La fin de la bohème. — Les influences littéraires dans les derniers événemens

La fin de la bohème. — Les influences littéraires dans les derniers événemens
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 241-267).

La
fin de la bohème

LES INFLUENCES LITTÉRAIRES DANS LES DERNIERS ÉVÉNEMENS.


Nous venons d’échapper à la barbarie ; mais ce qu’il faut bien qu’on sache, c’est que, dans ce furieux assaut contre la civilisation, nous avons eu affaire à une barbarie lettrée. À la tête de cette armée sinistre marchaient des écrivains qui n’étaient pas tous sans talent, de beaux esprits même dont quelques-uns avaient eu des succès de vogue, dont plusieurs pouvaient espérer une heure encore de célébrité sur l’asphalte des boulevards. Voilà ce qui a été le trait singulier des derniers événemens. Jusqu’alors, les bataillons de l’émeute ne se recrutaient guère que dans la population ouvrière, sous le commandement des généraux ordinaires de barricades comme Barbes ou des conspirateurs émérites tels que Blanqui. Cette fois à la tête de ce gouvernement de parodie nous avons vu paraître une foule de noms appartenant par leurs origines au monde civilisé, aux lettres, aux sciences, aux écoles. C’est tout un état-major spécial et nouveau de l’insurrection qui a défilé devant nous comme dans une parade de Franconi, enrubanné, empanaché, cavalcadant sous le reflet du drapeau rouge. On a dressé la statistique des carrières libérales qui ont fourni leur contingent à la commune de Paris. La médecine et l’enseignement libre s’y rencontrent avec la peinture à côté des professions inavouables, qui abondent ; mais ce qui domine, il faut bien à dire, c’est l’homme de lettres : il se multiplie dans le sein de la commune ou aux alentours. Le journalisme, le pamphlet, le roman même, se coudoient dans cette troupe qui a donné pendant deux mois ses représentations lugubres à l’Hôtel de Ville. Ç’a été vraiment l’invasion de la bohème littéraire dans un gouvernement fait à son image. Ce premier triomphe sera-t-il du moins le dernier, et comprendra-t-on enfin par ce terrible exemple que l’orgie des lettres sans dignité et de l’esprit sans conscience ne doit plus recommencer sous nos yeux, aux applaudissemens d’un public dupe ou complice? C’est en mai 1850 que naquit officiellement la bohème dans une préface d’Henri Murger; c’est en mai 1871 que nous l’avons vue tomber sur le pavé sanglant, après avoir pris sa part d’une tyrannie ignominieuse. Elle était entrée pourtant d’une façon bien inoffensive dans le monde; elle avait commencé par un éclat de rire dans une mansarde. Après vingt et un ans d’une triste vie qui cessa bientôt d’être innocente, et que se disputèrent la paresse et la vanité, elle vient de finir derrière une barricade par un cri de désespoir et de rage, léguant au monde, avec un nom détesté, une énigme morale que nous essaierons de résoudre.


I.

La vie de bohème n’a pas été inventée par Henri Murger, ni le mot ni la chose ne lui appartiennent; mais il l’a découverte et révélée dans ses petits mystères. Il nous l’a montrée avec une gaîté tellement inoffensive, un si aimable abandon et tant de gentillesse dans ses indiscrétions, qu’on aurait eu mauvaise grâce à rudoyer cette belle humeur toujours prête à s’envoler en chansons au premier rayon de soleil, au premier souffle du printemps. La critique et le public furent d’accord pour faire bon accueil à l’écrivain, à son œuvre, à ses révélations piquantes, et la bohème, ainsi présentée, put dire comme la jeune captive d’André Chénier :

poem>Ma bienvenue au jour me rit dans tous les jeux. </poem>

Donc, en ces années lointaines, il s’était formé aux alentours du Luxembourg, à l’ombre de ses lilas, un groupe d’écrivains encore sans réputation, de peintres sans commande, de musiciens sans ressources, liés entre eux par les hasards de la camaraderie errante, rêvant ensemble de fortune et d’avenir dans de petits cénacles où l’on mêlait à la chimère des plus belles destinées la satisfaction très positive de démolir (c’était le mot en usage) les gloires établies, les réputations naissantes, les talens consacrés, ou qui travaillaient à l’être. Le fond de ces existences, vu de près, était fort misérable et fort triste; mais, pour cacher ce vilain fond trop réel, il y avait de la gaîté, de la verve, au moins chez leur historien; il y avait même un peu d’émotion, et surtout cette grâce suprême, irrésistible, parce qu’elle est l’inconnu dans le talent et dans la vie, la jeunesse. Tout au plus aurait-on plaisanté volontiers le révélateur de ce petit monde sur sa prétention intermittente à le hausser un peu trop dans notre estime. Quand il se contente de plaider les circonstances atténuantes en faveur de ses légers héros et de ses héroïnes plus légères encore, c’est à merveille. Nous nous amusons des boutades du musicien Schaunard et de sa symphonie sur l’influence du bleu dans les arts, nous applaudissons aux paradoxes de Gustave Colline le philosophe, tant que nous pensons qu’ils ne tirent pas à conséquence, enfin nous sourions en voyant tourbillonner dans les pages du livre cet essaim folâtre des Sidonie, des Louise et des Musette; une larme perce à travers notre sourire quand le poète de ces faciles amours envoie Mimi mourir à l’hôpital. Tout cela dans sa mesure a son agrément; mais l’intérêt est d’autant plus vif que les exigences de l’écrivain sont plus modestes. Le livre, qui ne contient que des scènes et des récits, vaut beaucoup mieux que la préface, qui expose une théorie, et dans laquelle on pourrait relever plus d’une apostrophe au moins inutile adressée aux puritains du monde, aux puritains de l’art, mêlée à des dithyrambes en l’honneur de la vie libre et de l’art indépendant. Ce sont là des tirades de matamore, sorties du moule où les coulait jadis un des ancêtres de la bohème, Cyrano de Bergerac, et dont se raillait ailleurs l’aimable Murger. Cette déclamation n’est pas dans sa voix; elle est notée trop haut pour lui.

A vrai dire, qu’est-ce que cette vie artistique, si singulièrement exaltée par l’écrivain, qu’il a cru devoir la rehausser par un prétentieux barbarisme? C’est, nous dit-on, la vie vouée au culte pur de l’idéal, ignorante ou insouciante de la réalité; c’est l’existence tout extatique « de ces obstinés rêveurs pour qui l’art est demeuré une foi et non un métier, et qui, par timidité ou par inexpérience, s’imaginent que tout est dit quand l’œuvre est terminée, et attendent que l’admiration publique et la fortune entrent chez eux par escalade et par effraction. Ils vivent, pour ainsi dire, en marge de la société, dans l’isolement et dans l’inertie. Ils sont logiques dans leur héroïsme insensé; ils ne poussent ni cris ni plaintes, et subissent passivement la destinée obscure et rigoureuse qu’ils se font eux-mêmes... Ils sont vraiment les appelés de l’art, et ont chance d’être aussi ses élus. Cette bohème-là est hérissée de dangers; deux gouffres la bordent de chaque côté : la misère et le doute... Cette bohème est la préface de l’Académie, de L’Hôtel-Dieu ou de la Morgue. » Telle est la théorie; dans la pratique, il faut beaucoup en rabattre. Si nous prenons Murger lui-même pour arbitre, à juger la question par ses agréables récits, elle sera bientôt tranchée. Ses personnages ne sont pas, à beaucoup près, des victimes de l’idée, ni de pâles martyrs de l’art; ce sont de spirituels viveurs sans le son qui appliquent chaque matin leur génie à des problèmes du genre de celui-ci : « comment paierons-nous notre terme? » ou bien : « comment dînerons-nous ce soir? » C’est là tout leur souci, celui qui creuse un pli à leur front. En vérité, il n’est guère question dans ces singulières aventures de la recherche de l’idéal; il s’agit très prosaïquement de vivre, de s’amuser, sans qu’il en coûte rien à leur paresse ou à leur bourse vide. Pourquoi donc de pareilles existences seraient-elles les privilégiées de l’inspiration? Pourquoi les grandes idées, les sentimens sublimes, les nobles formes de style, les dons les plus rares de l’imagination et de l’expression abonderaient-ils de préférence parmi ces jeunes gens qui n’ont jamais invoqué d’autre muse que Mlle Musette? Pourquoi les plus belles conceptions de l’art viendraient-elles spontanément éclore dans une vie sans étude et sans travail? Pour ma part, je n’ai jamais pu le comprendre; il est vrai que ce jugement est celui d’un bourgeois, d’un philistin, et qu’à ce titre on le récusera.

Comme tous ces personnages, qui ont bien l’air de vivre ou d’avoir vécu, sont dégénérés de ce modèle qu’ils ont toujours devant les yeux, et qu’ils ne savent reproduire que par les plus tristes côtés! Avec quelle indignation le poète de Rolla désavouerait cette postérité d’orateurs d’estaminet et de rimeurs débraillés qui lui font l’injure d’invoquer son nom! Lui, c’était un poète, « un de ces hommes à qui le ciel, souvent au prix de misères, de faiblesses, d’indicibles souffrances, semble livrer ses secrets, et qui, par une exception sans égale, en reçoivent un don merveilleux et divin de sentir, d’exprimer et de peindre; enfans privilégiés qu’il faut aimer, juger avec indulgence, car ils sont en ce monde moins pour s’y gouverner eux-mêmes que pour charmer et consoler les autres[1]; » mais eux, quel droit ont-ils à être jugés avec cette sympathie qui désarme la raison? Sur quel front de cette troupe vagabonde brille l’étincelle céleste qui ne s’éteignit jamais chez lui parmi les risques effrayans de la plus aventureuse existence? Nous voyons ici d’inexcusables faiblesses, des prétentions inouïes, un désordre insensé de mœurs et d’idées, — nulle part le signe supérieur, ce reflet de l’idéal sous lequel tout s’éclaire et se transfigure. Ce n’est plus cette élégance innée qui survit à la chute, ni cette fantaisie émue jusque dans ses écarts les plus étranges, ni même cette débauche presque poétique encore où l’on entend une douleur immortelle sangloter à travers l’éclat de rire, et qui n’est que le désespoir de la passion; ici c’est la misère volontaire acceptée d’abord par lâcheté, puis cultivée avec dilettantisme, transformée en une sorte de carrière spéciale où l’habileté consiste à échapper au propriétaire et au tailleur, où le triomphe est de vivre le plus longtemps possible sur le crédit que l’on n’a pas : triste vie au demeurant, à peine consolée par quelques rayons de soleil dont on ose à peine jouir entre deux termes échus, ou par quelques amours de hasard qui s’envolent par la fenêtre de la mansarde le soir du jour où l’on n’a pas dîné. Le fond de cette existence, c’est la chasse fantastique à la pièce de cent sous. Tous ces vieux jeunes, qu’on nous donne pour les amans platoniques de l’art, ne sont que des Gil Blas égarés dans les lettres. Lesage n’eût pas manqué de croquer ces figures en quelques traits de sa sèche ironie; il appartenait à notre époque à la fois réaliste et sentimentale de poétiser cette vie besoigneuse et ces incurables paresses.

N’exagérons rien de peur d’être injustes à l’égard du meilleur et du plus inoffensif de ces bohèmes. Ni la vie ni le talent de Murger ne méritent ces dures sentences; mais il a créé un faux et triste idéal de vie libre qui a égaré bien des jeunes imaginations, et les a jetées dans des voies sans issue. Schaunard et Colline ont laissé derrière eux une funeste école. Eux du moins, ils n’étaient que des révoltés contre l’art, dont ils outrageaient le culte austère par leurs extravagances, dont ils méconnaissaient les conditions les plus hautes, le sérieux de la pensée, l’effort continu, la dignité de la vie. Après eux sont venus les révoltés de la société, ceux qu’on a nommés ou qui se sont nommés eux-mêmes les réfractaires. L’âge d’innocence de la bohème n’a pas duré longtemps; encore est-il vrai de dire que ce n’était qu’une innocence relative.

Comment s’est faite cette transformation? De la manière la plus logique et la plus simple : la littérature besoigneuse est devenue, par une transition fatale, la littérature envieuse. Dans la première phase de la bohème, on voyait déjà poindre le germe des mauvaises passions : l’impuissance aggravée par la paresse, exaspérée par des prétentions absurdes, aiguisée en une sorte d’ironie perpétuelle contre tout ce qui travaille ou s’élève, enfin la volonté bien arrêtée de ne prendre rien ni personne au sérieux plus que soi-même, et l’horreur du sens commun poussée jusqu’à la déraison systématique. Transportez ces instincts de la bohème littéraire dans le milieu fiévreux du monde politique, sous l’atmosphère embrasée des passions et des haines qui s’y allument, — ajoutez-y l’idée fixe de parvenir par tous les moyens au sommet du pouvoir et de la fortune, l’émulation déplorable que fait naître dans certaines âmes le spectacle des ambitions triomphantes et de la richesse scandaleuse, — jetez tous ces germes dans un tempérament bilieux, dans un esprit inquiet, ironique et dur, dans une conscience qui depuis longtemps a dévoré tous les scrupules, et vous verrez quelle moisson funeste et empoisonnée va surgir!

C’est ce que nous avons vu et ce qui mérite d’être rappelé pour l’édification des naïfs, s’il en reste dans un temps comme le nôtre, plus propice à l’expérience qu’aux illusions. Donc un certain jour, il y a cinq ou six ans à peine (on dirait qu’il y a un siècle), un changement presque subit se fit dans la littérature légère chargée de défrayer le public de nouvelles à la main et de petits scandales. Un souffle purifiant de généreuse colère avait passé par l’âme des chroniqueurs à la mode, et l’on put espérer que la petite presse allait devenir une école de mœurs. Certains amuseurs publics se firent moralistes, pamphlétaires, satiriques, avec un grand succès. A les voir poursuivre avec tant de zèle les gros abus et les grands scandales, on eût dit qu’ils retrouvaient une vocation perdue. C’était d’un fouet implacable qu’ils flagellaient les Français de la décadence, parmi lesquels on avait pensé jusqu’alors qu’ils occupaient une place distinguée, et leur satire acre dénonça sans relâche à l’indignation des honnêtes gens la grande bohème, l’opposant ainsi, par une antithèse heureuse, à la petite bohème, trop méconnue. Certes la matière prêtait. Il serait inutile de nier que ce temps si brillant en apparence et ce monde aux surfaces éblouissantes ne fussent secrètement minés par un mal étrange, multiple de formes, d’une contagion irrésistible, et qu’en prêtant l’oreille on ne pût entendre déjà comme le bruit vague d’une ruine prochaine. Il y avait dans ces splendeurs je ne sais quoi d’artificiel et de provoquant qui appelait l’écroulement; ces joies insensées, ces frivolités malsaines, cette fièvre de plaisir, cette fureur de fortune, étaient comme un défi au sort, qui ne souffle pas les prospérités immodérées, et qui les châtie par leurs excès mêmes. Ah ! sans doute le Paris de M. Haussmann, le bois de Boulogne vu un jour de courses, l’insolente, ostentation de la richesse de la France étalée devant les yeux jaloux de l’Europe dans le palais de l’exposition, enfin l’excès du luxe et des dépenses prodiguées par la main d’un pouvoir imprévoyant avec la complicité irrécusable d’une grande partie de la nation, il y avait là une occasion d’inquiétudes patriotiques. On eût compris qu’une indignation austère avertît la France, complaisante ou entraînée. Ce qui étonna au premier moment, ce fut de voir cette transformation de quelques-uns des écrivains qui avaient le plus aidé à la décomposition des mœurs et de la raison publique par l’aimable scélératesse de leurs œuvres et de leurs idées, par le sans-façon de leur scepticisme applaudi et populaire. On fut charmé, mais surpris, de voir la petite presse, tant calomniée, devenir inopinément une forme de la prédication laïque, et le père Bridai ne revivre à l’improviste dans l’auteur de la Vieillesse de Brididi. Ce fut lui vraiment qui se chargea de châtier de la bonne façon les barons d’Estrigaud, et de déclarer « que du moment que ces jolis messieurs étaient reçus dans les meilleures maisons, qu’ils possédaient des galeries de tableaux qu’on venait visiter en pèlerinage, et qu’ils exerçaient même une certaine influence sur la fortune publique, il n’y avait pas deux partis à prendre : les gens non encore gangrenés n’avaient plus qu’à faire un paquet de leurs hardes et à s’expatrier. » Plus tard, ce ne fut plus le baron d’Estrigaud qui attira les coups du pamphlétaire. Un beau jour, nouveau Diogène, il alluma sa lanterne et chercha un homme dans les rues de Paris. Il ne l’y trouva pas; mais, en passant devant les Tuileries, il s’y arrêta, et ce fut là, dans les ombres du vieux palais, qu’il plongea les clartés vengeresses de son flambeau. Lui aussi, il devint un grand justicier.

Qu’y avait-il au fond de ces colères qui n’épargnaient rien, qui poursuivaient d’une invective enflammée les sentimens les plus intimes, les plus inviolables pour les honnêtes gens, et jusqu’à l’âge innocent de celui à qui l’on ne pouvait reprocher que le crime d’être né? On a dit que c’était la revanche des indignations longtemps muettes et comprimées contre l’ordre politique et social; mais qu’on nous montre quelle passion dictait cette acre satire contre des puissances et des splendeurs si voisines déjà de l’abîme. S’inspirait-elle d’un sentiment de moralité supérieure à ce qu’elle condamnait, à ce qu’elle flétrissait? On a le droit de le demander. La satire n’a sa valeur et ne produit tout son effet que lorsqu’elle vient des hautes régions de l’âme, et que la passion de la justice l’anime. Un Juvénal suspect de n’être pas un stoïcien court le risque de n’être qu’un déclamateur. N’était-ce pas précisément le cas pour ce Juvénal improvisé au lendemain d’un vaudeville graveleux? La question n’est guère douteuse aujourd’hui; elle s’est singulièrement éclaircie depuis quelque temps. Non, celui qui avait jeté sa bile et son fiel (turbida bilis) sur ces pages accusatrices n’avait jamais conçu

….. Ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.


Pour lui, comme pour beaucoup de ses émules en pamphlet, il ne s’agissait guère de faire régner la vertu sur la terre. On n’était pas si naïf que cela. On s’enivra, d’abord sans arrière-pensée, de la popularité facile que procure toujours chez nous la polémique contre le pouvoir, et surtout la polémique par l’insulte; puis, quand le succès grandit, on pensa sans doute à en tirer parti. Qu’il serait commode et agréable, quand on aurait renversé l’ordre de choses actuel, d’en établir un autre où l’on serait maître et tyran à son tour! Ce n’était pas la liberté des autres que l’on voulait affranchir, ni le droit que l’on tenait à venger; on s’en souciait bien! c’était le despotisme de la foule que l’on espérait mettre à la place du pouvoir détruit. On. pensait régner par elle et avec elle; ne tenait-on pas dans ses mains le cœur de la populace? Serait-il donc si difficile de la diriger au gré de ses convoitises? Le vrai nom de cette Némésis, ce n’était pas la justice, c’était l’envie.

La passion politique put faire alors illusion à bien des gens qui jouissaient trop vivement de leur haine satisfaite pour mesurer la véritable portée de ces coups si rudes, pour s’inquiéter de savoir s’ils n’atteignaient pas bien au-delà du but; mais l’illusion n’était plus possible quand on passait de la Lanterne aux Réfractaires. C’était au fond la même inspiration, mais plus brutale, moins voilée sous l’artifice et le mensonge de la politique. L’inspiration de ce livre étrange et maladif, c’est la haine et la convoitise, la passion de la révolte combinée avec la fièvre de l’argent. Je viens de le relire, et je sors de cette lecture épouvanté. On y voit passer, comme dans une revue infernale, l’armée de furieux qui plus tard s’illustrera par les ruines de Paris. On voit défiler dans ces pages les paresses ignominieuses, les jalousies, les impuissances folles, les ambitions devenues féroces, sous la conduite de ce triste chef qui devait plus tard se désigner au commandement suprême de ces légions farouches comme «le candidat de la misère! » Quel chef et quelle armée! Où se recrute-t-elle? Parmi tous ceux qui à Paris ont fait naufrage, dont la civilisation n’a su ni reconnaître le génie, ni utiliser « les magnifiques énergies, » et qui se sont perdus corps et âme dans cette tempête sans éclair. Naturellement c’est la faute de la société, et tous ces naufrages sont à sa charge. Pourquoi ne paie-t-elle pas des rentes à ces superbes paresses? « Mettez un homme dans la rue avec un habit trop large sur le dos, un pantalon trop court, sans faux-col, sans bas, sans un sou, eût-il le génie de Machiavel, de Talleyrand, il sombrera dans le ruisseau[2]. » C’est toujours l’idée fixe: le succès, la fortune; le type ne varie pas, c’est Machiavel ou Talleyrand. « Il y a là un danger. La misère sans drapeau conduit à celle qui en a un, et des réfractaires épars fait une armée, armée qui compte dans ses rangs moins de fils du peuple que d’enfans de la bourgeoisie. Les voyez-vous forcer sur nous, pâles, muets, amaigris, battant la charge avec les os de leurs martyrs sur le tambour des révoltés, et agitant comme un étendard au bout d’un glaive la chemise teinte de sang du dernier de leurs suicidés! Dieu sait où les conduirait leur folie. « Toute cette page est écrite dans un accent de prophétique menace. Il est vrai que le dignitaire de la future commune ajoute une restriction à sa lugubre prophétie. « Nous avons vu, dit-il, ce que valaient ces religions de l’émeute, ces théories du combat! La liberté n’y gagne rien, la misère y perd, seulement le ruisseau est rouge. » Pourquoi n’a-t-il pas mis à profit cet avertissement qu’il semble se donner à lui-même? Ce n’est, hélas! qu’une lueur de bon sens qui va se perdre dans l’orgie des insanités intellectuelles et des désirs furieux.


II.

Nous avons marqué les deux premières phases de la bohème, d’abord souffrante, puis militante. La troisième phase, à laquelle nous arrivons, est celle de la bohème triomphante; elle date des élections de 1869. L’entrée de M. Rochefort au corps législatif ne marque-t-elle pas en effet une ère nouvelle dans les destinées de la bohème? C’est à ce moment que se fondent les clubs exaltés et les journaux agitateurs qui sont sa gloire et son œuvre. Ces clubs ne sont rien autre chose que l’émeute en permanence, ou mieux en représentation tous les soirs, et quant aux journaux, ils battent le rappel dans tous les quartiers de Paris, sous les yeux d’un gouvernement affaibli par ses fautes, presque désarmé par l’opinion, et d’une bourgeoisie heureuse de se distraire en donnant des avertissemens au pouvoir. Tout cela était-ce, comme le prétendait l’opinion radicale, le signal des revendications légitimes, le réveil du peuple, l’aube de la liberté? Non, une aurore si orageuse n’annonce pas un jour pur et serein. Ces clubs et ces journaux, c’était la grande voix de la bohème politique, et cette voix se faisait entendre bien plus loin, elle remuait bien plus profondément les masses que la rhétorique officielle et les colères mesurées de l’opposition parlementaire. Les agitateurs les plus fameux de la foule sont des bohèmes qui se sont exercés à la vie politique dans ces cafés qu’on appelle littéraires, je ne sais trop pourquoi. Dans l’historique des derniers événemens, on n’a pas tenu assez grand compte de cette éducation du bavardage excentrique, de ce noviciat de l’extravagance parlée dans les longues heures du soir, autour des tables où se réunissaient les vanités les plus prétentieuses de la bohème parisienne. Il paraît cependant que c’est là que se sont préparés depuis deux ans plusieurs des épisodes de notre triste histoire. Écoutons un de ceux qui ont le mieux connu, pour les avoir pratiquées à fond, ces mœurs étranges, et ne nous rebutons pas trop de ce langage réaliste. Voici les habitués qui arrivent. « Après avoir pataugé toute la journée dans la boue, ils viennent s’enfoncer dans la discussion jusqu’au cou, faire brûler leur petit verre et flamber leurs paradoxes; montrer qu’eux aussi, les mal chaussés, les mal vêtus, ils en valent bien d’autres, ils ont quelque chose là (ce mot d’André Chénier a fait tourner toutes ces cervelles vides). Les vaincus du matin deviennent les vainqueurs du soir. La vanité y trouve son compte; ils s’accoutument à ces petits triomphes, à ces orgueilleux bavardages, à ces dissertations sans fin, aux témérités héroïques... De cette table d’estaminet, ils font une tribune, ils parlent là, sous le gaz, les livres qu’ils devraient écrire à la chandelle; les soirées s’achèvent, les jours se passent : ils ont causé trente chapitres, et n’ont pas fait quinze pages[3]. » On ne s’est pas assez défié de cette génération politique qui a fait son apprentissage dans les cafés du quartier latin ou des boulevards, et qui de là un certain jour s’est répandue sur la France entière avec ses mœurs étranges, ses tropes hardis, son bagage plus que léger d’études, mais en revanche avec l’intarissable faconde et l’entrain maladif que l’on puise dans les flots verts de l’absinthe. Cette perfide et malsaine liqueur aura eu son influence dans la désorganisation cérébrale de Paris. La médecine s’en est déjà inquiétée, la politique de cette dernière année s’en est ressentie. L’hygiène physique et l’hygiène morale d’une nation se touchent de plus près que l’on ne peut le croire : nous indiquons là une des plus dangereuses maladies de notre civilisation. L’absinthe fait des orateurs et des politiques à Paris, comme l’opium fait en Chine des extatiques et des hallucinés. Les uns et les autres se valent à peu de chose près; mais, s’il fallait choisir, mon choix serait pour les silencieux plongés dans une extase muette par le narcotique cher à l’Orient. Ceux-ci du moins ne font de mal qu’à eux-mêmes, c’est un lent suicide qu’ils s’infligent, ils n’imposent pas à leur pays leur dictature bavarde et leur délire impie. Leur rêve est au-dedans ; ils ne prétendent pas le réaliser au dehors sur les ruines et dans le sang.

C’est dans les clubs que l’on vit surgir tout d’un coup ces tribuns d’estaminet qui n’avaient encore exercé leurs talens que devant un auditoire spécial, en vue d’une popularité restreinte. Ceux qui ont suivi ces réunions avec quelque attention et une douloureuse sollicitude pour les symptômes du mal dont le pays était attaqué, les observateurs qui allaient là, non comma à un spectacle, mais comme à une clinique, ont pu remarquer que les orateurs les plus applaudis étaient de deux espèces : des ouvriers intelligens, mais qui avaient lu au hasard, sans direction, surchargeant leur mémoire de tirades indigestes et de déclamations antisociales, et des étudians de dixième année, vieux bohèmes qui avaient cessé depuis longtemps d’entretenir tout rapport avec l’Ecole de droit et l’École de médecine pour se vouer à la politique transcendante et à la régénération humanitaire. Ajoutez à ce groupe, déjà fort respectable, quelques médecins sans clientèle, quelques avocats sans cause, des professeurs sans élèves, la rédaction des journaux qui paraissent une fois, tous les déclassés des carrières libérales « qui portent un diplôme de bachelier dans les poches de leur habit troué, » vous avez l’état-major des clubs qui ont diverti pendant deux ans le Paris sceptique et blasé, qui ont épouvanté les gens raisonnables, et, en troublant l’esprit du peuple, préparé le 18 mars. L’élément lettré de ces réunions était en concurrence, pour le radicalisme des idées (si l’on peut donner ce nom à de pareilles choses), avec le contingent oratoire fourni par les classes ouvrières.

Cependant il y avait une différence capitale. Les orateurs ouvriers avaient mal étudié, et traitaient à tort et à travers les questions sociales; mais ils y apportaient un sentiment sincère, un air de conviction, quelque chose enfin qui ressemblait à de la probité dans la déraison. Les irréguliers de Paris n’avaient même pas cette excuse. Leur folie était une folie voulue; les propositions les plus insensées n’étaient pour eux qu’un moyen de s’imposer et de réussir. Ils visaient uniquement à cette sordide popularité qui était comme la prime de l’extravagance. Ils se surexcitaient eux-mêmes par l’ivresse de la parole et de l’applaudissement facile. A la fin, ils étaient devenus des énergumènes, mais au commencement de leur triste carrière ils n’avaient été que des artistes en excentricités ; cela se sentait encore à je ne sais quelle note forcée dans l’expression et dans la voix. Jacobins, oui, sans doute; mais avant tout rhéteurs et comédiens.

En même temps florissait la presse de la bohème révolutionnaire. Elle a commencé à la Marseillaise, elle a fini avec le Mot d’ordre et le Cri du peuple. On me permettra de négliger les nuances, qui sont innombrables, les variétés, qui se multiplièrent tous les jours, les imitateurs à la suite qui tâchaient à force de violences de faire leur récolte dans le même sillon, car il ne faut jamais oublier dans ces esquisses de mœurs littéraires la question d’argent, qui a bien plus d’importance que la question d’idée. Les chefs eux-mêmes de cette presse, les coryphées, visaient avant toute chose à la popularité monnayée en gros sous. Leurs articles les plus scandaleux n’étaient qu’une réclame; en surexcitant les ardeurs populaires, ils avaient en vue la vente au numéro. On cite dans les tristes jours qui ont précédé le 18 mars telle infamie qui a obtenu un succès de quatre tirages pour la même journée. Le marché des journaux était ouvert à une surenchère perpétuelle de scandale dont le public faisait les frais. Quelle industrie lucrative que celle qui consistait à trafiquer du mensonge et de la calomnie, de la conscience publique et de l’honneur privé ! On songeait parfois au passé, à ses souffrances, à l’obsession perpétuelle d’une criante misère. Quelques années à peine séparaient ces brillans spéculateurs du temps où ils n’avaient pas encore trouvé le moyen de battre monnaie. « C’est alors qu’ils s’enterraient dans un cabinet de 10 francs, sans air, sans feu, sans tabac, en face d’eux-mêmes, pour lutter là seuls avec leur pensée, pour faire jaillir d’un cœur ulcéré des phrases joyeuses ou des pages sereines... Ces articles, ces pièces, ce roman, ces vers, quand seront-ils acceptés, imprimés, payés? Quand? Dans six semaines, six mois, un an peut-être. Seront-ils reçus seulement? Pour qu’ils le soient, n’étouffera-t-il pas, cet affamé, ses cris les plus éloquens? Je le vois d’ici, lâche devant son âme, jetant des cendres sur sa phrase et des fleurs sur ses haines.» Que les temps sont changés ! Les haines ne se sont pas éteintes, elles se sont développées; mais on n’a plus à les comprimer, on n’a qu’à les répandre comme une lave ardente sur la première page d’un journal, pour que cette page se couvre d’or ! Le cœur est ulcéré plus que jamais par l’envie. Eh bien! que l’écrivain laisse crier ce hideux ulcère, qu’il l’entretienne même, cela rapporte; qu’il avive la plaie, il y a là un trésor! Des idées, du travail, des études économiques, de la science, pour quoi faire? L’audace révolutionnaire dispense de tout. Heureuse époque où un chroniqueur, devenu candidat très sérieux par la grâce du peuple souverain, demandait sur ses affiches cinq minutes pour résoudre la question sociale! De la probité, à quoi bon? C’est affaire au petit commerce, non au sacerdoce de l’idée. Les autres formes de l’honnêteté ne sont rien, ne comptent pas sans la vertu révolutionnaire; celle-ci a son privilège. Qu’on laisse donc à la porte du journal tout ce bagage encombrant de préjugés et de scrupules. La grande idée suffit à tout; elle confère la science et le mérite, elle purifie ce qu’elle touche, elle ennoblit le mensonge, elle sanctifie l’infâme.

Où l’on arrive avec de tels principes, nous l’avons vu, et le monde en frémit encore. On pourrait suivre la gradation rapide que parcourut certain journalisme, école de démoralisation populaire avant d’être l’officine secrète et le cabinet consultant du brigandage public. Ce qui marque la première étape dans cette voie funeste, c’est l’absence complète de sérieux, l’irrespect poussé jusqu’à ses dernières limites, la fantaisie dans le cynisme. Ces feuilles étaient plus que légères, les consciences l’étaient aussi, et tout cela roulait pêle-mêle vers l’abîme; puis vint la période de l’agitation à perpétuité, le commencement ou plutôt l’essai de la terreur par l’injure poussée jusqu’à l’hyperbole, la polémique la plus violente des personnalités substituée à la discussion des idées. Chacun à son tour, parmi les plus honnêtes gens, dut compter avec ces Suétones de la démagogie; mais voici la troisième période, celle où le journal se fait l’instrument très actif et très réel de la terreur qu’il a célébrée, appelée, et qui est enfin venue. Les bureaux de cette presse sont devenus l’antichambre de La Roquette. Chaque jour, ces écrivains font leur besogne, et quelle besogne! Dénonciateurs publics, exécuteurs des hautes et basses œuvres, pourvoyeurs des soupçons populaires, nous les avons vus de près, ces sycophantes de la populace, irritant la misère, versant à flots sur ses plaies leur littérature corrosive, leur vitriol et leurs poisons. A quoi bon d’ailleurs caractériser dans le détail ces hallucinations de la méchanceté humaine? Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’explosion de ces passions mauvaises n’a pas été aussi soudaine et aussi imprévue qu’on veut bien le dire. Elle n’a surpris que ceux qui n’observent rien : toutes ces passions haineuses se donnaient libre carrière depuis longtemps dans cette presse; tous les programmes s’y étalaient impudemment. On peut bien dire que depuis deux ans il y avait des feuilles qui suaient le crime. Que voulez-vous? Il fallait vivre et bien vivre. Or c’était, paraît-il, la méthode la plus expéditive pour lancer un journal. Les bohèmes libérés avaient fait le serment de ne plus retomber dans le bagne de leur misère; c’était à leur bonne ville de Paris de payer à ces messieurs le luxe de leurs chevaux, de leurs voitures, de leurs maîtresses et de leurs dîners. Puisque ce genre de littérature lui plaisait, il était juste qu’elle en fît les frais. Il est bien avéré maintenant que ces forfaits littéraires et politiques qui ont jeté l’horreur au milieu de notre civilisation n’étaient pour beaucoup de ceux qui les commirent ou les suggérèrent que l’envers de la question d’argent.

Il ne s’agit dans cette étude que des écrivains qui passèrent tout d’un coup de la littérature légère à la révolution radicale; on laisse de côté le journalisme politique, où il serait facile de trouver des fanatiques sincères et un délire de bonne foi. Là au contraire, si le délire arriva plus tard, ce fut par la lutte et la péril croissant; au point de départ, il n’y avait chez la plupart de ces écrivains qu’une idée, celle de s’enrichir aux dépens des haines populaires. Chez quelques-uns se joignit à cette passion celle du pouvoir acquis n’importe à quel prix, partagé n’importe avec qui, et dût-il ne durer qu’un jour. Être à leur tour les maîtres, faire trembler à leurs pieds cette société qui les avait si longtemps relégués dans l’ombre, méprisés comme des envieux et des impuissans, dominer du haut de ces tréteaux, pris comme un piédestal, ce Paris superbe dans son luxe et dans son insolence, quelle volupté d’orgueil et quel rêve! Ce fut un immense accès de fatuité. On se grisa de la toute-puissance qu’une série de fatalités venait de faire tomber aux mains des triomphateurs de la rue, et que ceux-ci laissaient prendre aux plus effrontés. La commune distribua des portefeuilles! On était donc enfin quelqu’un, plus que cela, quelque chose. On était délégué à un ministère, presque ministre, souverain même, puisque chacun dans sa sphère était un despote irresponsable. On était la force du peuple incarnée, sa fantaisie vivante substituée à toutes les lois, l’émanation de sa souveraineté. On avait tous les droits, y compris celui de vie et de mort; on n’avait aucune charge, pas même celle de rendre des comptes. Les limites de cette souveraineté n’allaient pas très loin, elles s’étendaient du Point-du-Jour au pont de Bercy; mais enfin c’était tout Paris, incliné devant ces pachas, sortis la veille de quelque bouge ou du coin d’un estaminet! Quelle revanche pour les humiliations dévorées en silence, pour les larmes versées par l’envie ou les cris de l’impuissance étouffés par la rage ! Dans ce genre d’infatuation poussée jusqu’à la démence, c’était un type que ce délégué aux relations étrangères qui, pour en faire accroire au monde et oubliant que le monde finissait pour lui à la banlieue, tentait des échanges de protocoles avec le commandant prussien de Saint-Denis, signifiait son avènement aux puissances, et se faisait féliciter au Journal officiel par des représentans de républiques imaginaires. C’était un type aussi, cet ancien secrétaire d’Eugène Sue, collaborateur obscur des Mystères du peuple, menant à grand train le gouvernement de l’instruction primaire, par laquelle il prétendait moraliser le peuple, et la rédaction d’un journal qu’il remplissait de ses publications restées en portefeuille, et dont la révoltante obscénité complétait l’œuvre de l’administrateur : admirable partage de l’homme d’état entre ses soucis patriotiques et sa sollicitude d’auteur!

L’attrait de ce carnaval et la curée de ce pouvoir n’avaient pas attiré seulement la littérature légère : la science et l’art avaient payé leur contingent au personnel de la hante administration. Quelques demi-savans, mathématiciens et physiciens de hasard, officiers de santé, vétérinaires, quelques dessinateurs incompris et jaloux, un peintre fou d’orgueil, étaient devenus, selon leur inspiration personnelle ou les vacances du pouvoir, magistrats, chefs de la police, généraux, maires et adjoints, comptables, intendans, administrateurs des beaux-arts. En même temps et de tous les points de l’horizon, au secours de la commune en danger était accourue en noirs bataillons la bohème féminine, conférencières et journalistes. Les conférencières! c’était une industrie nouvelle, inaugurée depuis quelque temps à Paris. On avait vu monter à l’assaut de ces chaires improvisées, dans les salles de spectacles ou de cafés-concerts, en attendant que cela fût possible dans les églises, d’étranges personnages d’un talent plus que douteux, d’un sexe incertain, accueillis avec plus de curiosité que de sympathie par cette population, bien indulgente pourtant quand on offre un attrait à son ennui blasé. Étaient-ce des femmes, ces orateurs qui venaient nous parler si librement de l’amour libre et réclamer d’une voix si aigre les droits que le despotisme masculin refuse au sexe faible : le droit à la passion, le droit à l’émancipation définitive, le droit à la vie politique? Oui, c’étaient bien des femmes, on nous l’assure, et je consens à le croire; mais on ne peut rendre l’impression maussade que produisaient l’écho de ces lamentations effrontées sut un esclavage dont elles étaient la vivante et désagréable négation, le spectacle de ces attitudes d’improvisation simulée, ces contorsions d’une inspiration sibylline dont on avait étudié les effets dans un miroir, ces gestes aigus, tout cet appareil d’un bavardage prétentieux et superficiel, impertinent et banal, dont justice fut bientôt faite par les sifilets du public. Malheureusement les victimes de ces brutalités des hommes eurent leur revanche, et l’Hôtel de Ville devint leur proie. De gré ou de force, il fallut leur céder une partie du pouvoir, et la conférencière put croire un instant qu’elle allait régner. Sa parole et sa plume se mirent bruyamment au service de l’insurrection, sa parole tous les soirs dans la chaire des églises envahies, sa plume tous les matins dans les gazettes créées pour la circonstance. On connut enfin la journaliste communeuse, c’était la plus acharnée à la vengeance. Nous ne citerons pas ces appels au crime. Le plus maltraité dans ces feuilles absurdes, c’était M. Thiers. Il y est invariablement représenté comme un buveur du sang et des sueurs du peuple. Ah! les sueurs du peuple! en a-t-on assez abusé dans ces derniers temps, et comme on les a follement dissipées! Elles sont saintes et fécondes quand elles arrosent l’outil aux mains de l’ouvrier ou la charrue sur le sillon; mais comme elles sont stériles, ridicules et impies, quand elles tombent sur le journal incendiaire ou sur la tribune du club !

L’émancipation de la femme, c’était la bonne nouvelle, l’évangile de ces dames, les mères de l’église de la commune. Cela marchait de pair avec l’émancipation du prolétariat, et ne laissait pas d’étonner les naïfs, qui avaient cru jusque-là que les femmes et les prolétaires s’étaient suffisamment émancipés eux-mêmes. « Il faut pourtant raisonner un peu, écrivait une de ces dames, croit-on pouvoir faire la révolution sans les femmes? Voilà quatre-vingts ans qu’on essaie, et qu’on n’en vient pas à bout. La première révolution leur décerna bien le titre de citoyennes, mais non pas les droits. Elle les laissa exclues de la liberté, de l’égalité. Repoussées de la révolution, les femmes retournèrent au catholicisme... Entre leur hostilité et leur dévoûment, il faut choisir. Quelques-unes sans doute, méprisant l’obstacle, fortes et convaincues, persistent malgré les dégoûts; mais ces natures-là sont rares! » Je regrette que Proudhon ne soit plus parmi nous pour traiter de la belle façon ces natures-là. Il les avait devinées dans un de ses derniers livres, et flagellées avec une verve d’invectives qui avait fait de cette fustigation une exécution immortelle. Vraiment ces belles natures ne sont pas rancunières. Elles passent par les verges de tous les apôtres du socialisme, et semblent les adorer en proportion des coups qu’elles reçoivent. Toutes, plus ou moins, ressemblent à la Martine de Molière : que voulez-vous, si c’est leur plaisir d’être battues? Tout récemment encore n’ont-elles pas subi en silence cette foudroyante apostrophe de M. Bebel, une espèce de grand-prêtre du socialisme allemand? «Quant à la femme, à de très rares exceptions près, elle ne peut servir à la reconstitution de la société. Esclave de tous les préjugés, atteinte de toute sorte de maladies morales et physiques, elle sera la pierre d’achoppement du progrès. Avec elle, il faudra employer au moral certainement, au physique peut-être, la raison péremptoire envers les esclaves de vieille race : le bâton! » Assurément tout le monde estimera que M. Bebel manque de mesure autant que de galanterie ; mais, quand on voit en quelle estime la femme est tenue par Proudhon et par M. Bebel, il est beau de sa part, et c’est faire preuve d’une rare générosité, de se vouer au culte de la révolution, dont elle n’obtient que le mépris en attendant le bâton.

Bohème que tout cela ! bohème recrutée au hasard dans la littérature et dans la science, dans toutes les conditions, tous les âges et tous les sexes. Nous avons vu paraître ce phénomène qu’il était réservé à notre civilisation de produire : le monstre lettré, homme ou femme, mille fois plus compliqué que Théroigne de Méricourt ou que Marat. Comment des intelligences cultivées, sensibles aux jouissances de l’art, aux raffinemens mêmes de l’esprit, ont-elles pu se porter à ces égaremens de la raison, à ces férocités? Il y aura là un sujet d’étude pour le physiologiste, l’aliéniste, aussi bien que pour le psychologue futur. On y démêle à la fois un phénomène morbide et un phénomène moral dont l’étude parallèle mérite d’être tentée. Ce sera un trait bien étrange de ce temps que le souvenir de ce voluptueux coquin en qui se mêlaient Fouquier-Tinville et le marquis de Sade, et qui, au moment d’aller exécuter les otages, plaisantait avec tant de présence d’esprit sur les générations spontanées. « Elles rendent la création complètement inutile, disait-il, et Dieu, s’il existait, ne serait bon qu’à fusiller. » Celui-là était un aimable pédant de science. — Ce sera aussi une parole à recueillir, et qui a bien son prix, celle d’un des plus jeunes et des plus élégans despotes de la commune qui, au moment où il passait avec ses gardiens devant les restes de l’incendie, parmi les cris de fureur des malheureux rassemblés autour de leurs maisons en ruine, s’étonnait d’un pareil accueil et s’en plaignait amèrement. — Eh quoi! le confondre avec les brigands, lui un lettré, lui un artiste! — Cela ne rappelle-t-il pas le qualis artifex pereo de Néron au moment où il vit briller le glaive de son affranchi ?


III.

Sous quelles influences la bohème en est-elle venue à ce degré de perversion intellectuelle et morale? Quelles sont les causes qui ont surexcité jusqu’au délire, jusqu’au crime, ces vanités d’abord inoffensives, puis envieuses, à la fin démoniaques? Il y a eu là des responsabilités d’origine et de nature très diverses, parmi lesquelles il convient de faire une grande place aux influences littéraires. C’est jusqu’à elles qu’il faut remonter pour expliquer cette transformation d’aventuriers de la littérature en aventuriers de la politique, prêts à tout pour tenter l’assaut de la richesse ou du pouvoir. On trouve dans l’œuvre oubliée de l’un de ces malheureux un chapitre qui porte ce titre : les Victimes du livre. Il commence à peu près ainsi : « Cherchez la femme, disait un juge. C’est le volume que je cherche, moi, le chapitre, la page, le mot... Joie, douleurs, amours, vengeances, nos sanglots, nos rires, les passions, les crimes, tout est copié, tout. Pas une de nos émotions n’est franche : le livre est là... Combien j’en sais, de ces jeunes gens, dont tel passage, lu un matin, a dominé, défait ou refait, perdu ou sauvé l’existence! Souvent, presque toujours, la victime a vu de travers, choisi à faux, et le livre la traîne après lui, faisant d’un poltron un crâne, d’un bon jeune homme un mauvais garçon, d’un poitrinaire un coureur d’orgies, un buveur de sang d’un buveur de lait, une tête pâle d’une queue rouge... Balzac par exemple, comme il a fait travailler les juges et pleurer les mères! Sous ses pas, que de consciences écrasées ! Combien parmi nous se sont perdus, ont coulé, qui agitaient au-dessus du bourbier où ils allaient mourir une page arrachée à la Comédie humaine! On ne parle que par millions et par ambassades là dedans... La patrie tient entre les mains de quelques farceurs, canailles à faire plaisir, spirituels à faire peur, qui allument des volcans avec le feu de leur cigare, écrasent vertu, justice, honneur, sous la semelle de leurs bottes vernies... Que j’en ai vu de ces grands hommes de province à Paris!... Combien on en a reconduit de brigade en brigade, de ces illusions perdues! Les plus heureux jouent au La Palférine dans les escaliers de ministères, les antichambres de financiers, les cafés de gens de lettres, et font des mots, n’ayant pu faire autre chose! Ils attendent l’heure de l’absinthe après avoir laissé passer celle du succès[4]. »

C’est l’horrible vérité. Les derniers événemens nous ont montré plus d’un La Palférine qui, las d’attendre l’heure du succès, l’a brusqué; on l’a vu traiter la fortune en créancier impatient. Qui pourrait nier que l’auteur de la Comédie humaine ait créé une émulation funeste autour des types tristement fameux qu’il a consacrés? Les jeunes générations littéraires ont ressenti son influence dans leurs idées et leurs passions les plus secrètes. Il a été assurément un des agitateurs les plus puissans de l’imagination et des convoitises contemporaines. On a dit avec une parfaite justesse que personne n’a fait faire autant de rêves d’or et de volupté aux jeunes gens et aux femmes. Parcourez tous les cercles de cet enfer social dont Balzac serait le nouveau Dante. Quelle puissance dévore tous ces visages de damnés qui s’agitent, qui hurlent dans ce tourbillon de Paris? La passion, et, selon Balzac, la passion moderne se résout dans ces trois mots : la richesse et le pouvoir, qui sont le moyen, le plaisir, qui est le but. Que de jeunes cervelles il a troublées par ces mirages d’une fortune soudaine ou d’un ministère invraisemblable! Combien ont cru voir se réaliser cette féerie, ce mirage, le jour où la commune est née! Si Lucien de Rubempré avait attendu l’aurore de ce beau jour, et s’il ne se fut pas tué stupidement dans une heure de dés espoir, sa fortune était faite. Lui aussi aurait pu être général, délégué aux finances (quel rêve!) ou chargé des affaires étrangères ! Il a été bien maladroit de quitter si vite une si belle terre, un Paris encore si riche, une république de Cocagne!

Le roman moderne a donc sa part et une lourde part dans la responsabilité des derniers événemens. Les exemples qu’il a donnés d’élégante friponnerie et de dépravation spirituelle ont ébloui et fasciné nombre d’esprits faibles que protégeait mal contre leurs propres penchans l’incertaine moralité de la société et du temps où nous vivons. Beaucoup de ces malheureux qui n’ont fait leur éducation morale que dans ces livres se sont conduits à travers le monde réel comme ils l’eussent fait dans le monde de ces fictions grossières et corruptrices. Ils se sont dit qu’ils feraient leur chemin dans la vie, et qu’ils tourneraient l’obstacle, s’ils ne pouvaient le surmonter en face. « Il faut entrer dans la société comme un boulet de canon, ou s’y glisser. » Ils étaient bien résolus à s’y glisser, s’ils n’étaient pas les plus forts. L’essentiel était de se faire une place à tout prix. Quand on n’est pas le plus fort, il faut être le plus fin. Cela n’empêche pas de profiter de toutes les occasions-qui peuvent s’offrir, et, s’il se livre un assaut contre la société régulière, s’il se tente une escalade du pouvoir, de se mêler au groupe des audacieux aussitôt qu’ils ont réussi, — de crier victoire plus haut qu’eux à la fenêtre de l’Hôtel de Ville en agitant le drapeau rouge.

Une autre influence avec laquelle il faudra compter dans l’histoire morale de. ces derniers temps est celle des singulières philosophies qui avaient envahi et dominé la bohème littéraire. Pour les désigner de leur vrai nom et sans politesse inutile, c’était l’athéisme. A Dieu ne plaise que je transporte les questions qui divisent les philosophes sur le terrain de la politique, et que je fasse à une doctrine raisonnée l’injure de croire qu’elle dût être un jour la philosophie officielle de la commune! On ne peut nier pourtant que les collaborateurs futurs du 18 mars, ses amis de différentes catégories n’eussent adopté depuis plusieurs années certaines théories qui s’annonçaient bruyamment dans leurs feuilles et dans leurs livres. Une nuée de petits journaux prétendus littéraires paraissant et disparaissant à divers intervalles et cachant sous différens noms la même rédaction monotone, la même doctrine mille fois ressassée, avait précédé la grande œuvre qui s’avançait à pas lents et graves, l’Encyclopédie de la nouvelle école. Là, sous les auspices d’un personnage trop fameux, le capitaliste de la secte, encore ignoré du grand public, mais désigné à de grandes destinées par la vénération du parti, s’étaient groupés les fortes têtes de l’école, les penseurs, tous ceux qui avaient poussé assez loin leurs études pour manier impunément de dangereuses formules. Réunis aux enfans terribles du positivisme, aux enfans perdus de la science expérimentale, ils formaient un bataillon nombreux, préparé aux luttes intellectuelles en attendant l’heure des luttes politiques. Parmi les écrivains qui jouaient dans cette nouvelle encyclopédie les grands rôles de l’ancienne, préludant de la même façon à une rénovation sociale par une rénovation des idées, on n’aurait que l’embarras du choix, pour retrouver les magistrats, les édiles, les titulaires des grands emplois de la future commune, et même ceux de la république socialiste, cantonnée depuis le à septembre dans quelques municipalités de Paris, De cette volière massive, presque monumentale de l’Encyclopédie, l’on vit s’échapper dans ces derniers mois tout un essaim de gros oiseaux de proie, surtout de vilains oiseaux de nuit d’allure équivoque et de vol suspect, qui s’abattirent sur nos principaux édifices pour y établir leur nid et y nourrir tant bien que mal à nos frais leur maussade famille. J’excepte, bien entendu, de cette triste histoire quelques beaux esprits dilettantes de l’athéisme fourvoyés par imprudence dans cette désagréable compagnie, et qui s’en retirèrent avec le plus louable empressement dès que se montra la cocarde rouge cachée jusque-là sous l’enseigne de la doctrine. Ils avaient pensé faire de la science pure; ils désertèrent au plus vite devant une politique qui ne l’était pas.

Pour les autres, ce fut différent. Nos nouveaux Diderot, nos d’Alembert, n’étaient décidément à comparer à leurs devanciers ni pour le talent, qui était médiocre, ni pour la doctrine, qui était détestable, ni pour le désintéressement, qui était nul. Les plus élevés en grade passèrent sans transition des bureaux de l’Encyclopédie à des bureaux plus lucratifs; on dit qu’il y en eut d’un beau rapport. Le plus alerte de ces écrivains dirigea avec de rares aptitudes la police de la délégation de Bordeaux avant d’être délégué lui-même à la commune ; quant aux écrivains de seconde catégorie, ils entrèrent d’emblée dans les comités d’armement créés par cette providence spéciale qui favorise les sectateurs de la doctrine en ce monde pour compenser les félicités de l’autre, auxquelles ils ont renoncé en faisant profession entre les mains du grand-prêtre, M. Mottu.

L’enseignement de cette école ne resta point à l’état purement théorique, enfermé dans les feuilles spéciales que personne ne lisait ou dans ce monument encyclopédique où peu de cliens avaient pénétré. Il descendit avec des allures plus vives, plus dégagées, dans les journaux politiques du parti et jusque dans les clubs populaires; mais là il ne put paraître avec avantage qu’à la condition de se transformer. Ce n’était plus un physicien prétendu qui venait nous donner le dernier mot de la science expérimentale, comme s’il était en son pouvoir de le faire, — ni un professeur d’athéisme dissertant sur le ridicule des causes premières ou le néant des causes finales, ni un médecin raisonnant sur les conditions physiologiques des phénomènes qu’on appelle l’âme, ni un chimiste nous faisant toucher au doigt l’éclosion de la vie sans aucun recours à l’hypothèse qu’on appelle Dieu, — ni même un critique discourant sur la quantité de bile ou de sang qu’il faut pour faire un poème, un drame ou un sermon. Non, tout cela, c’était de la pédanterie pure. Ces lourdes doctrines, passées au creuset de l’esprit parisien, s’évaporèrent en je ne sais quelle nuée légère qui retomba sur la presse en un déluge de fines ironies et de traits acérés contre les vieilles croyances, les vieilles superstitions, les Prudhommes de la philosophie et les dieux démodés. Tout cela tombait dru comme grêle et perçant comme l’acier, bouleversant l’ancien monde et faisant place nette au nouveau. Ce fut un grand régal pour les badauds. On n’avait jamais vu traiter de si cavalière façon de si graves sujets et de si vieilles gens. Nous avions eu, dans la génération précédente, les héros du roman de cape et d’épée; nous eûmes dans celle-ci les mousquetaires de l’incrédulité. Du reste ils n’avaient pas dégénéré; ils étaient bien de la même race, fanfarons, gascons, quelque peu charlatans. Tout cela n’offrait pas encore de grands dangers. Soit; mais descendez de quelques échelons dans la hiérarchie des journaux et des esprits, vous verrez ce que va devenir cette raillerie, cette jactance d’impiété contre tout ce qu’on était habitué à croire ou du moins à respecter. J’ai suivi avec une curiosité attristée cette dégradation de la même idée depuis la littérature des cercles élégans jusqu’à celle des bouges où elle vient expirer sous la forme de quelque feuille populacière avant de tomber dans la hotte du chiffonnier; je l’ai suivie dans sa triste odyssée à travers les journaux les plus variés d’origine, de nuance et de format, jusqu’au Père Duchêne. Du scepticisme raffiné à l’injure grossière, il y a moins loin qu’on ne le croit, et les étapes sont bien vite franchies. Jamais on n’avait si perfidement et sous des formes si diverses travaillé à démoraliser le peuple, à détruire en lui toute foi, tout idéal, à faire le vide dans son âme inquiète, sans savoir comment le remplir, si ce n’est d’appétits et de jouissances malsaines. Un autre péril a. été révélé par les événemens, qui ne nous ont épargné aucune leçon. A force de railler les croyances, on finit par en déshonorer les représentans les plus dignes de respect et par les dénoncer au mépris d’abord, puis à la fureur de la foule. Comment serait-il possible qu’il en fut autrement? Les parties vulgaires de l’humanité ne peuvent pas entrer dans ces fines nuances où se complaisent les raffinés; elles ne prennent dans toutes ces polémiques, dont l’écho descend jusqu’à elles, que les dernières conclusions, les plus palpables, les plus matérielles, si je puis dire, celles mêmes que les esprits d’un certain ordre n’osent pas tirer de leurs prémisses. La traduction populaire est immédiate, grossière, irrésistible. Une fine critique tend à discréditer les croyances comme l’œuvre combinée des rois et des prêtres en vue d’asservir les peuples. Prenez garde, voici que derrière vous s’avancent des écrivains d’un autre tempérament qui, au lieu de procéder par la raillerie, procèdent par l’outrage. La terreur par la parole des journaux ou des clubs annonce et appelle l’autre terreur. De vos ironies, on a fait des insultes; après les insultes, les poignards ou les coups de fusil. Dans l’exécution des otages de La Roquette, qui pourra jamais mesurer la part des responsabilités littéraires?

Est-ce parmi les influences de ce genre que l’on doit placer l’éducation révolutionnaire que la bohème avait reçue, et qui faisait tout le fond de sa science politique? Nous le pensons. A cet égard encore, nous pourrions recueillir de curieux aveux. « Notre génération, disait l’un de ces tristes héros, n’a pas été avare de son sang ! Sur la route où nous hésitons a passé un peuple de courageux, et dans les cimetières qui bordent l’arène est couché un bataillon de martyrs... Eh bien ! si l’on déterre les morts, combien qui s’étaient jetés dans la mêlée, grisés par l’odeur chaude de certains livres, Histoires de la Montagne, des Girondins ou de Dix ans! Dès à présent, je l’affirme, tous, presque tous ces chercheurs de dangers, tribuns, soldats, vainqueurs, vaincus, ces martyrs de l’histoire, ces bourreaux de la liberté, c’étaient des victimes du livre ! » On le voit, nous ne donnons rien à l’hypothèse dans la recherche des causes qui ont amené de si terribles effets; nous laissons parler les témoins : le cri des victimes a un accent inimitable.

Cette liste tracée à la hâte, d’un crayon fiévreux, est évidemment incomplète; mais l’indication générale subsiste, elle est exacte, nous pouvons la suivre. Il y aurait d’ailleurs à remonter bien haut dans l’histoire de notre éducation nationale pour retrouver les origines des sentimens révolutionnaires confondus dans notre esprit avec les premières impressions intellectuelles que nous avons reçues. Nous ne savons un peu (et encore nous les savons mal) que deux sortes d’histoire : celle de l’antiquité classique et celle de la révolution française. Tout le reste s’est graduellement effacé; mais ces deux groupes d’événemens et de personnages se meuvent et vivent dans notre imagination; ils se détachent avec un étonnant relief sur un fond vague de notions éteintes et de souvenirs languissans. Les héros des républiques antiques se mêlent à ceux de notre récente histoire; c’est une sorte de compagnie illustre qui hante nos esprits dans des attitudes choisies, avec des discours sublimes sur les vertus républicaines, sur la liberté, sur la patrie. Tout y est grand, plus grand que nature; tout y est surhumain par les sentimens exaltés, par la fierté indomptable, par le langage, où l’homme s’efface sous le héros; tout cela est éclairé d’une lumière trop brillante et placé dans une perspective d’immortalité. C’est un monde légèrement surfait, quelque peu déclamatoire, qui ne ressemble à rien de ce qui a réellement existé, résultat de notre éducation classique combinée avec les fictions dont la révolution française a fourni le thème inépuisable. Voilà le fond de l’enseignement politique, tel que la plupart des bohèmes l’avaient apporté du collège et des écoles dans les luttes âpres de la vie, parmi les tentations ardentes de la société moderne, dans le conflit de leur misère avec la richesse étalée de toutes parts, avec le pouvoir dont le prestige brûlait leurs yeux et attirait invinciblement leurs rêves. Toute étude sérieuse des conditions de l’existence sociale, du progrès des peuples et du prix auquel il s’achète, toute méditation approfondie sur les lois véritables de l’histoire, l’inanité de certains grands mots, la vanité de certaines formules, ou sur les crimes trop réels déguisés sous des noms pompeux, tout cela leur était étranger. L’histoire judicieuse, véridique, fortement motivée de la révolution n’était pas faite pour leur plaire ; ils se souciaient médiocrement de l’enseignement des maîtres qui l’ont ramenée à la vraie perspective en réduisant les hommes à de justes proportions. Il leur fallait plus de fantaisie, c’est-à-dire plus de mensonge. Ce n’était pas le drame des idées qui attirait leurs esprits vains et faibles; c’était le tumulte des faits, l’agitation des places publiques, les scènes de la convention, les épouvantes de la Conciergerie; moins que cela, l’appareil théâtral, la mise en scène, les écharpes, les panaches, la défroque des acteurs, les harangues et les disputes, l’emphase et les injures; c’était aussi la partie romanesque, les élévations soudaines et les renversemens de fortunes, les splendeurs et les ruines passant comme dans un rêve éblouissant et sinistre, d’où se dégageait à leurs yeux la grande idée illuminée par les feux de Bengale de la poésie et de la rhétorique, aperçue de loin comme dans une apothéose.

Notre génération a été nourrie de ces spectacles, de cette fantasmagorie, où la révolution française fait la figure d’un drame à décors et à grandes phrases. Qui donc a caressé ces imaginations frivoles en les repaissant d’un faux idéal à propos de ces événemens et de ces hommes que le plus simple devoir était de ramener à la mesure de la moralité humaine? Qui donc a exalté cet enthousiasme maladif d’esprits violens et faibles pour une époque où de si grandes, de si nobles aspirations furent si follement compromises, si tristement souillées, pour une époque enfin qu’il faut craindre de flatter de peur de devenir le complice de crimes inexpiables dans le passé ou d’imitations funestes dans l’avenir? La réponse est sur toutes les lèvres. Nous les connaissons ces poètes et ces rhéteurs qui ont transfiguré comme à plaisir cette histoire pour avoir le droit de la glorifier par des dithyrambes sans fin ou par des amnisties sans réserves. Voilà les vrais coupables.

Ainsi s’est créée parmi nous la religion, c’est trop peu dire, l’idolâtrie de la révolution, infaillible, impeccable, immaculée : c’est un culte soutenu par l’imagination plus encore que par la passion. La révolution a ses théologiens, elle a ses mystiques et ses dévots, elle a même ses tartufes, ce qui complète une religion. Tout est saint, tout est sacré en elle; le rite par lequel on l’honore, c’est de l’imiter de point en point. On reproduit avec une laborieuse exactitude sa rhétorique pompeuse et les brusqueries de son langage, ses grandes phrases et ses gros mots, les attitudes et les gestes de ses personnages. Trop heureux ceux qui, à force de soins et d’études, sont parvenus à ressaisir quelques traits de ces types consacrés ! Chacun veut se tailler un rôle dans cette histoire, et détacher de la grande toile quelque figure dans laquelle il essaiera de s’introduire. Vous avez naguère entendu Camille Desmoulins : c’était presque sa désinvolture et sa cruelle impertinence, — c’était tout lui, moins la meilleure part, ses accès de sensibilité vraie et ses beaux mouvemens d’âme. Vous avez frémi en reconnaissant la grande voix de Danton : oui, vraiment, c’était sa voix, c’en était la sonorité et l’éclat; il y manquait la foudre, l’avocat perçait sous le tribun. Marat, nous l’avons vu passer, il y a quelques jours, sur la scène que le sinistre acteur a de nouveau inondée de sang; mais le vrai Marat aurait horreur de celui qui faisait son personnage, et qui a réussi, grand Dieu! à diffamer Marat. Celui-ci dénonçait et poursuivait ses victimes, il ne les exécutait pas. Barrère, je l’ai rencontré hier; c’est toujours le révolutionnaire à la langue mielleuse, prêt à monter son âme mobile à la note de tous les événemens. Tout cela ressemble à une mascarade sanglante, à quelque lugubre et atroce plaisanterie. Parodie misérable! c’est 93 moins la conviction ardente, un 93 tout artificiel, et, puisqu’il est convenu que la terreur a été une religion, disons que la terreur qu’on a voulu rééditer devant nous était plus monstrueuse et plus criminelle que l’autre, car c’était une religion sans la foi.

On a joué avec ces terribles souvenirs, on a essayé de les transporter dans notre histoire. Ce que cet essai nous a coûté, nous le savons maintenant, et ce qui fait horreur dans ce jeu sinistre, c’est de penser que ce n’était qu’un jeu. En avons-nous fini au moins avec ces parodies? Il faudrait en finir d’abord avec cette littérature théâtrale qui a enflammé tant de jeunes cervelles, et leur a imprimé l’idée fixe de recommencer ce temps, ces événemens, ces hommes. Proscrivons à tout prix par la discussion, par la critique, par le mépris, cette école insensée qui fait de la révolution non plus un moyen, mais un but, son propre but à elle-même, comme une autre école, qui s’est ralliée à celle-ci dans ces derniers temps, faisait autrefois de l’art pour l’art. Deux niaiseries qu’on nous donne pour également sublimes, mais qui sont inégalement graves par leurs conséquences : l’une n’exposant que ses adeptes et ne les exposant qu’aux sifflets du public, l’autre compromettant le public lui-même et ensanglantant les rues. Il faudrait aussi atteindre une autre forme du même mal, démasquer sans pitié tous ces courtisans et ces flatteurs de la puissance populaire, non moins funestes que ceux des cours, qui ne cessent dans leurs journaux, dans leurs livres, dans les conférences, dans les clubs, d’exalter le peuple, le noble peuple, le généreux peuple, et de le griser de leurs vaines louanges partout où ils peuvent entrer en communication avec son cœur héroïque, avec sa grande âme : adulation fatale qui n’a pas contribué médiocrement à démoraliser la foule en la persuadant de l’infaillibilité de ses passions. On accuse l’empire d’avoir fait de la mauvaise démocratie, du socialisme honteux. Des lois comme celles sur les coalitions et sur les livrets, plusieurs autres encore, purent compromettre gravement l’ordre moral dont l’ordre matériel dépend. Tout cela est possible; mais ce qui est certain, c’est que, si l’empire a trop donné à la mauvaise démocratie, il n’en profita guère. Ceux qui en profitèrent, ce furent ceux-là mêmes qui avaient fait concurrence à ce jeu dangereux du pouvoir en allant plus loin que lui dans cette voie fatale, les révolutionnaires de profession, les irréconciliables et radicaux de la chambre qui triomphèrent par ces fautes après les avoir partagées. Il est vrai que la logique des événemens les a cruellement châtiés depuis en les amenant de faute en faute à cette dure nécessité de fusiller leurs élecleurs : triste lendemain de tant d’ovations populaires!

Des idées et des exemples tombés de si haut, une éloquence révolutionnaire tant applaudie dans les livres, au théâtre, à la tribune, voilà ce qui aurait perdu la bohème, si déjà elle n’avait incliné par ses propres vices vers la pente qui conduit aux abîmes. Soyons sévères pour elle, il le faut; mais la justice veut que la responsabilité soit partagée avec de plus illustres personnages qui avaient fait alliance avec elle et ses journaux, lui prodiguant les plus fins sourires, les plus délicates flatteries, engagés dans un commerce de louanges et de coquetteries avec ces fous, qui, tout fiers d’être pris au sérieux, célébraient ces grands citoyens et leur ouvraient la voie triomphale. Quelle part aussi, pour être juste, faudrait-il faire à ces influences dans ce funeste esprit d’indiscipline que les journaux de la bohème semaient dans les rangs de l’armée, préparant ainsi nos défaites devant l’étranger et la défaillance de quelques bataillons au jour de la guerre civile? Ce fut une active propagande et une contagion fatale. On s’en repent maintenant; il est bien tard. Recueillons pourtant ce précieux témoignage; il vient d’une bouche qui ne sera pas suspecte : « Dans ce désastre de la société qui s’écroule, vous êtes, vous, l’armée, les représentans de la seule force, la force morale dont nous avons tant besoin pour nous refaire. La France se meurt d’indiscipline après que pendant longtemps nous l’avons vue mourir de servitude. Eh bien! vous êtes la discipline vivante... Et j’entends ce mot dans son sens le plus régénérateur, le plus humain, le plus efficace... Nous avons pendant quinze ans attaqué l’armée, nous nous sommes moqués d’elle sur tous les rhythmes et sur tous les tons. Je vous en demande pardon. Nous sommes des railleurs; nous avons voulu distribuer le ridicule, et c’est à nous qu’il a été infligé. Nous avons raillé la patrie, raillé l’armée; encore une fois je vous en demande pardon en mon nom et au nom du parti. » Tenons compte et prenons acte de ces repentirs oratoires qui abondent aujourd’hui à la tribune ou au barreau. Ils prouvent au moins que la popularité s’est retournée dans un autre sens, dans le sens de la raison et du bon sens, et que nos illustres pénitens commencent à s’en apercevoir ; mais il y a deux ans à peine quelle verve d’épigrammes, quelles railleries contre ces vieilles idoles du cœur français, la gloire, l’honneur militaire, le drapeau, la patrie! Les hommes de 93 avaient ce grand avantage sur les pâles comédiens qui ont prétendu les recommencer : leur âme brûlait de patriotisme. Où pouvait-on retrouver trace de cette flamme sacrée dans l’âme froide et légère des jacobins modernes? La patrie, eux-mêmes le disaient aux applaudissemens des cafés ou des clubs, la patrie, c’était un poteau gardé par un douanier! Il ne faut pas s’étonner si quelques-uns des soldats qui avaient recueilli les échos de ces discours s’en souvinrent plus tard.

Tout cela, c’est notre histoire d’hier. Ajoutez à ces influences diverses la complicité d’une bourgeoisie frondeuse qui applaudissait, sans prévoir la fin, à cette œuvre de démolition sociale; joignez-y l’indifférence profonde d’une société tout absorbée dans les affaires, l’argent et les plaisirs, sans souci du reste, et au-dessous de cette surface déjà minée les passions ardentes de quelques fanatiques qui creusaient l’abîme où nous avons manqué périr, d’accord avec les appétits surexcités des multitudes et la conspiration de l’Internationale : vous ne vous étonnerez plus de la profondeur de notre chute, ni de l’étendue des ruines qui couvrent le sol de la France.

Les ruines matérielles se relèvent vite; mais pour les ruines morales il faut un plus grand et plus difficile effort. Sachons au moins mettre à profit cette terrible leçon. Nous avons appris qu’on ne joue pas impunément dans ce pays avec les phrases révolutionnaires. Ce jeu peut se prolonger sans grand péril chez d’autres nations, pas en France. Nous avons vu quel mal nous ont fait ces écrivains voués à une détestable propagande par légèreté d’abord, puis par envie et par haine; nous avons pu mesurer les effets de cette littérature satanique tombant sur des populations ignorantes et nerveuses comme la nôtre. Il y a dans cette race une incroyable faculté d’application du mal; à peine a-t-il germé dans quelques cerveaux malsains, déjà il fait effort pour se réaliser au dehors. Chez les autres peuples, jusqu’à présent du moins, il peut rester indéfiniment à l’état de théorie, dans une sphère d’idéalité perverse; chez nous, dès que la contagion nous a gagnés, il cherche une issue, une application immédiate, et la trouve presque toujours. Ces paradoxes venimeux et cruels, ces insultes odieuses, cette diffamation enragée, c’étaient pour les chercheurs de succès quelques louis dans leur bourse, un peu d’encre sur du papier blanc; mais cette encre devenait le lendemain du sang sur le pavé des rues; après-demain, c’était un flot de pétrole dans nos maisons. L’idée mauvaise, le blasphème social se change aussitôt en poignard, en torche incendiaire aux mains de la foule. On dirait que dans le tempérament français la vibration nerveuse produite par une image d’orgie ou de sang qui passe dans le cerveau a son contre-coup immédiat dans une contraction musculaire qui lance le crime. Dans les temps profondément troublés, il n’y a pas d’intervalle sensible entre ces deux phénomènes.

La moralité de cette étude, ce sont les événemens eux-mêmes qui se sont chargés de la dégager. Une des conditions les plus essentielles de cette régénération de la France à laquelle tout le monde aspire, plus essentielle même que la forme des institutions qui doivent nous régir, c’est que la littérature et la presse se reconstituent par le sérieux de la pensée, par le travail, par la dignité de la vie, par le respect réciproque des écrivains entre eux et surtout par le respect absolu des idées; mais pour cela il faut évidemment qu’il n’y ait plus de confusion possible entre les idées saines, libérales, qui représentent la civilisation par la liberté et la justice, et les idées fausses, antisociales, qui représentent le retour à la barbarie par l’arbitraire, la violence et le crime. Pour cela enfin, il faut bien se garder à l’avenir d’idéaliser sous les mots charmans de fantaisie, de vie indépendante et d’art libre, ces désordres de mœurs et de cerveau, ces passions malsaines qui ont jeté hors de leurs voies et perdu sans retour plus d’un talent que la nature avait créé pour faire des vaudevilles ou des paysages et non des révolutions.


E. CARO.

  1. M. Vitet, paroles prononcées sur la tombe d’Alfred de Musset.
  2. Jules Vallès, les Réfractaires.
  3. Les Réfractaires.
  4. Les Réfractaires.