La crise sociale (Deherme)/Introduction

Bloud et Cie (p. 1-17).

INTRODUCTION


On n’est libre que par la discipline, on n’aime la liberté que dans la règle. Le positivisme et le catholicisme sont une discipline et une règle pour la pensée et la conduite. Dans ces deux grandes doctrines, et par elles seulement, on peut s’entendre, on peut s’associer, puisqu’on peut savoir dans quelle mesure et pour quelle fin.

Il fut un temps où nous nous scandalisions des procédés tyranniques de ceux qui se disent libres-penseurs. Nous avons reconnu depuis que ceux qui ne subordonnent point leurs raisons, leurs caprices et leurs mouvements à un statut social ou religieux ne sauraient penser, vouloir et agir vraiment. Et ainsi ils deviennent d’instinct, involontairement ou méchamment, les pires adversaires de toute discussion, de toute volonté, de toute action, et donc de la liberté comme il convient de l’entendre.

Au moment où nous écrivons ces lignes, nous avons devant nous l’admirable spectacle de la rade de Toulon, avec ses cuirassés, ses torpilleurs, ses bateaux de pêche et de plaisance, qui évoluent librement avec une apparente facilité. C’est qu’une discipline y préside, et d’autant plus ferme qu’il y a plus de force en jeu. C’est aussi qu’une règle rigoureuse est appliquée à tous. Et c’est ce qui fait la liberté. Que des fous revendiquent la libre manœuvre, — cela viendra, — et il n’y aura plus de liberté pour l’ensemble. Chaque navire gênera les autres. Tout se heurtera. L’anarchie suscitera la tyrannie générale réciproque. Il n’y aura plus qu’à rester en place et à se garer. Et c’est ce que des lois dites protectrices ne tarderont pas à imposer.

La société française en est à peu près là.

L’anarchie est profonde, en effet. Elle est dans les cœurs, elle est dans les esprits, elle est dans les institutions. Si les choses vont tout de même, comme nous voyons qu’elles vont, c’est que les instincts, la logique, le mécanisme qui se sont formés, au cours des siècles de foi et d’ordre, par un lent travail d’organisation, ont encore assez de force pour proroger la vie du monstre.

Si toutes les absurdités et les aberrations s’expriment dans le total, ce serait d’une médiocre psychologie de ne pas reconnaître, même chez les individus les plus dissociés, des sentiments organiques qui résistent encore à la dissociation complète.

Quoi de plus curieux, par exemple, que de voir un ministre, poussé au pouvoir au moyen de la plus abjecte démagogie, se faire le défenseur de la hiérarchie et de l’ordre ?

Imposture, pensera-t-on. — Moins qu’on ne le pourrait croire.

Ainsi, dernièrement, nous écoutions le babillage philosophique d’une femme fort intelligente, qui a su mettre assez de logique dans son activité économique pour se créer une situation artistique enviable, mais non pas assez de direction dans ses affections pour se constituer un foyer heureux.

Les idées qu’elle exposait, comme sa vie gâchée, sont bien représentatives de ce temps.

Elle parla d’abord de la femme. Et, naturellement, elle répéta toutes les billevesées courantes.

« On doit faciliter à la femme de s’émanciper par le travail, parce qu’il en est qui ne sont pas mariées et qui n’ont pas de goût pour la prostitution ». — Or, nous savons, précisément, que le travail des femmes les écarte du mariage et les pousse à la prostitution.

« Il était inique que les femmes mariées n’eussent pas la disposition de leurs salaires ». — Attendons les effets de la nouvelle loi pour constater jusqu’à quel point cette mesure de justice contribuera à la désorganisation familiale.

« Quant au divorce, il doit être aussi large et aussi facile que possible, puisqu’il y en a qui souffrent du faible lien qui subsiste encore ». — Les faits eux-mêmes n’y peuvent donc rien, ou on les interprète suivant ses humeurs. N’ayant plus la vigueur morale de revenir à la vérité morale et religieuse du mariage indissoluble en principe, on est conduit à penser que c’est dans ce qui reste de règle qu’est le mal produit en réalité par le relâchement.

Inutile d’insister. On entend tous les jours ressasser ces sophismes, et les journaux ne se lassent pas de nous les servir en chroniques. Cela plaît. Cela semble juste. Cela est rationnel. On part d’un cas, d’un individu, d’une catégorie, sans plus se préoccuper des répercussions. On retourne ainsi, par l’abus de la pensée égotiste et anarchique, au chaos primitif, d’où la dure nécessité avait fait sortir nos sauvages ancêtres de l’âge de pierre.

Mais la conversation continua… On en vint à évoquer la multiplicité croissante des crimes… Ici, notre féministe modifia tout son point de vue.

« On n’est jamais assez sévère pour les brutes qui tuent. S’ils sont des fous, tant pis. Il faut les supprimer comme des chiens enragés. La peine de mort est un exemple qui peut effrayer les autres ».

Voilà l’instinct social dans toute sa vigueur, — jusqu’à la férocité ! Comment cette dame pouvait-elle accorder cela avec l’imbécile individualisme précédent ? Voilà le mystère des cerveaux intoxiqués ! Ces deux modes coexistaient bien dans son esprit, et, certes, ce n’était pas sans retentir plus ou moins dans ses actions.

On l’eût bien scandalisée, sans doute, si on lui avait dit que la violence impulsive d’un gorille attardé est moins nocive que la proclamation de certains « droits », et aussi que le sacrifice de l’individu est moindre de le maintenir dans une condition où il s’est placé lui-même que de lui trancher la tête.

Et tous les Français sont ainsi. Ils ne sont pas anarchistes intégralement, dans tous les cas et toujours : ils le sont chacun par quelque côté, dans certaines conjonctures, à leur moment. Le malheur est qu’au lieu que ce soient les lois qui contiennent ces accès d’hystérie, ce sont ces accès qui influencent le plus les Parlements dans le travail législatif.

Chacun de nous est contaminé plus ou moins. Nous participons tous au désordre de quelque manière, soit intellectuellement, soit sentimentalement, soit pratiquement. Et il ne nous est pas toujours loisible de nous y refuser. Nous sommes entraînés par le courant. Il faut une grande force interne, la foi ou le caractère, rien que pour ne pas aller tout à fait à la dérive dans le tohu-bohu de l’épouvantable débâcle morale et mentale dont mourra peut-être la civilisation occidentale.

Cette force, il la faut plus grande encore pour entreprendre d’agir socialement.

Un régime électoral que l’imbécillité métaphysique seule a pu concevoir, l’ignorance préparer, l’inconscience réaliser, et que la trahison seule peut maintenir, un régime, qui vit de corruptions et de lâchetés, a mis toutes les puissances à la disposition de l’anarchie dispersive. Et d’abord celle — redoutable entre toutes pour les rhéteurs que sont devenus les Français — des mots.

Ainsi, ceux qui vont à toutes les régressions bestiales sont les « avancés », ceux qui détruisent tout ce que l’humanité a péniblement édifié sont des « réformistes », et les pires ennemis de toute socialité sont des « socialistes ». Il n’y a que les « anarchistes » pour proclamer ce qu’ils sont et, peut-être, parce qu’ils le sont moins que les autres.

Comment faire entendre à une masse abêtie par ses instituteurs, ceux de l’école, ceux de la presse, ceux de la réunion et ceux des Parlements, que s’agiter n’est pas toujours avancer ; changer, acquérir ; par contre, que préserver le patrimoine commun n’est pas rétrograder et que préférer un passé glorieux à un présent honteux n’est pas nécessairement enrayer la possibilité d’un avenir meilleur ? Comment lui faire entendre que « le vrai progrès n’est que le développement de l’ordre » ?

Dans la sphère morale, la tâche est encore plus lourde. Comment obtenir de l’individu, affolé par le mirage de ses « droits », qu’il se subordonne à l’ensemble, qu’il reconnaisse d’abord ses devoirs, qu’il rentre, en un mot, dans l’orbite de la centripète sociale ?

Si lourde qu’elle apparaisse, il faut pourtant assumer cette tâche pressante. Pour la jeunesse qui lève, si elle a la foi, ce lui sera aisé. Si elle ne l’a pas, son héroïsme sans espoir ne se pourra soutenir que par le caractère. Elle se grisera de l’amertume de Leopardi : « Agir sans espérer ».

L’œuvre de reconstitution est peut-être, désormais, impossible. Sans miracle, elle l’est certainement. Mais la jeunesse française aime les vastes propos. La terre de France fut toujours propice aux miracles.

L’enthousiasme est une fleur rare et magnifique qui ne vient que dans le champ de l’impossible.

Prenons confiance. Avec la jeunesse enthousiaste et généreuse, formons un cordon sanitaire infranchissable à tous les éléments de dissolution et de rétrogradation présociales, reconstituons la société française, saine, forte, prospère, humaine.

L’anarchie va provoquer la réaction. Mais ce remède héroïque ne laisse pas d’être dangereux.

Les partis gâtent tout. Cependant que les uns poursuivent le progrès dans l’anarchie, les autres ne tiennent tant à l’ordre que pour rétablir des privilèges désuets.

On sait comment il fut procédé toujours : chaque date est marquée de sang. Et ce qui suit, c’est la convulsion ou la torpeur. L’histoire se recommencera. Instruisons-nous donc à ses leçons d’hier, pour que notre action de demain ne soit pas vaine.

Présentement, dans l’incohérence des institutions législatives qui dissolvent le sentiment social et de l’esprit sophistique — manié par les pires instincts — qui désagrège les institutions organiques, dans l’écroulement sinistre des étais, dans l’ignoble déliquescence parlementaire, nous ne pouvons rien, — que nous préparer.

Il le faut savoir. Ce recueillement forcé ne sera pas inutile.

La crise de la société française ne se dénouera pas partiellement. Les partis n’y peuvent donc rien. Il faut une reconstitution de bloc. Entendons un traitement général à fond et méthodique. Ce n’est pas l’affaire des rebouteurs de gauche, de centre ou de droite.

Ceci est acquis d’abord, d’expérience : nous ne serons pas avec les partis.

Si, dans l’anarchie présente, nous ne pouvons contenir nos jacobins, tâchons d’empêcher demain les partis rétrogrades, — qui n’auront encore rien appris, — de juguler toute liberté sous prétexte de police provisoire.

Dans la réaction prochaine, ce sera servir l’ordre que de veiller à ce qu’on ne le détourne pas de ses fins : le développement continu de la société française. C’est assez que nos maîtres francs-maçons aient exploité les meilleurs enthousiasmes des idées les plus généreuses pour le profit de leur secte, contre la France : nous ne laisserons nos directeurs futurs exercer les pouvoirs afférents à leurs fonctions que pour remplir celles-ci dignement, au service de tous, c’est-à-dire pour la France.

On ne balayera la vermine parlementaire qu’avec l’aide du populaire.

Or le peuple se méfie, non sans raison, de toute réaction. Il se souvient. Aussi quelques préjugés l’égarent, que nous ne dissiperons pas sans une sincérité passionnée et un complet désintéressement de caste.

Proclamons-le donc : la réaction prochaine sera populaire, c’est-à-dire pour la justice et la liberté, — ou elle ne sera encore qu’un mouvement d’un jour, l’ultime sursaut d’agonie d’une civilisation exténuée.

La justice ? La liberté ? Des mots, des entités !… Oui, certes, dans leur sens abstrait ; mais qui représentent des aspirations légitimes, des forces sociales dans leur sens positif.

Disons mieux, pour les ergoteurs : plus de justice, plus de liberté, toute la justice, toutes les libertés possibles, — soit des rapports plus justes entre les citoyens, une plus grande puissance d’agir pour chacun.

Qu’on ne se refuse à aucune possibilité de justice et de liberté. Qu’on ne gâche ni ne retienne aucune force. Ce n’est pas contre la société que l’individu, rallié et relié, est puissant. Aucune réforme n’est à repousser qui est vraiment organique.

Sans doute, nous renions décidément la République si elle ne peut être autre que ce qu’on l’a faite, plus vigoureusement encore, nous rejetons le socialisme, s’il est exprimé exactement par les doctrines insanes qui s’en réclament et les pauvres caractères qui en font profession ; mais l’avenir humain n’a pas que ces issues, et nous ne voulons renoncer à rien de ce qui peut être grand, lumineux et bon pour les hommes, nous ne voulons pas limiter, une fois pour toutes, la gloire humaine de s’élever et la joie vivante de s’épanouir.

Ici, nos malentendus s’accusent.

Ne parlons pas des rétrogrades qui n’entendent faire aucune concession au siècle.

Il en est d’autres qui voient à quels abîmes nous glissons : ce sont des hommes sages, des libéraux honnêtes, qui s’efforcent même à comprendre l’équité nécessaire. Mais parce que les démagogues se servent du peuple, abruti par des idéologies qu’on ne lui a pas appris à critiquer, ces hommes très sages vont contre le peuple. C’est abandonner la nation, sur son épave fragile, aux requins de l’arrivisme rouge, à tout prix, qui vont se gorger de cette pâture de chair.

Voilà l’erreur léthifère ! Qui donc, au nom de l’ordre précisément, enlèvera aux éléments de dissolution, aux parasites de la démocratie, le mensonge de leur étiquette de progrès et le monopole de la popularité ?

Vous, les libéraux, aux paroles onctueuses, aux gestes mesurés, qu’avez-vous fait pour éveiller et discipliner cette grande force sociale qui est dans le peuple ? Quand vous vous indignez, ce n’est pas contre la concussion, la corruption ni la tyrannie, mais contre une réforme sociale.

On sait bien que la plupart de ces prétendues améliorations n’en sont pas et se retournent contre ceux pour qui on prétend les avoir faites ; mais vous ne le dites point. D’ailleurs, il en est qui promettent plus, qui constitueraient des expériences intéressantes, qui manifesteraient, à tout le moins, une bonne volonté de justice, et auxquelles vous resterez aussi opposés, systématiquement. On ne vous voit pas, en tout cas, proposer quelque autre réforme plus efficace. Vous ne sortez de votre indifférence dédaigneuse que lorsqu’il est question, sérieusement, de toucher aux coffres-forts.

Aussi, pour le peuple, le politicien flagorneur est l’ami, le défenseur, et vous, qui valez mieux, vous êtes les bourgeois aheurtés dans l’iniquité, les irréductibles adversaires. Avouez que vous ne faites rien là contre, et que vous êtes stupidement décidés à ne rien faire.

Que des travailleurs, dégoûtés de la démagogie s’avisent de créer une œuvre sociale, organique : coopérative, syndicat ou université populaire, — et cette œuvre, si elle est vraiment indépendante, ce qu’elle doit être, est assurée à l’avance de voir s’élever contre elle l’hostilité, sournoise ou franche, du politicien et du bourgeois, même de celui-ci plus encore que de celui-là.

Butés dans leur égoïsme de classe, les prétendus progressistes ne voient pas que l’anarchie, après avoir dissous les grandes forces du sentiment, de l’intelligence et du travail, s’en prendra à celle de l’argent…

Dans cette cacophonie de verbiages insensés et de cris peureux, qui donc va prononcer des mots de bon sens certifiés par des gestes de bonté ?

En face de tous les vieux partis, ne se disputant que la palme d’être le plus aveugle, le plus sot, le plus fou, le plus scélérat, qui donc va se dresser, sachant, voulant et pouvant ?

Quand la prochaine réaction nous libérera de la bande néfaste qui nous brime et nous pille, serons-nous prêts à reconstituer la société française, comme elle se peut reconstituer désormais, avec « l’amour pour principe, l’ordre pour base et le progrès pour but » ?

L’ordre est la base de tout progrès, et il n’y a d’ordre durable qu’avec l’amour pour principe.

Si la réaction prochaine l’oublie, elle ne fera qu’aggraver l’anarchie. Et c’est ce qu’il faut craindre, si l’ordre n’est encore que le prétexte qu’un parti opposera aux autres partis pour, à son tour, s’emparer de l’État et l’exploiter à son profit. Entendons pour satisfaire ses cupidités, comme ses ambitions et ses haines.

Et ce ne sont pas des mots qui peuvent dissiper de telles méfiances. Il y faut des actes, — des actes qui compromettent à fond ceux qui les osent, des actes dont tous nous pouvons reconnaître sûrement qu’ils veulent la liberté et la justice, — et non point en abstraction. Entendez donc des actes réels, qui rayonnent de l’éternel et vivifiant amour social.

Par là, il ne s’agit point de mièvres philanthropies. L’hypocrisie philanthropique nous dégoûte, — même, surtout, quand elle affecte d’être intellectuelle et morale.

Elle avilit toujours ceux qu’elle prétend élever, et ce n’est pas pour forger le caractère de ceux qui en font profession. Non ! il ne s’agit pas de jouer avec la misère et l’ignorance, de prendre là pour donner ici, — parfois en reprenant plus en dessous ; mais, gravement, de faire de l’ordre pour du progrès avec de l’amour.

Mais comment ?

Tous les partis disent : laissez-nous participer à l’anarchie pour que nous traversions ce chaos. Quand nous serons l’État, nous assumerons d’établir l’ordre, — et celui que vous espérez, et aussi celui que réclament ceux dont les appétits s’opposent à la justice et à la liberté.

Répondons : Il faut combattre l’anarchie dès maintenant ; il faut rompre résolument avec ceux qui la soutiennent, sous quelque aspect que ce soit, il faut manifester la volonté sincère de l’ordre, il faut, d’ores et déjà, faire l’apprentissage de l’activité organique qui élimine l’anarchie et qui fonde l’ordre positif.

On dira :

Il y a des obstacles. — C’est la gloire d’une action de les surmonter.

Il y a des impossibilités. — C’est l’impossible qui suscite les héroïsmes, et ce sont les héroïsmes qui répandent dans les foules l’ivresse sacrée, — l’enthousiasme, sans quoi rien de profondément social ne se fait.

Il y a un régime de dissolution, de corruption, de tyrannie, qui écrase toute volonté sociale organisée, et qu’il faut renverser d’abord. — Pour le renverser, il faut de la force, et l’entraîner, et l’exalter. La force ? C’est par l’action positive qu’elle se crée, se concentre et se développe.

L’ordre social, nous ne pouvons le concevoir réalisé que sous la forme de nombreuses associations organisées, fédérées, confédérées, et non plus opprimées, mais favorisées par un chef d’État indépendant et responsable.

Eh bien ! les noyaux vivants de ces associations existent. C’est peu de chose, ce n’est rien : ce sont toutes les possibilités de la société française. Quand les Furies de la destruction s’acharnaient à pulvériser les sinistres décombres laissés par la Révolution, simplement, obscurément, avec un génial bon sens, des prolétaires s’appliquaient à dégager les anciens fondements. Et, là-dessus, ils ont commencé de reconstruire. Ainsi, des mondes ont été créés par le travail silencieux des infiniment petits.

C’est là, dans ces pauvres associations, comprimées, persécutées, que les prolétaires, actuellement, développent leur énergie sociale, s’instruisent des nécessités de la discipline, apprennent à se subordonner ou à diriger, s’exercent à faire converger leurs efforts, — bref, inaugurent une puissante socialité.

Les partis, dans l’opposition, leur ont toujours promis l’ordre, et toujours, au pouvoir, ils les ont déçus. Mais les belles phrases ne les piperont plus.

Désormais, c’est par des actes qu’il faut parler au peuple.

Quand on veut franchement l’ordre durable, avec ses conditions de liberté et de justice, on ne diffère point de le réaliser dans la mesure où on le peut, car cette mesure n’est pas une limite fixe, mais un point d’appui pour avancer encore. L’énergie qu’on y emploie n’est pas perdue, même si l’on échoue ; car elle s’exalte de se dépenser. Ce sont les vaines agitations de la politique de parti qui énervent et dispersent ; c’est la paresse qui atrophie.

Ces œuvres positives, où toutes les bonnes volontés sociales se peuvent employer, ce sont, déjà, les mutualités, les associations de production, les coopératives de consommation, les syndicats. Nous ajouterions : les universités populaires, si l’indifférence, la pusillanimité, la morgue de classe des « honnêtes gens » ne les avaient abandonnées, malgré tous nos appels, aux aventuriers et aux bas politiciens. Si l’on nous avait quelque peu aidé, il y aurait aujourd’hui une organisation de plus, c’est-à-dire un champ d’activité sociale de plus, un élément de moins pour l’anarchie.

Les sceptiques et les malins sourient volontiers de cette formule naïve : aller au peuple. Elle n’en exprime pas moins la seule attitude qui convienne désormais à ceux qui acceptent le rude devoir d’agir socialement. Et ce sont tous ceux qui voient nettement, parce qu’ils ont des yeux, où nous mènent le scepticisme des dilettantes, les profondes malices des politiciens de tout acabit, les colères ignorantes des gueux qui menacent et les peurs aveugles des dirigeants qui vont tenter de réprimer férocement l’émeute…

Vraiment, nous sommes à une heure où la politique la plus savante est l’enthousiasme.

Ne nous refusons donc pas à être ridicules : allons au peuple.

Mais comment ?

Il y a quelques années, hier, des intellectuels très diplômés, généreusement, — du moins en bavardages et en nuées, — y allèrent avec fracas. On s’attendait à une régénération de la démocratie. Hélas ! la démocratie ne se put rénover par des mots.

D’ailleurs, ces intellectuels, dont on peut admettre que quelques-uns étaient intelligents, manquaient de caractère. Au premier contact avec la foule, au lieu de faire uniment leur devoir d’éducateurs, on vit, non les moins notoires d’entre eux, se mêler au pugilat électoral, avec plus d’âpreté et d’adresse que de dignité. Il en est même qui triomphèrent des politiciens les plus retors.

Il n’y eut que quelques agents de la dissolution française déplacés. L’œuvre de corruption et d’exploitation ne fut pas arrêtée, ni même ralentie.

Ce n’est pas éclairer la foule que de la flagorner, et il importe peu que ce soit en latin de pédant ou en argot d’arsouille.

C’est autrement qu’il faut aller au peuple, — en homme.

Nous voyons, en ce moment, une jeunesse ardente, fiévreuse du désir d’agir, qui se lève. Elle est positiviste, protestante, catholique, et c’est égal si elle a la même bonne volonté, le même désintéressement.

C’est l’espoir. Mais cet espoir ne laisse pas d’être obscurci par des craintes. On ne voit pas assez, dans tous ces efforts qui s’essayent, une direction sociale positive, une direction assez ferme pour ne point se laisser fléchir par des contingences ou dévier par des sentiments personnels.

Les jeunes gens sont trop portés à confondre le succès de personne ou de coterie, provisoire, avec le résultat social, définitif.

Pour aller au peuple, efficacement, il faut d’abord se cuirasser d’airain et contre les outrages et contre les adulations, et plus encore contre celles-ci que contre ceux-là. Ah ! les applaudissements des foules en délire par les sonorités du verbe ou l’explosion des passions, le pavois des popularités, qui dira combien ils font dire et faire de sottises aux meilleurs citoyens ?… En somme, n’est-ce pas de cela dont va mourir la République, — salement ?

Pour être digne de la tâche qui sollicite les hommes de cœur et de raison, il se faut résoudre aux imbéciles injustices de la plèbe, et que
beaucoup de héros soient sacrifiés à ses bestialités déchaînées. Ce n’est pas être habile que de s’affubler du masque démagogique. « Droit, adroit », comme dit notre ami Edmond Thiaudière.

Nous ne nous laisserons point séduire par les résultats brillants et bruyants, immédiats, des agitations d’opposition. Ce ne sont pas ces résultats qui pénètrent et qui durent, mais d’approfondir son amour social, de rallier l’affection populaire et d’apprendre les conditions de l’ordre.

Ce n’est pas en sollicitant la démocratie qu’on la sert. Au contraire. Il ne faut aller au peuple que pour l’instruire, redresser ses préjugés, discipliner ses instincts et l’organiser. Certes, on a ainsi plus de chance d’être lapidé que couronné ; mais, dans l’histoire de l’Humanité, le Golgotha l’emporte toujours sur le Panthéon.