La duchesse de Bourgogne et l’Alliance savoyarde sous Louis XIV/02

La duchesse de Bourgogne et l’Alliance savoyarde sous Louis XIV
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 481-511).
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LA DUCHESSE DE BOURGOGNE
ET
L'ALLIANCE SAVOYARDE SOUS LOUIS XIV

II.[1]
L’ENFANCE ET LES FIANÇAILLES

Aux Archives d’État de Turin, qui n’ont pas été bouleversées par les révolutions et qui sont admirablement classées[2], il existe un fonds spécial qui a pour désignation : Matrimonii della Real Casa. A chaque alliance contractée par un prince ou une princesse de la maison de Savoie correspond une liasse où ont été rassemblés tous les documens relatifs à cette alliance. Celle qui contient les documens relatifs au mariage de la duchesse de Bourgogne, ou plutôt à ses fiançailles (car le mariage ne devait avoir lieu qu’à Versailles) n’est pas la moins bien garnie. Les renseignemens sur son contrat, sur son trousseau, sur les fêtes qui précédèrent son départ, sur les questions d’étiquette que soulevait son voyage, sur la réception qui lui fut faite dans les villes qu’elle traversa s’y trouvent en abondance, et nous y puiserons, car ces minces détails de l’histoire ne sont pas à dédaigner ; ils servent à faire revivre un passé dont les minuties et parfois même les puérilités ne parviennent pas à altérer la grandeur. Mais à tous ces documens officiels, combien nous eussions préféré quelques renseignemens sur son enfance, et sur la vie qu’elle menait pendant la durée de ces négociations avec Versailles et avec Vienne où sa destinée était en jeu. Ces renseignemens ont fait défaut à nos recherches. Les Archives de Turin ne contiennent aucune pièce qui ait trait à l’éducation de la petite princesse de Savoie. Aucuns Mémoires du temps n’y font allusion[3]. Faut-il renoncer cependant à parler de ces années, et un peu d’imagination aidant, ne pourrons-nous point parvenir à nous représenter sa vie de famille, dans ce cadre de la petite cour de Turin, entre un père dont nous n’avons jusqu’à présent retracé que le rôle politique, et une mère que nous n’avons point encore fait entrer en scène ? La race et le milieu, la nature et l’éducation sont les fils mystérieux dont l’entre-croisement tisse cette trame de l’être sur laquelle la vie et l’expérience viennent ensuite broder leurs dessins. Essayons de démêler quelques-uns de ces fils dans la vie de notre princesse, et recherchons ce qu’elle put devoir au sang qui coulait dans ses veines, aux enseignemens qu’elle reçut, aux spectacles dont sa première jeunesse fut témoin.


I

Marie-Adélaïde était issue du mariage contracté en 1684 entre Victor-Amédée et Anne d’Orléans, fille de Monsieur, frère de Louis XIV, et d’Henriette d’Angleterre, la célèbre Madame dont Bossuet a immortalisé la mémoire. Son grand-père et sa grand’mère maternels sont trop connus pour qu’il y -ait lieu d’en parler, sinon pour faire remarquer que, par un assez fréquent phénomène, certaines grâces de l’aïeule semblent être devenues l’héritage de la petite-fille. Sa mère, la duchesse Anne de Savoie, est au contraire demeurée dans l’ombre. Epouse admirable, mère parfaite, sa vie toute de vertus et de dévouemens reposerait, si elle était mieux connue, de ces scandales publics par lesquels on est toujours un peu trop disposé à juger uniquement une cour et un temps ; mais, peut-être à cause de cela même, son nom a échappé à l’histoire. Entre les deux figures également brillantes de sa fille et de sa mère, entre la duchesse de Bourgogne et Madame, elle apparaît comme apparaîtrait dans une galerie de portraits, entre un Rigaud et un Nattier, quelque pastel aux pâles couleurs. Cependant elle a trouvé un biographe. Inutile de dire que ce biographe est une femme, car il fallait le cœur d’une femme pour s’éprendre d’une aussi humble héroïne. Aux deux volumes que Luisa Sarredo a fait paraître en 1887 nous emprunterons quelques traits[4] que nous compléterons à l’aide d’autres documens. Nous pourrons ainsi montrer quels exemples la princesse Adélaïde eut de bonne heure sous les yeux, et dans quelles conditions son enfance s’est écoulée.

C’était la politique qui avait fait l’alliance. Lorsque Louis XIV donnait son consentement au mariage de sa propre nièce « demoiselle Anne d’Orléans » avec « très haut et très puissant, prince Victor-Amédée duc de Savoye » — c’est ainsi que les désigne leur contrat de mariage[5] — ce n’était pas seulement « pour qu’il fût notoire à tous qu’il conservait toujours un sincère désir de lui donner, en toutes occasions, les témoignages d’estime et d’affection qu’il faisait de sa personne, de l’affection et tendresse qu’il avait pour lui, et de la singulière considération qu’il faisait de sa maison, non seulement par tant d’alliances réciproques si souvent contractées depuis plusieurs siècles, entre la maison de France et celle de Savoye », c’était encore « à cause du constant attachement que très haute et très puissante princesse Marie-Jeanne-Baptiste de Nemours a fait paraître pendant le temps de sa régence aux intérêts de Sa Majesté et qu’elle a su si bien inspirer audit soigneur duc son fils que personne ne peut douter qu’il ne continue dans les mêmes sentimens. »

En réalité, Louis XIV se défiait fort des sentimens de son nouveau neveu. Dans les instructions adressées à son ambassadeur, le marquis d’Arcy, il lui recommandait « de se méfier des mauvaises dispositions de ce prince. » Mais il espérait par cette union le maintenir plus étroitement dans son alliance. Nous avons vu comme il y réussit. Louis XIV devait rendre un singulièrement mauvais service à sa nièce en prenant prétexte de sa qualité d’oncle pour intervenir dans les affaires domestiques du duc de Savoie. Au moment où elle arrivait en Piémont pour que le mariage y fût consommé, la duchesse Anne avait quatorze ans. Le prince qu’elle avait épousé par procuration en avait dix-huit. De bonne heure il avait montré du penchant à la galanterie, et il avait trouvé autour de lui à satisfaire ce penchant. Il semble que cette petite cour de Turin se fût réglée, à vingt ans de distance, sur l’exemple de la cour de Versailles, et que Victor-Amédée eût pris Louis XIV pour modèle.

La duchesse régente, Madame Royale, avait, tout comme une reine de France, rassemblé autour d’elle un escadron de filles d’honneur, choisies dans les premières familles du pays. « Cette princesse, qui était d’un goût délicat, dit un auteur italien, et qui aimait la galanterie, n’admettait pour filles et pour dames d’honneur que celles qui surpassaient toutes les autres en beauté. Ainsi le souverain et les jeunes seigneurs de sa suite pouvaient passer de belle en belle, et renouveler toujours leurs plaisirs par la variété de ces charmans objets, sans s’en dégoûter jamais[6]. » Il eût été bien surprenant que Victor-Amédée cherchât ailleurs que parmi ces charmans objets de quoi contenter son humeur amoureuse, et plus singulier encore qu’il y rencontrât des cruelles, car, sans être beau, il avait dans le regard ce feu et dans l’allure cette hardiesse qui plaisent souvent aux femmes. « Taille moyenne, svelte, admirablement prise, le port libre et fier, la physionomie animée, les traits aquilins », tel est le portrait que trace de lui le marquis Costa de Beauregard[7], et il ajoute : « Il tenait de la maison de Nemours le poil blond ardent, les yeux d’un bleu particulier et d’une vivacité extrême. » Rien donc d’étonnant que, parmi les filles d’honneur de sa mère, il ait de bonne heure trouvé sa La Vallière, et il ne paraît même pas qu’il ait, au début, rencontré sur sa route les obstacles et les grilles que la duchesse de Navailles essaya vainement d’opposer aux entreprises audacieuses de Louis XIV. La Vallière fut Mlle de Cumiana, belle brune que, dès l’âge de quinze ans, Madame Royale avait attachée à sa personne. « Victor-Amédée, dit encore notre auteur italien, la combla de bienfaits extraordinaires, qui la distinguèrent en peu de temps de ses compagnes en lui gâtant la taille. » Après des débuts si pareils, singulièrement différente fut la destinée de ces deux favorites d’un jour. On sait comment l’une a fini, donnant l’exemple d’une de ces pénitences éclatantes qui, dans un siècle où tout était grand, étaient du moins [en proportion des scandales. L’autre au contraire reçut pour mari, de la propre main de Madame Royale, « aussi bonne confidente, que bonne mère », son grand écuyer, le comte de Saint-Sébastien, qui l’épousa prestement, et, bien des années après, la comtesse de Saint-Sébastien, devenue veuve et dame d’atours de la princesse de Piémont, contracta un mariage secret avec Victor-Amédée, qui était à la veille d’abdiquer, et auquel elle survécut.

Avant de faire ce mariage à la Maintenon, Victor-Amédée devait trouver d’abord sa Fontanges en Mlle de Saluées qui épousa ensuite le marquis de Prié, ambassadeur de Savoie à Vienne, puis ensuite sa Montespan qui fut la comtesse de Verrue. De celle-ci le roman et l’histoire se sont emparés[8]. Elle était fille de ce duc de Luynes qui avait à la cour de Louis XIV juste renom de sagesse et de piété, et qui vécut quelques années en étroites relations avec Port-Royal. Rien cependant de janséniste dans la vie ni dans le caractère de la dame qui, assure-t-on, composa pour elle-même cette épitaphe :


Ci-gît, dans une paix profonde,
Cette dame de volupté
Qui, pour plus grande sûreté,
Fit son paradis en ce monde.


Mariée à quatorze ans, comme la duchesse Anne, qu’elle précéda de peu à Turin, elle avait passé plusieurs saisons à la cour sans attirer l’attention de Victor-Amédée. Elle venait d’atteindre ses dix-huit ans, lorsqu’on commença de remarquer que, durant un hiver rigoureux, qui avait couvert de neige les environs de Turin, c’était toujours le traîneau de Mme de Verrue que Victor-Amédée conduisait, de préférence à celui des autres dames de la cour. Puis on remarquait également qu’à l’Opéra c’était dans sa loge qu’il passait la plus grande partie de la soirée. L’ambassadeur d’Arcy en rendait compte à Louis XIV : « Votre Majesté continuant à m’ordonner que je ne lui laisse rien ignorer des actions particulières de M. le duc de Savoye et de ses divertissemens, je dois lui dire que depuis qu’il a mené la jeune Mme de Verrue en traîneau, il me semble qu’il continue et même qu’il redouble ses assiduités pour elle. Il ne manque point de jour d’Opéra à la voir dans la loge de cette dame, où ils font ensemble des éclats de rire entendus de tout le monde. Cependant la jeunesse et l’humeur réjouissante de la dame peuvent avoir plus de part à tout cela, au moins de son côté, qu’aucune autre chose, et l’on ne s’aperçoit pas encore d’aucune intelligence entre eux qui donne lieu de soupçonner un commerce prochain de galanterie[9]. » Ce commerce devait cependant finir par éclater. S’il fallait en croire Saint-Simon, l’éclat aurait été précédé d’un drame de famille, et ce serait un oncle vindicatif, abbé par-dessus le marché, qui, rebuté par sa nièce, aurait contribué à la perdre. Après bien des péripéties, et, disons-le à l’honneur de la jeune femme, une assez longue résistance de sa part, les choses devinrent publiques durant certain voyage à Nice que toute la cour entreprit au printemps de 1688.

La duchesse Anne devait être accompagnée de dix dames. Le duc de Savoie désigna Mme de Verrue pour faire partie du cortège. Ainsi il traînait à sa suite sa femme et sa maîtresse, tout comme Louis XIV, dans le fameux voyage de Flandre, traînait à sa suite, avec Marie-Thérèse et Mme de Montespan, la pauvre La Vallière déjà délaissée. La chronique scandaleuse de la cour de Turin ne dit pas si Mlle de Cumiana, devenue la comtesse de Saint-Sébastien, ou M"0 de Saluées, devenue la marquise de Prié, étaient également du voyage. Ce qui achève de compléter la ressemblance, c’est que la comtesse de Verrue était affligée d’un mari qui jouait les Montespan, et qui, après avoir commencé par être imprudent, finissait, au dire de d’Arcy, par se montrer « chagrin de l’éclat que fait l’intelligence de M. de Savoye avec sa femme. » Pour se débarrasser d’une surveillance incommode, Mme de Verrue prenait un parti hardi. Elle feignait d’avoir des griefs contre son mari, et, quittant le vieil hôtel de Verrue où elle demeurait avec une belle-mère acariâtre, elle se jetait un beau matin au couvent des Filles de Sainte-Marie. Victor-Amédée faisait l’étonné. « On a remarqué, mandait d’Arcy au Roi[10], que le duc de Savoye avait pris l’habitude de se promener presque tous les matins en robe de chambre avec Mme la Duchesse dans les chambres de son palais, comme pour la ménager, et que, le lendemain du jour que Mme de Verrue était entrée aux Filles de Sainte-Marie, ce prince, comme tout étonné, avait dit à Mme la duchesse de Savoye : « Eh, Madame, que dites-vous de la résolution si surprenante de Mme de Verrue, qu’on dit s’être jetée dans le couvent des Filles de Sainte-Marie ? En vérité elle mériterait bien qu’on s’intéressât pour elle. » Sur quoi cette princesse n’aurait fait que baisser les yeux et ne plus parler. »

Baisser les yeux et ne pas parler, la pauvre duchesse Anne n’avait jamais fait, et ne fit jamais autre chose. Elle ne parla pas davantage quand, l’année suivante, le comte de Verrue ayant passé en France, où il prit du service, et la comtesse étant sortie du couvent des Filles de Sainte-Marie, le duc de Savoie la nomma dame d’atours de la duchesse de Savoie. Lorsqu’on voit Victor-Amédée calquer si exactement sa conduite sur celle de Louis XIV nommant Mme de Montespan surintendante de la maison de Marie-Thérèse, on peut se demander s’il n’y apportait pas quelque raillerie, et si ce n’était pas une manière ironique de répondre aux représentations que d’Arcy avait été chargé de lui adresser. Lors de ses premiers écarts, d’Arcy avait reçu en effet la mission assez embarrassante de faire savoir au duc de Savoie « que Sa Majesté avait été fort surprise et fort fâchée d’apprendre qu’il n’eût pas pour Mme la Duchesse, sa femme, toute la considération que mérite non seulement la naissance de cette princesse, mais encore sa vertu et sa bonne conduite. » A quoi le duc de Savoie avait répondu, « avec un air embarrassé et peu content, qu’il avait lieu d’être fort surpris lui-même qu’on eût si mal informé Sa Majesté de sa conduite[11]. »

Si le mécontentement de Victor-Amédée avait subsisté (et ces tracasseries cherchées par Louis XIV à son neveu par alliance ne furent pas pour peu de chose dans la brouille) l’embarras disparut, car Mme de Verrue régna pendant douze années sans conteste à la cour de Turin, jusqu’au jour où, lasse de la situation intolérable que lui firent à la longue les jalousies et les emportemens de Victor-Amédée, elle finit par imiter son mari et par se réfugier à son tour en France, tandis que celui-ci revenait au contraire prendre du service en Piémont. Pendant ces années d’abandon et d’humiliation, la duchesse Anne continua d’opposer aux infidélités de son mari une résignation inaltérable, et de régler sa vie extérieure d’après les moindres désirs d’une volonté capricieuse. Si, au moment où il partait, sur l’invitation pressante de Louis XIV, pour guerroyer contre ses propres sujets les Vaudois, Victor-Amédée témoignait le désir que, durant son absence, la duchesse vécût d’une vie retirée, on ne la voyait plus qu’aux églises. Madame Royale, sa belle-mère, qui aurait été moins docile, la raillait même un peu lorsqu’elle écrivait à Mme de la Fayette : « Madame Son Altesse Royale est dans une retraite tout extraordinaire ce voyage-ci, et nous ne nous voyons qu’aux promenades et aux églises où nous allons beaucoup ensemble. On lui a fait la leçon avant de partir apparemment, et elle y est si exacte, et elle craint tellement, qu’elle ne ferait pas un pas ni ne dirait un mot pour toute chose au monde, et, quoiqu’elle meure d’ennui, elle ne m’en dit rien, et je fais semblant de ne pas m’en apercevoir[12]. »

De retour à Turin, Victor-Amédée voulait-il, en donnant quelque éclata sa cour, complaire encore à Louis XIV, qui lui avait fait reprocher « de mener une vie solitaire, contraire aux soins indispensables du pouvoir absolu » : vite la duchesse instituait chez elle jeux et danse le soir. Victor-Amédée, qui était d’humeur changeante, en revenait-il à des idées de sauvagerie et d’économie, aussitôt jeux et danse étaient supprimés, bien qu’à la danse la jeune duchesse, qui n’avait pas vingt ans, eût pris quelque goût. Mais ce n’était pas seulement par ces marques extérieures d’obéissance que l’épouse douce et fidèle témoignait son désir de complaire à son rude et volage époux. Elle lui prodiguait encore des témoignages plus directs et plus touchans de son amour. Il existe aux Archives de Turin un certain nombre de lettres adressées par elle à Victor-Amédée. Il n’en est pas une qui ne respire ce que Luisa Sarredo appelle avec raison dans cette jolie langue italienne, la più inquiéta tenerezza di un cuore innamorato. Les occasions d’écrire ne lui manquaient pas : Victor-Amédée était souvent absent, et, comme il était d’une santé assez frêle, au cours de ses voyages ou de ses expéditions il tombait fréquemment malade. C’était alors au marquis de Saint-Thomas que la duchesse Anne s’adressait pour avoir des nouvelles de son mari, car Victor-Amédée ne lui écrivait jamais, et dans le volumineux dossier de sa correspondance il n’existe pas une seule lettre de lui à sa femme. Saint-Thomas lui-même n’écrivait pas toujours très régulièrement, et elle s’en plaignait à son mari avec douceur. « Je ne savais pas si le silence de M. le marquis de Saint-Thomas était un bon ou un mauvais indice, mais je me trouvais dans une peine qui dépasse toute imagination. Je vous le demande en grâce : ne me laissez plus dans une telle inquiétude. C’est bien le moins que je puisse espérer que, quand vous êtes malade, on me mande de vos nouvelles. » Si la maladie de Victor-Amédée se prolongeait, elle demandait, en termes touchans, la permission de venir le rejoindre : « Donnez-moi cette consolation : ce sera la plus grande preuve d’amitié que je pourrais avoir de vous. Je vous assure que je m’en viendrai seule, sans aucun embarras. Mes deux dames me suffisent. Je serai contente d’être près de vous et vous verrez ce que peut faire une tendre amitié. Je n’épargnerai rien de ce qui pourra vous faire connaître que je vous aime plus que ma propre vie[13]. » Une seule fois cette faveur de venir rejoindre son mari lui fut accordée. Ce fut quand, en guerre avec la France, Victor-Amédée tomba malade de la petite vérole à Embrun. Aux premières nouvelles, la duchesse Anne n’osait même pas solliciter la permission de venir le rejoindre. « Il ne faut s’amuser à parler de cela, écrivait-elle à Saint-Thomas, estant inutile[14]. » A sa grande surprise cependant, Victor-Amédée la mandait auprès de lui. Elle partait précipitamment, et en cours de route adressait ce billet à Saint-Thomas : « Dès que la marquise de Sommerive m’a dit que Son Altesse Royale approuvait que je l’allasse rejoindre, je me suis mise en chemin, et arrive dans ce moment-ci. Je compte retrouver la litière ainsi qu’elle me l’a dit, et en attendant, j’envoie les remèdes que l’on a demandés, mourant d’impatience d’estre moi-même auprès de Son Altesse Royale à laquelle j’ai une reconnoissance extrême de ce qu’il me donne la consolation de l’aller servir, et à vous de me l’avoir fait savoir. Faites-lui mes complimens en attendant que je les luy fasse moi-même. » Bravant la contagion, elle s’installait au chevet de son mari, et de là envoyait tous les jours des nouvelles à Madame Royale, qu’elle tenait au courant des alternatives de la maladie, avec autant de soin que si elle avait eu affaire à la plus tendre des mères. « Tout continue à aller bien, écrivait-elle un jour ; la vérole peut se dire finie, vous pouvez donc être parfaitement tranquille. » Et quelques jours après : « Vous pouvez penser, Madame, que le premier jour où j’ai vu la fièvre revenir plus tost violente à Son Altesse Royale, je fus dans une peine très grande, d’autant plus que nous étions sans médecins. Grâce au ciel, cependant, dans les jours suivans, la fièvre fut peu de chose, et elle n’est pas revenue. » Victor-Amédée finissait par se rétablir, et elle le ramenait à petites journées à Turin, où il languissait auprès d’elle plusieurs mois. Mais à peine était-il rétabli qu’il la quittait de nouveau, et que la comtesse de Verrue reprenait sur lui tout son empire.


II

Au milieu de tant d’épreuves, la duchesse Anne ne pouvait connaître d’autres joies que celles de la maternité : ces joies ne lui furent pas épargnées. Elle eut de son mari huit enfans, dont quatre morts en bas âge, et fit en outre plusieurs fausses couches. Sa première née fut précisément la princesse Adélaïde, qui vint au monde le 6 décembre 1685. Dans cette circonstance, Victor-Amédée se piqua de se bien montrer. « M. le duc de Savoye, mandait d’Arcy au Roi[15], fait tous ses devoirs de bon mari et de bon père, ayant fait porter un petit lit de camp dans la chambre de sa femme pour y coucher, et ne cessant point de monter à la chambre de la princesse. » Les choses faillirent cependant mal tourner. « Monsieur a eu des nouvelles de Savoie, rapporte Dangeau dans son journal à la date du 6 janvier 1686. Madame Royale (la duchesse Anne) a reçu le Viatique, mais on la croit hors de danger. » Et après avoir donné une explication assez crue de l’accident, il ajoute : « Elle en a pensé mourir. » D’Arcy, de son côté, adressait au Roi les mêmes nouvelles, et c’était pour lui l’occasion de faire l’éloge de la jeune duchesse : « Jamais consternation et affliction ne peuvent estre plus grandes qu’elles ne l’ont esté pendant ces deux jours à la Cour, à la ville, et chez chacun… Aussy ne pourroit-on exprimer la perte que l’on feroit si cette princesse venoit à manquer, estant universellement respectée et aimée pour sa sagesse, sa douceur, sa complaisance et pour cent autres vertus que je n’ay pas assez de talens pour exprimer[16]. » Dans une autre dépêche, d’Arcy rendait compte des incidens pénibles qu’avait fait naître, entre Victor-Amédée et sa mère, le baptême de la petite princesse. « Elle (Madame Royale) est sensiblement touchée des durs traitemens du prince son fils… mais principalement de ce que, depuis trois semaines qu’elle n’a pas party d’auprès de Mme la Duchesse son épouse, il ne luy en a pas fait la moindre honnêteté, ny dit le moindre mot de douceur, et son incivilité a été si loin à l’égard de Madame Royale qu’ayant envoyé prier le prince de Carignan par le marquis Mourroux de vouloir tenir sur les fonts de baptême la princesse sa fille, il s’est contenté, lorsque Madame sa mère estoit dans la chambre de la duchesse de Savoye, de luy demander si elle vouloit donner les noms à sa fille, que luy ayant répondu qu’ouy et demandé en même temps quels noms il souhaitoit qu’on donnast à cette princesse nouvellement née, il repartit, sans autre cérémonie ny compliment, Marie-Adélaïde, dont elle a été nommée[17]. »

Le baptême de la princesse Adélaïde ne donna point lieu à de grandes réjouissances, car on regrettait fort à la cour de Turin qu’elle fût une fille. « Je crois, ma chère grand’mère, écrivait-elle un jour à Madame Royale, que je ne vous donnay guières de joye, il y a treize ans, et que vous auriés voulu un garçon ; mais je ne puis douter, par toutes les bontés que vous avez eu pour moy, que vous ne m’ayés pardoné d’avoir esté une fille[18]. » Monsieur n’en envoyait pas moins à Turin le comte de Tonnerre, premier gentilhomme de sa chambre, pour complimenter son gendre, et celui-ci était reçu par la duchesse Anne au plus fort de son indisposition subite « afin qu’elle eût la joye d’apprendre par luy des nouvelles de Monsieur. » Mais la question se posait à Versailles de savoir « s’il fallait que le Roi y envoyât, à cause que ce n’était qu’une fille[19]. » On rechercha les précédens, et on trouva que le Roi avait envoyé en Portugal complimenter pour ta naissance d’une princesse. Le marquis d’Urfé, un petit-neveu de l’auteur de l’Astrée, fut choisi sur sa demande, car il avait des intérêts en Piémont. D’Urfé recevait pour instructions de présenter au duc de Savoie la lettre que Louis XIV lui écrivait de sa propre main et de lui dire « que Sa Majesté fust portée d’autant plus volontiers à luy donner ces marques extraordinaires de la considération qu’Elle a pour luy, et de la part qu’Elle prend aux bénédictions que Dieu commence à répandre sur son mariage, qu’Elle ne doute point que ses intentions et ses actions ne répondent toujours parfaitement à l’étroite alliance qui l’unit de si près aux intérêts de Sa Majesté ; qu’Elle espère aussy que l’heureux accouchement de Madame de Savoye sera suivy, dans quelque temps, de la naissance d’un prince qui augmentera encore la satisfaction de Sa Majesté et qu’Elle verra toujours avec un sensible plaisir tout ce qui pourra lui arriver de prospérité[20]. »

D’Urfé s’acquittait fort exactement de sa mission et il en rendait compte à Croissy dans plusieurs lettres qui ne sont pas sans agrément. Celle où il relate l’audience qu’il eut de la duchesse Anne ne laisse pas d’être assez piquante : « Cette princesse, écrivait-il, étoit dans un lict assez beau. Il est brodé de perles sur du velours cramoisi. Ceux qui n’ont point vu les meubles du Roy le croient le plus beau du monde. Comme je ne suis pas chargé de les désabuser, je me suis contenté de dire mon sentiment de manière à leur faire connaître que celui-ci est riche, mais qu’il n’est pas le plus beau que j’eusse vu[21]. » D’Urfé rend compte ensuite du compliment qu’il fit à la duchesse en lui remettant la lettre du Roi. La duchesse répondit « qu’elle étoit très sensible aux marques que le Roy lui faisoit l’honneur de lui donner de son souvenir et de sa satisfaction, et qu’elle cherchera toute sa vie les moyens de lui être agréable et de le contenter en toutes choses. » « Il m’a paru, ajoute d’Urfé, que le cœur parloit beaucoup dans tout ce qu’elle disoit, et qu’elle a un véritable attachement et bien de la tendresse pour le Roy. » Il assista ensuite à une cérémonie qui était en usage à Turin quand les princesses relevaient de couches. Toutes les dames de la cour vinrent baiser la main de la duchesse, et d’Urfé eut ainsi l’occasion de les passer en revue. « Je les louay, dit-il, comme j’ay fait le lict. »

La cérémonie se passait le 14 janvier. Le 27 février suivant, une nouvelle grossesse de la duchesse Anne était officiellement déclarée. Cette fois elle fît une fausse couche. L’année suivante, elle était grosse encore. Mais elle accoucha d’une seconde fille qui devait être la reine d’Espagne, femme de Philippe V, et Victor-Amédée, fort contrarié, contremanda les envoyés qu’il comptait dépêcher dans toutes les capitales de l’Europe, pour annoncer la naissance d’un garçon. Elle était grosse pour la quatrième fois lorsque les hostilités éclatèrent entre la France et la Savoie. Sincère ou non, Victor-Amédée affichait les préoccupations que lui causait la santé de la duchesse. « Voilà ce qui me fait de la peine et qui me touche dans l’état où se trouvent mes affaires », disait-il au marquis de Château-Renaud, que Catintl avait dépêché auprès de lui, « en mettant la main sur la grossesse de Mme la duchesse de Savoie[22]. » En effet, un rapide voyage qu’elle fut obligée de faire au lendemain de la déclaration de guerre fut cause qu’elle accoucha prématurément d’un fils qui mourut en naissant. Pendant toute la durée des hostilités, elle mena une vie misérable. Elle adorait son mari, mais elle vénérait son oncle. Son cœur était demeuré fidèle à la France, et elle ne pouvait se consoler de voir sa patrie d’origine aux prises avec sa patrie d’adoption. De plus en plus délaissée par son mari, qui donnait à Mme de Verrue tout le temps dont la guerre lui permettait de disposer, elle ne pouvait avoir qu’une consolation : l’amour de ses enfans.

La duchesse Anne avait donc deux filles, encore en bas âge, mais toutes deux intelligentes, précoces, et déjà douées de ces grâces qui devaient rendre un jour, en France et en Espagne, leur jeunesse si fêtée et leur mémoire si chère. Ces deux enfans devinrent de plus en plus l’intérêt principal de sa vie. Elle aimait peu Turin et ce froid Palazzo reale, de construction récente, dont les grandes et hautes salles, qu’on peut admirer encore aujourd’hui, se prêtaient mal à l’intimité de la vie de famille. Sa résidence préférée n’était même pas le majestueux palais de la Vénerie, le Versailles des ducs de Savoie. C’était un petit palais « comme caché, dit Luisa Sarredo, dans un nid de verdure » qui s’appelait alors : Vigna di Madama, et qui, depuis, en souvenir des fréquens séjours qu’y fit la duchesse, depuis reine Anne, fut appelée Vigna della Regina. Ce nom de La Vigne revient souvent dans les lettres de la duchesse de Bourgogne et de la reine d’Espagne comme celui d’un lieu où s’était écoulée leur enfance. La duchesse Anne y menait l’existence la plus simple, vivant beaucoup au grand air, faisant de longues promenades à pied, et ne conservant auprès d’elle que le moins de monde possible. « Vous êtes donc toute seule à Turin, depuis que ma mère et mes frères sont allés à La Vigne, écrivait, quelques années plus tard, la reine d’Espagne à sa grand’mère. Le peu de monde qu’elle a mené avec elle ne me surprend point, puisque c’était de même de mon temps. » Mère dévouée, elle ne livrait point ses enfans à des soins mercenaires. Une de ses filles ayant contracté quelque maladie contagieuse, la fièvre scarlatine probablement, elle s’enfermait avec elle et écrivait à Madame Royale, qui la voulait venir voir : « Je vous conjure, Madame, de ne pas vous presser, ou du moins ma fille qui ne vient pas encore au bas sera plus encore enfermée dans sa chambre, car avant les quarante jours, avec votre permission, je ne vous la laisserai pas voir[23]. »

La princesse Adélaïde avait cependant une gouvernante, la marquise de Saint-Germain, et une sous-gouvernante, Mme Dunoyer. Celle-ci était, assure-t-on, une personne fort distinguée. Il y eut deux choses, cependant, qu’elle ne parvint jamais à apprendre à sa petite élève : l’écriture et l’orthographe. Jusqu’à la fin de sa vie, la duchesse de Bourgogne conserva une grosse écriture d’enfant, qui sent l’effort. Aussi ses lettres sont-elles toujours fort courtes. Quant à leur orthographe, elle dépasse, dans ses fantaisies, les irrégularités dont tout le monde était alors plus ou moins coutumier. Celles de sa sœur, la reine d’Espagne, qui sont généralement beaucoup plus longues, font plus d’honneur aux leçons de Mme Dunoyer. Mais l’éducation morale, où se fait davantage sentir la main de la mère, fut parfaite. « Elle avait reçu de sa vertueuse mère de très bons principes, écrivait la princesse Palatine, la seconde femme de Monsieur. Lorsqu’elle arriva en France, elle était fort bien élevée, mais la vieille guenipe (Mme de Maintenon) voulant gagner son amitié et être la seule à avoir ses affections, lui a laissé faire toutes ses volontés et ne l’a contrariée en aucun de ses caprices[24]. »

D’où vient cependant qu’entre cette mère, dont la tendresse se montrait si dévouée, et cette fille dont la sensibilité devait être aussi précoce que l’intelligence, la relation ne fut jamais très intime. L’affection de l’enfant paraît s’être portée de préférence sur sa grand’mère, à en juger du moins par ce fait que les Archives de Turin ne renferment que huit lettres de la duchesse de Bourgogne à la duchesse Anne, contre plus de cent lettres à Madame Royale. Faut-il supposer, comme incline à le croire Luisa Sarredo, que ses lettres à sa mère ont été tout simplement perdues ? Cela n’est guère probable, car à cette cour de Turin tout était soigneusement conservé. Et puis le ton des lettres de la duchesse de Bourgogne à sa mère ou à sa grand’mère ne laisse pas d’être assez différent. Certes, celles adressées à sa mère sont tendres, mais un peu de cérémonie continue de s’y glisser : « Je me pique présentement en tout d’estre une grande personne, lui écrivait-elle en 1701, et j’ay cru que maman ni convenoit pas. Mais j’aimeray ma chère mère encore plus que ma chère maman, parce que je connoitrai mieux tout ce que vous vallés et tout ce que je vous dois[25]. » Ce sont assurément les sentimens d’une fille, respectueuse et reconnaissante, pour une mère dont elle connaît le mérite. Mais dans ses nombreuses lettres à sa grand’mère, il y a plus de vivacité, plus d’abandon, plus de petits détails sur elle-même et sur sa vie. On devine que l’intimité, la confiance, les habitudes du cœur sont là.

Il n’est pas très malaisé d’expliquer cette différence. Les enfans, chez lesquels se traduisent librement les premiers mouvemens de la nature, sont repoussés par la tristesse et attirés par la beauté. Il est probable que la duchesse Anne, qui n’était point jolie, ne parvenait point, même en compagnie de ses enfans, à chasser de son visage, naturellement sérieux, une gravité où se reflétaient les épreuves de sa mélancolique destinée. Elle ne savait pas davantage, comme c’est un devoir de le faire pour des enfans, égayer la vie autour d’elle. Le séjour solitaire de La Vigne devait être triste pour les deux petites filles, et la récréation de longues promenades à pied ne leur paraissait vraisemblablement pas suffisante. Au contraire, bien qu’elle eût un peu engraissé, Madame Royale était restée très belle. Elle avait conservé le goût de plaire, et sa coquetterie, qui ne trouvait plus d’emploi, s’exerçait sans doute à captiver ses petites filles. Ce don mystérieux qui s’appelle le charme survit ; parfois à la jeunesse, et il s’exerce sur tous les âges. Lors même qu’elles ont des cheveux blancs, un instinct secret attire jusqu’aux enfans vers les femmes qui furent aimées. George Sand a peint quelque part, en lignes exquises, ce charme de l’aïeule qui a su vieillir. « Métella fortifiée contre le souvenir des passions par une conscience raffermie et par le sentiment maternel que la douce Sarah sut développer en son cœur, descendit tranquillement la pente des années. Quand elle eut accepté franchement la vieillesse, quand elle ne cacha plus ses beaux cheveux blancs, quand les pleurs et l’insomnie ne creusèrent plus à son front des rides anticipées, on y vit d’autant plus reparaître les lignes de l’impérissable beauté du type. On l’admira encore dans l’âge où l’amour n’est plus de saison, et dans le respect avec lequel on la saluait entourée et embrassée par les charmans enfans de Sarah, on sentait encore l’émotion qui se fait dans l’âme, à la vue d’un ciel pur, harmonieux et placide que le soleil vient d’abandonner. » Ainsi peut-on se représenter la vieillesse de la belle Jeanne-Baptiste de Nemours, alors qu’ayant renoncé aux galanteries qui avaient déshonoré la première moitié de sa vie, tenue à l’écart de toutes choses par la haine persistante de son fils, elle vivait solitaire, dans ce vieux palais assez triste qui s’élève encore aujourd’hui au milieu de la grande place de Turin, et qui a reçu à cause d’elle le nom de Palazzo Madama. Elle y passait toute l’année, considérant une journée passée à la Vénerie ou à Moncalieri comme un grand voyage. Ses petites-filles devaient donc venir assez fréquemment l’y voir. Les journées qu’elles y passaient, comparées à la solitude de La Vigne, étaient pour elles des journées de divertissemens. Les grandes salles du Palais Madame où se tiennent aujourd’hui les séances de la Cour de cassation, étaient témoins de leurs jeux, auxquels leur grand’mère prenait part, entres autres à un certain jeu de la bête, et ce serait un joli tableau, à la fois de genre et d’histoire, que celui où un peintre représenterait cette belle et majestueuse aïeule, se mêlant aux ébats de ces petites et jolies princesses. Le soir venu, elles devaient s’en retourner, un peu tristes, à La Vigne, et rêver toute la semaine au prochain voyage, en accompagnant leur mère dans ses promenades à pied, ou en écoutant d’une oreille distraite les leçons de Mme Dunoyer.

Quelles pensées, quels rêves traversaient cependant cette petite tête brune et bouclée, pendant ses leçons, ses promenades ou ses jeux ? A l’âge où peu s’en faut que nos filles ne jouent encore à la poupée, ces filles de rois ou de princes savaient que leurs destinées s’agitaient déjà dans les chancelleries, et que, vers douze ou treize ans au plus tard, il serait disposé d’elles sans qu’elles fussent consultées, même pour la forme. Elles acceptaient leur sort, comme on accepte l’inévitable, sans que l’idée d’une rébellion leur vînt un seul instant à l’esprit. La princesse Adélaïde fut-elle au courant de ces négociations où, durant trois années, sa petite personne tint une si grande place ? Sut-elle que sa main était offerte tantôt au duc de Bourgogne et tantôt au roi des Romains, suivant que les nécessités de sa politique tournaient Victor-Amédée du côté de la France ou de l’Allemagne ? Quand son père l’appelait, de la chambre où elle jouait, pour la faire voir à Tessé, son œil d’enfant insouciante ne vit-elle en cet inconnu qu’un étranger de passage, ou son imagination de jeune fille en éveil devina-t-elle en lui un envoyé secret de son futur mari ? À ces questions la réponse est impossible, mais si elle soupçonna les négociations qui étaient en cours entre Turin, Versailles et Vienne, et si elle avait une préférence, cette préférence ne pouvait être que pour la France. Sa mère qui, disait Tessé, « étoit demeurée Française, comme si elle n’eût jamais passé les Alpes », l’avait sans doute élevée dans ce rêve brillant qui devait être pour elle une si courte réalité. Elle était encore en bas âge que déjà il était bruit à Versailles de ses inclinations. On lit à la date du 20 avril 1688, dans les Mémoires du marquis de Sourches : « On sut que la princesse, fille aînée du duc de Savoie, étoit extrêmement malade, et Madame la Dauphine en témoigne beaucoup de chagrin, non seulement à cause de la grande proximité, mais encore parce que cette princesse, tout enfant qu’elle étoit, témoignoit déjà qu’elle ne pouvoit être heureuse que si elle épousoit Monseigneur le duc de Bourgogne. »

Il n’était point besoin d’ailleurs des leçons maternelles pour tourner vers la France l’imagination d’une jeune princesse. L’Allemagne passait, non sans raison, pour un pays encore sauvage et triste. Versailles au contraire brillait d’un éclat non pareil, et tous les yeux étaient tournés vers ce soleil dont aucun nuage n’avait encore obscurci les rayons. Approcher de ce soleil, vivre au pied de ce trône, qui était alors le premier du monde, avec la perspective d’y monter un jour, il n’était pas en Europe une princesse dont cette destinée n’eût enflammé l’imagination. A plus forte raison en devait-il être ainsi pour une enfant élevée solitairement, dans des circonstances assez tristes, entre une mère et une grand’mère également Françaises de cœur. Aussi, lorsque en exécution des engagemens pris dans le traité secret du 29 juin, Tessé arrivait à Turin, en apparence pour y servir d’otage, mais en réalité pour achever d’y conclure le mariage du duc de Bourgogne, il trouvait, comme nous l’allons voir, la petite princesse toute préparée au nouveau rôle que ses onze ans allaient avoir à jouer.


III

Tessé fit son entrée à Turin le 13 juillet 1696. « Comme il était naturellement magnifique, » disent les Mémoires du marquis de Sourches, il avait mené avec lui trente mulets, et dix chevaux de main. Il était accompagné du marquis de Bouzols, le gendre de Croissy, gentilhomme de fort bonne maison, mais assez court d’esprit, et dont les belles perruques sont, plus d’une fois, dans les lettres de Tessé, l’objet de railleries. Ils devaient tous deux demeurer en otages jusqu’à la fin de la trêve ; mais, dès le lendemain de son arrivée, Tessé pouvait avec raison écrire à Louis XIV « qu’il n’était regardé par personne sur ce pied-là[26]. » En effet, il avait été reçu plutôt comme un ambassadeur porteur de propositions de paix. En Piémont, on était fatigué de la guerre. Les Allemands ne s’y étaient guère fait aimer. Tout alliés qu’ils fussent, ils n’avaient guère moins vécu aux dépens du pays que les Français, et il y avait antipathie naturelle entre les deux races. Aussi, bien que le traité déjà signé entre Louis XIV et Victor-Amédée, par l’intermédiaire de Tessé, demeurât un profond secret, l’instinct populaire ne se trompait pas en croyant que trêve signifiait paix, et l’allégresse était générale. La foule se portait sur le passage de Tessé « avec des acclamations et des témoignages de joye que quelques particuliers poussèrent jusqu’à crier à voix basse : « Vive le roy. » Il était deux heures de l’après-midi lorsqu’il mit pied à terre dans la cour du palais. La duchesse Anne était à la fenêtre, et, cachée derrière elle, la petite princesse Adélaïde regardait curieusement descendre de cheval l’homme qui se présentait au nom de son futur époux. Le duc de Savoie le reçut dans son petit appartement. « Il me parla le premier, continue Tessé, avec éloquence, dignité et sérieusement. Cependant, Sire, je n’eus pas plustôt répondu que ce sérieux se dissipa. Il me tira à part à sa fenestre, et me témoigna de la joye de ce qu’il n’estoit plus question de nos aventures nocturnes. »

La comédie avait été admirablement jouée entre Tessé et Victor-Amédée qui tenait à tromper son monde jusqu’au bout. Elle se continua avec Saint-Thomas : « Une chose facétieuse, fut l’entrevue et les premiers discours du marquis de Saint-Thomas. Il m’aborda et se fit nommer par le comte de Vernon (le maître des cérémonies) comme si de sa vie il ne m’avoit veu. Cependant, comme chacun s’en alla, la comédie ne dura plus. Nous nous embrassâmes. Je luy donnay la lettre de Votre Majesté et nous parlâmes affaires. » Le soir Tessé fut conduit au cercle de la cour, où il vit des princesses bien contentes : « Madame Royalle, toujours gracieuse, voulant et cherchant à plaire et à contenter, me dist mille choses flatteuses pour moy et relatives au tendre attachement qu’elle a pour Votre Majesté et pour ses intérêts. Quant à Mme la Duchesse, peu s’en fallut qu’elle ne s’attendrist de joye, et je sentis l’instant que je serois de mesme. Elle me fit mille questions, et me conta tout bas qu’alors que je mis pied à terre dans la cour, elle estoit aux fenêtres du palais avec la princesse sa fille qui me connut pour le mesme homme qu’elle avoit vu, quelques jours auparavant, dans le cabinet de son père. L’on lui deffendit de le dire, mais au bout du conte, Sire, c’est le secret de la comédie. »

Louis XIV se montrait fort satisfait de la réception faite à son envoyé, et Torcy, qui tenait déjà la plume au lieu et place de son père malade, lui en faisait compliment de son côté : « En vérité, je croy, écrivait-il à Tessé, qu’il s’en fallut beaucoup que Lancelot ne fut si bien reçu à son retour d’Angleterre, et cependant c’est le modèle de la réception, s’il en faut croire un homme du siècle passé qui s’y connoissoit fort bien. Quand je pourrois me flatter d’avoir quelque pari à l’honneur de votre amitié, j’hazarderay de vous demander le nom de l’Infante qui doit toujours terminer ces réceptions, car je ne compte pas que M. de Bouzols me le dise, si vous l’avez mis dans votre confidence. Il n’avoueroit plutôt les conquestes que sa belle perruque lui fera faire[27]. »

Si Tessé, qui n’en était pas incapable, profita de son séjour pour faire la conquête de quelque infante, du moins cela n’apparaît pas dans ses lettres, et il dut lui rester singulièrement peu de loisirs pour semblable récréation, car jamais nous ne le voyons aussi affairé et aussi soigneux à la correspondance. Aucun jour ne se passe qu’il n’écrive au Roi, à Barbezieux, à Torcy, qui devait, à partir du 29 juillet, remplacer son père comme secrétaire d’État. C’est que les affaires à traiter ne lui manquaient pas. Il avait tout à la fois à surveiller les négociations que Victor-Amédée poursuivait avec ses alliés de la veille pour les amener à reconnaître ce qu’on appelait alors la neutralité d’Italie, à surveiller la rédaction du contrat de mariage de la princesse Adélaïde avec le duc de Bourgogne, à régler les préparatifs de son départ pour la France, et à résoudre les questions multiples que ce voyage soulevait. En même temps il avait soin, car Louis XIV le lui avait expressément recommandé, de remplir ses lettres de menus détails qu’il jugeait de nature à intéresser le Roi. En habile homme, il choisissait de préférence ceux qui pouvaient flatter son orgueil. C’est ainsi qu’il ne manquait pas de lui faire savoir que sa fête avait été célébrée avec grand éclat le jour de la Saint-Louis. « Mme la Duchesse en fîst les honneurs. La porte de l’église estoit ornée d’un grand Saint-Louis dont l’image, non plus que les ornemens d’église, n’avoient pas paru depuis que M. le duc de Savoye s’estoit uni à la Ligue, et il y eut musique, au sortir de laquelle je crus devoir faire quelques aumônes de ma portée, et le soir il y eut des danses dans les rues. »

Tessé rendait compte également au roi de la « joye excessive et indicible » de la duchesse Anne, qui, depuis son mariage, n’avait pas connu d’aussi beaux jours. « Elle éclate en tout, et quoy qu’il lui soit fort recommandé d’estre en garde, pour ne point faire connoître aux chefs des alliés la partialité de son cœur, cette princesse ne peut se contenir, et cherche tous les moyens de causer avec moi, de parler de Vostre Majesté, de sa joye, de ses embarras et de ses mortifications passées, » et il ajoutait dans une autre lettre : « Certainement, elle a le cœur digne de l’honneur qu’elle a d’estre nièce de Vostre Majesté[28]. »

Pour rendre ce qu’il devait à la duchesse Anne, Tessé ne négligeait pas cependant de payer ses hommages à la comtesse de Verrue. C’était Saint-Thomas qui, en homme avisé et connaissant bien son maître, lui avait donné ce conseil. « Je ne vous rens point conte, écrivait Tessé à Louis XIV, de la visite que j’ai faite à Mme la comtesse de Verrue, laquelle partit hier pour les bains de Saint-Maurice. Ce fut Saint-Thomas qui me dist qu’il estoit à propos que je la visse, et que je l’assurasse de l’amitié et de la protection de Vostre Majesté. Je le fis, et elle reçut mon discours avec des témoignages excessifs de respect et de joye ; mais à vrai dire, il ne me parut pas à sa figure, à ses manières, à ses coëffures et à son attitude qu’elle songeast à aucune autre affaire qu’à plaire, et je suis trompé si M. de Savoye lui dit son secret[29]. »

Ce qui préoccupait avant tout Tessé, c’était de faire parvenir au Roi les détails les plus minutieux sur la jeune princesse qui allait devenir sa petite-fille. Déjà, au cours des négociations de Pignerol, Groppel avait remis à Tessé un portrait de la princesse, une miniature probablement, et celui-ci s’était empressé de la transmettre à Versailles. Peu après, il expédiait un second portrait, de grandeur naturelle, que la duchesse Anne envoyait à Monsieur. Le principal intéressé, c’est-à-dire le duc de Bourgogne, s’en montrait satisfait. « Monseigneur le duc de Bourgogne, écrivait Barbezieux à Tessé[30], m’ayant demandé si j’avais vu le portrait de la duchesse de Bourgogne, sa future épouse, me l’a montré avec plaisir. » A Barbezieux lui-même qu’en sa qualité de ministre de la Guerre ces choses ne paraissaient cependant guère concerner, Tessé envoyait un corps (nous dirions aujourd’hui un corsage) et un ruban, ayant appartenu à la princesse Adélaïde, sans doute pour donner la mesure de sa taille. En même temps il accompagnait de ce commentaire l’envoi du portrait que la duchesse Anne avait fait parvenir à son père : « Ce portrait est très ressemblant, à cela près que l’on lui a fait les cheveux un peu moins noirs qu’elle ne les a[31]. » Mais, bientôt après, il revenait sur son dire. « Je vous supplie, écrivait-il à Barbezieux, de dire au Roi que je voyois noir ou de travers quand j’ay mandé que Madame la princesse de Savoye avoit les cheveux très noirs. L’on luy avoit mis trop d’essence les premiers jours que je la vis, de sorte que je me dédis ; elle a les cheveux d’un châtain mesme assez clair, et plus clair que ne les avoit Madame la Dauphine[32]. » Il mandait en même temps que plus il observait cette princesse « plus elle lui paraissait saine et bien constituée[33]. » D’autre part il avait soin de noter tous les traits qui pouvaient trahir son humeur et ses dispositions vis-à-vis de la France. « Jamais, écrivait-il, je n’ay l’honneur de la voir qu’elle ne rougisse modestement, comme si elle entendait que c’est moy qui la fais souvenir de Monseigneur le duc de Bourgogne. » Et dans une autre lettre : « Cette princesse disait hier à sa mère qui lui parla du comte de Mansfeld (le commissaire impérial en Italie) : Mon Dieu, que vient-il faire ici ? Vous verres que papa écoutera encore des choses comme autrefois. Cet nommera n’a que faire ici. Que ne vous laisse-t-il en repos[34]. »

La petite princesse n’avait pas tort de penser que le comte de Mansfeld était envoyé par l’empereur Léopold pour mettre obstacle à son mariage. Il arrivait précédé d’une assez fâcheuse réputation. « J’ai supplié Son Altesse, écrivait Tessé à Barbezieux[35], de ne pas souffrir qu’il s’approchât de sa cuisine : pour moi, il n’y a pas apparence que je fasse aucun repas avec lui, car ce monsieur est soupçonné d’avoir eu part à celui que fit la Reine d’Espagne avant que de passer de ce monde-ci à l’autre. » À la fin du XVIIe siècle on était fort enclin à croire aux empoisonnemens, et la participation du comte de Mansfeld à un crime aussi odieux n’a jamais été sérieusement établie. Au surplus, Tessé lui-même ne paraît pas avoir ajouté grande foi à l’accusation qu’il portait, et c’est généralement sur un ton badin qu’il parle de ce vieux serviteur de la maison d’Autriche. « M. de Mansfeld porte une perruque blonde, mais blonde et frisottée, que celui qui fonda la Toison d’Or, en commémoration de ce qu’il trouva, ne rencontra rien de si crespé ni de si blond. Il est pourtant sexagénaire… Il dit bien en montrant son plein pouvoir qu’il n’avait nulle instruction de l’Empereur, qui luy avoit dit seulement : Partes, faites diligence, et tout ce que vous ferès sera à propos. Cependant le temps que l’on a mis à copier ses titres pouvoit suffire à celuy qu’il eût fallu pour une longue instruction[36]. »

Le comte de Mansfeld n’avait pas besoin d’instructions précises pour savoir qu’il devait s’opposer de tout son pouvoir au mariage projeté. Mais il ne pouvait faire autre chose que renouveler les propositions déjà transmises à Turin par l’abbé Grimani, et offrir de substituer l’alliance du roi des Romains à celle du duc de Bourgogne. À cette proposition Victor-Amédée commençait par répondre, non sans une certaine ironie : « que l’inclination de la mère et de la fille ne se trouvaient pas à profiter d’un si grand avantage, et que, comme sa Majesté Impériale avoit semblé croire, dans de certains temps, que l’alliance du Danemarck étoit plus convenable à l’Empire que celle de Savoye, l’on croyoit présentement à Turin que celle de France était plus sortable » ; et comme M. de Mansfeld insistait, s’engageant en outre, au nom de l’Empereur, à faire, de gré ou de force, rendre Pignerol par la France, Victor-Amédée finissait par répondre tout net « que le dégoût que sur cella sa Majesté Impériale avoit donné à la maison de Savoye étoit encore trop récent pour qu’il pût estre effacé du blanc au noir et dans un instant[37]. »

Le prince d’Orange n’obtenait pas un meilleur succès en ayant recours à la menace. Vainement il écrivait à l’Empereur, au roi d’Espagne, et à tous les princes de la Ligue les lettres les plus pressantes pour les exciter à soutenir la guerre. Vainement, dans une lettre fort vive qu’il adressait personnellement au duc de Savoie, et que celui-ci s’empressait de communiquer à Tessé, il le conjurait de « faire des réflexions solides, sur le peu d’honneur et de gloire, à la veue de toute la chrétienté actuellement tournée contre l’ennemy commun, qu’il acquérera par une paix particulière ; que rien ne peut estre pour luy glorieux, stable, ou solide que ce qu’il acquérera par la paix générale.[38]. » Vainement une lettre de la propre main du duc de Portland, son favori, communiquée également à Tessé par Saint-Thomas, « portoit l’expression de la surprise où il estoit de voir Son Altesse résolue de suivre aveuglément un party si contraire à son honneur et a ses intérêts… repettant que la Ligue prendra des mesures pour faire repentir son maistre du pas dangereux dans lequel il s’engage, et qu’à quelque prix que ce soit la ditte Ligue soutiendra la guerre en Italie. » Ces objurgations et ces menaces demeuraient sans effet. Victor-Amédée faisait montre d’une loyauté dont, jusqu’à présent, il n’avait guère donné la preuve et, de leur côté, les alliés, las d’une guerre dont ils n’avaient pas tiré grand avantage, découragés par la défection de Victor-Amédée, et indifférens aux passions personnelles de Guillaume d’Orange, inclinaient peu à peu à traiter. Déjà ils avaient retiré leurs troupes du Piémont et Tessé rendait compte au Roi de leur départ[39] :

« Enfin, Sire, il n’y a si bonne compagnie qui ne se sépare. Les troupes impériales, espagnoles, religionnaires et auxiliaires se séparèrent hier de celles de M. de Savoye. Ce fut, de part et d’autre, avec d’aussi froides cérémonies qu’on puisse se les imaginer… Ils tirent difficulté de rendre quelques pièces de canon de M. de Savoye dont ils supposoient avoir besoin ; mais le ton que prist M. de Savoye eut bientôt fini cette remontrance. Les Brandebourgs ont opiniâtrement voulu suivre les Impériaux et j’ay la joye de voir que les François qui sont sortis de vostre royaume n’ont pas perfectionné leur conduite dans les cours estrangères. Ce M. de Varennes qui commande les Brandebourgs a suivi aveuglément les passions du Milord[40], et n’a eu dans cette séparation ni procédés d’honnête homme, ni manière de savoir vivre. »

Tessé rapporte ensuite le singulier langage qui fut tenu par Victor-Amédée aux officiers espagnols et impériaux lorsqu’ils vinrent prendre congé de lui : « Messieurs, leur dit ce prince, nous nous éloignons un peu, mais j’espère que vos maîtres voudront bien me donner lieu de leur témoigner la reconnaissance que j’ay des bontés qu’ils ont eues de me secourir, et en vostre particulier, Messieurs, je chercherai les occasions de vous donner des marques de toute mon estime. J’ay contribué, autant que je l’ay pu, à vous donner de bons quartiers d’hiver ; je vous en souhaite à l’avenir de meilleurs ; mais trouvés bon que ce ne soit pas dorénavant en Italie. Je vous les désire ailleurs. Il est temps que mes estats, et, s’il est possible, ceux des princes mes voisins, jouissent du repos que j’ai essayé de leur concilier. J’espère que vos maîtres y consentiront. Je leur ai instamment demandé cette grâce qu’il est de leur justice de m’accorder. Après quoy, si malheureusement pour moy ils me la reffusoient, j’aurois la douleur de vous disputer d’aussi bon cœur vos quartiers d’hiver que j’ai contribué à vous les faire avoir, et j’agirois à la teste des François contre vous avec la mesme vivacité que vous m’avez veue pour mériter votre estime. Cependant Messieurs, comme j’espère que vos maîtres m’accorderont cette grâce, je vous demande celle de vostre amitié, et nous dînerons aujourd’hui ensemble si vous voulés. » — A cette singulière harangue, les officiers ne répondirent que par de profondes révérences, et pas un ne resta dîner. Aussi, le soir, Victor-Amédée dit-il aux dames de la cour : « Enfin, mesdames, vous pouvez conter que dorénavant nous sommes François. »

Ainsi Louis XIV recueillait le premier fruit des habiles concessions qu’il avait faites. Victor-Amédée paraissait sincèrement désireux de se détacher de la Ligue, et de rentrer dans l’alliance française. Il n’épargnait rien pour persuader de sa bonne foi. Rarement une journée s’écoulait sans qu’il fit venir Tessé au palais, soit pour le tenir au courant des négociations qu’il continuait de poursuivre avec Mansfeld et Legañez, soit pour l’entretenir de bagatelles. « Notre conversation, écrivait Tessé au Roi au sortir d’un de ces entretiens[41], roula sur la joie qu’il avoit de pouvoir croire et espérer que c’estoit tout de bon que Vostre Majesté l’honoroit du retour effectif de ses bonnes grâces et de sa puissante protection, me répettant mille fois qu’il vous donneroit tant de marques de son attachement que non seulement le passé s’effaceroit, mais que les soupçons que Vostre Majesté peut avoir qu’il est subtil et incertain se dissiperoient par le dévouement réel qu’il auroit pour vous plaire. »

Le présent semblait donc acquis. Restait à assurer l’avenir, autant que l’avenir pouvait être assuré avec un souverain, quoi qu’il en dît, subtil et incertain, en concluant l’affaire du mariage, et en signant le contrat de la princesse Adélaïde avec le duc de Bourgogne. C’est à quoi Tessé s’employait avec activité, non sans avoir à triompher encore de certaines difficultés.


IV

Dans un temps où (guère plus qu’aujourd’hui du reste) la force primait souvent le droit, il est assez curieux de constater quelle singulière importance s’attachait à la rédaction des actes publics. A voir le soin avec lequel les moindres termes en étaient pesés, on pourrait croire que les contestations possibles dussent être pacifiquement et impartialement tranchées par quelque tribunal amphictyonique, tandis qu’en réalité c’était la fortune des armes qui prononçait en dernier ressort. Il est certain cependant que parfois une guerre naissait de l’interprétation de tel mot inséré dans un contrat ou dans un traité, et que les souverains invoquaient souvent l’opinion des légistes pour appuyer leurs prétentions ou justifier leurs conquêtes. C’est ainsi que Louis XIV, dans sa guerre récente contre Victor-Amédée, s’étant emparé du comté de Nice, il avait fait établir juridiquement, par le parlement d’Aix, que ce comté n’était qu’une dépendance de l’ancien comté de Provence, et qu’il avait en conséquence droit de le garder. Trente années auparavant, c’était de l’interprétation que comportaient les renonciations insérées dans le contrat de mariage de Marie-Thérèse avec Louis XIV qu’était née la guerre de Dévolution à la suite de laquelle les meilleures places des Flandres étaient devenues françaises. On comprend donc que la rédaction du contrat de la princesse Adélaïde ne laissât pas de préoccuper les jurisconsultes savoyards auxquels Victor-Amédée avait remis le soin de le préparer, et cela d’autant plus qu’une question analogue à celle qui avait amené la guerre de 1667 pouvait parfaitement se présenter.

Victor-Amédée n’avait que des filles. Sa santé (quoiqu’il ait vécu fort âgé) passait pour chancelante. Qu’adviendrait-il s’il mourait sans laisser de fils, et à qui reviendrait sa succession ? Bien qu’un usage constant assurât la souveraineté aux mâles de la maison de Savoie, à l’exclusion des femmes, et que, suivant le vieil adage féodal, « la couronne n’y pût tomber de lance en quenouille », cependant la question n’avait pas laissé de se poser quelquefois, d’une manière assez menaçante pour l’indépendance de la Savoie, en particulier lorsque Adélaïde, femme de Louis le Gros, roi de France, avait, en 1103, réclamé l’héritage de son père Humbert II, au détriment de son frère cadet. Pour remonter quelque peu loin, l’affaire n’était pas oubliée, du moins par les jurisconsultes. De plus, le prince de Carignan, qui représentait la ligne masculine de la maison de Savoie, était sourd-muet. Bien qu’il fût fort intelligent, et que, devançant les dernières méthodes appliquées à l’instruction des malheureux déshérités comme lui, il sût fort bien comprendre la parole au mouvement des lèvres (Saint-Simon l’appelle, à cause de cela, ce fameux sourd-muet), cependant son habilité à succéder pouvait parfaitement être contestée. Il n’avait pour héritier qu’un enfant en bas âge, issu de son mariage avec une princesse de la maison d’Esté, mariage auquel Louis XIV s’était opposé autrefois de la façon la plus vive, au point d’exiger que le nouveau couple fût banni de Turin. Il n’était donc rien moins qu’assuré que, Victor-Amédée venant à manquer, Louis XIV laisserait sans opposition le duché de Savoie arriver aux mains de ce prince détesté. Ces questions préoccupaient fort les conseillers de Victor-Amédée, qui ne se souciaient point de voir leur petite patrie absorbée un jour par sa puissante voisine, et Victor-Amédée lui-même. Dans le traité secret passé entre Tessé et Groppel, la difficulté avait bien été prévue, et l’article 3 de cette convention portait que la princesse ferait les renonciations accoutumées, avec promesse de ne rien prétendre au-delà de sa dot sur les États et succession de son père. Mais quelle forme convenait-il de donner à ces renonciations pour que la validité n’en pût un jour être contestée ? Victor-Amédée aurait voulu que les renonciations, au lieu de prendre place dans le contrat, fussent insérées dans le traité public qui allait bientôt intervenir entre la France et la Savoie. Cette insertion, dans un acte international, leur aurait donné à ses yeux plus de solennité. Il faisait parvenir à Louis XIV l’expression de ce désir, mais celui-ci n’y voulait point consentir. « Je ne vois pas, écrivait-il à Tessé, quelle raison le duc de Savoye pourroit avoir de souhait-ter que le contract de mariage de mon petit-fils le duc de Bourgogne avec sa fille soit inséré tout entier dans le traitté qui doit estre encore signé et ratiffié nouvellement, lorsque le duc de Savoye le déclarera. Il suffit que les articles du traitté expriment aussy précisément qu’ils le marquent que ce mariage en est une des conditions, et le contract qui doit estre signé par les parties est un acte qui en est entièrement séparé. C’est ce que vous devés faire connoître au prince, s’il vous en parle, et le traitté des Pyrénées est un exemple qu’il ne peut refuser de suivre[42]. »

L’exemple que donnait Louis XIV n’était pas très heureusement choisi, car c’était précisément le souvenir de ce qui s’était passé, presque au lendemain du traité des Pyrénées, qui excitait les appréhensions de Victor-Amédée. Aussi Tessé, adroit négociateur, n’avait-il garde de faire usage de l’argument qui lui était suggéré, et, dans sa réponse à Louis XIV, il enveloppait une leçon de diplomatie des formes du respect. « Nous surmonterons cette difficulté, écrivait-il à Louis XIV[43], dont je me suis bien gardé de me servir de l’exemple que Vostre Majesté me donne de celuy du traitté des Pyrénées, ayant découvert que c’est cella uniquement qui avoit donné à M. de Savoye fantaisie de désirer que le contract et la renonciation fissent corps du traitté, pour rendre les dittes renonciations plus valables ; attendu qu’ayant été faites au traitté des Pyrénées par un acte séparé, elles n’ont point été valables, comme le sçait bien Vostre Majesté », ajoutait un peu ironiquement Tessé.

Rebuté sur ce point, Victor-Amédée en était réduit à entourer du moins cette renonciation de toute la solennité et de toutes les garanties qui se puissent imaginer. Les meilleurs jurisconsultes de la couronne s’y appliquaient. Pendant que le procureur général Rocca étudiait les précédens, et prouvait par ses recherches que la coutume des États acquis par la maison de Savoie excluait les filles de l’hérédité, ceux qui étaient chargés de préparer le texte même du contrat s’efforçaient d’accumuler toutes les garanties, et de prendre toutes les précautions pour que la validité des renonciations de la princesse ne pût jamais être mise en doute. En effet l’article VI du contrat de mariage, qui était à lui seul plus long que les dix autres articles réunis[44], s’efforce, dans un style bizarre et tout imprégné des souvenirs du droit romain, de prévoir et de résoudre toutes les objections qui pourraient être opposées à la validité des renonciations. Une des principales était la minorité de la princesse qui, n’étant pas encore pubère, ne pouvait valablement s’obliger. Aussi ne paraissait-il pas suffisant aux jurisconsultes de la couronne qu’elle fût « habilitée par le duc de Savoie son seigneur et père » et qu’il la dispensât de son bas âge pour prêter le serment nécessaire. Ils alléguaient encore, pour donner plus de force aux renonciations auxquelles elle allait consentir, « la grande connoissance et le jugement au-dessus de son âge dont elle était douée, d’autant, ajoutait l’article projeté, que ladite dame princesse reconnoit fort bien, ainsi qu’elle l’a déclaré et déclare, combien avantageux sera à elle et à ses descendans l’effectuation du dit mariage, qui lui donne une juste espérance de parvenir au rang de Reine, et à ses descendans de succéder à la couronne de France ; réfléchissant encore que c’est principalement pour affermir la paix si désirée et si nécessaire, et son inclination généreuse la portant aussi à vouloir conserver l’éclat de la maison de Savoie dans la personne des princes ses frères qu’il plaira à Dieu de lui donner, où des autres princes ses frères mâles (sic), quoique plus éloignés et en ligne collatérale, et à leurs descendans mâles à l’infini, pour le repos et la tranquillité des peuples de la dite maison de Savoie. »

Tessé ne s’était point mêlé de la rédaction du contrat dont il envoyoit le projet à Louis XIV. « Votre Majesté, écrivait-il au roi[45], trouvera ci-joint le projet du contrat du mariage de Monseigneur le duc de Bourgogne. Il y a dedans une infinité de mots singuliers et d’expressions de pratiques particulières au pays, et c’eust été la mer à boire que d’essayer de réduire ces gens cy à nos manières. » Cependant à une phrase où le duc de Savoie s’engageait à ne jamais admettre « que la dite dame princesse sa fille aînée et autres princesses ses filles et leurs descendans puissent, en aucun autre temps ni en aucun cas, avoir aucun droit de succéder aux susdits États de la maison de Savoie » Tessé avait fait ajouter ces mots : au préjudice des masles, afin, écrivait-il à Louis XIV, ce qu’à tous hasards et en cas de mort de tous les princes masles de la maison de Savoie, notre princesse ne pût pas perdre ses droits d’aînesse, et par ces deux mots, sans en parler davantage, la succession lui reste absolument ouverte. »

Cette restriction montre que les jurisconsultes de la couronne n’avaient pas tort de se méfier de quelque arrière-pensée, et d’accumuler les précautions, en faisant renoncer par avance la princesse avec serment réitéré « à toutes lois, édits, constitutions, coutumes, statuts et dispositions contraires, au bénéfice de la minorité d’âge, lésion énorme et énormissime, restitution en entier, nullité de contrat par défaut de solennité, exception de chose non due et sans cause, de dol, de crainte reverentiale ou présumée, absolution de serment, etc., et à toute cause et exception, tant pensées qu’imprévues, sans qu’il fût besoin d’en faire une expresse et individuelle mention. »

Les autres articles du contrat leur avaient coûté moins de peine, mais pour la dot ils s’étaient avisés d’un expédient singulier. On se souvient que dans sa lettre au pape Innocent XII, Victor-Amédée se réjouissait de marier sa fille sans qu’il lui en coûtât rien. En effet, les 200 000 écus qu’il avait promis de lui constituer en dot devaient jusqu’à concurrence de 100 000 écus se compenser avec pareille somme qui lui restait due sur celle de sa propre femme, et le reste, aux termes du traité, lui était remis en considération du mariage. Mais Victor-Amédée estimait sans doute contraire à sa dignité de marier sa fille sans dot, car l’article II du contrat relatif à la constitution de dot ne faisait point mention de cet arrangement. Il y était dit seulement que les 200 000 écus d’or que le duc de Savoie s’obligeait adonner étaient payables « de la manière dont il a été convenu à part. » En effet par un acte séparé, dont l’original est aux Archives de Turin[46], Louis XIV s’obligeait à compter à sa future petite-fille ladite somme de 200 000 écus, ainsi qu’il avait été convenu « quoy qu’on ne l’ait pas exprimé dans le dit traitté de paix par de dignes considérations. » Il promettait en outre pour lui, ses héritiers et successeurs à la couronne, « de garantir et tenir pour relevé le dit seigneur duc de Savoye et les siens de toute molestie au sujet de la ditte dot. » C’était donc en réalité Louis XIV qui dotait la fille du duc de Savoie. En outre il lui faisait don, pour ses bagues et joyaux, d’une somme de 50 000 écus d’or sol, et « suivant l’ancienne et louable coutume de la maison de France » il lui assignait et constituait pour son douaire « 20 000 écus d’or sol chacun an, sur des revenus et terres dont le principal lui aura le titre de duché, desquels lieux et terres ladite dame princesse jouira par ses mains et de son autorité et de celle de ses commissaires et officiers, et aura la justice, comme il a été toujours pratiqué. » De cette assignation elle devait entrer en jouissance aussitôt que son douaire aurait lieu, soit qu’elle demeurât en France, soit qu’elle se retirât ailleurs.

Louis XIV, on le voit, faisait bien les choses. Quant à Victor-Amédée, il en était quitte, comme il avait été convenu dès l’origine, pour fournir un fardel, « soit trousseau ou présent de noces », lequel devait être estimé. Le montant des notes qui ont servi à cette estimation se trouve aux Archives de Turin ;[47] il s’élève à 53 905 francs. La note la plus forte est celle du fournisseur de linge et dentelles qui se monte à 24 210 francs, puis celle du fournisseur d’étoffes brochées, à fond d’or et d’argent, glacées d’or et d’argent, qui atteint 13 160 francs. La toilette, en or et argent, avait coûté 9 538 francs. Les jupes brodées 2 750 francs. La note du cordonnier pour escarpins ne s’élevait qu’à 106 francs et celle de l’emballeur à 350 francs. C’était un trousseau convenable, mais qui n’avait rien de somptueux. L’état délabré des finances savoyardes ne permettait pas à Victor-Amédée de faire mieux les choses. Quelques années plus tard, lorsqu’il mariait sa seconde fille au roi d’Espagne, il lui constituait un fardel dont l’estimation s’élevait à 101 390 francs, c’est-à-dire à près du double.

Toutes choses étant ainsi en règle, le projet de contrat de mariage ayant reçu l’approbation de Louis XIV ; et les pouvoirs de Tessé pour signer en son nom, ainsi qu’au nom de Monseigneur et du duc de Bourgogne, qui dataient du début de la négociation, c’est-à-dire de trois ans, ayant été renouvelés, il n’y avait plus qu’à prendre jour pour la signature du contrat. La date en fut fixée au 15 septembre, et le lendemain 16, peu s’en fallait que Tessé n’embouchât la trompette pour rendre compte au roi de la cérémonie. « Ce jour-là, Sire, lui écrivait-il[48], est un grand jour à Turin… » et après quelques préliminaires il entre ainsi en matière : « Entre dix et onze du matin, les princesses se sont rendues à l’appartement de Madame la Duchesse où M. le duc de Savoye s’est trouvé, poudré et avec un bel habit. Madame Royalle estoit parée de tout ce qu’elle a de pierreries. Madame la Duchesse l’estoit non seulement de sa joie indicible, mais d’assés de diamans, et Madame la Princesse Adélaïde l’estoit de toutes celles de la maison de Savoye. Je puis assurer Vostre Majesté qu’elle estoit bien de bonne grâce et qu’elle s’est acquittée de ses devoirs avec une facilité dont j’ai été surpris. Mme la Princesse de Carignan et tout de suite au moins cent dames parées estoient dans la chambre, et toute la Cour, qui avoit quitté le deuil pour ce jour cy, estoit aussi parée que chacun le pouvoit estre. »

En ce superbe accoutrement, l’assistance commençait d’abord par se rendre à la messe. Tessé, qui venait d’être récemment nommé écuyer de la princesse, faisait pour la première fois fonction en cette qualité, et il eut l’honneur de lui donner la main pour la conduire. À la sortie de la messe, deux huissiers se tenaient à la porte de la chambre de la duchesse Anne, et ne laissaient pénétrer que les hauts personnages désignés pour assister à la cérémonie, à savoir : les princes, les princesses, le nonce, les ministres, le chancelier, le marquis de Dronero, l’archevêque de Turin et les dames d’honneur des princesses. « Son Altesse, continue Tessé, estoit entre le Nonce et moy. Le marquis de Saint-Thomas a leu le contract de mariage. Les Saints Evangiles ont été apportés, auxquels Mme la princesse a touché dans les endroits du contract de mariage où il en est parlé, comme pareillement j’y ai touché dans ceux où on me les a présentés. Après quoy l’on a signé dans l’ordre que Vostre Majesté trouvera. Je voudrois de tout mon cœur que Vostre Majesté eût pu voir cette jeune princesse faire ses révérences, et signer hardiment, modestement et dignement. » La cérémonie terminée, les portes furent ouvertes, et il n’y eut ni grand ni petit qui ne fût admis à baiser la main de la princesse. L’enthousiasme gagnant, l’embrassade devint générale. « Pour moy, Sire, disait Tessé en terminant son récit, j’avoue que rien ne peut mieux ressembler à la confusion d’une joie excessive que de voir cent femmes et plus de deux cents hommes s’entrebrasser, et se donner mutuellement touttes les marques extérieures d’une véritable satisfaction. Il estoit près de trois heures quand cette cérémonie a finy. » Le soir même, Tessé tenait table ouverte et donnait à dîner à tout ce qui voulait bien venir chez lui. Jusqu’à une heure avancée de la soirée, sa maison était obsédée de carrosses, de visites et de mendians, au point qu’il était obligé de se retirer dans une maison étrangère pour écrire sa dépêche.

Restait à régler une question délicate dont Tessé trouvait moyen de se tirer avec son adresse ordinaire. Ne convenait-il pas que le marquis de Saint-Thomas, qui n’avait pas seulement préparé le contrat de mariage, mais qui, pendant trois ans, avait été mêlé d’une façon efficace aux négociations préliminaires, reçût de Louis XIV quelque témoignage de munificence ? À peine arrivé à Turin, Tessé s’était préoccupé de cette question. « J’ai tourné le marquis de Saint-Thomas de tous les sens possibles, écrivait-il à Louis XIV[49], pour pénétrer ce qui pouvoit lui convenir. Je ne croy pas que de l’argent, quelque besoin qu’il en ait, pust l’accomoder, car l’argent reçu est toujours un reproche ; mais j’ai compris, par ses propres discours, qu’un portrait de Vostre Majesté, enrichi de pierreries et d’un prix convenable à vostre grandeur, lui seroit très agréable… Je remarque, ajoutait-il, qu’à cette cour on estime fort les petits présens, et je ne sçay si quelque rien à la marquise de Saint-Thomas ne seroit pas très agréable. » Mais comme il était d’usage qu’on fît un présent considérable au secrétaire d’État qui dressait le contrat de mariage, et « comme l’économie est la base qui fait durer les grâces », Tessé invitait le roi à réfléchir « s’il ne feroit pas filer le présent de Saint-Thomas jusqu’au temps du contract de mariage et en ce cas-là le faire plus gros. » Le roi se rangeait à ce sentiment, et, le moment venu, il demandait à Tessé lequel, des pierreries ou de la vaisselle d’argent, conviendrait mieux au ministre de Victor-Amédée. « Pour moy, Sire, répondait Tessé[50], je prendray la liberté de vous répliquer sur cella comme les enfans auxquels on demande lequel ils aiment mieux de papa ou de maman. D’ordinaire, ils les aiment bien tous les deux. Comme Vostre Majesté m’a fait l’honneur de me mander que le présent qu’Elle destine à ce ministre doit être de la valeur de vingt ou vingt-cinq mille écus, j’estime qu’un portrait de pierreries de dix ou douze mille écus, et autant en vaisselle d’argent raccommoderaient mieux qu’un portrait de vingt, car le meilleur ami que l’on puisse avoir c’est sa vaisselle d’argent. » Saint-Thomas recevait donc pierreries et vaisselle, et il s’en montrait fort satisfait, comme au reste tous ceux qui, à la cour de Turin, recevaient, à l’occasion du mariage, quelques marques de la générosité de Louis XIV. Chacun apportait son présent à Tessé pour le lui faire voir. Il en rendait compte au Roi, et ajoutait, en habile courtisan : « Il n’y a au monde que Vostre Majesté digne d’estre la maîtresse des cœurs, comme Elle l’est de son royaume. »

Le contrat de mariage de la princesse Adélaïde étant signé, une seule question demeurait à régler, c’était le cérémonial de son voyage et de sa réception en France. On s’en préoccupait fort à Turin, mais encore plus à Versailles, où, pour l’intelligence de ce qui va suivre, il devient nécessaire de nous transporter.


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Ces archives nous ont été ouvertes avec une grande obligeance, et le concours que nous avons trouvé chez ceux qui en ont la garde nous a facilité des recherches qui, sans cela, auraient été très laborieuses.
  3. Il a paru, en 1861, à Paris, un petit volume intitulé : Souvenirs d’une demoiselle d’honneur de la duchesse de Bourgogne. Les premières scènes de ces souvenirs se passent à Chambéry, avant le mariage. De doctes auteurs, français ou italiens, n’ont pas laissé de faire parfois mention de ces Souvenirs, non sans soulever cependant quelques doutes sur leur authenticité. Ces doutes étaient fondés, car nous avons les meilleures raisons de savoir que ce sont des souvenirs apocryphes. Nous pouvons même ajouter que l’auteur de ce petit pastiche historique et littéraire s’étonnait que, contre son attente, de fins juges s’y fussent trompés, et qu’elle s’en amusait modestement.
  4. La regina Anna di Savoia, studio storico su documenti inediti, par Luisa Sarredo ; Turin, 1887.
  5. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 94.
  6. Lamberti, Histoire de l’abdication de Victor-Amédée II.
  7. Mémoires historiques sur la maison de Savoie, p. 136.
  8. La comtesse de Verrue est l’héroïne d’un roman d’Alexandre Dumas père intitulé : la Dame de Volupté. M. G. de Leris lui a consacré une biographie qui contient de piquans détails sur la cour de Victor-Amédée.
  9. D’Arcy au Roi, 14 février 1688, cité par Loris, p. 37.
  10. D’Arcy au Roi, 20 août 1688, citée par Leris, p. 79.
  11. D’Arcy au Roi, 3 janvier 1688, cité par Leris, p. 33.
  12. Madame Royale à Mme de la Fayette, citée par Leris, p. 30.
  13. Lettres sans date citées par Luisa Sarredo, p. 74 et 75.
  14. Luisa Sarredo, p. 156 et suiv,
  15. D’Arcy au Roi, 8 déc. 1685, citée par G. de Leris, p. 29.
  16. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 81, D’Arcy au Roi, 1er janvier 1686.
  17. Ibid. D’Arcy au Roi, 29 décembre 1685.
  18. Arch. d’Etat de Turin : Lettere di Maria Adélaïde di Savoia scritte à la duchessa Giovanna Battista sua avola. 13 déc. 1698. Les lettres de la duchesse de Bourgogne à sa grand’mère, qui sont aux Archives de Turin ont presque toutes été publiées en 1864 par la comtesse della Rocca (Paris, Michel Lévy), qui a fait précéder cette publication d’une judicieuse et délicate introduction. Elle a cependant abrégé quelques-unes de ces lettres, et a cru devoir en corriger l’orthographe, qui est en effet très défectueuse. C’est ce qui nous a déterminé à rétablir le texte de celles que nous aurons occasion de citer d’après les originaux qui sont aux Archives de Turin.
  19. Mémoires du marquis de Sourches sur le règne de Louis XIV, publiés par le comte de Cosnac, t. I, p. 345.
  20. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 81. Instructions données au marquis d’Urfé.
  21. Ibid. D’Urfé à Croissy, 14 janvier 1686.
  22. Catinat à Louvois, cité par Camille Rousset, t. IV, p. 336.
  23. Luisa Sarredo, p. 174.
  24. Correspondance complète de Mme la duchesse d’Orléans, tome I. Lettre du 16 mai 1716.
  25. Arch. d’État de Turin. Lettere di Maria Adélaïde di Savoia, duchessa di Borgogna ; scritte alla duchessa di Savoia Anna d’Orléans, sua madre, 2 janvier 1701. Ces lettres ont été publiées par M. Paolo Boselli, ancien ministre des finances du royaume d’Italie, dans le t. XXVII des Atti della R. Academia delle scienze di Torino, de mars 1892.
  26. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 14 juillet 1696.
  27. Papiers Tessé. Torcy à Tessé, 26 juillet 1696.
  28. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 20 juillet, 5 août 1696. Un assez grand nombre de ces dépêches de Tessé au Roi ont été citées, d’après les copies qui sont au Dépôt de la Guerre, par M. de Boislisle, au tome III (p. 419 et suivantes) de sa savante édition des Mémoires de Saint-Simon à laquelle il est impossible de ne pas faire de larges emprunts, toutes les fois qu’on écrit sur ces temps. Los originaux de ces dépêches, auxquels nous nous sommes reporté, sont aux Affaires étrangères.
  29. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 91. Tessé au Roi, 16 juillet 1696.
  30. Papiers Tessé. Barbezieux à Tessé, 7 septembre 1696.
  31. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 16 juillet 1696.
  32. Dépôt de la Guerre. Italie, vol. 1374. Tessé à Barbezieux, 11 août 1696.
  33. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 16 juillet 1696.
  34. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 11 août 1696.
  35. Dépôt de la Guerre. Italie, vol. 1374. Tessé à Barbezieux, 7 août 1696.
  36. Ibid. Tessé à Barbezieux, 14 août 1696.
  37. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 7-14 août 1696.
  38. Ibid. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 11 août 1696.
  39. Ibid. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 5 août 1696.
  40. Les Brandebourgs étaient les Prussiens d’aujourd’hui. Quant à celui que Tessé appelle le Milord, c’était le marquis de Ruvigny, Français réfugié en Angleterre pour cause de religion, que Guillaume d’Orange avait nommé comte de Galloway, et résident britannique à Turin.
  41. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 27 juillet 1696.
  42. Papiers Tessé. Louis XIV à Tessé, 19 août 1696.
  43. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 28 août 1696.
  44. L’original du contrat se trouve aux Archives d’état de Turin. Matrimonii della Real Casa. Il y en a une copie aux Archives des Affaires étrangères : Corresp. Turin, vol. 95. Le texte complet en a été imprimé à la suite des Mémoires du marquis de Sourches, t. V, p. 459.
  45. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 3 sept. 1696.
  46. Archives d’État de Turin. Matrimonii della Real Casa.
  47. Arch. Turin. Matrimonii della Real Casa.
  48. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 16 sept. 1696.
  49. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 16 juillet 1696.
  50. Ibid., vol, 97. Tessé au Roi, 27 octobre 1696.