La crise du parti socialiste et l’affaire Dreyfus

La crise du parti socialiste et l’affaire Dreyfus
La Revue blancheTome XIX (p. 626-632).
LA CRISE DU PARTI SOCIALISTE ET L’AFFAIRE DREYFUS

L’affaire Dreyfus, qui a pris une telle place dans l’histoire du monde, qui aura, dans l’histoire de l’humanité, au moins la valeur morale d’une guerre et sans doute la valeur morale d’une révolution même, a déterminé parmi les socialistes français une crise intérieure très grave, à conséquences lointaines.

Il ne devait pas en être ainsi, car, pour tout homme sincère, les principes, les idées, les sentiments et les intérêts socialistes dictaient si exactement leur conduite aux socialistes français qu’il ne devait pas se produire entre eux même le plus léger dissentiment. Or il y a eu menace de scission. Comment cela s’est-il fait ? Nous le comprendrons mieux si nous commençons par étudier l’attitude des dissidents.

Puisqu’un certain nombre de ceux qui sont traditionnellement classés parmi les socialistes ont, comme les gouvernements bourgeois, un double langage, un langage officiel et un langage officieux, sans compter leur pensée vraie, nous leur ferons l’honneur de les traiter comme un gouvernement bourgeois, c’est-à-dire que nous chercherons leur pensée surtout dans les documents officieux, présumant qu’elle y est moins déguisée.

À cet égard, l’article que M. Paul Lafargue avait publié dans le Socialiste et que la Petite République avait bénévolement reproduit en partie dans son numéro du mardi 11 juillet est devenu soudain une précieuse référence. Relisons-le :

Les dreyfusards bourgeois qui nous ont tant embêtés avec leur Justice imprescriptible, s’imaginent que, Picquart et Dreyfus proclamés innocents et réintégrés dans leur grade, la Justice en marche s’asseoira pour se reposer de ses fatigues. L’affaire de ces deux fils de la bourgeoisie terminée, ce sera au contraire le moment de commencer à dégager les conséquences sociales des multiples et divers événements qu’elle a engendrés.

Les socialistes ont été stupéfiés de voir des bourgeois, coupables d’injustices sans nombre contre les ouvriers, s’indigner si chaleureusement d’une injustice contre un des leurs ; la République est compromise et la France déshonorée, si on ne la répare pas, clamaient-ils. Je suis un de ceux qui ont admiré les professeurs et les hommes de science et de cabinet qui se sont jetés à corps perdu dans la bagarre, sacrifiant leur repos, risquant leur situation et bravant les injures et les coups : c’est la première fois que, depuis la Révolution, l’élite intellectuelle de la bourgeoisie donnait un spectacle aussi réconfortant : les socialistes en ont l’âme réjouie pour l’honneur de l’humanité.

Nous avons encore d’autres raisons de nous réjouir : en effet, rien n’était plus amusant que d’entendre les dreyfusards et les anti-dreyfusards se lancer avec conviction l’épithète de vendus ; nous n’eussions jamais cru que les bourgeois avaient une idée aussi juste de leur honnêteté. Rien non plus n’était plus encourageant que de voir les dreyfusards sous le feu des épithètes de « sans-patrie », d’ « internationalistes », réservées jusqu’alors exclusivement aux socialistes, monter à l’assaut de l’État-Major et dénoncer les grands chefs, espoir de la revanche, comme des menteurs, des faussaires, des mouchards, des escrocs, des souteneurs qui, sans vergogne, foulaient aux pieds le pharamineux honneur de l’armée, tandis que les anti-dreyfusards traînaient dans la boue l’immaculée Justice dans la personne de ses représentants les plus respectables et les plus fourrés d’hermine, les juges de la Cour suprême. Le prolétariat n’avait pas encore assisté à une pareille lessive de linge sale de la classe régnante.

Les dreyfusards et les antidreyfusards ayant si consciencieusement travaillé à démanteler les deux forteresses du Capital, l’armée et la magistrature, croient que l’heure de se reposer va sonner pour eux, comme pour la Justice en marche. Non, mes braves compagnons, votre œuvre n’est pas terminée ; les socialistes vont vous réclamer la morale de l’affaire.

Les dreyfusards ont fait appel à la pitié et à la justice ouvrières ; ils ont demandé aux prolétaires de sacrifier leurs intérêts de classe et d’oublier leurs fils, que par milliers la barbare discipline militaire écrase et que, tous les ans, par centaines, les conseils de guerre condamnent aux compagnies de discipline, au bagne et au peloton d’exécution, pour ne songer et ne se dévouer qu’au salut de ce fils de la bourgeoisie injustement et illégalement condamné. Ils ont demandé aux socialistes de mobiliser les masses ouvrières pour conquérir la rue et la débarrasser des anti-dreyfusards et de leurs jésuites, cercleux et camelots.

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Nous avons des comptes à vous demander, messieurs les dreyfusards, qui croyez que, pour avoir des Droits d’homme et de citoyen, il faut être capitaliste, et qui ne consentez à mettre en ébullition votre bile justiciarde que pour des officiers dorés sur toutes les coutures et ornés de plumes d’autruche.

Les socialistes n’ont pas mis obstacle à votre campagne dreyfusarde, plusieurs d’entre eux vous ont prêté le concours de leur talent et de leur activité ; c’est cette neutralité et ce concours qui vous ont permis de gagner les ouvriers, que vous n’eussiez jamais pu passionner pour une injustice faite à l’un des vôtres, eux qui pour pain quotidien ont l’injustice et l’exploitation.

… Nous réclamons que vous complétiez l’œuvre de vos pères de 1789, que vous abolissiez les conseils de guerre, qui sont des tribunaux d’État, et que vous enleviez du code militaire les monstruosités qui sont en complète contradiction avec votre propre légalité. Si vous ne prêtez pas votre concours aux socialistes pour obtenir ces réformes, vous serez des pitres, plus éhontés que les patriotards et les militaristes, et vous porterez la responsabilité du sang ouvrier et paysan que continuent à verser les conseils de guerre.

Comme les meilleurs passages du Tartuffe, un tel morceau se passe de commentaires. Mais il nous donne des indications précieuses. Et tout d’abord il éclaire singulièrement le manifeste adressé presque aussitôt après « à la France ouvrière et socialiste ».

On connaît l’histoire de ce manifeste. Les socialistes qui ne sont pas dans le secret des royaumes le trouvèrent inopinément dans leur journal un matin, le matin du 14 juillet ; ils ne lurent pas sans étonnement des phrases comme celles-ci :

Il s’agissait d’en finir avec une politique prétendue socialiste, faite de compromissions et de déviations, que depuis longtemps on s’efforçait de substituer à la politique de classe, et par suite révolutionnaire, du prolétariat militant et du parti socialiste.

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Et nous comptons sur les travailleurs de France pour répondre à notre appel, en signifiant à ceux qui tenteraient encore de les détourner de leurs intérêts et de leur devoir de classe, que l’heure des dupes est passée…

Ce manifeste était signé, pour le Parti ouvrier français, par les membres du Conseil national, pour le Parti socialiste révolutionnaire, par la Commission administrative, pour l’Alliance communiste révolutionnaire, par les secrétaires et les élus. Qui lisait innocemment les signatures pouvait ne pas remarquer, modestement rangés à leur place alphabétique, les noms de Jules Guesde et de Paul Lafargue parmi celles du Conseil national du Parti ouvrier français, le nom d’Édouard Vaillant, député de la Seine, parmi celles de la Commission administrative du Parti socialiste révolutionnaire. Il n’en était pas moins vrai que c’étaient ces trois hommes, à peu près seuls, qui avaient tout fait.

L’éclat était inattendu. Mais le ressentiment secret datait de loin. Dès le commencement de l’affaire Dreyfus, le Conseil national du Parti ouvrier français avait décidé que les vrais socialistes ne s’en occuperaient pas ; selon une comparaison agréablement empruntée à l’ancien combat judiciaire, on décida que l’on marquerait les coups ; quelques personnes, tout de même, ayant poliment demandé des explications, le Congrès national annuel du Parti ouvrier français, réuni à Montluçon, après une discussion où la majorité se montra d’une intolérance révoltante, décida que le Conseil national avait bien décidé.

Cette encyclique et ce décret n’empêchèrent nullement l’immense majorité de l’armée guesdiste, aussitôt qu’elle eut échappé au regard de son chef, d’accompagner dans la bataille de tous les jours les camarades socialistes si rudement engagés. Longtemps le vieux maître se consola en laissant paraître dans son Socialiste hebdomadaire les chroniques aigres, insanes, mauvaises, de M. Charles Bonnier.

Pareillement M. Vaillant, dès le grand meeting du Tivoli-Vaux-Hall, où il parla pour l’union socialiste, comme on pense, avait, dans le privé, fait défense expresse à Jaurès de réunir les délégués de tous les groupes socialistes pour leur exposer l’affaire Dreyfus ; il avait menacé Jaurès d’un manifeste. On voit que le manifeste récent n’est pas le résultat d’une improvisation. Inutile d’ajouter que les blanquistes ne lâchèrent pas plus les camarades en danger que les guesdistes ne les avaient lâchés. Donc le chef des blanquistes, vieillissant, ne se consolait pas, quand l’incident Galliffet lui fournit le prétexte attendu. On sait le reste.

Le manifeste eut dans cette France ouvrière et socialiste à laquelle il était adressé un pénible retentissement. Les personnes renseignées le nommèrent immédiatement du nom qui lui restera : le manifeste Guesde-Vaillant. Tout le monde comprit qu’il était personnellement dirigé contre Jaurès. Guesde et Vaillant, disait-on, pour se débarrasser de Jaurès, l’excommunient.

Cette populaire interprétation du manifeste, simple comme elle était, n’en était pas moins la seule exacte, la seule sincère. Oui, simplement, Guesde et Vaillant avaient voulu excommunier Jaurès.

Vaillant s’est acquis de solides, longues et respectueuses fidélités politiques. Guesde est une figure extraordinaire ; fait tout à fait caractéristique, on le connaît, sans l’avoir vu, parce qu’on le reconnaît dressé tout vivant dans la mémoire de tous ceux qui l’ont une fois vu ; ceux qui l’ont approché deviennent presque tous ou ses adorateurs ou ses blasphémateurs, mais tous vous peignent avec la même passion, avec la même fidélité, qui fait preuve, la profondeur à la fois douloureuse et dure de son regard. Cet homme fut, pour un grand nombre d’hommes, qui se croyaient républicains et libre-penseurs, un prophète, un martyr, un roi, un prêtre. Des hommes voyaient Guesde, et lui appartenaient pour leur vie. Guesde mit son empreinte sur des régions entières. Et il posséda des âmes.

De l’autre part, on connaît Jaurès ; on sait comme il est, on sait ce qu’il vaut, on sait ce qu’il peut. Aussi, quand on le vit si âprement, si sourdement, si décidément excommunié, plusieurs, dominés par les souvenirs classiques de la Révolution bourgeoise, et plus ou moins obscurément persuadés que la Révolution sociale sera le recommencement, mais en tout à fait grand, de la Révolution française, eurent-ils comme un frisson. Ils comprirent soudain les duels sanglants des anciens partis révolutionnaires ; ils pressentirent confusément quelque prochain duel de géants révolutionnaires. Ils avaient raison de comprendre le passé par l’attaque de Guesde et de Vaillant. Mais sans doute ils avaient tort de s’imaginer quelque avenir analogue à ce passé. Jamais Guesde ne pourra se mesurer avec Jaurès, parce que Jaurès ne voudra jamais se mesurer avec Guesde.

L’histoire de Guesde est lamentablement commune : en vieillissant il est devenu jaloux ; comme le prestige allait diminuant, Guesde, justement parce qu’il était un prophète et un pontife, et non pas simplement un homme, devint jaloux, ou, à ce que l’on dit, plus jaloux. Trop intelligent pour ne pas voir les tares de quelques-uns de ses flatteurs, trop peu compréhensif pour comprendre les formes nouvelles de l’action, il s’imagina que Jaurès était un chef d’école naissant. Inintelligence des mystiques. Et il devint jaloux de Jaurès. Vaillant aussi devint jaloux. De là le manifeste.

Ce manifeste fut fraîchement accueilli. Plusieurs signataires protestèrent qu’on y avait mis leur nom sans même leur demander leur avis, ce qui peut se faire commodément quand il s’agit d’envoyer des félicitations à un conseil municipal, mais ce qui est un procédé un peu vif quand il s’agit de ratifier un tel acte. À d’autres on avait négligemment montré le document. À d’autres on avait plus ou moins déclaré qu’on n’attaquait nullement Jaurès. On apprit ainsi qu’il y avait eu trois rédacteurs : Guesde, Lafargue, Vaillant, deux du premier groupement, un du deuxième, aucun du troisième. On se demanda ce que chacun des trois y avait mis. On y reconnaissait beaucoup moins la maladresse un peu étroite et hautaine de Vaillant, la sécheresse âpre et formulaire de Guesde, que la fausseté jésuite et petite spéciale à M. Lafargue. Il fallut bientôt que les auteurs expliquassent leur texte. M. Lafargue écrivit dès le 15 une lettre à Jaurès, à demi personnelle, à demi politique, où il démentait le sens incontestable du manifeste. On trouvera cette lettre, balbutiante et fausse, dans la Petite République du 18.

On ne pouvait pas faire accroire aux militants de Paris et surtout de province, à tous ceux qui avaient combattu dans le détail, que Jaurès avait dupé les socialistes français, que le danger clérical et militaire était vain. Aussi les groupes se hâtèrent-ils d’envoyer à la Petite République leurs protestations motivées contre le manifeste. Il faut lire comme un document précieux ces protestations franches, parfois rudes, souvent avisées, toujours sensées.

Enfin, par un étrange et pourtant simple retour que n’avaient pas prévu les autoritaires, leur manifeste a donné l’impulsion décisive à l’idée, que Jaurès avait lancée, de réaliser l’unité socialiste. Il faut, avait dit Jaurès, que nous réalisions l’unité socialiste, pour que le parti départage les individus. Or le manifeste a rendu indispensable que Guesde et Jaurès fussent départagés. À plus forte raison et plus que jamais il faut donc que nous réalisions l’unité socialiste. C’est pour cela que tant de groupes ont demandé la réunion d’un grand Congrès national qui fût comme les États-Généraux du socialisme français ; c’est pour cela que la Fédération des Travailleurs socialistes de France en fit la proposition officielle, proposition accueillie sous toutes réserves et avec beaucoup de restrictions, mais enfin accueillie par les fonctionnaires des trois organisations dissidentes. Avant peu le Comité d’entente aura reçu les propositions fermes de toutes les organisations. Nous pourrons alors étudier la préparation pour ainsi dire constitutionnelle de ces États-Généraux. Jusque là nous ne pouvons que jeter un regard sur leur préparation morale.

On peut dire que si l’affaire Dreyfus n’avait pas éclaté le socialisme français pouvait continuer à traîner une existence invertébrée. Un assez grand nombre d’hommes, qui avaient et qui ont sur la vie des idées à peu près opposées, auraient continué à voisiner ensemble sous la commodité des mêmes formules. Mais l’affaire Dreyfus mit les hommes de toutes les formules, et même ceux qui n’avaient aucune formule, en face d’une réalité critique.

Nous avons connu peu à peu que l’affaire Dreyfus était capitale, ou du moins qu’elle devenait capitale. Non pas que M. Alfred Dreyfus, capitaine d’artillerie breveté de l’École de guerre et attaché comme stagiaire à l’État-Major général de l’armée, nous intéressât comme tel ; non pas que M. Alfred Dreyfus nous intéressât comme bourgeois : ceux qui se sont imaginé cela n’ont pas été clairvoyants, et ceux qui ont fait semblant de le croire sont, répétons-le bien, des Tartuffes. Non seulement il ne s’agit pas de ces raisons fausses, mais il ne s’agit pas même encore des raisons vraies pour lesquelles nous nous sommes passionnés, pour lesquelles le monde entier s’est passionné. Il ne s’agit pas encore de savoir pourquoi l’affaire Dreyfus est devenue ainsi universelle. Avant de chercher les causes des faits, on doit constater exactement les faits eux-mêmes. Constatons, et nous prions que l’on constate loyalement avec nous, que l’affaire Dreyfus est vraiment une affaire universelle.

Assurément elle n’est pas totalement, absolument universelle : notre société bourgeoise est si fragmentaire, si partagée en affaires diverses, privées et publiques, si tiraillée entre des compétitions diverses, qu’aucune affaire n’y peut être absolument universelle, préoccuper absolument tous les hommes de notre civilisation. Et puis il y a l’ignorance. Il est bien évident que des foules entières dans le monde et que des individus, d’ailleurs assez peu nombreux, en France, ignorent jusqu’au nom de Dreyfus. Reste à savoir si ces foules et ces individus n’ignorent pas à peu près tout le reste et ne connaissent pas mal et incomplètement leurs propres affaires. Autant que la société bourgeoise permet à l’humanité d’être une, l’affaire Dreyfus est devenue l’affaire de l’humanité. Tous les hommes cultivés ou simplement renseignés de tous les pays civilisés y ont pris part ; quelques-uns sans doute l’ont suivie par curiosité ; la plupart y ont mis leur pensée, leurs sentiments, leurs vœux. En ce sens l’affaire Dreyfus a singulièrement contribué à la future unité de la race humaine. Comme cette unité de la race humaine, comme cette universelle solidarité ne sera jamais réalisée que dans la cité socialiste, l’affaire Dreyfus a, de ce chef, singulièrement contribué à préparer la naissance et la vie de la cité socialiste. L’unité dont elle a donné comme un exemple anticipé n’est pas en effet de ces unités un tant soit peu artificielles et stériles que l’on proclame officiellement dans les conférences des souverains ou dans les congrès internationaux : c’est une unité improvisée, spontanée, vivante, agissante.

Si l’on voulait, à présent, rechercher toutes les raisons de ce fait constaté, de la place que l’affaire Dreyfus à prise dans les préoccupations de l’humanité pensante, il faudrait sans doute une assez longue analyse ; mais plusieurs de ces raisons apparaissent d’elles-mêmes.

Il est certain que l’affaire Dreyfus n’aurait pas eu ce retentissement universel si la France n’avait pas reçu depuis longtemps dans le monde et n’avait pas gardé auprès des peuples une audience singulièrement attentive. Cette audience est la meilleure part de son héritage. Les nationalistes ont tout fait depuis deux ans pour la lui faire perdre. Les dreyfusistes ont réussi à la lui assurer plus large encore.

De plus le monde s’intéresse à nos luttes religieuses, politiques, sociales justement parce que la situation de la France, à tous les égards, est à peu près moyenne, intermédiaire. Pendant les anciennes guerres de religion les catholiques impériaux et les protestants d’Allemagne et d’Angleterre s’y donnèrent souvent rendez-vous. Dans les nouvelles guerres de religion, il est devenu assez vite évident que, au moins pour un temps, les batailles principales seraient données en France.

En elle-même l’affaire Dreyfus a eu, depuis le commencement, une singulière valeur dramatique, une extraordinaire puissance d’art dramatique. Il est certain qu’elle a, aussi, réussi dans le monde comme un beau drame humain, à la fois réel et bien conduit. Par les attaques féroces, puériles, sournoises des uns elle avait l’intérêt compliqué des drames barbares, et par la ferme défense des citoyens elle avait la simple beauté harmonieuse de la tragédie antique.

Enfin il faut avouer que les antidreyfusistes ont fait tout ce qu’ils ont pu pour donner à l’affaire Dreyfus un éclat exceptionnel, et comme ils sont puissants ils y ont puissamment contribué. Ce sont eux qui ont fait de l’accusation une accusation exceptionnelle, de la condamnation une condamnation exceptionnelle, de la sanction une sanction exceptionnelle : cela seul conduisait à ce que la réhabilitation fût exceptionnelle. Ces bandits jetèrent tant de boue qu’ils appelèrent pour ainsi dire les balayeurs ; ils firent tant de mal qu’ils appelèrent les médecins.

Pour ces raisons qui se présentent les premières et pour des raisons nombreuses qui seraient à chercher, l’affaire Dreyfus devint universelle, et la première conséquence de cette extension fut, nous le verrons, l’épouvantable extension des responsabilités.

Charles Péguy