La crise/Partie 3/Chapitre 1

Éditions Édouard Garand (p. 35-36).

TROISIÈME PARTIE

I


La rencontre du Père Francœur avait été pour Jean Bélanger un coup de surprise. Quand il fut seul, mesurant la portée de la promesse qu’il avait faite, il ressentit une sorte de frayeur. Il redoutait maintenant de découvrir en lui cette vocation qui lui paraissait de plus en plus austère. Se revêtir d’un habit de deuil, après les fascinantes perspectives qu’il avait entrevues, comment pourrait-il s’y résoudre ? Une fois de plus, il en venait à la pensée d’être simplement un honnête chrétien. Il avait beau relire, dans ses livres de piété, ces consolantes paroles : « Apprenez que mon joug est doux, que mon fardeau n’a rien d’accablant. » Il se rebellait contre l’emprise divine qui le circonvenait de toutes parts. Comment renoncer aux chères affections qui le tourmentaient délicieusement ? Une voix perfide s’élevait au-dedans de lui-même : « C’est folie de faire violence aux tendresses du cœur. Ceux qui se consacrent à Dieu pour s’emprisonner dans le sanctuaire sont des tempéraments insensibles, prêts à fouler aux pieds tout ce qui fait le bonheur de la vie. » L’amour humain l’avait fait souffrir, sans doute, mais, ces plaies cuisantes, il les chérissait, il les entretenait comme d’adorables blessures.

Il ignorait encore les résultats de l’entrevue d’Exilda avec Alice. Tout comme il était en suspens entre la cléricature et le monde, de même il risquait de prolonger ses irrésolutions sur la préférence qu’il devait donner à l’une ou à l’autre de ces jeunes filles. La dernière apparue était toujours la plus charmante. Ce dilettantisme était vraiment dans le caractère de Jean, tel qu’on a pu le voir. Mais les événements marchaient plus vite que lui et allaient le mettre en demeure de prendre une attitude plus ferme : le point mort des forces en présence était franchi, depuis qu’Alice s’était nettement prononcée, acceptant avec joie d’occuper la place que lui offrait si généreusement son amie ; la crise d’aboulie que traversait l’adolescent touchait à sa fin. Il s’en rendit compte dès qu’il put se rendre, sans être accompagné, à la Ferme des Ormeaux.

La convalescente ne gardait plus le lit. Lorsque Jean se présenta, elle était assise dans un large fauteuil, entre des cousins moelleux ; sa physionomie, de plus en plus reposée, commençait à reprendre des couleurs ; son regard était devenu plus vif durant l’épreuve : le charme enfantin faisait place à une beauté plus captivante ; Alice était déjà une vraie jeune fille. Dans son long peignoir rose, elle ressemblait à une jeune reine attendant d’humbles hommages du haut de son trône. Le visiteur fut frappé de cette subite transformation. La fleur, se relevant sur sa tige après l’orage, brillait d’un nouvel éclat. Jean se trouvait aux prises plus que jamais, avec l’éternel féminin, d’autant plus irrésistible qu’il s’auréolait de souffrance et de vertu, en la personne d’Alice.

— Te voilà déjà sur pied, petite amie.

— J’étais fatiguée de rester au lit. Ces semaines d’immobilité ont été si longues !…Mais toutes ces souffrances n’auront pas été inutiles, Jean, puisqu’elles t’auront prouvé mon affection. J’aurais tort de me plaindre, maintenant que tu es bien à moi…

— Ainsi donc, Alice, tu crois que nous sommes faits l’un pour l’autre ?

— Tout me le fait prévoir, Jean, à moins que…

— Que veux-tu dire ?

Alice n’osait préciser le seul point qui restait à éclaircir, celui de l’appel divin qui se faisait encore entendre dans le cœur de son ami. Celui-ci put croire qu’il s’agissait d’Exilda.

— Je complète ta phrase, dit-il après un instant. Tu prévois que je te rendrai heureuse, à moins que… la ravissante demoiselle de Westmount ne vienne se mettre entre nous deux !

— Non, mon Jean, je ne redoute plus rien de ce côté.

— Comment peux-tu le savoir ?

— Je le tiens de sa propre bouche, depuis la visite qu’elle a bien voulu me faire. Tu serais en droit de la préférer : elle est si bonne, si brillante, si riche !… J’aurais parfaitement compris les raisons que tu pouvais avoir d’unir ta destinée à la sienne. Mais son désintéressement dépasse tout ce que j’étais capable d’imaginer.

Le jeune homme avait tressailli en entendant ces derniers mots, et son émotion n’avait pas échappé à l’œil scrutateur qui le fixait. Alice avait maintenant l’expérience de la vie sentimentale et des complications qu’elle entraîne.

— Tu éprouves un secret chagrin, mon ami, dit-elle en s’inclinant, toute câline, vers le jeune homme. Exilda ne cherche que notre bonheur à tous les deux ; mais si je devais être la seule à bénéficier de sa généreuse attitude, si tu devais regretter de perdre, à cause de moi, un pareil trésor, je saurais rivaliser d’abnégation avec elle : à son école, j’ai appris à pratiquer le renoncement…

— Je ne comprends plus ce qui se passe en moi, ma petite Alice. Mon cœur serait-il différent des autres cœurs humains ? Après les épreuves de ces vacances, est-ce que je ne sais plus aimer ? L’amitié, l’amour, ces sentiments sont-ils donc inconciliables ? Quand je t’ai laissée, l’autre jour, avec cette douce compagne, mon âme débordait de joie. J’aurais voulu éterniser la vision de cette rencontre. Me sentir l’objet de cette double tendresse, voir sceller l’union de deux êtres que je chéris, cela m’enivrait d’un bonheur inconnu… Hélas ! je le vois bien, c’était un rêve… Il y a d’autres liens plus exclusifs ; ton intuition de jeune fille les pressent et m’oblige à les entrevoir.

— Je ne suis qu’une pauvre ignorante, mon Jean ; mais les affections dont tu me parles ne sont pas celles qui garantissent la solidité d’un foyer. Si un autre que toi s’exprimait ainsi, je le prendrais pour un cœur inconstant et volage. Pourrais-je penser cela de toi ?… D’ailleurs, recours à tes propres souvenirs. Lorsque tu as pu croire que tu avais un rival, quelle tempête ! Tu as passé par des heures de jalousie, et Dieu sait si nous en avons souffert !

— Oui, Alice, j’ai été horriblement jaloux… Je suis assez humilié en me remémorant cet accès d’égoïsme farouche. L’amour passionnel est une chose abominable ; j’ai lu les drames sanglants qui en sont la suite, dans mes livres de classe ; et dire que je n’ai pas su me préserver de ces bestiales fureurs ! Mais, en ce moment, je me sens à même d’imposer silence à ces mauvais instincts… Quant à toi, ma petite Alice, tu n’es pas non plus inspirée par la jalousie ; mais tu vas droit au but pratique de l’existence, à la consécration finale d’une union sans fin entre nous deux. Tandis que moi, je me prosterne devant la beauté partout où je la rencontre. N’est-ce pas pour cela que je suis si ému en te retrouvant ? Tu es belle, ma tendre amie, je te trouve plus belle que jamais…

Le collégien avait laissé tomber sa tête sur l’épaule d’Alice : il avait soif de tendresse, de doux épanchements. C’était comme un grand enfant qui cherchait un appui, et qui ne le trouvait que dans cette amitié envahie d’amour. Ce sentimentalisme vaporeux m’impliquait aucun désir coupable. Jean demeurait un idéaliste, épris de beauté humaine, sans plus. Par deux fois, il avait rencontré l’idole féminine, par deux fois il l’avait adorée. Cette double expérience, en raison de ses anomalies et des utopies qui en résultaient, était un acheminement vers l’amour autrement noble de toutes les âmes, sans distinction. Mais il était encore beaucoup trop matérialisé pour planer à de telles hauteurs.

— Au revoir, Alice, à bientôt ! Je ne suis qu’un enfant, je le vois bien. Tu es plus raisonnable que moi. Crois toujours que je t’aime, plus que ma propre vie.

— Oui, réfléchis bien, mon Jean. Je suis maintenant assez forte pour attendre ta détermination. Avant tout, sache que mon cœur t’appartient…

Revenu chez lui, le jeune homme rentra dans sa chambre et contempla longuement le portrait d’Exilda. Quelle grâce, quelle noblesse ! Devait-il donc s’en séparer pour asseoir sa vie ?…