La decima corrida de toros

La decima corrida de toros
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 63-84).

LA


DECIMA CORRIDA


DE TOROS.




A M. le Directeur de la Revue des Deux Mondes.


Depuis que je suis revenu d’Espagne, il ne s’est point passé, je crois, un seul jour, sans que l’on m’ait adressé les deux questions suivantes Comment trouvez-vous la reine, et que pensez-vous des combats de taureaux ? J’en ai dû conclure, monsieur, que, la reine à part, les combats de taureaux étaient, de toutes les curiosités péninsulaires, une de celles qui paraissaient à Paris les plus piquantes, et il m’est prouvé que les récits pleins de verve de MM. Mérimée et Th. Gautier, sans parler des narrations moins véridiques datées récemment de Pampelune, ont excité l’intérêt plus qu’ils ne l’ont épuisé. Ceci posé, et la matière plaisant pour le quart d’heure à ma fantaisie, je vous conterai, si vous le permettez, une tragédie dont je fus témoin, il y a peu de mois, à Madrid, et qui me parut plus émouvante que tous les drames de Shakspeare.

Permettez-moi d’abord une courte introduction. Il me paraît curieux, avant de décrire l’état présent de la tauromachie en Espagne, de raconter son origine et les modifications successives qui ont fait d’un amusement périlleux un art véritable (el arte de torear), art qui a, comme la chorégraphie ou l’escrime, ses lois, ses principes et son code. Je donnerai peut-être quelque intérêt à ces recherches en ajoutant que je les extrais en partie d’un livre écrit par le célèbre Francisco Montès lui-même, dont personne en France, que je sache, n’a encore apprécié ni même révélé le talent littéraire[1].

De l’avis du premier matador de ce siècle, — et cette opinion seule donnera de l’homme une idée nouvelle, — il faut faire remonter l’origine des combats de taureaux au temps de la domination romaine, et même fort au-delà. Le spectacle adoré des Romains était, comme on le sait, les luttes des hommes contre des bêtes féroces, et les ruines imposantes des amphithéâtres de Tolède, de Mérida, prouvent que nulle part au monde ils ne célébraient avec plus de pompe qu’en Espagne ces fêtes « barbares et cruelles (crueles y barbaros) ; » ainsi les juge Montès, et je le remarque à dessein. Il est certain toutefois que les taureaux ne paraissaient jamais, ou presque jamais, dans les cirques ; les lutteurs avaient affaire le plus souvent à des lions ou à des tigres, et les spectacles sanglans du peuple-roi donnèrent au peuple espagnol le goût des combats dans les arènes, sans fonder cependant la tauromachie, dont l’idée première, bien autrement ancienne, doit être attribuée, si nous en croyons notre auteur, au père Adam lui-même. En effet, quand l’homme, nouvellement créé, errait dans les espaces dont Dieu le faisait roi, il sentit la nécessité de vaincre et de s’approprier les animaux qui vaguaient avec lui dans ces solitudes. Un de ses premiers soins fut sans doute de courber sous le joug le taureau, dont la force lui était nécessaire, dont la chair lui était agréable, et dont la femelle lui donnait un lait savoureux. Pour le dompter, il appela toute son intelligence à son aide, il opposa l’adresse à la force brutale ; de là naquit la tauromachie, et les fils d’Adam furent les premiers toreros. Je ne m’attarderai pas davantage, avec Montès, dans les siècles antédiluviens ; j’ai voulu seulement faire sentir le ton emphatique qui distingue les premières pages de ce singulier livre, et je m’arrête, sachant fort bien qu’il faut être un grand matador pour se permettre en littérature des libertés pareilles. Je ne voudrais cependant pas que cette critique donnât de la tauromaquia une idée trop défavorable. Cet ouvrage, en définitive, est amusant ; il est bien coordonné et, autant que j’en puisse juger, bien écrit. La partie technique est claire, simple, et l’on doit pardonner la solennité du début à un auteur épris à si juste titre de la grandeur de son art.

Si nous passons le déluge et même l’époque de la domination romaine, nous arrivons, comme il est naturel en Espagne, au Cid. L’opinion générale veut, en effet, que le célèbre Ruy ou Rodrigo-Diaz del Vivar, nommé le Cid, soit le premier qui ait combattu les taureaux à cheval. Cette action, inspirée par la valeur extraordinaire d’un héros bizarre, donna naissance à un spectacle nouveau qui fut établi définitivement depuis cette époque, et que rendit bientôt célèbre la renommée du Cid et des chevaliers qui l’imitèrent. Ces combats, qui furent pendant long-temps un privilège de la noblesse, devinrent l’accompagnement indispensable de toutes les solennités publiques. Des bardes chantèrent les exploits des lutteurs, et les bibliophiles paieraient aujourd’hui son poids d’or un petit poème où fut célébré, en 1124, la fameuse course de taureaux qui eut lieu à l’occasion du mariage d’Alphonse VII avec Berenguela la Chica, fille du comte de Barcelone. Ce spectacle, jusqu’alors exclusivement espagnol, fut importé en Italie au commencement du XIVe siècle ; mais on dut bien vite le défendre, car, soit fatalité, soit maladresse ou manque d’habitude des combattans, les taureaux sortaient presque toujours vainqueurs de la lutte. Ainsi, dans la seule année 1332, dix-neuf seigneurs romains périrent dans le cirque, assurent les chroniques, qui, cela va sans dire, ne s’inquiètent pas du nombre des vilains qui furent éventrés autour d’eux. Il est à remarquer qu’en Espagne, où les taureaux sont d’une bravoure et d’une vigueur incomparables, de pareils accidens n’arrivent qu’à de longs intervalles, « tant sont grandes, conclut l’auteur, l’adresse et la valeur espagnoles ! »

On maintint donc les combats de taureaux avec une passion croissante, et sous le règne de Jean II la galanterie chevaleresque, à son apogée, donna un nouveau stimulant à la tauromachie. Ce genre de tournoi fut adopté par les chevaliers espagnols, et, au lieu de rompre une lance en champ clos contre un rival bardé de fer, ce fut la mode en Espagne de disputer de témérité dans la place, et d’aller, en habit de soie, affronter la fureur d’un taureau sauvage, pour un sourire de sa dame. Cette mode existait encore au XVIe siècle, car j’ai lu je ne sais où que Fernand Cortez, alors adolescent (sans doute vers 1500), assistant un jour à un combat très meurtrier où un taureau terrible décousait tous les combattans les uns après les autres, une dame, qui avait sans doute des droits sur le cœur du futur conquérant du Mexique, lança son bouquet sous les pieds de l’animal en fureur. La mort était presque certaine ; Cortez, sur un signe qui lui fut fait, n’en sauta pas moins bravement la barrière, ramassa le bouquet sous les cornes du monstre, et vint le jeter à la figure de la dame, lui exprimant ainsi tout à la fois son obéissance comme chevalier et son indignation comme amant.

Les souverains, en daignant prendre part eux-mêmes à ces joutes, firent pour elles plus encore que les sourires des dames ; mais ce qui acheva de les mettre tout-à-fait en honneur, ce fut la rivalité qui s’éleva entre les chevaliers espagnols et les seigneurs mores, dont plusieurs, tels que Malique Alabez et Muza y Gazul, sont restés célèbres dans les annales de la tauromachie. Isabelle-la-Catholique arrêta cet élan. Elle n’aimait pas les taureaux, comme on dit en Espagne. Après avoir assisté avec horreur à une de ces fêtes déjà si populaires, elle annonça l’intention de les défendre dans tout le royaume. Cette menace mit en deuil la jeune noblesse ; on conjura la reine, on la fit supplier de toutes les manières : elle fut inflexible ; enfin on promit d’envelopper de bourrelets de cuir les cornes des taureaux. Grace à cet expédient, qui devait rendre beaucoup plus rares les blessures graves, l’Espagne conserva son spectacle favori ; on combattit quelque temps des taureaux embolados ; puis, la reine oubliant ou faisant semblant d’oublier ses défenses, on supprima les bourrelets et l’on rendit à ces combats leurs chances meurtrières, c’est-à-dire leur plus grand intérêt. A la longue cependant, l’aversion secrète de la reine, que plus d’un courtisan feignait de partager, eût été fatale à la tauromachie, et il était urgent qu’un protecteur puissant vînt lui rendre sa splendeur première. Charles-Quint fut cet homme. Disons-le à l’éternel honneur des amateurs de taureaux, Charles-Quint fut le type parfait de l’aficionado. Non-seulement il encouragea sans cesse par sa présence, par ses conseils, par ses applaudissemens, ce spectacle viril, mais souvent il parut en personne dans l’arène, et, maître d’un empire « ou le soleil ne se couchait jamais, » il rêva et il conquit la gloire d’un vaillant torero. Et ce ne fut pas seulement un caprice de jeunesse, il conserva tard ce goût et ces habitudes. L’histoire raconte qu’à la naissance de son fils Philippe II (il avait 27 ans alors), il tua, sur la place de Valladolid, un superbe taureau de Ronda. A dater de cette époque, une quantité de héros célèbres voulurent, à son imitation, se faire une réputation dans la place, et les annales tauromachiques ont enregistré fastueusement les noms de Pizarre, presque aussi fameux par ses estocades que par la conquête du Pérou, du roi don Sébastien de Portugal, et de Ramirez de Haro, le plus habile de tous. La thébaïde qui entoure les murs sombres de l’Escurial plaisait plus que les réjouissances publiques au morose Philippe II : il ne songea guère au cirque de Madrid ; mais Philippe III le fit rebâtir, et Philippe IV y combattit lui-même. Sous son malheureux règne, on imprima les premières règles de la tauromachie. A en juger par ce petit code, qui nous est resté, les courses de cette époque ne ressemblaient nullement à celles de la nôtre. On combattait les taureaux à cheval et à la lance ; c’était la seule méthode que pussent suivre les seigneurs qui descendaient dans le cirque par bravade ou par plaisir, sans vouloir faire de ce divertissement une étude exclusive. Pour recevoir sur un bon cheval et la lance au poing la charge d’un taureau, il suffit d’avoir beaucoup de courage et de vigueur, tandis que pour attaquer de front, à pied, comme font les toreros actuels, et l’épée à la main, un animal qui attend et qui observe son agresseur, il faut plus que de la force, plus que du sang-froid : il faut de la science, une science difficile, comme je le dirai bientôt, et une habitude que donnent seules une pratique constante et des blessures nombreuses. Au reste, déjà sous Philippe IV, les règles étaient inexorables. Tout cavalier renversé devait continuer la lutte seul, sans être secouru ; et, s’il sortait du cirque avant d’avoir tué le taureau, il se perdait de réputation. Quand sa lance était rompue, mais seulement alors, il pouvait se servir d’un glaive, et Quevedo raconte qu’en pareille circonstance don Menrique de Lara renouvela l’exploit de Pepin-le-Bref en abattant d’un seul coup la tête du taureau. Je ne sais si vous êtes de mon avis, mais je suis tenté de croire que Pepin pas plus que don Menrique n’ont fait pareille chose, bien que l’on m’ait assuré en Orient que le cou d’un buffle se partageait aussi facilement qu’une pomme, pourvu que la main fût exercée et le damas d’une certaine trempe. Si périlleuse que puisse vous paraître la situation d’un seigneur de la cour de Philippe IV, qui, renversé de cheval et seul dans le cirque, était contraint de tuer le taureau sans autre secours que son glaive, elle n’est rien en comparaison de celle du matador moderne au moment où retentit la fanfare suprême ; car le seigneur frappait où il pouvait, par derrière, par côté, dans les flancs, dans le cœur ; il se débarrassait comme il l’entendait de son ennemi, et cela serait un jeu puéril pour le lidiador actuel, qui, je vous le répète, doit attaquer de front, frapper en face, à une place donnée, en passant le bras entre les deux cornes. Le même Quevedo rend compte d’un combat fameux qui eut lieu à la fin du XVIIe siècle, à Sarragosse, en présence de don Juan d’Autriche. Là se distinguèrent le marquis de Mondejar et le duc de Medina-Sidonia, lesquels, dit l’histoire, étaient de si rudes jouteurs, qu’ils ne s’inquiétaient nullement que leur cheval fût sanglé, attendu que les meilleures sangles, assuraient-ils, sont les jambes du cavalier ; autre fait qui me donne à penser que ce Quevedo est un mauvais plaisant qui n’était jamais monté à cheval de sa vie. Le combat de Sarragosse fut un des derniers de ce genre ; Philippe V prit en une telle aversion les courses de taureaux, que l’église, pour lui plaire, les prohiba, refusa la sépulture chrétienne aux victimes du cirque, et la noblesse, un instant atterrée, renonça à son divertissement favori. Le peuple, lui, n’y renonça pas ; il tint bon, et les courses survécurent malgré la colère royale. Seulement elles changèrent de caractère. La noblesse, en abandonnant son privilège, laissa le champ libre à une autre classe d’hommes qui fit de la tauromachie sa profession exclusive et la convertit en un art véritable. Bientôt parut Francisco Romero, de Ronda, qui le premier tua le taureau face à face, d’une seule estocade, sans autres armes que l’épée et la muleta. A dater de cette époque, la passion des combats de taureaux éclata avec une violence inconnue, dédaigna toutes défenses, se fit nationale, et Ferdinand VII, plus tard, la sanctionna en fondant à Séville une école de tauromachie.

Telle est en résumé, monsieur, l’histoire des combats de taureaux ; vous savez leur origine et les modifications successives que leur ont fait subir les circonstances. Pour vous donner une idée de ce qu’ils sont aujourd’hui, je vais maintenant vous faire assister, autant qu’il sera en moi, à la plus belle corrida dont j’aie été témoin, c’est-à-dire à la dixième de la saison dernière. Le souvenir est récent, comme vous voyez, et mon récit sera bien maladroit s’il ne vous fait pas comprendre, excuser et même partager, jusqu’à un certain point, cette passion pour les taureaux qui possède les Espagnols, et peut-être plus encore les étrangers qui les visitent.

Au mois de mai dernier, j’étais parti de Paris pour Madrid ; c’est une promenade. Cinq jours, heure pour heure, après avoir quitté la place de la Madeleine, je traversais la Puerta del Sol. Madrid, à mon goût, est une triste ville, assise prosaïquement au milieu d’un désert de blés, à cent lieues de tout ombrage, ou mieux, de tout arbre ; ses rues silencieuses n’ont pas grand caractère, on y voit rouler quelques laides voitures, plus laides même que partout ailleurs ; les hommes qui passent ressemblent fort à ceux qui se croisent en ce moment sous votre fenêtre ; les femmes n’ont pas de chapeaux, j’en conviens, elles portent une mantille noire, et ont toujours l’air d’aller au bal de l’Opéra. Les maisons sont peintes en rose tendre, en vert céladon, ou en jaune abricot, et l’on entend de tous côtés le chant des cailles suspendues au-dessus des portes dans leurs cages d’osier ; mais rien de tout cela n’empêche l’amateur de couleur locale de comparer en pensée la capitale de toutes les Espagnes à Nancy ou à Toulouse. J’étais arrivé un vendredi, jour néfaste ; il pleuvait à torrens, et pendant long-temps le ciel espagnol, sans souci de sa réputation, continua de faire ruisseler sur mon petit balcon de la Fonda de Paris des averses effroyables. Une crainte secrète m’empêchait de prendre philosophiquement mon parti des rigueurs de l’atmosphère. Mon premier soin en arrivant avait été de demander le jour des combats de taureaux ; c’était le lundi, avais-je appris, tous les lundis, à cinq heures du soir, quand le temps le permet (si el tiempo lo permite), et je tremblais que le temps ne retardât indéfiniment un des plus vifs plaisirs que je me fusse promis. Par bonheur, il n’en fut rien. Au jour dit, le soleil se leva radieux dans un ciel éclairci, et j’allai de grand matin chercher un billet au bureau de la Puerta del Sol. Jamais représentation à bénéfice, soit dit en passant, n’a attiré au bureau de location de la salle Ventadour une foule aussi nombreuse que celle qui assiégeait ce despacho. J’obtins avec toutes les peines du monde un billet de palco et une affiche. Ce billet de première coûte, à Madrid, 14 réaux, c’est-à-dire 3 francs 50 centimes environ ; à Séville, c’est le double. Ma place était du côté du soleil, mais cela m’importait peu ; mon billet devait me servir d’entrée seulement, car on m’attendait dans une excellente loge, et j’avais à Madrid des amis très curieux de savoir quelle figure je ferais aux premiers coups de cornes. L’affiche, au dire d’Alvarez, mon domestique espagnol, portait une nouvelle désespérante : c’est que Juan Léon et Guillen ne devaient pas tuer ce jour-là. Ils étaient absens, et des huit taureaux annoncés quatre devaient être mis à mort par le seul J. Redondo, surnommé el Chiclanero, et les quatre autres par des doublures (sobresalientes). La course devait donc être détestable, disaient les amateurs ; ils se trompaient, ce fut la plus belle de la saison, et jamais je n’en ai vu ni à Madrid, ni en Andalousie, d’aussi terrible.

Le cirque, la Plaza de Toros, est situé du côté du Prado, en dehors d’une porte de la ville qui est à Madrid, toute proportion gardée, ce qu’est à Paris l’Arc-de-Triomphe de l’Étoile ; un peu à gauche de cette porte, absolument comme notre nouvel Hippodrome. La place nommée Puerta del Sol en est moins éloignée que l’obélisque de Louqsor de la barrière de l’Étoile ; mais on ne marche guère en Espagne, et peu de curieux songent à faire à pied un pareil voyage. Dès midi, une quantité de corricoli, pareils à ceux de Naples, et d’omnibus immenses attelés de douze ou quatorze mules couvertes de grelots et de houppes de laine, stationnent sur la Puerta del Sol. Les cochers convient à grands cris les passans, et les passans, que l’on veut rançonner, injurient les cochers de toute la force de leurs poumons. A quatre heures, je montai dans un de ces véhicules, et je fus conduit avec une effrayante vitesse, à travers une foule immense, vers la porte de Alcala. Madrid, cette ville ordinairement triste et silencieuse, se réveille tout d’un coup le lundi, met ses habits de fête, et se presse tout entière dans cette longue avenue bordée de petits arbres, qui conduit à sa plus belle porte. Ces petits coucous follement bariolés, ces mules bruyantes, ces chevaux andalous à la crinière nattée, ces cavaliers qui reprennent pour ce jour-là seulement le chapeau calañese, la veste brodée, la culotte collante et la guêtre finement piquée du majo, ces mystérieuses señoras avec leurs sombres mantilles et leurs yeux étincelans, les calèches bien attelées de quelques dandies anglomanes, les cris, la poussière, le soleil mêlé à tout cela, forment, pour le voyageur nouvellement arrivé et fort ému d’avance de ce qu’il va voir, le spectacle le plus caractéristique qu’il puisse trouver dans la capitale. La barrière dépassée, on voit s’élever le grand mur extérieur du cirque ; une quantité de voitures encombrent les abords, et un détachement de cavalerie est rangé vis-à-vis l’entrée principale. La multitude pénètre dans la place rapidement, mais avec ordre, sans tumulte et sans rumeur. Les hommes se rangent avec toute la politesse espagnole pour laisser passer les femmes ; on ne se presse pas, et l’on ne se bouscule jamais inutilement comme à Paris, où la foule, composée des êtres les plus intelligens de l’Europe, est cependant plus stupide qu’en aucun lieu du monde.

Le cirque est intérieurement d’une grandeur imposante ; il est circulaire, construit à demeure et découvert comme le Colysée. Un pan du ciel bleu lui sert de voûte, et le soleil, lustre magnifique, jette des flots de lumière sur les douze mille spectateurs qui s’étagent sur les gradins. L’arène, moins grande que la place Vendôme, est entourée d’une épais mur de bois, haut de six pieds, et peint en rouge foncé. Derrière cette barrière est un chemin assez large, encaissé et laissé libre ; c’est la coulisse de ce théâtre. Au-delà du chemin, les gradins s’étagent, et au-dessus des gradins s’élèvent les loges, lesquelles, louées la plupart à l’année, sont confortablement tendues et meublées.

Quand j’arrivai, la foule avait déjà envahi le cirque et s’ébattait joyeusement en attendant l’heure du sanglant spectacle. Entre les loges et les gradins, c’était un véritable feu croisé de quolibets et de pelures d’oranges. On s’injuriait à plaisir, avec beaucoup de verve, de gaieté, et les propos des manolas (grisettes) n’étaient pas les moins piquans. L’arène était vide ; trois ou quatre tonneaux arroseurs, attelés de maigres chevaux, s’y promenaient seuls et humectaient le sable. A cinq heures précises, ils disparurent au bruit d’une fanfare, et un détachement d’élégans chasseurs bleus du régiment de Baylen, car la cavalerie légère espagnole est fort belle, précédé d’une sorte de commissaire de police en habit de préfet, vint faire au pas le tour de l’arène. Puis, aux sons d’une autre fanfare, une seconde porte s’ouvrit, et les combattans parurent. Cette entrée est charmante. En tête marchent les trois picadores. Les picadores, armés d’une longue lance et montés sur des chevaux étiques qui rappellent ceux de Montmorency (de joyeuse mémoire), portent un costume assez semblable à celui des raffinés du temps de Louis XIII. Coiffés d’un large feutre gris, à bords plats, ils sont vêtus d’une reste de velours brodée d’or et d’une sorte de haut-de-chausses en daim jaune, sous lesquels se cache un cuissard de fer qui met leur jambe droite à l’épreuve des coups de cornes. Leur lance, que je n’oublie pas de vous le dire, n’est point une arme, c’est un aiguillon. Le fer a quelques lignes de long à peine et doit exciter le taureau sans le blesser. Un picador est tué quelquefois, il ne tue jamais. Derrière eux marchent à pied les matadores ou espadas (épées), c’est-à-dire les tueurs, suivis d’une vingtaine de chulos et banderilleros, vêtus comme eux, et qui composent ce qu’on appelle leur quadrille. Le mot est bien trouvé, car, à voir leur costume, on dirait qu’ils vont exécuter un ballet et non pas livrer un combat terrible. Ce sont de beaux jeunes gens vêtus du plus galant habit de Figaro. Veste et culotte de satin bleu de ciel, ou rose, ou vert pâle, ou jaune clair, magnifiquement brodées d’argent, bas de soie, escarpins à rosettes, bourse de rubans attachée derrière la tête et simulant le chignon d’une femme, petit bonnet noir sur l’oreille, tel est ce charmant costume qui coûte deux mille francs au moins et quelquefois cinq mille. Pour toute arme, ils portent sur le bras un petit manteau d’étoffe légère, bleu, rouge ou jaune, bordé d’argent.

Quand les trois picadores, enchâssés dans leurs selles à piquets comme des chevaliers du moyen-âge, se furent placés, la lance en arrêt, à vingt pas les uns des autres, le long de la barrière, et que l’essaim des chulos se fut dispersé dans l’arène, toutes les bouches se turent et les yeux se fixèrent. Alors un alguazil à cheval, vêtu comme les Crispins de Molière et coiffé d’un chapeau à plumes, alla saluer le président de la course et demander la clé du toril. Cette clé lui fut jetée, et il courut la remettre au gardien, après quoi il enfonça les éperons dans le ventre de son cheval et se sauva au milieu des huées de la foule, qui fait tout au monde pour épouvanter la monture, dans l’espoir que l’alguazil pourra être atteint par le taureau, ce qui causerait une joie ineffable. La porte en effet s’ouvrit derrière lui, et un taureau superbe se précipita en bondissant dans l’arène. C’était un animal énorme, presque noir, dont chaque mouvement trahissait à la fois la force prodigieuse et la légèreté surprenante. Arrivé au milieu du cirque, il s’arrêta comme ébloui, regarda la foule, frappa du pied le sol, et poussa, au milieu du silence général, un rugissement terrible. Cinq ou six chulos vinrent agiter autour de lui leur capa, ou manteau de soie. Le taureau prit son élan et poursuivit avec une telle rapidité un de ces élégans danseurs, que je le crus perdu ; arrivé à la barrière, le chulo la franchit avec l’agilité d’un clown, et le taureau donna, un pouce plus bas que ses jambes, un si furieux coup de tête, que les épaisses planches de chêne, traversées d’outre en outre, volèrent en éclats.

Un second chulo poursuivi à son tour se sauva de la même manière ; mais cette fois le taureau, au lieu de se jeter tête baissée contre le mur de bois, s’arrêta court, fit un bond énorme et franchit la barrière. Ceci peut vous donner une idée de la vigueur des taureaux de combat, car la barrière a, comme je vous l’ai dit, près de six pieds de haut, et il n’est pas un cheval au monde, sans excepter Lottery, qui puisse faire un pareil saut. Cet incident, qui se renouvelle fréquemment, cause du reste rarement des malheurs. De l’autre côté de la balustrade, le taureau tomba dans le chemin creux dont je vous ai parlé ; ceux qui s’y trouvaient lui firent place et sautèrent dans le cirque en toute hâte ; l’animal, harcelé de tous côtés, rentra au grand trot dans l’arène par une porte qu’on ouvrit devant lui. Ce fût alors seulement qu’il aperçut pour la première fois les picadores. A la vue du premier cavalier qui l’attendait immobile, la lance en arrêt, il s’arrêta un instant ; puis, courant à lui tête baissée, il reçut sans hésiter un coup de pique, et prit le cheval en plein poitrail ; sa longue corne entra tout entière, comme un poignard, dans le corps de la malheureuse bête. Soulevant alors sur sa tête, avec une vigueur inconcevable, le cheval mourant et le cavalier qui restait ferme en selle, il les lança contre la barrière, au pied de laquelle ils tombèrent l’un sur l’autre. En ce moment, un frisson courut dans tous mes os, et je me sentis pâlir. Je m’étais bien attendu à un combat véritable, je savais qu’il ne s’agissait point d’une peinture ou d’une représentation puérile ; mais j’avais mal deviné, et il est impossible de pressentir l’émotion poignante, si différente des émotions de théâtre, qui vous attend à la vue de ce drame réel qui s’accomplit devant vous. Mes amis fumaient et examinaient en souriant ma contenance ; je repris donc bravement ma lorgnette. L’homme avait si complètement disparu sous sa monture, que je le croyais aplati et écrasé ; c’est ainsi qu’un picador doit tomber. Son coursier lui sert de bouclier, et j’en compris bientôt la nécessité : le taureau revint furieux sur le cheval abattu, et il plongea de nouveau ses deux cornes dans le ventre, d’où les entrailles coulèrent à l’instant sur l’arène. Les chulos accoururent et détournèrent sur eux l’animal pendant que l’on dégageait le picador pris sous le cadavre de son cheval ; mais le taureau, apercevant le second cavalier, laissa ces jolis danseurs qui volaient autour de lui comme des abeilles, et courut au picador. Arrivé à quatre pas du cavalier, il s’arrêta comme pour choisir sa place : ce cavalier était Juan Gallardo, le plus brave de tous les picadors d’Espagne. Au lieu d’attendre le taureau, il poussa son cheval vers lui. L’animal s’acculait sur les jarrets pour mieux bondir, l’homme baissait sa lance ; il y eut un moment d’anxiété terrible. Par un mouvement de témérité superbe, Gallardo piqua du bout de sa lance les naseaux de son ennemi ; le taureau s’élança avec frénésie. Gallardo planta sa pique au-dessus de l’épaule gauche et la maintint avec une telle vigueur, que le monstre, en chargeant, fit ployer comme un arc et rompre comme un jonc cette forte barre de frêne ; puis, enfonçant sa corne dans le flanc du cheval, il le jeta à la renverse, à six pas en arrière, sur son cavalier, sauta par-dessus ses deux victimes, et courut au troisième picador, dont le cheval, une seconde plus tard, roulait éventré sur l’arène. Bueno toro ! bueno toro ! (bon taureau ! bon taureau !) hurla la foule.

Gallardo était tombé devant moi. A demi écrasé sous sa monture, il n’avait pas changé de couleur, et avant d’être dégagé il remerciait, d’une main qui restait libre, la multitude qui l’applaudissait. Il faut que ces hommes soient de bronze. Leur jambe droite, à la vérité, est bardée de fer ; mais c’est à gauche qu’ils tombent toujours sur leurs bras vêtus seulement de velours. Ils reçoivent à chaque chute, sur leur poitrine couverte de satin, un cheval mourant avec sa selle de bois, et leur tête nue cogne quelquefois la barrière avec une telle violence, qu’elle retentit comme frappée par un coup de massue. La moindre de ces chutes, dit-on dans la Péninsule, et j’en suis persuadé, tuerait tout autre qu’un Espagnol, et les Espagnols eux-mêmes, si durs qu’il soient, n’en reviennent pas toujours. Les picadors, rarement blessés par le taureau, meurent presque toujours des suites de quelque chute affreuse. Le fameux Sevilla, dont M. Mérimée se disait dernièrement l’ami[2], et dont M. Théophile Gautier[3] a fait un si vivant portrait, a péri misérablement l’année dernière. J’ai assisté à plus de vingt corridas tant à Madrid qu’en Andalousie, et je n’en ai jamais vu de si peu meurtrière que l’on n’emportât point un ou deux picadors à l’infirmerie.

Le taureau était bon en effet, comme le criait la foule, car tout cela n’était encore que plaisanterie, et nous allions assister à des scènes bien autrement tragiques. Gallardo, habitué, tant son bras est ferme, à arrêter les taureaux du bout de sa pique, s’était relevé furieux de sa chute. A ma grande surprise, son cheval avait pu se remettre sur ses jambes. Ses boyaux sortaient d’une large blessure béante, et formaient sous son ventre une affreuse végétation. Inondé de sueur et comme sortant de l’eau, il tremblait de tous ses membres et se soutenait à peine. Callardo, après avoir tâté son oreille, mit le pied à l’étrier et l’enfourcha paisiblement. L’animal n’était que décousu ; il pouvait marcher encore. Quelquefois on coupe les entrailles, on les remplace momentanément par une botte d’étoupe, et l’on recoud la blessure. Il y a là des hommes prêts à faire ces sortes de reprises. Cette opération fut épargnée au cheval de Gallardo, un pauvre cheval noir qui n’avait qu’une oreille. Poussé par les longs éperons de son cavalier, il avança au petit galop, les yeux bandés, vers son ennemi, qui l’attendait immobile au milieu du cirque. En toute occasion, c’eût été de la part de Gallardo un acte de rare audace ; avec un taureau aussi dangereux, c’était de la démence. Un picador doit rester à six ou huit pas de la barrière, car, dès qu’il est renversé, il se trouve à la merci du taureau, sans arme, sans défense et sans moyen de fuir ; la pique est, comme je vous l’ai dit, un bâton inutile, et sa jambe, bottée de fer, ne lui permet pas de courir, en sorte que, si la balustrade est éloignée, il est mis en pièces vingt fois avant d’avoir pu la gagner. Gallardo avait compté sur la force de son bras, mais il avait mal calculé le nombre de minutes que son cheval devait vivre. La malheureuse bête se mourait ; ses pieds, en marchant, s’embarrassaient dans, ses entrailles, et, arrivée en face du taureau, qui la regardait venir, elle s’abattit tout à coup. Le picador tomba désarmé et à découvert entre sa monture et son ennemi. Aussitôt le taureau bondit et se jeta sur lui. Par un hasard providentiel, l’homme étendu par terre et collé contre le sol fut manqué. Les cornes terribles rasèrent ses reins et allèrent mettre en poussière derrière lui la selle du cheval éventré, Le taureau s’arrêta court, se retourna, revint à la charge, et Gallardo était perdu sans le matador, qui apparut brusquement à ses côtés. C’était le Chiclanero. Entre l’homme terrassé et le taureau bondissant, c’est-à-dire entre la vie et la mort du picador, il y avait à peine un mètre de distance, quand le Chiclanero empoigna par la queue le monstre, qui se retourna avec furie. Vous décrire les sauts immenses que fit faire la bête écumante au matador, qui ne lâchait pas prise, et la valse effrénée qu’ ils dansaient ensemble, me serait impossible ; mais Gallardo, durant ce temps, s’était relevé, et, clopin-clopant, avait gagné la barrière. Le Chiclanero lâcha prise alors, et le taureau se vengea d’une première défaite en éventrant, en deux bonds, les chevaux frais des deux picadors restés dans l’arène. Cinq cadavres gisaient donc au milieu du cirque, ce qui n’est pas énorme, car j’ai vu, à Séville, un certain taureau blanc tuer treize chevaux en moins de dix minutes ; mais cela parut suffisant, et de tous côtés, retentit le cri de : Banderillas ! banderillas !

Sur un signal du président, qui appuya cette demande, les plus légers des chulos s’armèrent chacun de deux flèches enjolivées de rubans de papier, et non point semblables à des fuseaux énormes, comme le pourrait faire croire certain tableau de l’exposition, plein de fautes au point de vue tauromachique. Lassé de tuer des chevaux que d’autres chevaux remplaçaient aussitôt, et de renverser des cavaliers qui se relevaient toujours, le taureau se mit à poursuivre à outrance les banderilleros, qui le fuyaient avec une agilité charmante. J’ai vu de ces hommes, au moment où le taureau se précipitait sur eux, sauter par-dessus ses cornes, au risque de s’empaler en tombant sur la tête. Le Chiclanero fit mieux encore. Poursuivi avec une effrayante rapidité et près d’être atteint, il se retourna brusquement, regarda le taureau, qui s’arrêta comme fasciné par ce regard, et auquel il ôta gravement son bonnet au bruit d’une salve « applaudissemens.

Poser des banderillas n’est pas une chose facile. Il faut appeler à soi le taureau, l’attendre, et, lorsqu’il baisse la tête pour vous clouer, lui planter délicatement au-dessus du cou, en sautant de côté, ces jolis javelots, dont la pointe, faite en bec d’hameçon, pénètre à peine le cuir, mais dont le bois, en oscillant, excite au dernier point l’animal, qui bondit de plus belle. Quand il se trouva lardé de trois paires de banderillas, son état d’exaspération ne laissa plus rien à désirer, et de tous les côtés l’on cria : « Qu’on le tue ! qu’on le tue ! » Le président agita son mouchoir, et tout aussitôt une fanfare retentit. Alors le Chiclanero (c’est-à-dire né à Chiclana), ce jeune homme qui venait de sauver la vie à Gallardo, s’avança vers la loge du président. Le Chiclanero, qui est le neveu et le meilleur élève du grand Montès, est un joli garçon de vingt-cinq ans, de la plus svelte tournure. Il portait un élégant costume de satin vert, tout brodé d’argent, bas de soie roses, manchettes de Malines, escarpins irréprochables ; d’une main il tenait une longue épée nue et un petit voile écarlate (la muleta). J’ai voulu manier une épée de matador. C’est une lame du meilleur acier de Tolède, droite comme une latte de cuirassier, aussi longue, aussi lourde, plus étroite seulement, et coupant des deux côtés jusqu’en bas. La garde forme une croix, et la poignée, très courte, garnie de plomb et recouverte de drap rouge, s’arrondit comme un anneau, de façon à présenter un point d’appui à la paume de la main. Arrivé sous la loge du président, le matador demande la permission de tuer le taureau au nom de la liberté, de la reine, de la constitution ou de toute autre chose également respectable. La permission accordée, il jette en l’air son bonnet (sa montera), et se mêle aux banderilleros, qui continuent d’exaspérer l’animal. En apercevant le voile écarlate, couleur qui lui est particulièrement odieuse, le taureau se précipite ordinairement sur le matador ; alors les chulos s’écartent, et le duel commence. Pour le spectateur encore novice, c’est le moment de l’une des émotions les plus violentes qu’il soit possible de supporter. Ce jour-là, les habitués les plus endurcis tremblaient comme moi, et ce n’est pas sans raison, comme je vais vous le dire.

La tauromachie a été fondée sur la stupidité du taureau, et particulièrement sur la manière dont sont disposés chez lui les organes de la vue. Ayant les yeux placés de chaque côté de la tête, le taureau voit très bien un objet qui est à sa droite ou à sa gauche, ou même devant lui, à un assez grand éloignement pour que ses deux rayons visuels convergent et se réunissent sur cet objet ; mais il ne peut fixer et il entrevoit très confusément un homme posé juste en face de lui à une très courte distance. Quand l’espada s’avance droit vers le taureau et lui présente, à trois pas, son voile rouge, il lui donne le change aisément et le fait fondre sur les plis flottans de la muleta, tandis qu’il s’esquive en l’écartant de son corps. Cette muleta est donc un véritable trompe-l’œil. Le matador tient l’épée de la main droite et la muleta de la gauche. Il se place en face et à peu de distance du taureau, brusquement, sans se faire voir de loin, et il s’avance, présentant devant lui sa muleta. Le taureau se précipite tête baissée, en reniflant, sur le voile rouge, et, dans son élan, passe à droite de l’homme, presque sous son bras, et si près, que la corne effleure son habit, et même a quelquefois enlevé son mouchoir à demi sortant de sa poche, ce qui est un incident très goûté. Furieux d’avoir manqué son coup, il revient à la charge, et le matador s’esquive de la même manière. A la troisième passe, qui doit être la dernière, le taureau, plus froid, par conséquent plus dangereux, s’arrête tête baissée devant le torero et semble calculer son élan. Le matador alors se pose devant lui, la poitrine effacée, le jarret tendu, l’épée abaissée vers le taureau et la muleta au-dessous de l’épée. L’homme et la bête se mesurent avec une rage muette. En ce moment, votre cœur roule dans votre poitrine et votre respiration s’arrête. Tout à coup le taureau s’élance, l’homme part ; un choc a lieu, un éclair brille, et, quand le coup est bien porté, la longue lame disparaît jusqu’à la garde entre le garrot et la nuque du taureau, qui tombe à genoux ou qui se cabre en beuglant.

C’est ainsi que l’espada agit toujours avec un taureau franc (claro) et courageux ; mais tous les taureaux n’ont pas le même caractère ni la même vue, et c’est la science du matador de juger à l’instant son adversaire. Devant un animal fourbe qui joint la ruse à la vigueur, qui, au lieu de fondre avec furie, attend ou recule, devant un taureau qui, par exception, voit bien devant lui, et surtout devant une bête lâche qui fuit devant l’épée et dont la peur change l’allure, le rôle devient autrement difficile.

Le taureau que nous avions sous les yeux était le plus dangereux qui eût paru depuis long-temps sur la place de Madrid. Il sortait de la ganaderia (du haras) de don Pinto Lopez, éleveur fort en faveur en ce moment ; car les aficionados prennent parti, les uns pour les taureaux de don Pinto, les autres pour ceux de don Éliaz Gomez, à l’imitation de nos sportsmen, qui partagent leur confiance entre les écuries du prince de Beauveau et celles de M. de Rothschild. Dès que le Chiclanero eut présenté à son ennemi la muleta, le taureau laissa de côté le voile trompeur, et se rua sur l’homme. Le léger matador s’esquiva en faisant de côté un bond énorme ; mais un murmure de crainte s’éleva de tous les gradins. Le taureau s’était arrêté de nouveau, et le Chiclanero l’étudiait en homme qui comprenait le danger. Il lui présenta une seconde fois la muleta. Pour comble de malheur, en ce moment suprême, une brise légère vint à passer dans l’arène : le moindre souffle qui, dans cet instant, agite le voile du matador, et pousse vers lui ses plis écarlates, augmente affreusement le péril. Le taureau, immobile, acculé sur ses jarrets, attendait son adversaire en secouant ses cornes ensanglantées. Les animaux qui attendent sont les plus difficiles, car le matador, ne pouvant pas recevoir leur choc et les laisser s’enferrer sur son épée tendue, doit les attaquer et se jeter sur eux ; et comment assurer son coup, quand l’animal secoue la tête de façon à rencontrer et à ouvrir en passant, de l’une de ses cornes, le bras du matador ? Tous les yeux étaient fixes, et la multitude semblait pétrifiée. Le Chiclanero voulut en finir, il s’approcha l’épée à la main du monstre, qui continuait de secouer la tête sans bouger. « Prends garde ! prends garde ! » criait-on des gradins. « Il va tuer le Chiclanero ! » disait-on dans les loges, et tout d’un coup une partie de la foule se mit à entonner le chant des morts. Cette lugubre prière, murmurée par six mille voix, rendit horrible cet instant d’angoisse. Le matador, pâle comme une statue, visant de la pointe de son épée l’épaule du taureau, prêt à le frapper à vuela pies, c’est-à-dire en se jetant sur lui, fit un pas en avant, et, sautant tout à coup, voulut porter son estocade ; mais ce que l’on craignait arriva, son bras fut effleuré, l’épée glissa sur le cuir, et l’homme tomba désarmé entre les deux cornes du taureau, qui releva la tête avec furie. Le Chiclanero vola et tournoya en l’air comme une paume chassée par une raquette, et retomba sur le dos, la face en l’air, sans mouvement. Les douze mille spectateurs se levèrent tous ensemble : « Il est mort ! il est mort ! » cria-t-on de toutes parts. Les chulos accoururent et détournèrent le taureau. Le Chiclanero n’était pas mort ; il se releva aux applaudissemens de la multitude. Son premier soin fut de passer la main sous ses habits pour juger de sa blessure : la corne, par bonheur, avait glissé sur le satin luisant de son costume, et la peau seule était entamée. Il ramassa donc son épée sur-le-champ, en essaya la pointe sur l’index, et courut au taureau. La lutte ne fut pas longue. L’homme était livide de colère et plus furieux que la bête. Il se posa devant elle avec une audace sublime. En ce moment, il me sembla que l’honneur de la race humaine tout entière était intéressé au triomphe du Chiclanero, et mon cœur bondit d’enthousiasme en voyant cet homme si brave et si élégamment brave. Le taureau, comme s’il reconnaissait son ennemi, poussa un long rugissement et bondit avec furie. Le matador, immobile, la poitrine effacée, le corps porté sur son jarret de fer, reçut le choc sans être ébranlé, et le taureau tomba à genoux en vomissant des flots de sang par les naseaux. De sa longue épée, on n’apercevait plus au-dessus du cuir que la petite poignée sanglante. Une bonne estocade ne doit pas faire répandre une seule goutte de sang ; mais, dans la situation, le coup était superbe.

Rien ne peut donner l’idée du tonnerre d’applaudissemens qui éclata de tous côtés à la fois ; toutes les voix, un instant retenues, partirent en même temps. C’étaient des cris frénétiques, des trépignemens enragés ; tous les mouchoirs volaient en l’air ; une pluie de chapeaux, de cigares, de porte-cigares, tomba dans l’arène, dont le Chiclanero fit le tour en souriant et en saluant le public avec grace. Il rejeta aux spectateurs les chapeaux qu’on lui lançait en signe d’allégresse, ramassa les cigares, enjamba la barrière, et se mit à fumer dans le couloir avec ses amis, comme si rien d’extraordinaire ne lui était arrivé. Bientôt on allait encore avoir besoin de lui, car la seconde course fut plus terrible que la première. Le taureau, pendant ce temps, s’était relevé, et faisait au hasard quelques pas en trébuchant, cherchant un endroit où mourir. Selon un instinct singulier qui s’éveille chez presque tous les taureaux blessés à mort, il se traîna vers l’un des chevaux qui gisaient éventrés, fit le tour de ce cadavre, se coucha sur lui, et mourut à côté de sa victime. Aussitôt quatre mules bizarrement couvertes de grelots, de drapeaux jaunes et de houppes rouges, entrèrent au galop dans l’arène, et elles entraînèrent en quelques secondes le taureau et les cinq chevaux, dont les corps furent attachés successivement à leurs traits ; puis, un homme survint qui jeta du son sur les flaques de sang. Le cirque, approprié en un clin d’œil, fut fermé de nouveau, et un second taureau s’élança en bondissant. Ce spectacle n’a pas d’entr’acte.

C’est une chose remarquable que les taureaux de la même race et de la même écurie ont presque tous la même allure et le même caractère. Les huit animaux que don Pinto Lopez avait fournis à la course étaient également dangereux, et le péril était d’autant plus grand pour les hommes, que le Chiclanero devait tuer quatre taureaux seulement ; les quatre autres étaient destinés à l’épée des sobresalientes (doublures). Le métier de doublure est triste en tout pays ; mais quand, outre les sifflets du public, l’acteur inexpérimenté doit affronter les cornes d’un taureau de combat, l’effroi se communique au spectateur lui-même. Cet effroi, cependant, n’est point sans charme, et, à mon avis, l’inexpérience d’un matador novice double l’émotion, c’est-à-dire l’intérêt du spectacle. Presque toute crainte disparaît devant le sang-froid de Montés, ou même devant la confiance du Chiclanero, l’issue du combat n’est point douteuse, tandis que, en voyant l’épée trembler dans la main d’un sobresaliente, l’on se sent pris d’une poignante incertitude.

Le premier exploit du second taureau fut de renverser un picador si violemment, que le pauvre diable dut être emporté avec deux côtes brisées ; un autre picador prit sa place. Ce sobresaliente, moins brave et moins habile, ne voulait pas s’éloigner de la barrière, et refusait, malgré les huées de la foule et les oranges qu’on lui jetait à la tête, de faire vers le taureau les trois pas de rigueur. Un alguazil, selon la loi, vint lui commander d’avancer et le mit à l’amende ; le malheureux poussa timidement son cheval. A peine avait-il bougé que le taureau chargea. Au lieu de le piquer à l’épaule, le picador le frappa au ventre. Aussitôt l’on se leva de tous côtés avec fureur, et ce cri retentit partout : « A la carcel ! à la carcel ! (en prison ! en prison !) » Puis, les vociférations redoublèrent parce que, au lieu d’éventrer le cheval, le taureau vint prendre l’homme à la cuisse et le jeta hors de selle sans renverser la monture. « Bravo, toro ! cria-t-on, bravo ! et en prison le picador ! » Le pauvre diable avait la cuisse traversée, et l’hôpital seul put le sauver du cachot. Quand on enfreint les lois sévères de la tauromachie, le public espagnol est impitoyable. Il fait respecter les droits du taureau, et c’est lui qu’il plaint toujours quand on le frappe contre la règle.

Le taureau culbuta cinq ou six chevaux et reçut les banderillas. Tous les connaisseurs l’avaient jugé fourbe comme son prédécesseur, quand, au signal de la mort donné par une fanfare, un sobresaliente prit l’épée du matador. A la manière dont ce jeune homme maniait la muleta, je devinai, quoique novice, qu’il savait mal son métier, et j’eus peur, j’en conviens, quand je le vis passer à plusieurs reprises la main sur son front pour essuyer les gouttes de sueur froide qui coulaient le long de ses tempes. Le Chiclanero se tenait auprès de lui et l’encourageait. Ses conseils furent inutiles. Un instinct effrayant, mais naturel, entraînait du côté de la balustrade le matador inexpérimenté ; il croyait voir en elle une sauvegarde, tandis que son voisinage, au contraire, ajoutait au péril, puisqu’elle lui coupait, de ce côté, toute retraite. A la première passe, le taureau rasa de si près son maladroit agresseur, qu’il le fit chanceler ; à la seconde, il le culbuta, et, revenant sur lui, il plongea sa corne dans une cuisse du malheureux jeune homme et le cloua contre la barrière. Ce fut un horrible spectacle, et je vois encore cet homme livide appliqué par la corne du taureau contre ce mur de bois rouge, à six pouces de terre, et ses pieds immobiles qu’une contraction nerveuse venait, comme cela arrive toujours, de déchausser. Le Chiclanero, sans hésiter, se jeta sur le taureau, l’empoigna par la corne gauche, le força de lâcher prise, et détourna sur lui sa rage ; puis, il ramassa l’épée et la muleta, et deux secondes plus tard le banderillero était vengé. On emporta le sobresaliente. Pas une goutte de sang ne sortait de sa cuisse. La corne du taureau est si brûlante, qu’elle cautérise en perçant, assure-t-on, et c’est là ce qui rend si dangereuses ces sortes de blessures. En voyant emporter le banderillero évanoui, tout mon sang s’était figé dans mes veines, et je me demandais s’il n’était pas irréligieux et inhumain d’encourager par sa présence de pareilles tragédies. A ma grande surprise, mes voisins ne partageaient aucunement mon horreur. Autant le danger qu’avait couru le Chiclanero à la première course avait ému la foule, autant la blessure du sobresaliente la laissait indifférents. — De quoi s’était-il mêlé ? s’écriait-on ; ce n’était pas son affaire ; qu’il se fît tailleur ou bottier, ou qu’il apprît mieux son métier - Auprès de moi était une jeune femme aux longs yeux noirs, « pâle comme un beau soir d’automne, » qui lorgnait les spectateurs plus que le spectacle ; à la vue du blessé : Que tontito (quel petit imbécile) ! dit-elle en étouffant du bout de son éventail un joli bâillement.

Le Chiclanero abattit les quatre taureaux suivans avec une telle habileté, que la foule le proclama le second torero d’Espagne. Sa réputation a été toujours croissant depuis cette époque, et je sais plus d’un aficionado qui le compare et même le préfère intérieurement au grand Montés lui-même. Nul toutefois n’ose le dire, car on impose difficilement à la foule un nouveau talent ; elle sacrifie long-temps toute jeune gloire à une autre gloire admise ; si l’on peut chercher ailleurs des points de comparaison, c’est l’éternelle querelle de Mario et de Rubini, de Duprez et de Nourrit, et de tant d’autres. Toujours est-il que le Chiclanero, s’il n’a pas acquis toute l’expérience de Montès, a plus de jeunesse, plus d’élégance et plus de force. Il est bien rare qu’il manque une estocade ; son épée, poussée par un bras d’acier, traverse le taureau en sifflant, comme un fer rouge qu’on trempe dans l’eau bouillante, tandis que le poignet de Montès, plus d’une fois brisé et affaibli déjà, fait souvent défaut à son habileté. En outre, en vieillissant, Montès a contracté des habitudes qui désolent les vrais aficionados. Il habite les environs de Jerès, et les vins couleur de topaze que produisent les coteaux de son pays sont loin, assure-t-on, de lui être antipathiques. Il a perdu cette sobriété orientale qu’il conseillait autrefois, et sans laquelle il n’est point de bon matador. Un espada, pour être sûr de sa main et de son coup d’œil, ne doit boire que de l’eau, et il est obligé de faire chaque jour, comme les danseurs, un exercice régulier, pour entretenir l’élasticité de ses membres. Je dois dire que le Chiclanero, le neveu de Montès, est accusé de tenir trop peu compte d’une autre défense que l’on faisait jadis aux athlètes. On parle beaucoup de ses bonnes fortunes, que sa bravoure justifie, et l’on cite, à ce sujet, la plaisante histoire d’un poète, son rival, qu’il aurait jeté dernièrement par la fenêtre comme une orange, et sans plus s’inquiéter de lui. Au reste, les toreros ont été, de tout temps, fort à la mode en Espagne, et, dans le siècle dernier, les dames de la cour ne les abandonnaient pas, comme aujourd’hui, à la merci des actrices élégantes. Ils forment d’ailleurs une classe à part, et beaucoup plus relevée qu’on ne le pourrait croire. Très fiers de la considération qu’ils doivent à leur courage, ils sont traités familièrement par les jeunes gens des plus grandes familles, qui reçoivent d’eux des leçons de tauromachie. Il est assez d’usage, dans la Péninsule, d’apprendre cet art dangereux, comme on apprend ici l’escrime, et les leçons se paient non point en argent, mais en cigares et en dîners. Le beau duc d’Osuna, dont la mort prématurée a causé partout une si douloureuse surprise, était bon matador. Les jeunes gens de la plus haute aristocratie paraissent souvent dans des corridas particulières, présidées ordinairement par un prince du sang ; personne ne trouve à redire : à Madrid, un caballero qui essaie l’épée d’un torero ne paraît pas plus étrange qu’un gentleman parisien maniant la cravache d’un jockey, et, sport pour sport, je conçois, après tout, que l’on aime autant voir un jeune homme leste et vigoureux attaquer résolument un taureau qu’un gentleman rider s’évertuant à faire sauter à un cheval maigre le fossé de Berny.

Les toreros de profession, pour revenir à eux, gagnent et dépensent beaucoup d’argent. Montès, qui, par exception, fait des économies, a, dit-on, plus de trente mille livres de rente. On les voit se promener au Prado sur de jolis chevaux. A l’Opéra, où ils ont leur stalle à l’année, on les reconnaît à leur costume andalou et surtout à une petite tresse de cheveux qui pend sur le collet de leur veste, et qu’ils doivent laisser croître à l’arrière de leur tête, pour attacher, les jours de combat, la bourse de rubans de rigueur. Ils causent sans gêne avec la jeunesse dorée des avant-scènes. Enfin, pour donner une idée de la considération dont ils jouissent, il suffira d’ajouter que Montès, avant été blessé, il y a quelques années, au cirque d’Aranjuez, le roi envoyait chaque jour un de ses chambellans savoir de ses nouvelles. Il ne faut donc pas trop s’étonner, comme on le fait, si ce même Montés vient d’envoyer ces jours-ci, à M. le duc de Nemours, en échange d’une épingle de diamans, un superbe costume de matador.

Ce combat, que je viens de vous raconter, est un des plus beaux que j’aie vus ; de plus, c’était le premier. Il m’émut extrêmement, et cependant, vous l’avouerai je ? je sortis du cirque dans un état d’exaltation difficile à décrire. J’eusse désiré que la lutte recommençât le lendemain, et je me disais qu’en définitive un spectacle pareil était plus sain pour l’esprit et le corps que ces farces de bateleurs auxquelles on nous convie le plus souvent, sous prétexte de littérature, sur les théâtres du boulevard. Dans ce moment, je voyais en beau l’espèce humaine, tandis que plus d’une fois à Paris je l’avais prise en pitié, en la voyant condamnée à répéter pendant trois mois quelque calembour grossier ou quelque ignoble grimace pour provoquer un rire dont les rieurs s’indignaient eux-mêmes. Je ne suis pourtant pas plus sanguinaire qu’un autre : je hais les chiens qui se battent, et un poulet qu’on étrangle me fait horreur ; mais les combats de taureaux n’ont, je vous assure, rien qui répugne. Ils exaltent l’imagination au contraire, et la grandeur du péril efface le dégoût. Les voyageurs de tout âge, de tout caractère, les aiment bientôt à la rage, et cette passion a été partagée récemment dans toute sa violence par une de nos plus grandes célébrités politiques et littéraires. Les jeunes femmes même, quand elles ont vaincu la répugnance première, se prennent à les adorer, et je n’ai vu personne en médire, si ce n’est un jeune Parisien qui s’était trouvé mal au premier coup de corne. Seuls, les chevaux blessés ou mourans peuvent attendrir un cœur sensible, et peut-être inspireraient-ils quelque pitié, si l’on ne songeait pas exclusivement au danger continuel que court leur cavalier. Le meurtre de ces chevaux innocens a fait accuser de cruauté les aficionados. En vérité, c’est bien à tort ; songez à ce qui se passe chez nous. Est-il plus cruel d’envoyer des chevaux au cirque que de les faire conduire à Montfaucon ? La corne du taureau est-elle plus douloureuse que le couteau de l’équarisseur ? Et n’aimez-vous pas mieux qu’un cheval de noble race, condamné à mort, meure dans un combat au bruit des applaudissemens, que de le savoir succombant honteusement dans une voirie où les rats attendent son cadavre ? J’en dirais autant des taureaux que j’aime mieux voir à l’arène qu’à l’abattoir. Le goût des corridas a d’ailleurs un résultat agricole excellent. Il stimule le zèle des éleveurs de bestiaux, et les places offrent à leurs haras un lucratif débouché. On ne tue pas moins de six taureaux par course, et un taureau de cinq ans vaut de 800 fr. à 1,000 fr. Je sais tel grand d’Espagne à qui son haras de taureaux de combat rapporte annuellement plus de 400,000 réaux (100,000 francs). En Angleterre et en France, on choisit, comme vous savez, pour étalons les chevaux qui ont le plus vaillamment subi l’épreuve des courses. On pense, avec raison, qu’ils lèguent leur vigueur à leurs produits. On agit de même en Espagne à l’égard des taureaux. Lorsqu’un animal d’une force extraordinaire et d’un courage indomptable fait des prodiges dans le cirque, le peuple entier demande sa grace, le président l’accorde quelquefois, et le taureau retourne aux champs, où, vivant dans l’abondance, il n’a désormais d’autre soin que d’améliorer, autant qu’il est en lui, la race bovine de la Péninsule, qui est, sans contredit, la plus belle de l’Europe. L’an dernier, m’a-t-on dit, un taureau gracié sortit ainsi triomphalement du cirque de Séville, et j’ajouterai tout bas que j’ai entendu le peuple réclamer à Madrid la même faveur pour un autre taureau dont le seul mérite était d’avoir blessé à mort, dans le chemin de ronde, un pauvre sergent de ville. Viva et toro ! Viva et toro ! criait-on de toutes parts. Le président fit un geste de colère. Alors toute l’assistance se prit à chanter en chœur cette demande et cette réponse que l’on se renvoyait d’un côté à l’autre des gradins : — Quien es el presidente (qui est le président) ? — Un’ perro (un chien), ou à volonté un’ burro (un âne).

Le peuple espagnol, qui veut que le taureau brave soit honoré, exige, en revanche, que le taureau lâche soit puni et traité avec mépris. Un animal qui n’ose pas se jeter sur un picador, qui n’entre pas à la pique, comme il faut dire, n’est pas jugé digne de l’épée d’un matador. On lâche à sa poursuite des chiens qui le prennent aux oreilles, qui le coiffent, et un torero subalterne le frappe par derrière. Quelquefois même on lui coupe les jarrets avec un croissant emmanché d’un long bâton, et qu’on nomme la media-luna. Alors le spectacle est révoltant et devient une véritable boucherie. Dès que le péril cesse, le dégoût commence. Quand le taureau est froid, sans être lâche, et qu’il a besoin d’être excité, on arme les banderillas de pétards (banderillas de fuego), qui éclatent contre sa chair et lui font faire des bonds désespérés.

Ce spectacle, à part ces incidens qui se reproduisent sans grande variation, est toujours le même, et cependant il n’est jamais monotone. On ne s’en lasse pas, et, tout au contraire, à chaque course l’enthousiasme augmente. Ce drame est toujours d’un intérêt extrême, parce qu’il est réel toujours. C’est la vie d’un homme qui se joue devant vous. Un jour que Montés avait affaire à un taureau redoutable, un acteur comique, célèbre à Grenade, lui cria : « Tu pâlis, Montès ! — C’est vrai, répondit le torero ; c’est qu’il ne s’agit point d’un des mensonges que tu représentes, senor Mayquez ; ici, c’est la réalité ! » Ce mot explique l’intérêt de ces combats. La pâleur du torero est contagieuse, parce qu’elle n’est point, comme au théâtre, composée avec du fard, et son émotion vous gagne, parce qu’elle n’est pas feinte. Quand le soir d’un combat on assiste, comme il nous arrivait souvent à Madrid, à un drame ou à un opéra, on reste singulièrement froid devant les plus effrayantes péripéties, et la voix de Ronconi lui-même nous paraissait avoir perdu ses vibrations si puissantes. Il est vrai qu’après deux heures d’une émotion aussi intense, aussi continue, on ressent une extrême fatigue. Il semble que l’on porte autour des tempes un bandeau de fer, et l’on est mal disposé à suivre les imbroglios de M. F. Soulié.

En disant que les incidens des corridas sont toujours les mêmes, j’ai été trop loin, et je vais vous conter un fait qui m’a été certifié par des témoins oculaires. Il y a quelques années, les habitans de Séville lurent un jour avec surprise, sur l’affiche de la course, cette suscription inusitée : « Quand le troisième taureau aura combattu les picadores et reçu trois paires de banderillas, un jeune pâtre, par lequel il a été élevé, paraîtra dans la place. Il s’approchera du taureau, le caressera, et détachera les banderillas l’une après l’autre, après quoi il se couchera entre ses cornes. » L’annonce d’un aussi singulier intermède attira au cirque une affluence immense. Le troisième taureau parut ; c’était un animal parfaitement encorné et très brave ; il éventra quatre chevaux en quatre bonds, reçut les banderillas et se mit à mugir. Alors, contre l’usage, tous les lidiadores disparurent, et le taureau, resté seul dans l’arène, continua de trotter en faisant sauter sur son cou les javelots ensanglantés. Tout à coup un sifflement prolongé se fit entendre. Le taureau s’arrêta et écouta. Un second sifflement le fit venir vers la barrière. En ce moment, un jeune homme, vêtu en majo, sauta dans l’arène, et appela le taureau par son nom : Mosquito ! Mosquito ! L’animal, reconnaissant son maître, vint à lui caressant et apaisé. Le pâtre lui donna sa main à lécher, et de l’autre se mit à le gratter derrière les oreilles d’une façon qui paraissait fort réjouir le pauvre animal ; puis, il détacha doucement les banderillas qui déchiraient le garrot de Mosquito, le fit mettre à genoux, et se coucha sur son dos, la tête entre ses cornes. Le taureau reconnaissant semblait écouter avec bonheur un air campagnard que chantait le berger. L’admiration de la foule, jusqu’alors contenue par la surprise, éclata avec une violence tout andalouse. Ce furent des cris de joie dont on ne peut se faire une idée, si l’on n’a pas vu une plaza de toros. En entendant ces applaudissemens frénétiques qui avaient accompagné toutes ses douleurs, le taureau, jusqu’à ce moment charmé, parut se réveiller et renaître à la vie réelle. Il se releva tout à coup, et poussa un mugissement. Le pâtre s’éloigna bien vite, mais il était trop tard. L’animal, comme furieux d’avoir été trahi, lança le jeune homme vers le ciel d’un coup de tête, le reçut sur ses cornes, le perça, le piétina, et le mit en pièces malgré les efforts des chulos. La corrida fut suspendue, et, chose phénoménale en Espagne, le public consterné évacua silencieusement la place.

Je ne dois pas omettre de vous dire, en terminant, que les courses de taureaux, celles de Madrid du moins, rachètent ce qu’au dire des gens très scrupuleux elles peuvent avoir de cruel par un résultat pieux et tout-à-fait humain. Les hôpitaux de Madrid sont en possession de ces combats, et ils cèdent ce privilège à un entrepreneur moyennant une redevance annuelle de 60,000 francs. On donne par année vingt-huit courses[4], qui rapportent chacune 16,000 francs de recette environ. Les frais sont considérables : il faut payer six ou huit taureaux, quinze ou vingt chevaux, sans compter l’entretien et l’administration du cirque, les palefreniers, les bouviers, les charpentiers, les selliers, etc., même le chirurgien, toujours prêt à recevoir les blessés à l’ambulance, tandis que le prêtre attend les moribonds dans la chapelle. En outre, les acteurs, comme vous pensez, ne font pas gratuitement ce terrible métier. On donne 1,500 francs par course à Montès, près de 1,000 francs au Chiclanero, une once (80 fr.) à chaque picador, une demi-once à tout banderillero, un napoléon aux chulos.

Quoi qu’il en soit, une excellente spéculation, en ces temps d’industrie, serait, à mon avis, d’importer à Paris ces drames vivans et superbes. Ils auraient un succès immense, et le Champ-de-Mars ne serait pas assez grand pour contenir la foule ; mais beaucoup de choses s’opposent à cette innovation : la police d’abord, qui s’imagine qu’un pareil spectacle pourrait rendre barbares nos mœurs, que le théâtre a mission d’adoucir et de châtier, selon la devise discutable, je crois, et assurément intempestive : Castigat ridendo mores. Puis, il serait presque impossible de se procurer des taureaux de combat. Les plus féroces des animaux de cette espèce nés en France sont des agneaux auprès des taureaux espagnols, que l’on ne pourrait conduire au loin ; car, terribles tant qu’ils vivent à l’état sauvage, errant dans les steppes et foulant une herbe succulente, ils perdent leur férocité dès qu’on les rapproche des hommes, et s’affaiblissent en changeant de fourrage. Aussi les corridas n’existent-elles qu’en Espagne. Celles du Mexique sont pitoyables, et celles de Lisbonne sont hideuses. C’est dans la Péninsule qu’il faut les voir, et je dis avec confiance à tous les flâneurs que le boulevard ennuie : Allez à Madrid, et vous ne regretterez pas le voyage. En partant jeudi prochain, vous arriverez lundi avant l’heure de la course.

Alexis de Valon.

  1. Tauromaquia completa, ô sea et arte de torear en plaza, escrita por et celebre lidiador F. Montès. — Madrid, 1836.
  2. Dans l’émouvant récit de Carmen. Voyez la Revue du 1er octobre 1845.
  3. Ce n’est guère le moment d’apprécier le livre de M. Th. Gautier ; je profiterai de l’occasion cependant pour dire qu’il n’existe pas en notre langue de voyage en Espagne plus véridique et plus amusant que Tra-los-Montes. C’est, pour l’exactitude, un vrai daguerréotype ; bien mieux, c’est un croquis charmant dans le genre de Decamps, un tableau plein de vie, de couleur et de fantaisie. Les Espagnols ont leurs raisons pour dire le contraire ; il ne faut point écouter leurs critiques.
  4. Les courses n’ont lieu qu’au printemps et en automne. L’hiver les taureaux sont trop débonnaires, et l’été le cirque est tellement brûlant, que les spectateurs ne pourraient pas y rester.