goûtées ! Pour cacher son regret, elle plaisanta :

— Je vous souhaite de tout cœur que cette nouvelle lune ne connaisse jamais d’éclipse !

Le ton de gaieté sonnait faux et Cécile, trop intuitive pour ne pas le sentir, interrogea avec un sincère intérêt :

— Et vous, petite amie, êtes-vous heureuse ?

Simone répondit d’une voix calme et ferme, mais qui manquait d’élan :

— Mai oui ! Comment ne le serais-je pas ? Mon mari est très bon, travailleur et rangé, sobre et affectueux. Que pourrais-je demander de plus ?… Oh ! sans doute, son instruction, et même peut-être son éducation laissent un peu à désirer, mais sa modestie et son bon vouloir lui permettront de se perfectionner.

Cécile, déconcertée de voir tant de sagesse, elle, qui avait vibré passionnément, et connu la flamme ardente d’un amour idéal, ne put s’empêcher de dire :

— Déjà des restrictions ? Ma pauvre enfant ? Vous n’êtes pas parfaitement heureuse !

Simone répondit avec une inébranlable conviction :

— Je le serai. Mon mari est un brave homme, que j’aime et qui m’aime. C’est une nature simple et droite, sérieuse et positive, qui ne changera pas, si ce n’est pour s’améliorer. Je tâcherai de ne pas être en reste avec lui et, nous faisant tous deux des concessions mutuelles, nous avancerons chaque jour vers un bonheur plus parfait, plus complet.

Bien que son âme romanesque se révoltât devant ce renoncement, le cœur noble de Cécile ne pouvait s’empêcher de l’admirer, s’extériorisant en ces termes, elle ajouta :

— Vous avez raison d’avoir foi en l’avenir, ma chère petite Simone. Dieu vous donnera… ce que vous méritez !

— Oui, j’ai confiance en lui. Déjà, il m’a envoyé l’avertissement d’un autre bonheur auquel il n’y a de limites que les bornes de notre propre cœur !

— Vraiment ? Vous aussi ?

Les deux femmes se regardèrent avec émotion, après cette confidence intime qu’elles étaient encore seules à connaître. Puis, elles restèrent silencieuses, le regard ennobli d’une tendresse déjà maternelle et souriant, dans leur rêve, à cet autre bonheur, que toutes deux avaient le droit d’espérer.

Elle furent ramenées sur terre pour l’arrivée de Mélanie, qui salua Cécile sans surprise, ce qui inquiéta celle-ci. Simone la rassura :

— Pardonnez-moi, Madame. Mélanie est mon amie intime, ma confidente et je n’ai rien pu lui cacher ; j’étais si heureuse de notre idée.

— C’est vous seule, chère petite, qui l’avez imaginée.

— Ça m’étonne pas d’elle, intervint Mélanie ! Elle en a toujours des idées comme ça !… En tous cas inquiétez-vous pas pour moi, je suis le tombereau, pardon, le tombeau des secrets.

— Merci. J’avais si peur que Julien sache ! Et comment vous trouvez-vous de la vie conjugale, Mademoiselle Mélanie ?

— Oh ! je la conjuge « all bean ! » Mon vieux est bien fin pour moi et moi pour lui. Puis, je vous passe un papier qu’il ne s’en plaint pas. Souvent, il me regarde en soupirant : « Mélanie, qu’il me dit, depuis que tu es ma femme, mes affaires sont plus prospères. D’abord, comme comptable, t’es pas battable et avec toi, je peux avoir confiance. Ensuite, comme cuisinière, t’es de première classe. Et puis, quand j’ai l’esprit tranquille et l’estomac plein, je travaille de meilleur cœur ! » Non, mais, y m’aime-t’y, c’t’homme-là, y m’aime-t’y !

— Mais comment se fait-il que tu ne travailles pas, un samedi matin ?

— Le magasin est fermé, pour cause de deuil.

— De deuil ?

— Oui, c’est notre meilleur client…

— Qui est mort ?

— Non, qu’est parti en Europe en oubliant de payer son « bill. » Il l’a oublié de bonne souvenance, comme de juste. Aussi bien dire qu’on peut en faire son deuil. Ce qui fait que mon vieux a pas le cœur à l’ouvrage, ni a la gaieté, non plus ! Aussi, moi, je suis sortie, parce que j’aime pas ça, le voir triste.

Bientôt, Cécile eut une nouvelle alerte, en entendant frapper à la porte. Mais c’était Paul et papa Rosaire qui venaient faire une petite visite « en passant. »

Ils bavardaient joyeusement tous les cinq, car l’ouvrage était terminé ; pourtant Simone prêtait l’oreille. Tout à coup, elle chuchota :

— Vite ! Cachez-vous tous ?

Et, tandis qu’ils se sauvaient par la porte de l’escalier de service, comme des collégiens se préparent à jouer un bon tour, Simone s’installait au bureau. Julien entra. Il était transformé ; ses traits détendus, son regard vif, ses couleurs revenues, son sourire franc, son allure dégagée, sa voix joviale, tout dénotait l’homme heureux, pressé de terminer sa besogne pour aller retrouver son foyer. Dès le seuil, il lança gaiement :

— Bonjour, Simone. Le courrier est terminé ?

— Le voici, Monsieur Merville.

— Merci !

Il relut les lettres, les signant au fur et à mesure et parut satisfait. Puis, l’heure n’étant pas sonnée de fermer les bureaux, il bavarda un peu :

— À part cela, rien de neuf ?

— Oui, Monsieur Merville. Nous partons dans l’Ouest, mon père, mon mari et moi, pour nous établir. Je dois vous quitter ?

— Me quitter ? Quand cela ?

— Aujourd’hui même !

— Mais c’est une trahison ! Et votre notice !

— Je me suis trouvé une remplaçante qui vous plaira beaucoup.

— Dites donc, petite Simone, savez-vous que vous n’êtes pas gênée de choisir vous-même votre remplaçante ?

— J’étais certaine qu’elle vous plairait plus que toute autre.

— Plus que vous, ce serait difficile. A-t-elle des connaissances professionnelles ?

— Elle est très instruite et, depuis un mois, elle s’entraîne ici, sous ma direction. Aujourd’hui, elle est parfaite et pourra, dès lundi, me remplacer.

— Savez-vous que ce n’est pas très gentil de me quitter aussi brusquement, après m’avoir fait des cachotteries ? Je vous en veux un peu.

— Oh ! Monsieur Merville !

— Allons ! quittez cet air désolé, petite Simone, vous savez bien que je n’ai pas le droit de vous en vouloir. Vous avez été la bonne fée…

— …de votre ménage ?

— Mais oui. Grâce à vous, le bonheur a repris sa place…

— …à votre foyer ?

— Oui. J’ai compris que je n’avais peut-être pas toujours été assez prévenant, fait assez de concessions, montré suffisamment d’égards envers ma femme, enfin, que les torts étaient…

— …le plus souvent de votre côté ?

— Mais… oui, en effet !… Elle-même se montre aimable, tendre et charmante pour moi. En un mot, grâce à votre heureuse intervention…

— …vous traversez une seconde lune de miel, plus belle, plus resplendissante que l’ancienne ?

Julien la regardait avec une surprise croissante. Elle expliqua :

— C’est curieux !… Toutes les phrases que vous prononcez, il me semble que je les ai entendues, ici-même, il y a quelques minutes.

— Entendues ici même ? Mais de qui ?

— J’y suis ! De votre nouvelle secrétaire.

— Ma nouvelle… Au fait, qui est-ce ?

— Je vais vous l’envoyer !

Et le laissant abasourdi et fort intrigué, elle sortit et Cécile entra, disant d’un ton gavroche de petite midinette :

— Bonjour, M’sieu Merville !

— Toi ?

— Êtes-vous satisfait de mon courrier. M’sieu Merville ?

— Comment, c’est toi qui as fait cela ? Et c’est toi qui, depuis un mois, t’exerces à ces ouvrages ?… Mais enfin, pourquoi ?

— Il y a deux mois, tu as retrouvé ta compagne aimante et douce. Je voulais te rendre aussi ton associée fidèle et dévouée.

— Quoi ? Tu veux…

— …ne rien négliger pour garder mon bonheur.

— Notre bonheur !

— Seulement…

— Quoi ?

Elle hésitait, trouvant difficile, après tant d’années de vaine attente, de faire l’aveu de ses espoirs :

— Je te préviens que… dans quelques mois… tu devras te chercher une autre secrétaire.

— Dans quelques mois ? Est-ce que… ?

— Je crois que oui.

Elle était devant lui, toute rose, les paupières baissées ; il l’attira dans ses bras !

— Oh ! ma chérie ! quelle heureuse nouvelle !…

Se soustrayant à la douceur de l’étreinte, elle se dégagea, soudain redevenue gamine :

— Chut ! Il y a du monde… là !

Elle alla prestement ouvrir et appela les visiteurs.

Déjà, Simone venait, la main tendue :

— Me pardonnez-vous, Monsieur Merville, de m’être permis de choisir votre nouvelle secrétaire ?

Plus ému qu’il ne voulait le laisser voir, il pressa la gentille menotte avec reconnaissance et s’écria gaiement :

— Mes amis, dans quelques minutes, nous fermerons le bureau et puisque nous voilà réunis, je vous invite au meilleur restaurant de la ville. Dans un dîner soigné, nous fêterons une très bonne nouvelle… que je viens d’apprendre.

Tous applaudirent et Mélanie entonnait comiquement :

« For he is a jolly good fellow, » quand, soudain elle songea à son mari :

— Mon doux ! Polyte que j’oubliais !

— Téléphonez-lui de venir nous retrouver, offrit Julien.

Elle accepta de bon cœur !

— Ah ! bien ! c’est pas de refus ! Ça l’aidera à supporter son deuil !


X

LES PEUPLES HEUREUX N’ONT PAS D’HISTOIRE



St-Boniface, le 20 mai 1930.


Chère Madame et Amie,

C’est votre petit professeur de sténo-dactylo qui profite de quelques instants de loisir pour se rappeler à votre bon souvenir.

Le soir, quand le magasin est fermé, nous parlons souvent, papa, Paul et moi de nos amis de Montréal qu’il nous ferait tant plaisir de revoir. Ne viendrez-vous jamais nous causer l’heureuse surprise de votre visite ? Je sais que Monsieur Merville est très pris par ses affaires et que vous devez être, vous, bien esclave de votre petit tyran, qui n’a qu’un mois de plus que Cécile, votre filleule.

Me croirez-vous si je vous dis qu’elle vous fait honneur ? Elle est superbe et pleine de santé. J’espère que votre bébé est également bien portant ; je serais heureuse d’avoir de ses nouvelles et, si vous vouliez me faire grand plaisir, son portrait. Nous avons fait photographier notre petite femme et j’en joins un exemplaire à ma lettre. Vous verrez que je ne l’ai pas vantée.

Notre commerce est florissant. Paul est très actif et très ingénieux ; entre ses mains, toute entreprise semble devoir réussir. Nous espérons beaucoup de l’avenir, en ce qui concerne la fortune, mais pour ce qui est du bonheur, nous ne pouvons souhaiter mieux que dans le présent.

Mon père, malgré ses douleurs, supporte gaillardement sa vieillesse. On dirait même qu’il rajeunit au spectacle de notre bonheur. Mais sa grande joie, à lui, c’est d’avoir une petite fille ; je suis certaine qu’il l’aime plus qu’il aime sa propre enfant. Et elle le lui rend bien, la petite mâtine : ses plus beaux sourires, ses plus doux regards, ses plus tendres câlineries sont pour son grand papa.

Recevez, ainsi que Monsieur Merville, l’assurance de notre sincère amitié à tous et surtout, donnez un gros bec, de ma part, à votre petit Hubert.

Votre amie profondément dévouée,
Simone Lepage.
***


Rimouski, le 1er juin 1930.


Chère petite amie,

Votre lettre est venue me rejoindre chez Madame Merville, la maman de Julien, qui habite ici en compagnie de sa sœur Hubertine, la doyenne de la famille. Les deux excellentes dames réclamaient à grands cris, l’une son petit-fils, l’autre son filleul, si bien que nous avons mis la clef sous la porte et, en deux petites journées d’automobile, nous sommes venus les surprendre.

Je n’essayerai pas de vous décrire l’accueil qu’elles nous ont fait. Des larmes montent à mes yeux au souvenir de leur joie. Les pauvres vieilles dames étaient dans un tel état qu’un moment, nous avons craint une double syncope et que nous nous sommes reprochés in petto de ne pas les avoir averties.

Croirez-vous qu’elles s’occupent à peine de leur Julien et de sa femme. Mais le petit, impossible de les en séparer ! Et il arrive cette chose drôle et touchante, que les deux sœurs, qui vivaient en parfaite harmonie avant notre arrivée, sont maintenant devenues des rivales. Elles se jalousent et se chicanent à cœur de jour — oh ! très gentiment, bien entendu, en douairières charmantes et bien élevées qu’elles sont. Le plus embarrassant est qu’elles me prennent à témoin :

— Cécile, tu ne trouves pas que ce serait mon tour de la prendre ? C’est moi qui suis sa grand’mère après tout. Dis-lui de me le donner !

— Cécile, fais lui donc comprendre que je peux bien le garder cinq minutes. Je suis sa marraine. Il porte mon nom !

Et je suis prise entre elles deux et suis bien embarrassée de rendre jugement, ne pouvant m’en tirer à la manière de Salomon.

En réalité, c’est moi qui dois me sacrifier, car je les vois si heureuses avec le petit, que je n’ai pas le cœur de le leur ravir.

Merci mille fois pour la photographie de ma petite filleule que je vous charge d’embrasser bien fort pour sa marraine. Vous trouverez ici le portrait d’Hubert, ce qui me dispense de la joie de vous le décrire.

Quant à Julien, il est parfait. Depuis que le malentendu est dissipé, aucun nuage n’est venu ternir notre amour. Notre lune de miel n’était qu’interrompue ; nous l’avons reprise avec une tendresse aussi grande qu’au premier jour.

C’est à vous que je dois ce bonheur, chère petite amie, et je vous bénis, en priant Dieu de veiller sur le vôtre.

Mon mari m’a bien recommandé d’exprimer sa cordiale amitié à son vieux camarade et à notre chère petite Simone que j’embrasse moi, très tendrement.

Cécile Merville.
FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)