La flamme qui vacille/01/05
V
AGRÉABLE RENCONTRE
Le séjour de Rosaire Sarment à l’Hôpital de la Madeleine touchait à sa fin. Sans être guéri complètement — il ne devait jamais l’être — il ne requérait plus de traitement.
En attendant le conseil de réforme, il menait la vie calme et oisive qui convient aux convalescents. On avait beaucoup de liberté à cet hôpital de repos, puisqu’on avait le droit, après le café au lait du matin, de sortir jusqu’à l’heure du coucher. Naturellement, ceux que la chance favorisait et dont les parents — ou la marraine de guerre — habitaient Paris, usaient largement de la permission ; mais Sarment qui n’aurait su où aller dans la grande ville, qui lui faisait un peu peur, préférait rester avec les moins fortunés de ses compagnons, à jouer aux dames ou aux dominos, à lire, à écrire au pays ou à fumer en rêvassant. Ses rêveries ne pouvaient qu’être bien moroses, mais les saintes femmes tâchaient de leur mieux de distraire les pauvres gens laissés à leurs soins : de petites gâteries, fruits ou tasses de chocolat accompagnées d’un biscuit, venaient rompre la monotonie des longues heures de loisir.
Après le souper, l’aumônier emmenait les malades dans une maison voisine où des jeux de boules, de billard, avaient été installés et, sachant être pour eux un camarade enjoué et cependant respecté, il s’efforçait de leur donner l’illusion de la liberté.
À neuf heures, tout le monde était au lit ; une religieuse venait au centre du dortoir et récitait les prières, coupant les phrases pour permettre aux hommes de répéter après elle, et les plus incroyants répétaient bien gentiment pour « faire plaisir à la sœur qui était si bonne. » Saintes Femmes ! Nombreux sont ceux qui, depuis longtemps, avaient oublié les prières de l’enfance et que votre douceur et votre dévouement ont ramenés à Dieu, bien mieux que ne l’aurait fait le plus brillant des sermons. C’est que les sermons parlent à l’intelligence, tandis que vos vertus parlent au cœur et le cœur du peuple est plus pur et plus docile que sa pensée.
Pour le canadien, qui avait toujours gardé en lui la Foi des ancêtres, la prière était un des meilleurs moments de la journée. C’est là qu’il sentait que tout n’était pas désespéré puisque Dieu veille sur ses créatures.
— Caporal Rosaire Sarment.
Une novice est sur le seuil de la porte et déchiffre une carte, hésitante et rougissante.
— Présent !
Bien intrigué, Rosaire s’avance et prend la carte qu’on lui tend. Il voit son nom, écrit au crayon. Il retourne la carte et lit imprimé :
— Julien Merville.
— Mon capitaine ! Où est-il ?
— Venez ! répond la novice sans lever les yeux.
Il suit la jeune fille, à travers une enfilade de corridors, dans une partie de l’établissement qu’il ne connaissait pas encore. C’est l’annexe, maison voisine, prêtée par son riche propriétaire. Là, on se croirait dans un palais ; bien qu’on ait enlevé les tentures et les œuvres d’art, les murs gardent leurs riches moulures et lambrissures dorées.
La petite novice, presque une enfant encore — elle semble avoir seize ans — frappe.
— Entrez !
Rosaire Sarment tressaille. Comme un bon toutou reconnaîtrait la voix de son maître, il retrouve l’organe net et bien timbré de son capitaine. Il voudrait s’élancer, mais la petite novice, sans même voir son impatience, dit :
— Attendez là ! et disparaît, lui fermant la porte au nez.
Déjà, la voici de retour :
— Entrez !
Rosaire entre avec l’élan d’un aîné retrouvant son jeune frère. Mais, sur le seuil, devant le visage amaigri, mais toujours martial de son chef, il fait le plus beau salut militaire, sans se soucier du petit élancement dans les reins, que lui cause la brusquerie du geste.
— Approche, mon vieux camarade, dit le capitaine. Tu ne t’attendais pas à me voir ici, hein ? C’est que lorsque j’ai appris que tu y étais en convalescence, j’ai demandé à y être moi-même envoyé. Et puis, comment te sens-tu ?
— Mais vous-même, capitaine ?
— Bah ! une petite blessure : le filon, comme disent les poilus français !
— Tout de même, vous êtes pâle et… votre bras ?
Son geste désigne le bras en écharpe, soutenu par une planchette.
— Mon bras ? Ah oui ! le coude fracassé par un éclat d’obus, à Courcelette. Mais dans un mois il n’y paraîtra plus et le moral est bon. Et toi ?
— Moi ?
Le capitaine regrette déjà sa question étourdiment lancée, en voyant le rude visage de son compagnon d’armes se rembrunir.
— C’est vrai, mon pauvre ami, tu as été aussi éprouvé moralement que physiquement. Et ta fillette ?
— Les Courville, qui l’ont recueillie, en attendant mon retour, m’écrivent de ne pas m’inquiéter, qu’ils en prennent bien soin. Mais paraît qu’elle jongle, elle est triste, trop tranquille pour son âge. Pauvre petite Simone, elle s’en va sur cinq ans ! J’ai hâte de la revoir tout de même !
— Et tes blessures ?
— Ils m’ont ôté un rognon, mais ça revient pas vite. Je pense que je vas en arracher pour mon ouvrage. Faudra que je change. Je suis fini pour la construction.
— Tu vas être libéré ?
— J’attends le conseil de réforme.
— Tu auras une pension.
— Je le sais bien, mais ça suffit pas, avec une enfant sur les bras. J’ai tellement peur qu’elle aie de la misère, ma petite… Mais je veux pas vous chagriner avec mes histoires : Et la compagnie ?
— Elle marche d’exploits en exploits. Mes braves compagnons ! J’ai bien hâte d’être guéri pour me retrouver avec eux.
— Beaucoup de morts, depuis que je suis parti ?
— Oui. Nous avons donné beaucoup ces temps-ci. Il fallait appuyer l’offensive de la Somme. Ça a bardé, comme disent les Français !
— Oui, ça chauffe pas mal pour les petits canayens. Une chance qu’ils aiment ça !
L’heure du souper les sépara. Ils convinrent de se revoir chaque jour, mais l’homme propose…
Le lendemain, Rosaire Sarment fut présenté au Conseil de Réforme ; huit jours après, réformé avec une petite pension, il était envoyé en Angleterre, pour attendre son rapatriement.
Par un matin froid d’octobre, il fut embarqué pour la périlleuse traversée. Tandis que le vapeur quittait Southampton, le vieux héros, assis sur un cordage roulé, songeait tristement à ce qui l’attendait : la torpille d’un sous-marin ou une vie de lutte et de privations pour élever son enfant à l’abri de la misère.