La crise/Partie 2/Chapitre 9

Éditions Édouard Garand (p. 31-33).

IX


— Je me sens toute timide devant vous, Mademoiselle, murmurait Alice ; vous daignez vous asseoir au chevet d’une pauvre petite enfant de la campagne, vous qui vivez dans le luxe à Montréal.

— Ne soyez pas timide avec moi, douce petite amie : j’éprouverai une grande joie à oublier ici le luxe dont vous me parlez.

— Je n’ignore pas que la charité, dans les grandes villes, inspire à des demoiselles du grand monde la pieuse pensée de secourir les pauvres, matériellement et moralement…

— Je ne tiens nullement à mon titre de demoiselle. Je suis votre égale, et je désire que vous m’appeliez simplement Exilda, comme si vous étiez ma petite sœur ; c’est le nom que me donne Jean, le jeune collégien au grand cœur qui a bien voulu me conduire jusqu’ici.

— Jean a ce droit, lui qui a reçu une si belle éducation.

— Ce n’est pas pour ce motif qu’il est familier avec moi, vous le savez bien ; il m’a sauvée d’un double désastre. Et vous, Alice, vous avez mérité son affection. Nous sommes égales, croyez-le ; ou plutôt, je ne suis qu’une pauvre épave, comparée à vous ; j’ai retrouvé à Repentigny la dignité de vie qui était si compromise auparavant.

— Et moi, j’ai retrouvé la paix du cœur et la santé par surcroît. On m’a dit dans quelle mesure vous y avez contribué.

— Singulière destinée que la nôtre, Alice !…

— Oui, bien singulière, ô généreuse Exilda !…

Les deux jeunes filles s’étaient tendu la main et elles se regardaient en silence ; un double drame de cœur les obsédait en ce moment : quel serait leur avenir ?… Une chose était certaine, pour Exilda : elle était bien décidée à s’effacer devant cette charmante fillette, si Jean ne se sentait pas appelé au ministère des autels, et si cette convalescente persistait dans son amour pour lui ; elle laisserait le champ libre à cette naïve enfant, non sans douleur, et elle se retirerait avec le souvenir d’un bonheur entrevu, comme elle l’avait décidé. Que lui importait d’être heureuse humainement, si elle devait être un obstacle à cette union de deux âmes mystérieusement attirées l’une vers l’autre ? Elle n’était pas venue là pour occasionner de nouvelles blessures, mais pour accélérer une guérison. Néanmoins, le dernier mot n’était pas dit…

— Jean vous a-t-il fait part de quelque intention qui vous intéresse, ma chère Alice ?

— Je sais simplement, Exilda, qu’il n’est plus courroucé à mon égard ; cette seule pensée me tuait, je ne pouvais la supporter plus longtemps.

— C’est donc que vous l’aimez…

— Oh ! si je l’aime ! Comment ne pas m’attacher à lui, puisqu’il s’est montré si bon pour moi !

— Il vous a cependant torturée, ma tendre amie !

— Il s’était trompé, il a cru que je voulais l’abandonner pour un autre.

— Mais cet autre vous aurait peut-être procuré beaucoup de bonheur ?

— Ah ! si notre Jean avait persévéré dans ses projets de vie supérieure, je n’aurais pas osé penser à lui : peut-on disputer à Dieu ceux qu’il appelle à l’apostolat ?

— Pensez-vous qu’il ait définitivement renoncé à ses rêves d’abnégation totale, loin des préoccupations du monde ?

— Jean doit réfléchir beaucoup, Exilda, après les sages conseils que vous lui avez donnés. Le moment approche où il devra se prononcer entre deux carrières fort différentes.

— Quelle énigme ! La vie humaine est parfois bien compliquée, Alice, et il est difficile de connaître son devoir. Mille sentiers se croisent dans l’ombre : quel est celui qui est indiqué pas la divine Sagesse ?… Vous, petite amie, n’avez-vous jamais songé au couvent ?

— J’ai une sœur qui achève son noviciat dans une maison religieuse de Montréal ; vous le savez peut-être. Quant à moi, je ne me suis pas crue, un seul instant, destinée à quitter les terres de Repentigny ; je vous l’ai dit, Exilda, vous avez devant vous une fille des champs. J’aime la lecture, à certaines heures ; mais la vie active me plaît encore davantage. M’est-il permis de vous poser la même question ?… Jean m’a dit que vous étiez très pieuse, et vous m’en fournissez aujourd’hui la preuve.

— Pieuse, je le suis devenue depuis peu ; le Ciel a parlé. Mais je ne puis dire jusqu’où la grâce céleste me conduira. La lumière ne fait pas défaut à qui la demande dans l’humilité de son cœur…

Exilda aurait bien voulu interroger Alice sur le parti qui s’était offert à elle, avant les cruels démêlés qui l’avaient abattue et avaient mis ses jours en péril ; mais elle craignait de renouveler des émotions trop pénibles ; ce n’était guère le moment d’envisager autre chose que les horizons immédiats. La visiteuse allait se retirer, lorsque son amie entama elle-même cet important sujet.

— Vous qui êtes si bonne conseillère, se mit-elle à dire, avez-vous quelques pressentiments sur le sort qui sera le mien, si Jean nous quitte pour servir une meilleure cause, parmi les lévites du Seigneur ?

— Merci pour votre confiance, ma chère Alice. Je m’intéresse trop à vous pour ne pas y avoir pensé ; mais il était délicat de sonder votre cœur sur ce point, sans y être invitée… Aux heures où Jean vous apparaissait comme investi d’une mission plus que terrestre, vous aviez des vues précises pour vous assurer une existence solide, sérieuse, c’est-à-dire pour fonder tôt ou tard un foyer, comme nos robustes Canadiennes de la campagne. Avez-vous subitement brisé avec le jeune homme qui pensait à vous ?

— Il n’y a rien d’irrévocable dans cette rupture extérieure, chère Exilda ; la maladie expliquera facilement mon attitude, si Dieu me veut pas que je réalise mon désir le plus ardent. Pensez-vous qu’on puisse aimer deux fois ?…

— Je le pense, j’en suis convaincue ; vous ne cesserez d’aimer supérieurement celui qui avait mérité votre tendresse ; mais cet amour sera tellement purifié, qu’il ne sera pas en contradiction avec d’autres liens… Au reste, nous parlons comme si tout était déjà réglé pour notre Jean ; il faut le laisser à ses profondes méditations, sans peser en quoi que ce soit sur un choix qui requiert la plus entière liberté… Je connais maintenant vos dispositions, ma douce amie, et je vous en félicite ! Vous êtes sage ; la divine Bonté saura disposer les événements au mieux de vos intérêts et des miens. Nous attendrons, dans le recueillement de la prière. Avant tout, Alice, achevez votre guérison ; ne cherchez pas à scruter ces profonds mystères avant d’être complètement rétablie… Je vous quitte maintenant, j’ai pleinement compris ce qui se passe au plus intime de vous-même…

Les deux jeunes filles s’enlacèrent, dans une longue étreinte. Alice ne put voir la grosse larme qui s’échappait des yeux de sa nouvelle amie.

Exilda, dans cet entretien, avait consommé son sacrifice… Quelle que fût l’hypothèse qui pouvait se poser sur les grands lendemains, elle allait rester matériellement seule dans la vie. Mais elle se sentait capable de marcher vaillamment dans la voie de la vertu, à l’ombre du plus beau des rêves qui avait illuminé quelques heures de sa jeunesse… Elle ne fit rien paraître des émotions qui la transportaient lorsqu’elle revint aux Érables, pour dire au revoir à Jean et à sa famille. Mais, une fois seule dans l’automobile qui la ramenait à Westmount, aux dernières lueurs du jour, elle pleura longuement. Le soir, dans sa chambre, elle se mit à son prie-Dieu et s’abîma dans une longue et fervente supplication : « Seigneur, disait-elle, je me soumets à votre volonté ».

Les illuminations intérieures, les clartés qui atteignent les profondeurs des grandes âmes, n’empêchent pas que certains déchirements ne soient vivement sentis. Il y a des souffrances qui servent de prélude et de rançon aux joies les plus pures. Telle est la loi des ascensions sublimes, des envolées successives vers les régions qui dominent la terre et la font oublier.