Éditions Édouard Garand (65p. 42-43).

XIII

DU RÊVE À LA RÉALITÉ…


Le printemps était revenu.

Aux derniers jours d’avril parut dans la rade de Québec le premier navire de la saison arrivant de France.

Ce navire avait été attendu avec impatience, d’abord, par les commerçants ; ensuite, par Monsieur de Laval, les gens de son parti et, surtout, par le prisonnier du Château Saint-Louis. Celui-ci espérait que le roi allait donner ordre au Comte de Frontenac de le relâcher ; et Monseigneur de Laval comptait fort que le roi allait rappeler le Comte en France.

Rien de tel n’arriva.

On sait que le bruit avait couru l’automne précédent que l’évêque avait obtenu du roi le rappel de Frontenac, et c’est pourquoi le père Bousquet, ce tavernier de la basse-ville, avait déclaré au mendiant Brimbalon « que Son Excellence avait reçu ordre de préparer ses paquets pour le printemps suivant ». On peut juger du désappointement des ennemis du Comte, car loin de rappeler ce dernier, le conseil des ministres le maintenait à son poste et approuvait tous les actes de son administration.

Il va sans dire que Flandrin Pinchot avait eu vent des rumeurs qui avaient circulé sur le départ prochain du Comte de Frontenac, aussi jubilait-il de savoir que le Comte demeurait à la tête du pays. Flandrin savait bien que le départ du Comte entraînerait la perte de sa place.

Disons que Flandrin, sans avoir oublié sa femme, sentait son deuil s’alléger peu à peu au bout de ces quatre mois. Au reste, il avait pour le consoler et lui faire aimer la vie Louison et sa mère. Il allait très souvent faire une courte visite à la petite maison de la rue du Palais, et il en sortait, chaque fois, le cœur débordant de joie et d’espérance.

Le mendiant Brimbalon ne manquait pas, de son côté, de visiter par ci par là les habitants de la rue du Palais, mais là, c’était Mélie qui l’attirait, car la servante avait toujours en réserve une tasse de vin chaud. Et le pauvre Brimbalon en était venu à se demander sérieusement si Mélie ne lui serait pas une compagne convenable. Hélas ! il ignorait que la bonne Mélie avait fait vœu de célibat et promis de demeurer toujours avec sa maîtresse, la mère de Louison.

Le printemps s’écoula paisiblement.

Une après-midi du mois de juin, Flandrin Pinchot, passant devant la maison de la rue du Palais, aperçut Sévérine donnant ses soins aux fleurs de son parterre. Mélie se trouvait à l’arrière dans le jardin potager et Louison était au collège.

Sévérine, de son côté, ayant vu venir le capitaine, l’arrêta pour l’inviter d’entrer. Flandrin accepta. Tous deux s’assirent sur un banc rustique dans l’ombrage des ormes.

— Vous avez l’air bien triste aujourd’hui, fit doucement la jeune femme.

Flandrin lui avoua qu’il revenait du cimetière où il était allé renouveler les fleurs sur la tombe de sa femme.

— Écoutez, Flandrin, reprit la jeune femme, vous êtes seul et malheureux ; que ne prenez-vous une compagne qui vous égaye et vous rende la vie plus belle ?

Flandrin fut si émotionné qu’il eut peur de se trouver mal.

— Connaissez-vous une femme, balbutia-t-il, qui me soit aussi bonne et dévouée que celle que j’ai perdue ?

— Je la connais, Capitaine, et je suis certaine qu’elle ne sera pas moins bonne et dévouée.

— Eh bien ! nommez-la…

— Je suis cette femme, capitaine, sourit Sévérine.

Flandrin faillit perdre l’équilibre. Mais il se raidit, et, fou de joie, délirant, il saisit une main de Sévérine, la porta à ses lèvres et l’y tint longtemps pressée avec amour et respect.

Puis il pleura…

Mais ces larmes l’irritèrent.

— Sang-de-bœuf ! jura-t-il, je pense que je deviens fou une deuxième fois !

Il abandonna la main de la jeune femme, se dressa et s’élança vers la rue, puis vers le Château Saint-Louis.

Au Château, il entra comme un boulet dans le cabinet de travail du Comte de Frontenac.

— Excellence, cria-t-il, voulez-vous me dire si je suis fou ?…

— Une chose certaine, répondit le Comte, tu pénètres ici comme un fou !

— Oui, oui, je me le disais que je suis fou. Car voyez-vous… voyez-vous… Ah ! sang-de-bœuf ! je ne pourrai jamais vous dire ça, Excellence, c’est trop bête !

— Allons ! fit le Comte avec impatience et curiosité à la fois, parle et vite !

— Excellence ! Excellence ! bégaya Flandrin en s’effondrant sur un siège… elle m’a dit qu’elle deviendra ma femme !

Le Comte comprit. Il posa une main sur l’épaule de Flandrin et dit :

— Capitaine, elle a dit vrai, et moi je vous accompagnerai à l’autel. Va, mon ami, elle te rendra heureux !

Heureux !… Flandrin pensait qu’il l’était déjà trop, et il redoutait que ce bonheur ne durât point.

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Le mariage eut lieu au commencement de juillet en la chapelle de Notre-Dame de l’Enfant-Jésus où un Récollet officia, et la cérémonie fut des plus simples.

Et le soir de ce beau jour, on aurait pu voir réunis autour d’une table splendidement servie nos amis que le bonheur faisait rayonner.

C’étaient d’abord Flandrin Pinchot et sa nouvelle femme… Flandrin magnifiquement vêtu de satin bleu et portant à son côté gauche une superbe épée enrichie de diamants, cadeau de Son Excellence le gouverneur. Sévérine, en dentelle et soie, et plus belle et plus exquise que jamais. Puis, Louison, tout épanoui, assis entre sa mère et le Comte de Frontenac. Car le Comte était là, et l’on sait qu’il ne dédaignait pas de coudoyer le peuple à l’occasion. Il avait offert aux nouveaux époux une grande fête en son Château, mais Flandrin et sa femme avaient poliment refusé. Enfin, si nous omettons Mélie, il y avait Brimbalon… mais non pas le loqueteux… un véritable bourgeois en beaux habits de velours.

Mélie servait aux convives le vin rutilant et les mets les plus savoureux.

— Ah ! Excellence, disait Flandrin, plus heureux et plus rayonnant qu’un saint au paradis, il ne saurait y avoir dans ma vie de plus beau jour !

— Et ce beau jour et tout ce bonheur, répliqua gravement le Comte, sont l’œuvre de cet enfant !

Il indiquait Louison tout en rougissant de plaisir.

— J’ai dit, reprit le Comte, qu’il ferait un homme… il sera un homme !… Allons, mes amis, je vide ma coupe à votre avenir heureux et prospère !