La fille du brigand/Tout est découvert

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 127-135).

XV

TOUT EST DÉCOUVERT


Le temps s’écoule rapidement ; l’heure du rendez-vous est passée, et presque personne ne paraît encore dans le vaste salon où viennent d’entrer M. D…, Stéphane et Émile. Ils gardent tous trois un silence religieux, et semblent, par leur contenance, être dans l’attente de quelque grand événement…

Enfin, la porte s’ouvre, M. des Lauriers entre, et, saluant avec gravité, il gagne une large bergère placée dans le fond de l’appartement, et penche la tête sur une longue table d’acajou qui est devant lui. Puis il y a encore quelques instants de silence.

Alors un jeune homme que personne n’a le temps d’examiner entr’ouvre la porte et fait un signal convenu à M. des Lauriers, qui le suit et se retire en priant de l’attendre.

— Vous l’avez donc trouvé, Maurice ?

— Oui, monsieur ; il est dans l’antichambre.

— Merci. Tenez-vous prêt, je vais vous appeler dans l’instant.

Et il entra.

— Comment se porte M. des Lauriers ? dit maître Jacques avec familiarité et d’un air affable.

— Très bien, monsieur, dit M. des Lauriers, en déguisant son indignation.

— Vous venez sans doute, comme vous me l’avez appris, retrouver votre petite fille ? dit maître Jacques sans autre préambule.

— Oui, s’il vous plaît.

— Ah ! monsieur, dit maître Jacques en prenant un ton de découragement, il me faut vous apprendre une nouvelle des plus malheureuses ; c’est une pénible nécessité pour moi… mais…

— Parlez vite, de grâce, dit M. des Lauriers en feignant un vif empressement ; mon Dieu, qu’est-il arrivé ?…

— Je n’ose vous le dire.

— Oh ! je prévois… ma fille est morte !

— C’est comme si elle l’était… elle m’a été enlevée !

— Que dites-vous ? dit M. des Lauriers en s’arrachant les cheveux… Enlevée ?… Par qui ?

— Par des brigands, monsieur, par des scélérats…

— Par des brigands ! Et vous n’avez pu éviter ce malheur ?

— Soyez-en persuadé.

— Pauvre Helmina !… pauvre enfant ! elle qui était si digne de vivre, de briller sous les yeux de son père.

Et M. des Lauriers fit semblant de verser des larmes ; maître Jacques l’imita.

— Écoutez, monsieur, dit M. des Lauriers, il faudra faire des perquisitions pour la retrouver ; je n’épargnerai rien, et j’espère que, de votre côté, vous m’accorderez vos services.

— Avec plaisir, monsieur ; mais je crois qu’il serait inutile…

— Nous essaierons toujours ; demain donc, nous irons ensemble, vous et moi, accompagnés d’un certain nombre de personnes, faire une fouille générale dans le Cap-Rouge ; on dit que c’est là le refuge de tous les brigands, n’est-ce pas, mon ami ?

M. des Lauriers l’examina attentivement.

— Oui, dit maître Jacques embarrassé ; mais il est bien probable qu’on se trompe ; il n’est pas croyable que les voleurs se tiennent si près que cela de la ville.

— Nous verrons cela ; mais avant, monsieur, quoique je ne doute nullement de votre franchise et de votre fidélité à mon égard, je crois qu’il sera nécessaire que vous me donniez des preuves convaincantes et solides comme quoi ma fille a été réellement enlevée sans que vous y ayez pris aucune part.

— Comment ! dit maître Jacques, comment vous oseriez croire ?…

— Je ne crois rien, encore une fois, je ne vous soupçonne nullement ; mais, avant d’aller plus loin, il faut que je sois certain de cet enlèvement, qui me paraît assez extraordinaire ; et votre parole, toute sacrée qu’elle peut être suivant moi, ne serait peut-être pas suffisante aux yeux d’autres personnes presque aussi intéressées que moi dans cette affaire. Ainsi donc, il vous faudra faire votre déposition devant un magistrat, ou bien me produire des témoins.

— Quant à des témoins, dit maître Jacques, je pourrai vous en donner deux bons ; et si vous n’êtes pas satisfait, je suis prêt à jurer…

— Assez, dit M. des Lauriers incapable de maîtriser plus longtemps son ressentiment, assez, M. Jacques ; je connais maintenant vos dispositions… je sais ce que vous êtes capable de faire. À quoi sert de perdre le temps inutilement ? Sachez, M. Jacques, que je connais l’auteur du crime.

— Mais vous badinez, dit maître Jacques en faisant l’étonné et en frissonnant… ce n’est pas possible !

— Très possible ; et je sais fort bien que vous le connaissez vous-même.

— Allons, allons, plus de badinage.

— Je parle sérieusement, dit M. des Lauriers en fixant attentivement maître Jacques ; il ne s’agit pas de rire et de jouer ici, entendez-vous ?

— Écoutez donc, mon cher ami, dit maître Jacques en s’impatientant, je n’ai pas de leçons à recevoir de vous, probablement ?

— Plût à Dieu que vous en eussiez eu, dit M. des Lauriers avec une sévérité qui augmentait de plus en plus ; mais aujourd’hui il n’est plus temps, il ne s’agit plus de cela. Vous dites donc que vous ne connaissez pas le coupable ?

— Vous moquez-vous ?

— Et vous pouvez le jurer ?

— Tant qu’il vous plaira.

— Et pouvez-vous jurer que ce n’est pas vous ?

— Si vous voulez m’insulter, dit maître Jacques avec colère, vous le paierez plus cher que vous ne pensez ; vos questions sont par trop impertinentes pour que je les souffre plus longtemps ; avec tout autre qu’un ami il y a longtemps que je les aurais punies.

— Moi, votre ami, monsieur ? je maudis le jour où je vous ai connu.

— Et cependant vous avez été bien fier de me confier votre fille… Voilà donc votre reconnaissance.

— Parce que je vous croyais alors honnête homme.

— Et pour qui me prenez-vous donc à présent ?

— Pour ce que vous êtes, un scélérat, un voleur ! dit M. des Lauriers avec mépris, et en le regardant avec fermeté et courage.

Maître Jacques bondit de rage.

— Vous prouverez, monsieur, vous donnerez vos témoins ; je vous montrerai, moi, ce que c’est que d’insulter sans raison un homme d’honneur.

— Et moi, dit M. des Lauriers, infâme scélérat, je vais te faire voir immédiatement que je peux prouver ce que je viens d’avancer. Puis ouvrant la porte : Maurice, s’écria-t-il, Maurice !

Maître Jacques frémit horriblement.

— Voilà, ajouta M. des Lauriers, voilà l’homme qui va te condamner ; c’est lui qui m’a tout déclaré. Tu ne diras pas qu’il en a inventé ; tu sais qu’il connaît tous tes crimes aussi bien que toi…

— Parle Maurice ! N’est-il pas vrai que c’est maître Jacques qui t’a perdu, qui t’a entraîné dans le crime ?

— C’est vrai.

— Il ment, le pendard, il ment, dit maître Jacques, ou que Satan m’enveloppe !

— Tais-toi, monstre !

— Quand je le voudrai.

— Et Julien, continua M. des Lauriers, ne doit-il pas tout son malheur, sa scélératesse à maître Jacques ?

— C’est encore vrai.

— Et pour tout dire en un mot, peux-tu affirmer que tous les crimes dont Québec a été le théâtre depuis quelque temps, ont été commis par lui ?

— Je puis le jurer.

Maître Jacques fut près de se jeter sur Maurice.

— Venons maintenant, dit M. des Lauriers, à ce qui nous regarde plus particulièrement. Il y a quelques jours, ne t’a-t-il pas montré une lettre que je lui envoyais et dans laquelle je lui redemandais ma fille ?

— Je ne nie pas cela, dit maître Jacques pour faire voir qu’il était sincère.

— Et nieras-tu que, pour favoriser ta passion honteuse, pour enlever ma fille à un jeune homme estimable qui l’aimait, tu l’as fait enlever et transporter dans le bois du Cap-Rouge ? Nie-le, si tu l’oses.

— Je le nie.

— C’est vrai, dit Maurice ; il ment.

— Tu mens toi-même, vil coquin, dit maître Jacques en lui lançant des regards foudroyants.

— Tu vas nier aussi probablement, ajouta M. des Lauriers, que cette lettre contrefaite de la manière la plus infâme ne vient pas de toi ?

— Je le nie.

— C’est bien, courage ; tu n’avoueras pas non plus que tu as montré cette même lettre à Helmina, que tu l’as demandée en mariage et que tu l’as menacée, sur son refus formel, d’une mort horrible. Tu vas dire effrontément aussi que tu n’as jamais formé le projet de tuer son amant, de me tuer moi-même, si tu t’apercevais que je n’épargnais rien pour retrouver ma fille. Misérable ! scélérat que tu es ! dit M. des Lauriers avec indignation ; et tu croyais pouvoir vivre ainsi dans le crime sans jamais être reconnu ! tu croyais qu’il n’existe pas dans le ciel un Dieu tout-puissant, vengeur de l’innocence, un Dieu juste et inexorable pour punir le vice et bénir la vertu ! Prépare-toi donc à apprendre le contraire ; je vais rassembler ici devant toi toutes tes victimes ; elles-mêmes te jugeront comme tu le mérites.

M. des Lauriers se tournant du côté de la porte : Maurice, lui dit-il, faites entrer…

Maurice sortit et revint aussitôt suivi de Julien.

Maître Jacques le regarda sans rien dire. Après lui parut M. D…, Émile et Stéphane qui s’écria en voyant maître Jacques :

— Mon père, mon père, partons ; voici maître Jacques, le brigand.

— Non, non, cher ami, dit M. des Lauriers, demeurez ici.

Puis s’adressant au brigand :

— Tu vois que tu es déjà bien connu.

Maître Jacques se mordait les poings et ne disait plus rien.

— Mon cher ami, dit M. D… en serrant la main de M. des Lauriers, que je suis aise de te revoir !…

Stéphane passa de la crainte à la surprise.

— Viens donner la main au compagnon d’enfance de ton père, mon cher fils, dit M. D… viens.

Stéphane obéit avec quelque hésitation.

— Que signifie tout ceci, monsieur ? demanda-t-il avec inquiétude.

— Vous allez le savoir, mon cher enfant, dit M. des Lauriers avec une douce gaieté, permettez-moi de vous appeler ainsi… Que ce jour où j’ai découvert le plus noir des forfaits soit en même temps celui du bonheur le plus pur et le plus délicieux, Maurice, allez chercher ma fille.

Helmina parut aussitôt, suivie de Julienne et de Madelon.

— Grand Dieu ! que vois-je ? Helmina… la fille du brigand !

— Non, Stéphane… la fille d’un honnête homme… ma fille, si vous l’aimez mieux.

— Helmina, votre fille ! répéta Stéphane.

— Mais c’est incroyable, dit M. D…

— Dieu des bons anges, queu nouvelle, s’écria Madelon en frappant des mains.

— Je suis trahi, dit maître Jacques en tombant sur une chaise, tout est découvert !

— C’est donc bien vrai ? dit Stéphane.

Puis se jetant aux genoux de M, des Lauriers :

— Je l’aime, monsieur, permettez qu’elle soit mon épouse.

Il ne put en dire davantage ; il porta les yeux sur Helmina, qui rougit et vint tomber dans les bras de son père !…

— Soyez heureux, mes chers enfants, dit M. des Lauriers attendri jusqu’aux larmes et en leur joignant les mains ; nous permettons votre union, que Dieu la bénisse !… Soyez heureux !

— Puissiez-vous apprendre dans ce passage subit de l’infortune au bonheur le plus parfait à ne jamais désespérer de la Providence, dit M. D… en embrassant ses deux enfants.

— Oh ! bon saint Antoine ! dit Madelon, ça va faire un beau p’tit mariage rach’vé.

— Eh bien ! Stéphane, vous allez donc enfin être heureux, dit Émile en lui serrant la main ; je suis content, je vous en félicite.

— Et moi aussi, dit Maurice, je veux apprendre de vous à goûter la joie de l’honnête homme.

Helmina n’avait pu résister à cette scène si délicieuse et si touchante, à laquelle son cœur était encore tout à fait inaccoutumé ; elle s’était évanouie sur le sein de son père. Tandis que tout le monde s’empressait tumultueusement autour d’elle, maître Jacques ouvrit une fenêtre qui donnait dans la cour et s’évada sans que personne y prit garde. Ce ne fut qu’après qu’Helmina fut parfaitement revenue à elle que l’on s’aperçut de son absence.

— Il s’est sauvé, dit Maurice ; je vais courir après.

— Non, non, mon brave, dit M. des Lauriers, laissez-le aller, le malheureux ; que Dieu ait pitié de lui. Et vous, mes amis, ajouta-t-il en s’adressant à Julien et à Maurice, puisqu’il est bien vrai que vous voulez abandonner le sentier du crime…

— Quoi ! dit Madelon en interrompant, t’as été voleur, toi, Maurice ?… Oh ben ! c’est affreux, ça.

— Pardon, Madelon, dit Maurice en se jetant dans ses bras, pardon.

— Tout est pardonné dans ce beau jour, dit M. des Lauriers ; ne pensons plus au passé. Je suis sur le point d’acheter deux terres dans une campagne voisine, Julien en cultivera une, et toi l’autre ; nous irons vous voir de temps en temps, ce sera notre promenade favorite.

— Mon père, dit Helmina, Julienne restera avec nous.

— Non, Helmina, il faut qu’elle suive son père, mais je te donnerai une autre compagne, Élise, la fille de Mme  La Troupe. Quant à cette dernière, je vais tout faire en mon pouvoir pour l’arracher des mains de la justice.

— Hélas ! monsieur, dit Stéphane, vous ne serez pas à cette peine, la malheureuse s’est empoisonnée de désespoir.

— Oh ! mon Dieu ! s’écrièrent à la fois Émile, Helmina et Julienne.

— Et sa petite fille, où est-elle ? demanda M. D…

— Elle doit être chez moi à présent, j’ai donné ordre à Magloire d’aller la chercher.

— C’est bien, tout est terminé maintenant.

— Oui, dit M. des Lauriers, et il ne nous reste plus qu’à fixer le mariage de Stéphane avec Helmina à demain ; nous épargnerons autant que possible le trop d’éclat et de tumulte. Vous êtes tous de la noce, mes amis, c’est un repas de famille où il vous faut assister………

Le dénouement était facile à prévoir.

Il n’est que cinq heures, l’aurore vient de disparaître et les conviés sont déjà sur pied. Il n’y a pas jusqu’à Magloire qui a endossé l’habit de drap vert à l’antique et se pavane sous un énorme chapeau de castor à longs poils et à larges bords.

La cloche tinte ; on se met en marche et on suit gaiement la route de l’église…

Puis un tumulte se fait entendre, et on aperçoit une foule qui se presse autour d’un cadavre. M. des Lauriers et M. D… en approchant de plus près reconnaissent le corps d’un noyé, c’est celui de maître Jacques.

— N’en parlons pas, dit M. D… cela pourrait peut-être troubler notre petite fête.

Une heure après les fiancés sont unis ; tout est fini heureusement. Le reste de la journée se passe paiement comme le jour d’une noce, et le soir le soleil se couche radieux pour les nouveaux époux.

FIN.