Éditions Édouard Garand (p. 12-13).


II

DEUXIÈME APPARITION


Désappointé, la tête perdue, l’esprit en tumulte, Alban Ruel refit le chemin qu’il venait de parcourir, et sortit du théâtre afin de se rafraîchir et d’éclaircir ses idées.

Dehors il retrouva son ami l’architecte qui fumait une cigarette.

— Eh bien ? interrogea Lavoie.

— Rien… sa loge était vide.

— Sa loge était vide ! fit Lavoie avec étonnement.

— Tu ne l’as pas vue quitter sa loge ?

— Mais elle ne l’a pas quittée !

— Es-tu fou ? s’écria le reporter.

— C’est toi qui est fou, je pense. Je t’ai vu pénétrer dans la loge et j’ai vu la femme mystérieuse se lever pour te recevoir…

— Allons donc ! — tu as rêvé !

— Et alors, je suis venu t’attendre ici pour avoir des nouvelles.

Le reporter se mit à rire.

— Mon cher ami, dit-il nous avons rêvé tous deux, car la FEMME D’OR ne m’a pas reçu, par le simple fait qu’elle n’était pas là.

— Je n’y comprends plus rien, déclara l’architecte.

— Eh bien ! moi je crois comprendre que quand tu l’as vue se lever, c’était non pour me recevoir, mais pour sortir de sa loge.

— Mais par où diable aurait-elle pu passer ?

— Je me le demande.

— C’est mystérieux… Est-ce que cette femme possède le don ou le pouvoir de s’évaporer ! C’est peut-être une sorcière !

— Et heureusement qu’on ne soit pas au temps de l’inquisition ! se mit à rire Alban.

— Ma foi ! répliqua l’architecte en riant à son tour, il me semble que de reporter tu es en train de passer inquisiteur !

— Que veux-tu… je me sens attiré malgré moi vers cette inconnue. À propos, as-tu vu Audet ?

— Il est sorti au premier acte, et je ne l’ai pas revu.

— Gageons qu’il est à la poursuite de LA FEMME D’OR !

— C’est possible. Tu l’as joliment nargué et il a bien pu se formaliser. Il n’y a rien d’impossible qu’il tente tout pour pénétrer les secrets de cette femme et la conquérir pour lui-même après t’avoir fauché l’herbe sous le pied.

— C’est très possible, en effet, répliqua Alban en riant. Pauvre Audet ! je voudrais bien lui jouer le tour…

— Tiens ! fit tout à coup Lavoie, regarde…

— Quoi donc ?

— Cette femme qui passe sur le côté opposé de la rue !

Le reporter tressauta.

— C’est elle ! dit-il dans un souffle.

Un moment, il demeura comme médusé ! Il considérait la jeune femme, très gracieuse et très vive d’allure, marcher dans la direction de l’Est. Elle était toujours drapée dans sa mante d’hermine.

— Allons, murmura Alban, il ne faut pas qu’elle m’échappe cette fois. Après le théâtre Paul, tu m’attendras chez Gravel !

Et il partit à la suite de la femme inconnue, qui franchissait, à cette minute, la rue Cadieux. Le reporter laissa entre elle et lui une distance suffisante pour ne pas attirer l’attention de la jeune femme.

Celle-ci arrivée à l’angle de l’avenue Hôtel de Ville, traversa la chaussée et s’engagea sur cette avenue. Le reporter s’y engagea aussi peu après. Bientôt il vit l’inconnue tourner sur la rue Demontigny du côté de l’Est. Pour ne pas perdre de vue la jeune femme il prit sa course et arriva juste à temps pour voir celle-ci ouvrir une porte, donnant sur le trottoir, entrer et refermer la porte.

En quelques bonds, le reporter se trouva devant la même porte. Là, il s’arrêta un peu haletant et considéra la maison devant laquelle il se trouvait. C’était une maison n’ayant qu’un étage au-dessus du rez-de-chaussée. En bas, c’était une épicerie déserte et sombre à cette heure. Et là-haut l’unique étage était également sombre et silencieux. Alban Ruel prit une allumette et regarda le numéro au-dessus de la porte. Ce numéro était à demi effacé et illisible.

Il demeura hésitant pendant quelques minutes. Puis très doucement il tourna le bouton de la porte et poussé. À sa grande surprise la porte s’ouvrit. Il entra dans un petit passage très obscur donnant sur un escalier conduisant à l’étage supérieur. Là encore il parut hésiter.

— Allons ! se dit-il au bout d’un moment, je ne suis pas venu ici pour rien ! Je veux voir cette femme !

Il monta l’escalier en étouffant ses pas.

Après avoir conté seize marches il se trouva en face d’une autre porte.

Un moment il prêta l’oreille. Pas un bruit à l’intérieur. Il examina le trou de la serrure. Pas un filet de lumière.

Alors il se décida de frapper.

Il frappa trois petits coups légèrement espacés.

Il attendit, le cœur battant la charge.

Bientôt il crut percevoir un pas menu l’intérieur.

Un mince rayon de lumière filtra par le trou de la serrure. Le pas se rapprocha de porte.

Puis une voix douce, divinement timbrée, une voix qui fit tressaillir le reporter jusqu’aux fibres les plus reculées de son être, demanda :

— Qui est là ?  !

Il sembla à Alban Ruel qu’il avait entendu déjà cette voix et que cette voix était celle de la FEMME D’OR.

Il se sentit défaillir… Mais, par un effort de volonté, il retrouva immédiatement son audace.

— Madame, répondit-il d’une voix peu assurée cependant, je suis chargé d’une communication très pressée….

— Pour moi ?

— Oui, madame.

Il saisit une légère exclamation de surprise et entendit aussitôt une clef tourner dans la serrure. La minute d’après la porte s’ouvrit.

Le reporter demeura bouché bée devant la jolie petite brunette qui lui souriait.

— Donnez-vous donc la peine d’entrée, monsieur !

Alban Ruel ne bougea pas… Ses regards ahuris se promenaient dans l’intérieur de l’appartement sur un tas d’objets très singuliers pour lui : il apercevait tout le matériel et tous les accessoires d’un atelier de modiste !

Allons ! il s’était trompé de porte, voilà tout !

Confus, gêné, très troublé même devant cette jolie brunette qui ne cessait de lui sourire, le reporter bredouilla quelques excuses, s’inclina assez gauchement, et descendit l’escalier. Il était tellement troublé, ses sens étaient si à l’envers qu’il manqua une marche vers le milieu et dégringola le reste de l’escalier.

Un petit rire moqueur retentit.

Mais Alban ne l’entendit pas… déjà il était dehors, et hors de raison et raisonnement.

Mais de suite la fraîcheur de la nuit le rappela à lui-même.

Il s’avoua qu’il s’était trompé de porte que la mystérieuse inconnue avait disparu par une autre porte que celle-ci.

Il se mit à explorer le voisinage. Mais rien ne put lui confirmer qu’il s’était trompé.

— C’est pourtant la bonne porte ! murmura-t-il.

Distrait, l’esprit très préoccupé de cette méprise, le reporter refit son chemin vers le Théâtre-Français.

Là, il s’aperçut que le théâtre était fermé.

— Diable ! murmura-t-il, quelle heure est-il donc ?

On ne voyait plus que quelques rares passants sur la rue Sainte-Catherine. Le reporter consulta sa montre et constata que la douzième heure de nuit était passée.

— Allons chez Gravel ! se dit-il. J’y trouverai sûrement Lavoie.

— Il n’avait qu’un pas à faire. L’instant d’après il était en train de vider un verre avec l’architecte auquel il racontait sa méprise et sa déconvenue.