La crise/Partie 2/Chapitre 5

Éditions Édouard Garand (p. 25-27).

V


Pour interpréter comme il convient cette déconcertante aventure, il ne faut pas perdre de vue l’extrême précocité des jeunes Canadiennes, non plus que les résultats de leur éducation religieuse. Exilda avait été élevée dans une école anglaise, il est vrai, mais elle n’avait jamais oublié les sages leçons d’une maîtresse vénérée. Son cœur était resté bon, jusque dans ses égarements qui l’avaient simplement étourdie. Nature ardente, avec des tendances idéalistes très prononcées, elle venait de rencontrer une âme à sa mesure ; il lui suffisait, disait-elle, d’avoir aimé, au moins une fois, quelles que fussent les suites de cet amour. Ces dispositions, encore qu’elles ne soient pas courantes, se rencontrent sûrement dans l’évolution sentimentale de certaines jeunes filles, lesquelles ont effleuré les grandes tendresses et sont capables de s’en tenir là ; un simple souvenir, pieusement entretenu, peut embaumer toute une vie ; l’objet entrevu se pare d’une poésie infiniment supérieure au prosaïsme des réalités. Nul, du reste, ne pouvait prévoir les décisions du collégien, après cette enivrante conquête.

Revenu à Repentigny, Jean Bélanger sentit le besoin de secouer le farniente où il s’était engourdi depuis le début de ses vacances. On le vit se joindre à son père et à son frère Hector pour prendre part aux travaux des champs. Il respirait à pleins poumons l’air vivifiant de la campagne, et cette cure, meilleure encore que celle de l’hydrothérapie, lui rendit bientôt son équilibre. Le soupirant langoureux retrouva vite son habituelle gaîté ; sa famille était toute à la joie de le voir lutter d’énergie avec son frère ; celui-ci n’osait plus le plaisanter sur ses mains de bureaucrate, car le rhétoricien ne reniait nullement ses origines paysannes ; il fournissait la preuve que ses études classiques ne lui avaient pas enlevé le goût des choses de la terre. Son cerveau reposé pouvait maintenant affronter le vaste problème de sa carrière de demain. On était au milieu de juillet : il était temps d’approfondir la question.

D’une part, la ravissante Exilda lui donnait la possibilité de devenir un citadin : tout ce qu’elle lui avait dit dans leur mémorable entrevue prouvait que la famille Chênevert saurait lui faire une situation avantageuse dans son commerce d’exportation. Mais Jean ne pouvait se déprendre des horizons du village natal : aller s’ensevelir dans quelque bureau administratif, c’était pour lui une pensée insupportable. Et alors, que deviendrait le bel amour qui s’offrait à lui, sans aucune rivalité ? Plusieurs fois depuis ses solennelles promesses, Exilda était revenue à la Ferme des Érables, toujours constante dans sa conversion qui était bien définitive. En de courtes entrevues, elle exhortait le jeune homme à réfléchir sérieusement, à prier avec elle… Avec le même calme, elle répétait qu’elle avait trouvé le bonheur, entretenant les chers souvenirs qui dureraient autant que sa vie. Elle ne cherchait même pas à savoir si Jean avait revu la petite brune ; le nom de cette rivale importait fort peu à l’âme si noble d’Exilda, toute renfermée dans son rêve d’un mysticisme aussi pur que désintéressé. Le chemin de Repentigny avait été pour elle le chemin de Damas. Vraiment, la grâce divine avait opéré un prodige. La logique humaine n’avait rien à voir avec ce cas de psychologie surnaturelle.

Pourtant, l’attrait de Jean Bélanger pour l’agriculture lui rappelait malgré lui le souvenir d’Alice. Que faisait-elle, depuis la lettre brutale qu’elle avait reçue ? On ne la voyait plus trottiner à travers les chemins ; elle n’apparaissait même pas dans la cour de la Ferme des Ormeaux. Les Gagnon semblaient de plus en plus mystérieux et ne parlaient que de choses banales, dans leurs rencontres fortuites avec les Bélanger ; ils paraissaient soucieux. On n’entendait souffler mot sur les visites d’Ovila Paquette. En raison de cette attitude, les voisin n’osaient plus faire de visite à la Ferme des Ormeaux ; c’était comme une maison en deuil.

Un soir que Jean Bélanger revenait des champs, ayant devancé son père et son frère pour s’occuper des écuries, il trouva sa sœur Thérèse sur le seuil de la porte.

— Jean, dit-elle, je ne comprends plus ce qui se passe chez les amis Gagnon : ils sont tous tristes à faire pleurer. Plusieurs fois, j’ai essayé de les tirer de leur mutisme au sujet d’Alice ; on ne la revoit plus nulle part, même le dimanche. Qu’y a-t-il de nouveau, je l’ignore… J’évitais, de parti-pris, de reprendre avec eux ce chapitre, voyant que c’était un sujet réservé qui leur causait une véritable angoisse. Mais, tout-à-l’heure, la mère Gagnon est venue me trouver ; elle ne pouvait retenir ses larmes… « J’ai hésité longtemps, m’a-t-elle dit, à venir vous adresser une demande, mais il faut à tout prix que je vous dise ce que j’ai sur le cœur… Notre pauvre petite Alice est tombée malade, le surlendemain du jour où vous êtes venus veiller chez nous ; rapidement, le mal est devenu grave ; elle a déliré plusieurs fois, comme dans une méningite. Nous n’avons rien voulu dire aux voisins, car vous savez ce que sont les mauvaises langues ; on la ferait passer pour folle, et son avenir serait compromis. Le médecin vient secrètement le soir, mais il déclare ne rien comprendre à cette maladie.

« Ce que je puis vous dire, a ajouté cette malheureuse mère, c’est qu’Alice, à ses heures de trouble, prononce souvent le nom de votre frère Jean ; il n’y a pas d’autre jeune homme du même nom, dans les rangs de Repentigny. Il doit s’agir du collégien. Vous savez qu’elle a eu toujours pour lui beaucoup d’affection, depuis leur enfance passée en commun. Elle ne veut plus entendre parler d’Ovila Paquette, qui commençait à la fréquenter. C’est bien délicat de vous demander ce service ; mais voudriez-vous dire à Jean de faire privément, et dans le plus grand secret, une visite à sa petite amie ?… Nous adressons au Bon Dieu prières sur prières, neuvaines sur neuvaines. Nous sommes allés voir le bon Frère André à l’Oratoire St-Joseph. Après avoir réfléchi longuement, ce saint homme nous a dit que notre fille avait eu un mortel chagrin… Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Enfin, je supplie Jean de venir chez nous le plus tôt possible ; nous laisserons Alice s’expliquer tranquillement avec lui… »

Jean avait pâli en écoutant cette pathétique histoire… Le surlendemain du jour où il avait tant souffert, c’était précisément la date où il avait fait parvenir subrepticement sa lettre, par l’intermédiaire de Corinne…

Thérèse se rend bien compte de la pénible émotion que ces tristes nouvelles viennent de produire chez son frère ; mais elle ne peut soupçonner qu’elle renoue le fil de tout un drame. Elle attribue cette subite désolation à la vieille amitié de Jean pour Alice.

— Va, mon Jean, dit-elle avec douceur. Accomplis un acte de grande charité… Le Bon Dieu te destine sans doute à soulager plus tard bien des douleurs morales. Inaugure ce beau rôle en allant consoler des malheureux… Un bienfait n’est jamais perdu…

Après le souper, Jean Bélanger était au chevet d’Alice Gagnon.